Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre I-V)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

cinquième partie

 

 

Chapitre I

Poignée de main de cap Matifou.

 

i le comte Mathias on le sait, avait voulu rester le docteur Antékirtt, sinon pourPierre, du moins pour tout le personnel de la colonie, c’est qu’il entrait dans ses desseins do demeurer tel jusqu’à l’entier accomplissement de son œuvre. Aussi, lorsque le nom de sa fille fut tout à coup jeté par Mme Bathory, eut-il assez d’empire sur lui-même pour dominer son émotion. Cependant son cœur avait un instant cessé de battre, et, moins maître de lui, il fût tombé sur le seuil de la chapelle, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre.

Ainsi sa fille était vivante! Ainsi elle aimait Pierre et elle en était aimée! Et c’était lui, Mathias Sandorf, qui avait tout fait pour empêcher cette union! Et ce secret, qui lui rendait Sava, n’aurait jamais été découvert, si Mme Bathory n’eût pas recouvré la raison comme par miracle!

Mais que s’était-il donc passé, quinze ans avant, au château d’Artenak? On ne le savait que trop maintenant! Cette enfant, restée seule héritière des biens du comte Mathias Sandorf, cette enfant, dont la mort n’avait jamais pu être constatée, avait été enlevée puis remise entre les mains de Silas Toronthal. Et, pou de temps après, lorsque le banquier fut venu se fixer à Raguse, Mme Toronthal avait dû élever Sava Sandorf comme sa fille.

Telle avait été la machination conçue par Sarcany, exécutée par Namir. sa complice. Sarcany n’ignorait pas que Sava devait être mise en possession d’une fortune considérable à l’âge de dix-huit ans, et, lorsqu’elle serait sa femme, il saurait bien la faire reconnaître pour l’héritière des Sandorf. Ce serait le couronnement de son abominable existence. Il deviendrait le maître des domaines d’Artenak.

Ce plan odieux avait-il échoué jusqu’alors? Oui. sans aucun doute. Si le mariage eût été accompli, Sarcany se serait déjà hâté d’en tirer tous ses avantages.

Et maintenant, quels regrets dut éprouver le docteur Antékirtt! N’était-ce pas lui qui avait provoqué ce déplorable enchaînement de faits, d’abord en refusant son concours à Pierre, puis, en laissant Sarcany poursuivre ses projets, alors qu’il eût pu, lors de leur rencontre à Cattaro, le mettre hors d’état de nuire, enfin, en ne rendant pas à Mme Bathory ce fils qu’il venait d’arracher à la mort? En effet, que de malheurs eussent été évités si Pierre se fût trouvé près de sa mère, lorsque la lettre de Mme Toronthal était arrivée à la maison de la rue Marinella! Sachant que Sava était la fille du comte Sandorf, est-ce que Pierre n’aurait pas su la soustraire aux violences de Sarcany et de Silas Toronthal?

À présent, où était Sava Sandorf? Au pouvoir de Sarcany, certainement! Mais en quel lieu la cachait-il? Comment la lui arracher? Et pourtant, dans quelques semaines, la fille du comte Sandorf aurait atteint sa dix-huitième année, – limite fixée pour qu’elle n’eût pas perdu sa qualité d’héritière, – et cette circonstance devait pousser Sarcany aux dernières extrémités pour l’obliger à consentir à cet odieux mariage!

En un instant, toute cette succession de faits avait traversé l’esprit du docteur Antékirtt. Après s’être reconstitué ce passé, comme Mme Bathory et Pierre venaient de le faire eux-mêmes, il sentait les reproches, non mérités sans doute, que la femme et le fils d’Étienne Bathory pouvaient être tentés de lui adresser! Et cependant, les choses étant ce qu’il tes avait crues, aurait-il pu accepter un pareil rapprochement entre Pierre et celle qui, pour tous et pour lui-même, s’appelait Sava Toronthal?

Maintenant, il fallait à tout prix retrouver Sava, sa fille, – dont le nom, joint à celui de la comtesse Réna, sa femme, avait été donné à la goëlette Savarèna, comme celui de Ferrato au steam-yacht! Mais il n’y avait pas un jour à perdre.

Déjà Mme Bathory avait été reconduite au Stadthaus, lorsque le docteur, accompagné de Pierre, qui se laissait aller à des alternatives de joie et de désespoir, y rentra, sans avoir prononcé une parole.

Très affaiblie par la violente réaction dont les effets venaient de se produire en elle, mais guérie, bien guérie, Mme Bathory était assise dans sa chambre, quand le docteur et son fils vinrent l’y retrouver.

Maria, comprenant qu’il convenait de les laisser seuls, se retira dans la grande salle du Stadthaus.

Le docteur Antékirtt s’approcha alors, et, la main appuyée sur l’épaule de Pierre:

«Madame Bathory, dit-il, j’avais déjà fait mon fils du vôtre! Mais, ce qu’il n’était encore que par l’amitié, je ferai tout pour qu’il le devienne par l’amour paternel, en épousant Sava… ma fille…

Votre fille?… s’écria Mme Bathory.

Je suis le comte Mathias Sandorf!»

Mme Bathory se releva soudain, étendit les mains, et retomba dans les bras de son fils. Mais, si elle ne pouvait parler, elle pouvait entendre. En quelques mots, Pierre lui apprit tout ce qu’elle ignorait, comment le comte Mathias Sandorf avait été sauvé par le dévouement du pêcheur Andréa Ferrato, pourquoi, pendant quinze ans, il avait voulu passer pour mort, comment il avait reparu à Raguse sous le nom du docteur Antékirtt. Il raconta ce qu’avaient fait Sarcany et Silas Toronthal dans le but de livrer les conspirateurs de Trieste, puis la trahison de Carpena, dont Ladislas Zathmar et son père avaient été victimes, enfin, comment le docteur l’avait arraché vivant au cimetière de Raguse pour l’associer à l’œuvre de justice qu’il voulait accomplir. Il acheva son récit en disant que deux de ces misérables, le banquier Silas Toronthal et l’Espagnol Carpena, étaient déjà en leur pouvoir, mais que le troisième, Sarcany, manquait encore, ce Sarcany, qui prétendait faire sa femme de Sava Sandorf!

Pendant une heure, le docteur, Mme Bathory et son fils, que l’avenir allait maintenant confondre dans une si étroite affection, reprirent par le détail les faits relatifs à la malheureuse jeune fille. Évidemment, Sarcany ne reculerait devant rien pour obliger Sava à ce mariage, qui devait lui assurer la fortune du comte Sandorf. Ils envisagèrent plus particulièrement cette situation. Mais, si ces projets étaient maintenant déjoués pour le passé, ils n’en étaient que plus redoutables pour le présent. Donc, avant tout, retrouver Sava, dût-on remuer ciel et terre!

Il fut convenu, tout d’abord, que Mme Bathory et Pierre resteraient seuls à savoir que le comte Mathias Sandorf se cachait sous le nom du docteur Antékirtt. Dévoiler ce secret, c’eût été dire que Sava était sa fille, et, dans l’intérêt des nouvelles recherches qui allaient être entreprises, il importait qu’il fût gardé.

«Mais où est Sava?… Où la chercher?… Où la reprendre? demanda Mme Bathory.

Nous le saurons, répondit Pierre, chez qui le désespoir avait fait place à une énergie qui ne devait plus faiblir.

Oui!… nous le saurons! dit le docteur, et, en admettant que Silas Toronthal ne sache pas en quel lieu s’est réfugié Sarcany, du moins ne peut-il ignorer où ce misérable retient ma fille…

Et s’il le sait, il faut qu’il le dise! s’écria Pierre.

Oui!… il faut qu’il parle! répondit le docteur.

A l’instant!

A l’instant!»

Le docteur Antékirtt, Mme Bathory et Pierre n’auraient pu plus longtemps rester dans une telle incertitude!

Luigi, qui était avec Pointe Pescade et Cap Matifou dans la grande salle du Stadthaus, où Maria les avait rejoints, fut aussitôt mandé. Il reçut l’ordre de se faire accompagner par Cap Matifou jusqu’au fortin et d’amener Silas Toronthal.

Un quart d’heure après, le banquier quittait la casemate qui lui servait de prison, le poignet serré dans la large main de Cap Matifou, et il suivait la grande rue d’Artenak. Luigi, auquel il avait demandé où on le conduisait, n’avait rien voulu répondre. De là, une inquiétude d’autant plus vive que le banquier ignorait toujours au pouvoir de quel puissant personnage il se trouvait depuis son arrestation.

Silas Toronthal entra dans le hall. Il était précédé de Luigi, et toujours tenu par Cap Matifou. S’il aperçut tout d’abord Pointe Pescade, il ne vit ni Mme Bathory ni son fils, qui s’étaient retirés à l’écart. Soudain, il se trouva en présence du docteur, avec lequel il avait vainement essayé d’entrer en relation lors de son passage à Raguse.

«Vous!… vous!» s’écria-t-il.

Puis, se remettant, non sans effort:

«Ah! dit-il, c’est le docteur Antékirtt qui m’a fait arrêter sur le territoire français!… C’est lui qui me retient prisonnier contre tout droit…

Mais non contre toute justice! répondit le docteur.

Et que vous ai-je fait? demanda le banquier, auquel la présence du docteur venait évidemment de rendre quelque confiance. Oui!… Que vous ai-je fait?

A moi?… Vous allez le savoir, répondit le docteur. Mais auparavant, Silas Toronthal, demandez ce que vous avez fait à cette malheureuse femme…»

Madame Bathory! s’écria le banquier, en reculant devant la veuve qui venait de s’avancer vers lui.

Et à son fils! ajouta le docteur.

Pierre!… Pierre Bathory!» balbutia Silas Toronthal.

Et il fût certainement tombé, si Cap Matifou ne l’eût irrésistiblement maintenu debout à cette place.

Ainsi, Pierre Bathory qu’il croyait mort, Pierre dont il avait vu passer le convoi, Pierre qu’on avait enseveli dans le cimetière de Raguse, Pierre était là, devant lui, comme un spectre sorti de sa tombe! En sa présence, Silas Toronthal fut épouvanté. Il commença à comprendre qu’il ne pourrait échapper au châtiment de ses crimes… Il se sentit perdu.

«Où est Sava? demanda brusquement le docteur.

Ma fille?…

Sava n’est pas votre fille!… Sava est la fille du comte Mathias Sandorf, que Sarcany et vous avez envoyé à la mort, après l’avoir lâchement dénoncé avec ses deux compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar!»

Devant cette accusation si formelle, le banquier fut anéanti. Non seulement le docteur Antékirtt savait que Sava n’était pas sa fille, mais il savait qu’elle était la fille du comte Mathias Sandorf! Il savait comment et par qui avaient été trahis les conspirateurs de Trieste! Tout cet odieux passé se relevait contre Silas Toronthal.

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«Où est Sava? reprit le docteur, qui ne se contenait plus que par un violent effort de sa volonté. Où est Sava, que Sarcany, votre complice en tous ces crimes, a fait enlever il y a quinze ans du château d’Artenak?… Où est Sava, que ce misérable retient en un lieu que vous connaissez… que vous devez connaître, pour lui arracher son consentement à un mariage qui lui fait horreur!… Pour la dernière fois, où est Sava?»

Si effrayante que fût l’attitude du docteur, si menaçante qu’eut été sa parole, Silas Toronthal ne répondit pas. Il avait compris que la situation actuelle de la jeune fille pouvait lui servir de sauvegarde. Il sentait que sa vie serait respectée, tant qu’il n’aurait pas livré ce dernier secret.

«Écoutez, reprit le docteur, qui parvint à reprendre son sang-froid, écoutez-moi, Silas Toronthal! Peut-être croyez-vous devoir ménager votre complice! Peut-être, en parlant, craignez-vous de le compromettre! Eh bien, sachez ceci: Sarcany, afin de s’assurer votre silence, après vous avoir ruiné, Sarcany, a tenté de vous assassiner comme il avait assassiné Pierre Bathory à Raguse!… Oui!… Au moment où mes agents se sont emparés de vous sur la route de Nice, il allait vous frapper!… El maintenant, persisterez-vous à vous taire?»

Silas Toronthal. s’entêtant dans cette idée que son silence obligerait à composer avec lui, ne répondit pas.

«Ouest Sava?… où est Sava?… reprit le docteur, qui se laissait emporter, cette fois.

Je ne sais!… Je ne sais!…» répondit Silas Toronthal, résolu à garder son secret.

Soudain il poussa un cri, et, se tordant sous la douleur, il essaya vainement de repousser Cap Matifou.

«Grâce!… Grâce!» criait-il.

C’est que Cap Matifou, inconsciemment peut-être, lui écrasait la main dans la sienne.

«Grâce!» répéta-t-il.

Parlerez-vous?…

Oui… oui!… Sava… Sava… dit Silas Toronthal, qui ne pouvait plus répondre que par mots entrecoupés, Sava… dans la maison de Namir… l’espionne de Sarcany… à Tétuan!»

Cap Matifou venait de lâcher le bras de Silas Toronthal, et ce bras retomba inerte.

«Reconduisez le prisonnier! dit le docteur. Nous savons ce que nous voulions savoir!»

Et Luigi, entraînant Silas Toronthal hors du Stadthaus, le ramena à la casemate.

Sava à Tétuan! Ainsi, lorsque le docteur Antékirtt et Pierre Bathory, il y a moins de deux mois, arrivaient à Ceuta pour arracher l’Espagnol au préside, quelques milles seulement les séparaient du lieu où la Marocaine détenait la jeune fille!

«Cette nuit même, Pierre, nous partirons pour Tétuan!» dit simplement le docteur.

À cette époque, le chemin de fer n’allait pas directement de Tunis à la frontière du Maroc. Aussi, afin d’arriver à Tétuan dans le moins de temps possible, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de s’embarquer sur l’un des plus rapides engins de la flottille d’Antékirtta.

Avant minuit, l’Electric 2 avait appareillé et se lançait à travers la mer des Syrtes.

À bord, le docteur, Pierre, Luigi, Pointe Pescade, Cap Matifou seulement. Pierre était connu de Sarcany. Les autres, non. Lorsqu’on serait arrivé à Tétuan, on aviserait. Conviendrait-il d’agir plutôt par la ruse que par la force? Cela dépendrait de la situation de Sarcany au milieu de cette ville, absolument marocaine, de son installation dans la maison de Namir, du personnel dont il disposait. Avant tout, arriver à Tétuan!

Du fond des Syrtes à la frontière du Maroc, on compte environ deux mille cinq cents kilomètres, – soit près de treize cent cinquante milles marins. Or, à toute vitesse, l’Electric 2 pouvait faire près de vingt-sept milles à l’heure. Combien de trains de chemins de fer n’ont pas cette rapidité! Donc, à ce long fuseau d’acier, qui ne donnait aucune prise au vent, qui passait à travers la houle, qui ne s’inquiétait pas des coups de mer, il ne fallait pas cinquante heures pour arriver à destination.

Le lendemain, avant le jour, l’Electric 2 avait doublé le Cap Bon. Depuis ce point, après avoir passé à l’ouvert du golfe de Tunis, il ne lui fallut que quelques heures pour perdre de vue la pointe de Bizerte. La Calle, Bône, le Cap de Fer, dont la masse métallique, dit-on, trouble l’aiguille des boussoles, la côte de l’Algérie, Stora, Bougie, Dellys, Alger, Cherchell, Mostaganem, Oran, Nemours, puis, les rivages du Rif, la pointe de Mellila, qui est espagnole comme Ceuta, le cap Tres-Forcas, à partir duquel le continent s’arrondit jusqu’au cap Negro, – tout ce panorama du littoral africain se déroula pendant les journées du 20 et du 21 novembre, sans un incident, sans un accident. Jamais la machine, actionnée par les courants de ses accumulateurs, n’avait donné un pareil rendement. Si l’Electric fut aperçu, tantôt au long des côtes, tantôt au large des golfes qu’il coupait de cap en cap, les sémaphores durent croire à l’apparition d’un navire phénoménal ou peut-être d’un cétacé d’une puissance extraordinaire, qu’aucun steamer n’eût pu atteindre à la surface des eaux méditerranéennes.

Vers huit heures du soir, le docteur Antékirtt, Pierre, Luigi, Pointe Pescade et Cap Matifou débarquaient à l’embouchure de la petite rivière de Tétuan, dans laquelle vint mouiller leur rapide embarcation. À cent pas de la rive, au milieu d’une sorte de petit caravansérail, ils trouvèrent des mules et un guide arabe qui offrit de les conduire à la ville, éloignée de quatre milles au plus. Le prix demandé fut accepté sans conteste, et la petite troupe partit aussitôt.

En cette partie du Rif, les Européens n’ont rien à craindre de la population indigène, ni même des nomades qui courent le pays. Contrée peu habitée, d’ailleurs, et presque sans culture. La route se développe à travers une plaine, semée de maigres arbustes, – route plutôt faite par le pied des montures que par la main des hommes. D’un côté, la rivière, aux berges vaseuses, emplies du coassement des grenouilles et du sifflet des grillons, avec quelques barques de pêche, mouillées au milieu du courant ou tirées au sec. De l’autre côté, sur la droite, un profil de collines pelées, qui vont se joindre aux massifs montagneux du sud.

La nuit était magnifique. De la lune, à inonder de lumière toute la campagne. Réverbérée par le miroir de la rivière, elle rendait un peu mou le dessin des hauteurs à l’horizon du nord. Au loin, blanchissait la ville de Tétuan, – une tache éclatante dans les basses brumes du fond.

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L’Arabe menait bon train sa petite troupe. Deux ou trois fois, il fallut s’arrêter devant des postes isolés, dont la fenêtre, sur la partie non éclairée par la lune, lançait une lueur jaunâtre à travers l’ombre. Alors sortaient un ou deux Marocains, balançant une lanterne blafarde, qui venaient conférer avec le guide. Puis, après avoir échangé quelques mots de reconnaissance, on se remettait en route.

Le docteur ni ses compagnons ne parlaient. Absorbés dans leurs pensées, ils laissaient aller les mules, habituées à ce chemin de la plaine, ça et là raviné, jonché de cailloux ou embarrassé de racines qu’elles évitaient d’un pied sûr. La plus solide de ces vigoureuses bêtes, cependant, restait quelquefois en arrière, Il n’aurait pas fallu la mésestimer pour cela: elle portait Cap Matifou.

Ce qui amenait Pointe Pescade à faire cette réflexion:

«Peut-être eût-il été préférable que Cap Matifou portât la mule, au lieu que la mule portât Cap Matifou!»

Vers neuf heures et demie, l’Arabe s’arrêtait devant un grand mur blanc, surmonte de tours et de créneaux, qui défend la ville de ce côté. Dans ce mur s’ouvrait une porte basse, enjolivée d’arabesques a la mode marocaine. Au-dessus, a travers de nombreuses embrasures, s’allongeaient des gueules de canons, semblables à de gros caïmans, nonchalamment endormis au clair de lune.

La porte était fermée. Il fallut parlementer pour la faire ouvrir, l’argent a la main. Puis, tous s’enfoncèrent a travers des rues sinueuses, étroites la plupart voûtées, avec d’autres portes, bardées de ferrures, qui furent successivement ouvertes par les mêmes moyens.

Enfin, un quart d’heure après, le docteur et ses compagnons arrivèrent à une auberge, une «fonda» – la seule de l’endroit – tenue par une Juive et servie par une fille borgne.

Le manque de confort de cette fonda, dont les modestes chambres étaient disposées autour d’une cour intérieure, s’expliquera par le peu d’étrangers qui s’aventurent jusqu’à Tétuan. Il ne s’y trouve même qu’un seul représentant des puissances européennes, le consul d’Espagne, perdu au milieu d’une population de quelques milliers d’habitants, parmi lesquels domine l’élément indigène.

Quelque désir qu’eut le docteur Antékirtt de demander où était la maison de Namir et de s’y faire conduire à l’instant, il y résista. Il importait d’agir avec une extrême prudence. Un enlèvement pouvait présenter des difficultés sérieuses dans les conditions où devait se trouver Sava. Toutes les raisons pour et contre avaient été sérieusement examinées. Peut-être y aurait-il même lieu de racheter à n’importe quel prix la liberté de la jeune fille? Mais il fallait que le docteur et Pierre se gardassent bien de se faire connaître, – surtout de Sarcany, qui était peut-être à Tétuan. Entre ses mains, Sava devenait, pour l’avenir, une garantie dont il ne se dessaisirait pas facilement. Or, on n’était pas ici dans un de ces pays civilisés de l’Europe, où la justice et la police eussent pu utilement intervenir. En cette contrée àesclaves, comment prouver que Sava n’était pas la légitime propriété de la Marocaine? Comment prouver qu’elle était la fille du comte Sandorf, en dehors de la lettre de Mme Toronthal et de l’aveu du banquier? Elles sont soigneusement fermées, peu abordables, ces maisons des villes arabes! On n’y peut pénétrer facilement. L’intervention d’un cadi risquait même d’être inefficace, en admettant qu’elle fût obtenue.

Il avait donc été décidé que, tout d’abord, et de manière à éloigner le moindre soupçon, la maison de Namir serait l’objet de la plus minutieuse surveillance. Dès le matin, Pointe Pescade irait aux informations avec Luigi, qui, pendant son séjour dans cette île cosmopolite de Malte, avait appris un peu d’arabe. Tous deux chercheraient à savoir en quel quartier, en quelle rue demeurait cette Namir, dont le nom devait être connu. Puis, on agirait en conséquence.

En attendant, l’Electric 2 s’était caché dans une des étroites criques du littoral, à l’entrée de la rivière de Tétuan, et il devait être prêt à partir au premier signal.

Cette nuit, dont les heures furent si longues pour le docteur et Pierre Bathory, se passa ainsi dans la fonda. Quant à Pointe Pescade et à Cap Matifou, s’ils avaient jamais eu la fantaisie de coucher sur des lits incrustés de faïences, ils furent satisfaits.

Le lendemain, Luigi et Pointe Pescade commencèrent par se rendre au bazar, dans lequel affluait déjà une partie de la population tétuanaise. Pointe Pescade connaissait Namir qu’il avait vingt fois remarquée dans les rues de Raguse, lorsqu’elle faisait le service d’espionne pour le compte de Sarcany. Il pouvait donc se faire qu’il la rencontrât; mais, comme il n’était pas connu d’elle, cela ne présentait aucun inconvénient. Dans ce cas, il n’y aurait qu’à la suivre.

Le principal bazar de Tétuan est un ensemble de hangars, d’appentis, de bicoques, basses, étroites, sordides en de certains points, que desservent des allées humides. Quelques toiles, diversement colorées, tendues sur des cordes, le protègent contre les ardeurs du soleil. Partout, de sombres boutiques où se débitent des étoffes de soie brodées, des passementeries hautes en couleurs, des babouches, des aumônières, des burnous, des poteries, des bijoux, colliers, bracelets, bagues, toute une ferronnerie de cuivre, lustres, brûle-parfums, lanternes, – en un mot, ce qui se trouve couramment dans les magasins spéciaux des grandes villes de l’Europe.

Il y avait déjà foule. On profitait de la fraîcheur du matin. Mauresques, voilées jusqu’aux yeux, Juives, à visage découvert, Arabes, Kabyles, Marocains, allant et venant dans ce bazar, y coudoyaient un certain nombre d’étrangers. La présence de Luigi Ferrato et de Pointe Pescade ne devait pas autrement attirer l’attention.

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Pendant une heure, à travers ce monde bigarré, tous deux cherchèrent s’ils rencontreraient Namir. Ce fut en vain. La Marocaine ne se montra point, Sarcany pas davantage.

Luigi voulut alors interroger quelques-uns de ces jeunes garçons, à demi nus, – produits hybrides de toutes les races africaines dont le mélange s’opère depuis le Rif jusqu’aux limites du Sahara, – qui grouillent dans les bazars marocains.

Les premiers auxquels il s’adressa ne purent répondre à ses demandes. Enfin l’un d’eux, un Kabyle d’une douzaine d’années, à figure de gamin de Paris, assura qu’il connaissait la demeure de la Marocaine, et il offrit, moyennant quelques menues pièces de monnaie, d’y conduire les deux Européens.

L’offre acceptée, tous trois s’engagèrent à travers les rues enchevêtrées qui rayonnent vers les fortifications de la ville. En dix minutes, ils eurent atteint un quartier presque désert, dont les maisons basses étaient clair-semées. sans une fenêtre à l’extérieur.

Pendant ce temps, le docteur et Pierre Bathory attendaient avec une impatience fiévreuse le retour de Luigi et de Pointe Pescade. Vingt fois ils furent tentés de sortir, d’aller faire eux-mêmes ces recherches. Mais tous deux étaient connus de Sarcany et de la Marocaine. C’eût été peut-être tout risquer au cas d’une rencontre qui aurait donné l’éveil et permis de se mettre hors de leurs atteintes. Ils restèrent donc en proie aux plus vives inquiétudes. Il était neuf heures, quand Luigi et Pointe Pescade rentrèrent à la fonda.

Leur visage attristé ne disait que trop qu’ils apportaient de mauvaises nouvelles.

En effet, Sarcany et Namir, accompagnés d’une jeune fille que personne ne connaissait, avaient quitté Tétuan depuis cinq semaines, laissant la maison à la garde d’une vieille femme.

Le docteur et Pierre ne pouvaient s’attendre à ce dernier coup: ils furent atterrés.

«Et pourtant, ce départ ne s’explique que trop! fit observer Luigi. Sarcany ne devait-il pas craindre que Silas Toronthal, par vengeance ou pour tout autre motif, ne révélât le lieu de sa retraite?»

Tant qu’il ne s’était agi que de poursuivre des traîtres, le docteur Antékirtt n’avait jamais désespéré d’accomplir son œuvre. Mais, maintenant, c’était sa fille qu’il fallait arracher des mains de Sarcany, et il ne se sentait plus la même confiance!

Cependant Pierre et lui furent d’accord pour aller immédiatement visiter la maison de Namir. Peut-être y retrouveraient-ils plus que le souvenir de Sava? Peut-être quelque indice leur révélerait-il ce qu’elle était devenue? Peut-être aussi la vieille Juive, à laquelle était confiée la garde de cette maison, pourrait-elle leur donner ou plutôt leur vendre des indications utiles à leurs recherches.

Luigi les y conduisit aussitôt. Le docteur, qui parlait l’arabe comme s’il fût né au désert, se donna pour un ami de Sarcany. Il ne faisait que passer à Tétuan, disait-il, il aurait été heureux de le voir, et il demanda à visiter son habitation.

La vieille fit d’abord quelques difficultés; mais une poignée de sequins eut pour effet de la rendre plus obligeante. Et, tout d’abord, elle ne refusa pas de répondre aux questions que le docteur lui fit avec l’apparence du plus vif intérêt pour son maître.

La jeune fille, qui avait été amenée par la Marocaine, devait devenir la femme de Sarcany. Cela était décidé de longue date, et, très probablement, le mariage se fût fait à Tétuan, sans ce départ précipité. Cette jeune fille, depuis son arrivée, c’est-à-dire depuis trois mois environ, n’était jamais sortie de la maison. On la disait bien d’origine arabe, mais la Juive pensait qu’elle devait être Européenne. Toutefois, elle ne l’avait vue que fort peu, si ce n’est pendant une absence de la Marocaine, et elle n’en pouvait rien apprendre de plus.

Quant à dire en quel pays Sarcany les avait entraînées toutes deux, cette vieille femme ne l’aurait pu. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’ils étaient partis, depuis cinq semaines environ, avec une caravane qui se dirigeait vers l’est. Depuis ce jour, la maison était restée sous sa surveillance, et elle devait la garder jusqu’au moment où Sarcany aurait trouvé à la vendre, – ce qui indiquait son intention de ne plus revenir à Tétuan.

Le docteur écoutait froidement ces réponses, et, au fur et à mesure, il les traduisait à Pierre Bathory.

En somme, ce qui était certain, c’est que Sarcany n’avait pas jugé à propos de s’embarquer sur un des paquebots qui font escale à Tanger, ni de prendre le chemin de fer dont la tête de ligne se trouve à la gare d’Oran. Aussi s’était-il joint à une caravane, qui venait de quitter Tétuan pour aller… Où?… Était-ce vers quelque oasis du désert, ou plus loin, au milieu de ces territoires à demi sauvages, où Sava serait entièrement à sa merci? Comment le savoir? Sur les routes de l’Afrique septentrionale, il n’est guère plus facile de retrouver les traces d’une caravane que celles d’un simple particulier!

Aussi le docteur insista-t-il près de la vieille Juive. Il avait reçu d’importantes nouvelles qui intéressaient Sarcany, répétait-il, et, précisément, à propos de cette maison dont il voulait se défaire. Mais, quoi qu’il fit, il ne put obtenir aucun autre renseignement. Très évidemment, cette femme ne savait rien de la nouvelle retraite où Sarcany s’était enfui pour précipiter le dénouement de ce drame.

Le docteur, Pierre, Luigi demandèrent alors à visiter l’habitation, disposée suivant la mode arabe, et dont les diverses chambres prenaient jour sur un patio, entouré d’une galerie rectangulaire.

Ils arrivèrent bientôt à la chambre que Sava avait occupée, —une véritable cellule de prison. Là, que d’heures la malheureuse jeune fille avait dû passer en proie au désespoir, ne pouvant plus compter sur aucun secours! Le docteur et Pierre fouillaient cette chambre du regard, sans prononcer une parole, cherchant le moindre indice qui eût pu les mettre sur les traces qu’ils cherchaient.

Soudain le docteur s’approcha vivement d’un petit brasero de cuivre que supportait un trépied dans un coin de la chambre. Au fond de ce brasero tremblotaient quelques restes de papier, détruits par la flamme, mais dont l’incinération n’avait pas été complète.

Sava avait-elle donc écrit? Puis, surprise par ce départ précipité, s’était-elle décidée à brûler cette lettre avant de quitter Tétuan? Ou même, – ce qui était possible, – cette lettre, trouvée sur Sava, n’avait-elle pas été anéantie par Sarcany ou Namir?

Pierre avait suivi les regards du docteur, qui était penché au-dessus du brasero. Qu’y avait-il donc?

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Sur ces restes de papier qu’un souffle pouvait réduire en cendres, quelques mots se détachaient en noir, – entre autres ceux-ci, malheureusement incomplets: «Mad… Bath…»

Sava, ne sachant pas, ne pouvant savoir que Mme Bathory eût disparu de Raguse, avait-elle tenté de lui écrire comme à la seule personne en ce monde dont elle pût réclamer l’assistance?

Puis, à la suite du nom de Mme Bathory, on pouvait aussi déchiffrer un autre nom – celui de son fils…

Pierre, retenant son baleine, essayait de retrouver quelque mot qui fût lisible encore!… Mais son regard s’était troublé!… Il ne voyait plus!…

Et cependant, il y avait encore un mot qui pouvait mettre sur les traces de la jeune fille, – un mot que le docteur parvint à retrouver presque intact…

«Tripolitaine!» s’écria-t-il.

Ainsi, c’était dans la Régence de Tripoli, son pays d’origine, où il devait trouver une sécurité absolue, que Sarcany avait été chercher refuge! C’était vers cette province que se dirigeait la caravane dont il suivait l’itinéraire depuis cinq semaines!…

«A Tripoli!» dit le docteur.

Le soir même, tous avaient repris la mer. Si Sarcany ne pouvait tarder à atteindre la capitale de la Régence, du moins espéraient-ils n’y arriver que peu de jours après lui.

 

 

Chapitre II

La fête des cigognes.

 

e 23 novembre, la plaine de Soung-Ettelâtè, qui s’étend en dehors des murailles de Tripoli, offrait un curieux aspect. Si cette plaine est aride ou fertile, qui l’eût pu dire ce jour-là? A sa surface, des tentes multicolores, empanachées de houppes et pavoisées de pavillons aux criardes couleurs; des gourbis d’aspect misérable, dont les toiles passées et rapiécées ne devaient que très insuffisamment protéger leurs hôtes contre l’aigre bise du «gibly», vent sec soufflant du sud; ça et là, des groupes de chevaux, garnis du riche harnachement oriental, des méharis allongeant sur le sable leur tête plate, semblable à une outre à moitié vide, de petits ânes gros comme de grands chiens, de grands chiens gros comme de petits ânes, des mules, portant l’énorme selle arabe dont le troussequin et le pommeau s’arrondissent comme les bosses du chameau; puis, des cavaliers, le fusil en travers du dos, les genoux à la hauteur de la poitrine, les pieds engagés dans des étriers en forme de babouches, le double sabre à la ceinture, galopant au milieu d’une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, sans s’inquiéter de ce qu’ils pouvaient écraser à leur passage; enfin, des indigènes, presque uniformément vêtus du «haouly» barbaresque, sous lequel on ne saurait distinguer une femme d’un homme, si les hommes ne rattachaient pas les plis de cette couverture à leur poitrine au moyen d’un clou de cuivre, tandis que les femmes en font retomber le pan, supérieur sur leur figure, de façon à n’y voir que de l’œil gauche, – costume qui varie suivant les classes, – pour les pauvres le simple manteau de laine sous lequel ils sont nus, pour les gens aisés la veste et la culotte large des Arabes, pour les riches de splendides ajustements, quadrillés de couleurs blanches et bleues, sur un second haouly de gaze, où le luisant de la soie se mêle au mat de la laine par-dessus la chemise pailletée d’or.

Les Tripolitains étaient-ils donc seuls à s’entasser sur cette plaine? Non. Aux abords de la capitale se pressaient des marchands de Ghadamès et de Sokna avec l’escorte de leurs esclaves noirs; puis, des Juifs et des Juives de la province, celles-ci, le visage découvert, grasses comme il convient au pays, et «encaleçonnées» de façon peu gracieuse; puis, des nègres, venus d’un village voisin, après avoir quitté leurs misérables cabanes de joncs et de palmes, pour assister à cette réjouissance publique, – moins riches de linge que de bijoux, grossiers bracelets de cuivre, colliers de coquillages, «rivières» de dents de bêtes, anneaux d’argent aux lobes des oreilles et au cartilage du nez; puis, des Benouliès, des Awâguirs, originaires des rivages de la grande Syrie, auxquels le dattier de leur pays fournit le vin, les fruits, le pain et les confitures. Enfin, au milieu de cette agglomération de Maures, de Berbères, de Turcs, de Bédouins et même de «Mouçafirs», qui sont les Européens, paradaient des pachas, des cheiks, des cadis, des caïds, tous seigneurs de l’endroit, fendant la foule des râayas, qui s’ouvrait humblement et prudemment devant le sabre nu des soldats ou le bâton de police des zaptiès, lorsque passait, dans son indifférence auguste, le gouverneur général de ce cyâlet africain, de cette province de l’empire turc, dont l’administration relève du Sultan.

Si l’on compte plus de quinze cent mille habitants dans la Tripolitaine, avec six mille hommes de troupe, – un millier pour le Djébel et cinq cents pour la Cyrénaïque, – la ville de Tripoli, prise à part, n’a pas plus de vingt à vingt-cinq mille âmes. Mais, ce jour-là, on peut affirmer que cette population s’était au moins doublée par le concours des curieux, venus de tous les points du territoire. Ces «ruraux», il est vrai, n’avaient point cherché refuge dans la capitale de la Régence. Entre les murailles peu élastiques de l’enceinte fortifiée, ni les maisons que la mauvaise qualité de leurs matériaux change bientôt en ruines, ni les rues étroites, tortueuses, sans pavés, – on pourrait même dire sans ciel, – ni le quartier voisin du môle, où se trouvent les consulats, ni le quartier de l’ouest, où s’empile la tribu juive, ni ce qui reste de la ville pour les besoins de la race musulmane, n’auraient pu contenir une pareille invasion de populaire.

Mais la plaine de Soung-Ettelâtè était assez vaste pour la foule des spectateurs, accourus à cette fête des Cigognes, dont la légende est toujours en honneur dans les pays orientaux de l’Afrique. Cette plaine, – un morceau de Sahara, à sable jaune, que la mer envahit quelquefois par les grands vents d’est, – entoure la ville sur trois côtés et mesure environ un kilomètre de largeur. Par un contraste vivement accusé, à sa limite méridionale, se développe l’oasis de la Menchié, avec ses habitations à murs éclatants de blancheur, ses jardins arrosés par la noria de cuir que meut une vache maigre, ses bois d’orangers, de citronniers et de dattiers, ses massifs verdoyants d’arbustes et de fleurs, ses antilopes, ses gazelles, ses fennecs, ses flamants, vaste enclave dans laquelle se groupe une population dont le chiffre n’est pas inférieur à trente mille habitants. Puis, au delà, c’est le désert, qui, en aucun point de l’Afrique, ne se rapproche si près de la Méditerranée, le désert et ses dunes mouvantes, son immense tapis de sable, sur lequel, a dit le baron de Krafft, «le vent dessine des vagues aussi facilement que sur la mer,» océan lybien, auquel ne manquent même pas des brumes d’une poussière impalpable.

La Tripolitaine, – un territoire presque aussi grand que la France, – s’étend entre la régence de Tunis, l’Égypte et le Sahara sur trois cents kilomètres du littoral méditerranéen.

C’est dans cette province, l’une des moins connues de l’Afrique septentrionale, où l’on peut être le plus longtemps à l’abri de toutes recherches, que s’était réfugié Sarcany, après avoir quitté Tétuan. Originaire de la Tripolitaine, théâtre de ses premiers exploits, il ne faisait que revenir à son pays natal. Affilié d’ailleurs, on ne l’a pas oublié, à la plus redoutable secte de l’Afrique du nord, il devait trouver un secours efficace chez ces Senoûsistes, dont il n’avait jamais cessé d’être l’agent à l’étranger pour leurs acquisitions de munitions et d’armes. Aussi, en arrivant à Tripoli, avait-il pu s’établir dans la maison du moqaddem, Sîdi Hazam, chef reconnu des sectaires du district.

Après l’enlèvement de Silas Toronthal sur la route de Nice, – enlèvement encore inexpliquable pour lui, – Sarcany avait quitté Monte-Carlo. Quelques milliers de francs, prélevés sur ses derniers gains, et qu’il avait eu la précaution de ne pas risquer comme dernier enjeu, lui avaient permis de subvenir aux frais de son voyage et des éventualités auxquelles il lui fallut d’abord faire face. Il avait lieu de craindre, en effet, que Silas Toronthal, réduit au désespoir, ne fût poussé à se venger de lui, soit en parlant de son passé, soit en révélant la situation de Sava. Or le banquier n’ignorait pas que la jeune fille était à Tétuan, entre les mains de Namir. De là, cette résolution que prit Sarcany de quitter le Maroc dans le plus bref délai.

En réalité, c’était agir prudemment, puisque Silas Toronthal ne devait pas tarder à dire en quel pays et en quelle ville la jeune fille était retenue sous la garde de la Marocaine.

Sarcany prit donc la résolution de se réfugier dans la Régence de Tripoli, où ne lui manqueraient ni les moyens d’action ni les moyens de défense. Mais, à s’y rendre, soit par les paquebots du littoral, soit par les chemins de fer de l’Algérie, – ainsi que l’avait bien compris le docteur, – il aurait couru trop de risques. Aussi préféra-t-il se joindre à une caravane de Senoûsistes, qui émigrait vers la Cyrénaïque, en se recrutant de nouveaux affiliés dans les principaux vilâyets du Maroc, de l’Algérie et de la province tunisienne. Cette caravane, qui devait franchir rapidement cinq cents lieues de parcours entre Tétuan et Tripoli, en suivant la limite septentrionale du désert, partit à la date du 12 octobre,

Et maintenant, Sava était entièrement à la merci de ses ravisseurs. Mais sa résolution n’en fut point ébranlée. Ni les menaces de Namir ni les colères de Sarcany ne devaient avoir prise sur elle.

Au départ de Tétuan, la caravane comptait déjà une cinquantaine d’affiliés ou de Khouâns, enrégimentés sous la direction d’un imam qui l’avait organisée militairement. Il n’était pas question, d’ailleurs, de traverser les provinces soumises à la domination française, où ce passage eût pu soulever quelques difficultés.

Le continent africain, par la configuration littorale des territoires de l’Algérie et de la Tunisie, forme un arc jusqu’à la côte ouest de la grande Syrte qui redescend brusquement au sud. Il s’ensuit donc que la route la plus directe pour aller de Tétuan à Tripoli est celle que dessine la corde de cet arc, et elle ne remonte pas dans le nord plus haut que Laghouât, l’une des dernières villes françaises sur la frontière du Sahara.

La caravane, au sortir de l’empire marocain, longea d’abord la limite des riches provinces de cette Algérie qu’on a proposé d’appeler la «Nouvelle France,» et qui, en réalité, est bien la France elle-même, – plus que la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-Écosse, ne sont l’Écosse, la Hollande, et la Calédonie, puisque trente heures de mer à peine la séparent du territoire français.

Dans le Benî-Matan, dans l’Oulad-Nail, dans le Chârfat-El-Hâmel, la caravane s’accrut d’un certain nombre d’affiliés. Aussi son personnel se montait-il à plus de trois cents hommes, quand elle atteignit le littoral tunisien sur la limite de la Grande Syrte. Elle n’avait plus alors qu’à suivre la côte, et, en recrutant de nouveaux Khouâns dans les divers villages de la province, elle arriva vers le 20 novembre à la frontière de la régence, après un voyage de six semaines.

Donc, au moment où allait être célébrée à grand fracas cette fête des Cigognes, Sarcany et Namir n’étaient que depuis trois jours les hôtes du moqaddem Sîdi Hazam, dont la demeure servait maintenant de prison à Sava Sandorf.

Cette habitation, dominée par un svelte minaret, avec ses murs blancs, percés dequelques meurtrières, ses terrasses crénelées, sans fenêtres à l’extérieur, sa porte étroite et basse, avait quelque peu l’aspect d’une petite forteresse. C’était, en réalité, une véritable zaouiya, située en dehors de la ville, à la lisière de la plaine de sable et des plantations de la Menchié, dont les jardins, défendus par une haute enceinte, empiétaient sur le domaine de l’oasis.

À l’intérieur, disposition habituelle aux demeures arabes, mais sur un dessin triple, c’est-à-dire qu’on y comptait trois cours ou patios. Autour de ces patios se développait un quadrilatère de galeries à colonnettes et à arcades, sur lesquelles s’ouvraient les diverses chambres de l’habitation, pour la plupart richement meublées. Au fond de la seconde cour, les visiteurs ou les hôtes du moqaddem trouvaient une vaste «skifa,» sorte de vestibule ou de hall, dans lequel s’était déjà tenue plus d’une conférence sous la direction de Sîdi Hazam.

Si cette habitation se défendait naturellement par ses hautes murailles, elle renfermait en outre un personnel nombreux qui pouvait concourir à sa sécurité, en cas d’attaque des barbaresques nomades, ou même de l’autorité tripolitaine, dont les efforts tendaient à contenir les Senoûsistes de la province. Il y avait là une cinquantaine d’affiliés, bien armés pour la défensive comme pour l’offensive.

Une seule porte donnait accès dans cette zaouiya; mais cette porte, très épaisse et très solide sous ses ferrures, on ne l’eût pas aisément forcée, et, une fois forcée, on ne l’eût pas aisément franchie.

Sarcany avait donc trouvé chez le moqaddem un asile assuré. C’était là qu’il espérait mener sa tâche à bonne fin. Son mariage avec Sava devait lui donner une fortune très considérable encore, et, au besoin, il pouvait compter sur l’assistance de la confrérie, directement intéressée à son succès.

Quand aux affiliés, arrivés de Tétuan ou raccolés dans les vilâyets, ils s’étaient dispersés à travers l’oasis de Menchié, prêts à se réunir au premier signal. Cette fête des Cigognes, sans que la police tripolitaine pût s’en douter, allait précisément servir la cause du Senoûsisme. Là, sur la plaine du Soung-Ettelâtè, les Khouâns de l’Afrique septentrionale devaient prendre le mot d’ordre des moftîs pour opérer leur concentration sur le territoire de la Cyrénaïque et en faire un véritable royaume de pirates sous la toute puissante autorité d’un calife.

Or, les circonstances étaient favorables, puisque c’était précisément dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, en Cyrénaïque, que l’association comptait déjà le plus grand nombre de partisans.

Le jour où la fête des Cigognes allait être célébrée dans la Tripolitaine, trois étrangers se promenaient, au milieu de la foule, sur la plaine du Soung-Ettelâtè.

Ces étrangers, ces Mouçafirs, personne n’eût pu les reconnaître pour des Européens sous leur costume arabe. Le plus âgé des trois, d’ailleurs, portait le sien avec cette parfaite aisance que peut seule donner une longue habitude.

C’était le docteur Antékirtt, accompagné de Pierre Bathory et de Luigi Ferrato. Pointe Pescade et Cap Matifou étaient restés à la ville, où ils s’occupaient de certains préparatifs, et, sans doute, ils ne paraîtraient sur le lieu de la scène qu’au moment d’y jouer leur rôle.

Il y avait vingt-quatre heures seulement que, dans l’après-midi, l’Electric 2 avait jeté l’ancre à l’abri de ces longues roches qui font au port de Tripoli une sorte de digue naturelle.

La traversée avait été aussi rapide au retour qu’à l’aller. Trois heures de relâche à Philippeville, dans la petite anse de Filfila, rien de plus, – ce qu’il avait fallu de temps pour se procurer des costumes arabes. Puis l’Electric était reparti immédiatement, sans même que sa présence eût été signalée dans le golfe de Numidie.

Ainsi donc, lorsque le docteur et ses compagnons avaient accosté, – non pas les quais de Tripoli, mais les roches en dehors du port, – ce n’étaient pas cinq Européens qui venaient de mettre pied sur le territoire de la Régence, c’étaient cinq Orientaux, dont le vêtement ne pouvait attirer l’attention. Peut-être, par défaut d’habitude, Pierre et Luigi, accoutrés de la sorte, se seraient-ils trahis aux yeux d’un observateur minutieux; mais Pointe Pescade et Cap Matifou, accoutumés aux travestissements multiples des saltimbanques, cela n’était pas pour les embarrasser.

Quant à l’Electric, la nuit venue, il alla se cacher, de l’autre côté du port, dans une des criques de ce littoral peu gardé. Là, il devait se tenir prêt à prendre la mer à toute heure de jour ou de nuit. Dès qu’ils eurent débarqué, le docteur et ses compagnons remontèrent la base rocheuse de la côte, prirent le quai de gros blocs qui mène à Bab-el-bahr, la Porte de Mer, et s’engagèrent dans les étroites rues de la ville. Le premier hôtel qu’ils trouvèrent, – et il n’y avait guère à choisir, – leur sembla suffisant pour quelques jours, sinon quelques heures. Ils s’y présentèrent en gens de train modeste, de simples marchands tunisiens qui voulaient profiter de leur passage à Tripoli pour assister à la fête des Cigognes. Comme le docteur parlait aussi correctement l’arabe que les autres idiomes de la Méditerranée, ce n’était pas son langage qui eût pu le trahir.

L’hôtelier reçut avec empressement les cinq voyageurs qui lui faisaient le très grand honneur de descendre chez lui. C’était un gros homme, fort bavard. Aussi, en le faisant causer, le docteur eût-il bientôt appris certaines choses qui l’intéressaient directement. Tout d’abord, il sut qu’une caravane était récemment arrivée du Maroc en Tripolitaine; puis, il apprit que Sarcany, fort connu dans la Régence, faisait partie de cette caravane et qu’il avait reçu l’hospitalité dans la maison de Sîdi Hazam.

Voilà pourquoi, le soir même, le docteur, Pierre et Luigi, tout en prenant certaines précautions pour ne point être remarqués, s’étaient mêlés à la foule des nomades, qui campaient sur la plaine de Soung-Ettelâtè. Tout en se promenant, ils observaient la maison du moqaddem sur la lisière de l’oasis de Menchié.

C’était donc là qu’était enfermée Sava Sandorf! Depuis le séjour du docteur à Raguse, jamais le père et la fille n’avaient été plus rapprochés l’un de l’autre! Mais, en ce moment, un infranchissable mur les séparait. Certes, pour la lui arracher, Pierre eût consenti à tout, même à composer avec Sarcany! Le comte Mathias Sandorf et lui étaient prêts à lui abandonner cette fortune que le misérable convoitait! Et pourtant, ils ne pouvaient oublier qu’ils devaient aussi faire justice du délateur d’Étienne Bathory et de Ladislas Zathmar!

Toutefois, dans les conditions où ils se trouvaient alors, de s’emparer de Sarcany, d’arracher Sava de la maison de Sîdi Hazam, cela ne laissait pas de présenter des difficultés presque insurmontables. À la force qui ne pouvait réussir, faudrait-il substituer la ruse? La fête du lendemain permettrait-elle de l’employer? Oui, sans doute, et ce fut le plan dont le docteur, Pierre et Luigi s’occupèrent pendant la soirée, – plan qui avait été suggéré par Pointe Pescade. En l’exécutant, le brave garçon allait risquer sa vie; mais, s’il parvenait à pénétrer dans l’habitation du moqaddem, peut-être parviendrait-il à enlever Sava Sandorf? Rien ne semblait impossible à son courage et à son adresse.

C’est donc pour l’exécution du plan adopté que, le lendemain, vers trois heures du soir, le docteur Antékirtt, Pierre, Luigi, se trouvaient tous trois en observation sur la plaine de Soung-Ettelâtè, pendant que Pointe Pescade et Cap Matifou se préparaient pour les rôles qu’ils devaient jouer au plus fort de la fête.

Jusqu’à cette heure, il n’y avait rien encore qui pût faire pressentir le bruit et le mouvement dont la plaine allait s’emplir à la lueur d’innombrables torches, lorsque le soir serait venu. À peine eût-on remarqué, au milieu de cette foule compacte, les allées et venues des partisans senoùsistes, vêtus de costumes très simples, qui se communiquaient, rien que par un signe maçonnique, les ordres de leurs chefs.

Mais il est à propos de faire connaître la légende orientale ou plutôt africaine, dont les principaux incidents allaient être reproduits dans cette fête des Cigognes, qui est de «grande attraction» pour les populations musulmanes.

Il y avait autrefois sur le continent africain, une race de Djins. Sous le nom deBou-lhebrs, ces Djins occupaient un vaste territoire, situé à la limite du désert de Hammada, entre la Tripolitaine et le royaume du Fezzan. C’était un peuple puissant, très redoutable, très redouté aussi. Il était injuste, perfide, agressif, inhumain. Aucun souverain de l’Afrique n’avait pu le mettre à la raison.

Il advint un jour que le prophète Suleyman tenta, non d’attaquer les Djins, mais de les convertir. Aussi, dans ce but, leur envoya-t-il un de ses apôtres afin de leur prêcher l’amour du bien, la haine du mal. Peine perdue! Ces hordes farouches s’emparèrent du missionnaire et le mirent à mort.

Si les Djins montraient tant d’audace, c’est que dans leur pays, isolé et de difficile accès, ils savaient que nul roi voisin n’aurait osé aventurer ses armées. Ils pensaient, d’ailleurs, qu’aucun messager ne pourrait aller apprendre au prophète Suleyman quel accueil ils avaient fait à son apôtre. Ils se trompaient.

Il y avait dans le pays un grand nombre de cigognes. Ce sont, on le sait, des oiseaux de bonnes mœurs, d’intelligence hors ligne, et surtout de grand sens, puisque la légende affirme qu’ils n’habitent jamais une contrée dont le nom figure sur une pièce d’argent, – l’argent étant la source de tous les maux et le plus puissant mobile qui entraîne l’homme à l’abîme de ses mauvaises passions.

Or, ces cigognes, voyant l’état de perversité dans lequel vivaient les Djins, se réunirent un jour en assemblée délibérative, et décidèrent de dépêcher l’une d’elles au prophète Suleyman, afin de signaler à sa juste vengeance les assassins du missionnaire.

Aussitôt le prophète d’appeler sa huppe, qui est son courrier favori, et de lui donner ordre d’amener dans les hautes zones du ciel africain toutes les cigognes de la terre.

C’est ce qui fut fait, et, quand les innombrables phalanges de ces oiseaux furent réunies devant le prophète Suleyman, dit textuellement la légende, «elles formaient un nuage, qui aurait mis à l’ombre tout le pays entre Mezda et Morzouq.»

Alors chacune, après avoir pris une pierre dans son bec, se dirigea vers le territoire des Djins. Puis, planant au-dessus, elles lapidèrent cette mauvaise race, dont les âmes sont maintenant enfermées pour l’éternité au fond du désert de Hammada.

Telle est cette fable qui allait être mise en scène dans la fête, de ce jour. Plusieurs centaines de cigognes avaient été réunies sous d’immenses filets, tendus à la surface de la plaine de Soung-Ettelâtè. Là, pour la plupart, debout sur une patte, elles attendaient l’heure de la délivrance, et le claquement de leurs mandibules faisait parfois passer à travers l’air un roulement comparable à celui du tambour. Au signal donné, elles devaient s’envoler à travers l’espace et laisser choir d’inoffensives pierres de terre molle sur la foule des fidèles, au milieu des hurlements des spectateurs, du fracas des instruments, des détonations de la mousqueterie, à la lueur de torches aux flammes multicolores.

Pointe Pescade connaissait le programme de cette fête, et c’était ce programme qui lui avait suggéré la pensée d’y jouer un rôle. Dans ces conditions, peut-être pourrait-il pénétrer à l’intérieur de la maison de Sîdi Hazam.

Au moment où le soleil venait de se coucher, un coup de canon, tiré de la forteresse de Tripoli, donna le signal attendu si impatiemment par le public du Soung-Ettelâtè.

Le docteur, Pierre et Luigi, d’abord assourdis du bruit effroyable qui s’éleva de toutes parts, furent bientôt aveuglés par les milliers de lueurs qui brillèrent sur toute la plaine.

À l’instant où le coup de canon s’était fait entendre, cette foule des nomades était encore occupée au repas du soir. Ici, le mouton rôti, le pilau de poulets pour ceux qui étaient Turcs et voulaient le paraître; là, le couscoussou pour les Arabes de quelque aisance; plus loin, une simple «bazîna», sorte de bouillie de farine d’orge à l’huile, pour la multitude des pauvres diables, dont les poches contenaient plus de mahboubs de cuivre que de mictals d’or; puis, partout et à flots, le «lagby», ce suc du dattier, qui, lorsqu’il est porté à l’état de bière alcoolique, peut pousser aux derniers excès de l’ivresse.

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Quelques minutes après le coup de canon, hommes, femmes, enfants, Turcs, Arabes, Nègres, ne se possédaient déjà plus. Il fallait que les instruments de ces orchestres barbares eussent une effroyable sonorité pour se faire entendre au milieu d’un pareil brouhaha humain. Ça et là, les cavaliers bondissaient en déchargeant leurs longs fusils et leurs pistolets d’arçons, pendant que des pièces d’artifices, des boîtes assourdissantes, détonaient comme des bouches à feu, au milieu d’un tumulte qu’il serait impossible de peindre.

Ici, à la lumière des torches, au crépitement des tambours de bois, à la mélopée d’un chant monotone, un chef nègre, fantastiquement vêtu, la ceinture cliquetante d’osselets, la figure cachée sous un masque diabolique, excitait à la danse une trentaine de noirs, grimaçant au centre d’un cercle de femmes convulsionnées qui leur battaient des mains.

Ailleurs, de sauvages Aïssassouas, au dernier degré de l’exaltation religieuse et de l’ivresse alcoolique, la face spumeuse, les yeux hors des orbites, broyant du bois, mâchant du fer, se tailladant le peau, jonglant avec les charbons ardents, s’enroulaient de leurs longs serpents qui les mordaient aux poignets, aux joues, aux lèvres, et auxquels ils rendaient la pareille en dévorant leur queue sanglante.

Mais, bientôt, la foule se porta avec un empressement extraordinaire vers la maison de Sîdi Hazam, comme si quelque nouveau spectacle l’eût attirée de ce côte.

Deux hommes étaient la, l’un énorme, l’autre fluet, – deux acrobates dont les curieux exercices de force et d’adresse au milieu d’un quadruple rang de spectateurs provoquaient les plus bruyants hurrahs qui pussent s’échapper d’une bouche tripo-litaine.

C’étaient Pointe Pescade et Cap Matifou. Ils avaient choisi le théâtre de leurs exploits à quelques pas seulement de la maison de Sîdi Hazam. Tous deux, pour cette occasion, avaient repris leur ancien métier d’artistes forains. Vêtus d’oripeaux qu’ils s’étaient taillés dans des étoffes arabes, ils étaient en quête de nouveaux succès.

«Tu ne seras pas trop rouillé? avait préalablement dit Pointe Pescade à Cap Matifou.

Non, Pointe Pescade.

Et tu ne reculeras pas devant n’importe quel exercice pour enthousiasmer ces imbéciles?

Moi!… reculer!…

Quand même il te faudrait broyer des cailloux avec tes dents et avaler des serpents?…

Cuits?… demanda Cap Matifou.

Non… crus!

Crus?…

Et vivants!»

Cap Matifou avait fait la grimace, mais, s’il le fallait, il était décidé à manger du serpent, comme un simple Aïssassoua.

Le docteur, Pierre et Luigi, mêlés à la foule des spectateurs, ne perdaient pas de vue leurs deux compagnons.

Non! Cap Matifou n’était pas rouillé. Il n’avait rien perdu de sa force prodigieuse. Tout d’abord, les épaules de cinq ou six des plus robustes Arabes, qui s’étaient risqués à lutter avec lui, avaient touché le sol.

Puis, ce furent des jongleries qui émerveillèrent les arabes, surtout lorsque des torches enflammées s’élancèrent des mains de Pointe Pescade aux mains de Cap Matifou en croisant leurs zig-zags de feu.

Et cependant, ce public avait le droit d’être difficile. Il y avait là bon nombre de ces admirateurs des Touaregs, à demi sauvages, «dont l’agilité est égale à celle des animaux les plus redoutés de ces latitudes». comme l’annonce l’étonnant programme de la célèbre troupe Bracco. Ces connaisseurs avaient déjà applaudi l’intrépide Mustapha, le Samson du désert, l’homme-canon, «auquel la reine d’Angleterre avait fait dire par son valet de chambre de ne pas recommencer son expérience, de peur d’accident!» Mais Cap Matifou était incomparable dans les tours de force, et il pouvait défier tous ses rivaux.

Enfin un dernier exercice vint mettre le comble à l’enthousiasme de la foule cosmopolite qui entourait les artistes européens. Usé dans les cirques de l’Europe, il paraît qu’il était encore inconnu des badauds de la Tripolitaine.

Aussi les spectateurs s’écrasaient-ils pour voir de plus près les deux acrobates, qui «travaillaient» à la lumière des torches.

Cap Matifou, après avoir saisi une perche, longue de vingt-cinq à trente pieds, la tenait verticalement de ses deux mains ramenées contre sa poitrine. À l’extrémité de cette perche, Pointe Pescade, qui venait d’y grimper avec l’agilité d’un singe, se balançait dans des poses d’une étonnante hardiesse, en lui imprimant une courbure inquiétante.

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Mais Cap Matifou restait inébranlable, tout en se déplaçant peu à peu, afin de conserver son équilibre. Puis, quand il fut près du mur de la maison de Sîdi Hazam, il eut la force de hisser la perche à bout de bras, tandis que Pointe Pescade prenait l’attitude d’une Renommée qui envoyait des baisers au public.

La foule des Arabes et des nègres, absolument transportée, hurlait de la bouche, battait des mains, trépignait des pieds. Non, jamais le Samson du Désert, l’intrépide Mustapha, le plus hardi des Touaregs, ne s’était élevé à une pareille hauteur!

En ce moment, un coup de canon retentit sur le terre-plein de la forteresse de Tripoli. À ce signal, les centaines de cigognes, subitement délivrées des immenses filets qui les retenaient prisonnières, s’enlevèrent dans l’air, et une grêle de fausses pierres commença à tomber sur la plaine, au milieu d’un assourdissant concert de cris aériens, auquel répondit avec non moins de violence le concert terrestre.

Ce fut le paroxysme de la fête. On eût dit que tous les hospices de fous de l’Ancien continent venaient de se vider sur le Soung-Ettelâtè de la Tripolitaine!

Cependant, comme si elle eût été sourde et muette, l’habitation du moqaddem était restée obstinément close pendant ces heures de réjouissance publique et pas un seul des affidés de Sîdi Hazam n’avait paru à la porte ni sur les terrasses.

Mais, ô prodige! A l’instant où les torches venaient de s’éteindre, après l’immense enlèvement des cigognes, Pointe Pescade avait disparu tout à coup, comme s’il se fût envolé dans les hauteurs du ciel avec les fidèles oiseaux du prophète Suleyman.

Qu’était-il devenu?

Quant à Cap Matifou, il n’eut pas l’air de s’inquiéter de cette disparition. Après avoir fait sauter sa perche en l’air, il la reçut adroitement par l’autre bout et la fit tournoyer comme un tambour-major eut fait de sa gigantesque canne. L’escamotage de Pointe Pescade n’avait semblé être pour lui que la chose du monde la plus naturelle.

Toutefois, l’émerveillement des spectateurs fut porté au comble, et leur enthousiasme s’acheva dans un immense hurrah qui dut s’entendre au-delà des limites de l’oasis. Aucun d’eux n’avait mis en doute que l’agile acrobate ne fût parti à travers l’espace pour le royaume des cigognes.

Ce qui charme le plus les multitudes, n’est-ce pas ce qu’elles ne peuvent s’expliquer?

 

 

Chapitre III

La maison de Sîdi Hazam.

 

l était à peu près neuf heures du soir. Mousqueterie, musique, cris, tout avait cessé subitement. La foule commença à se dissiper peu à peu, les uns rentrant à Tripoli, les autres regagnant l’oasis de Menchié et les villages voisins de la province. Avant une heure, la plaine de Soung-Ettelâtè serait devenue silencieuse et vide. Tentes repliées, campements levés, nègres et berbères avaient déjà repris la route des diverses contrées de la Tripolitaine, tandis que les Senoûsistes se dirigeaient vers la Cyrénaïque et plus principalement sur le vilàyet de Ben-Ghâzi, afin d’y concentrer toutes les forces du calife.

Seuls, le docteur Antékirtt, Pierre et Luigi ne devaient pas quitter cette place pendant toute la durée de la nuit. Prêts à tout événement depuis la disparition de Pointe Pescade, chacun d’eux avait aussitôt choisi son poste de surveillance à la base même des murailles de la maison de Sîdi Hazam.

Cependant Pointe Pescade, après s’être élancé d’un bond prodigieux, au moment où Cap Matifou tenait la perche à bout de bras, était retombé sur le parapet de l’une des terrasses, au pied du minaret qui dominait les diverses cours de l’habitation.

Au milieu de cette nuit sombre, personne n’avait pu le voir, ni du dehors ni du dedans, – pas même de la skifa, située au fond du second patio, et dans laquelle se trouvaient un certain nombre de Khouâns, les uns dormant, les autres veillant par ordre du moqaddem.

Pointe Pescade, on le comprend, n’avait pu arrêter d’une façon définitive un plan que tant de circonstances imprévues allaient peut-être modifier. La distribution intérieure de la maison de Sîdi Hazam ne lui était point connue, et il ignorait en quel endroit la jeune fille avait été renfermée, si elle était seule ou gardée à vue, si la force physique ne lui manquerait pas pour s’enfuir. De là, nécessité d’agir un peu à l’aventure. Toutefois, voici ce qu’il s’était dit:

«Avant tout, par force ou par ruse, il faut que j’arrive jusqu’à Sava Sandorf. Si elle ne peut me suivre immédiatement, si je ne peux parvenir à l’enlever cette nuit même, il faut au moins qu’elle sache que Pierre Bathory est vivant, qu’il est là, au pied de ces murs, que le docteur Antékirtt et ses compagnons sont prêts à lui porter secours, enfin que si son évasion éprouve quelque retard, elle ne doit céder à aucune menace!… Il est vrai que je puis être surpris, avant d’être arrivé jusqu’à elle!… Mais alors il sera temps d’aviser!»

Après avoir sauté par-dessus le parapet, sorte de gros bourrelet blanchâtre percé de créneaux, le premier soin de Pointe Pescade fut de dérouler une mince corde à nœuds qu’il avait pu cacher sous son léger accoutrement de clown; puis il l’amarra à l’un des créneaux d’angle, de façon qu’elle pendît extérieurement jusqu’au sol. Ce n’était là qu’une mesure éventuelle de précaution, mais bonne à prendre. Cela fait, Pointe Pescade, avant de s’aventurer plus loin, se coucha à plat ventre le long du parapet. Dans cette attitude que lui commandait la prudence, il attendit sans bouger. S’il avait été vu, la terrasse serait bientôt envahie par les gens de Sîdi Hazam, et, dans ce cas, il n’aurait plus qu’à utiliser pour son compte la corde dont il avait espéré faire un moyen de salut pour Sava Sandorf.

Un silence absolu régnait dans l’habitation du moqaddem. Comme ni Sîdi Hazam, ni Sarcany, ni aucun de leurs gens n’avaient pris part à la fête des cigognes, la porte de la zaouya ne s’était pas ouverte depuis le lever du soleil.

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Après quelques minutes d’attente, Pointe Pescade s’avança en rampant vers l’angle d’où s’élevait le minaret. L’escalier, qui desservait la partie supérieure de ce minaret, devait évidemment se continuer jusqu’au sol du premier patio. En effet, une porte, s’ouvrant sur la terrasse, permettait de descendre au niveau des cours intérieures.

Cette porte était fermée en dedans, non à clef, – avec un verrou qu’il eût été impossible de repousser du dehors, à moins de pratiquer un trou dans le vantail. Ce travail, Pointe Pescade aurait pu certainement l’accomplir, car il avait dans sa poche un couteau à lames multiples, précieux présent du docteur, dont il pouvait faire bon usage. Mais c’eût été une besogne longue et peut-être bruyante.

Cela ne fut pas nécessaire. À trois pieds au-dessus de la terrasse, un «jour», en forme de meurtrière, s’évidait dans le mur du minaret. Si ce jour était étroit, Pointe Pescade n’était pas gros. D’ailleurs ne tenait-il pas du chat, qui peut s’allonger pour passer où il semble qu’il n’ait point passage? Il essaya donc, et, non sans quelques écorchures aux épaules, il se trouva bientôt à l’intérieur du minaret.

«Voilà ce que Cap Matifou n’aurait jamais pu faire!» se dit-il avec quelque raison.

Puis, en tâtonnant, il revint alors vers la porte, dont il tira le verrou, afin qu’elle restât libre pour le cas où il serait nécessaire de reprendre le même chemin.

En descendant l’escalier tournant du minaret, Pointe Pescade se laissa glisser plutôt qu’il n’appuya sur les marches de bois que son pied eût pu faire gémir. Au bas, il se trouva devant une seconde porte fermée; mais il n’eut qu’à la pousser pour l’ouvrir.

Cette porte donnait sur une galerie à colonnettes, disposée autour du premier patio, le long de laquelle prenaient accès un certain nombre de chambres. Après l’obscurité complète de l’escalier, ce milieu paraissait relativement moins sombre. Du reste, aucune lumière à l’intérieur, nul bruit non plus.

Au centre du patio s’arrondissait un bassin d’eaux vives, entouré de grandes jarres de terre, d’où s’élançaient divers arbustes, poivriers, palmiers, lauriers-roses, cactus, dont l’épaisse verdure formait autour de la margelle comme une sorte de massif.

Pointe Pescade fit le tour de cette galerie, à pas de loup, s’arrêtant devant chaque chambre. Il semblait qu’elles fussent inhabitées. Non toutes, cependant, car, derrière l’une de ces portes, un murmure de voix se faisait nettement entendre.

Pointe Pescade recula d’abord. C’était la voix de Sarcany, – cette voix qu’il avait plusieurs fois entendue à Raguse; mais, bien qu’il eût appuyé son oreille contre la porte, il ne put rien surprendre de ce qui se disait dans cette chambre.

En ce moment, un bruit plus fort se produisit, et Pointe Pescade n’eut que le temps de se rejeter en arrière, puis d’aller se blottir derrière une des grandes jarres, disposées autour du bassin.

Sarcany venait de sortir de la chambre. Un Arabe, de haute taille, l’accompagnait. Tous deux continuèrent leur entretien en se promenant sous la galerie du patio.

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Malheureusement, Pointe Pescade ne pouvait comprendre ce que disaient Sarcany et son compagnon, car ils se servaient de cette langue arabe qu’il ne connaissait pas. Deux mots le frappèrent toutefois, ou plutôt deux noms: celui de Sîdi Hazam – et c’était en effet le moqaddem qui causait avec Sarcany, – puis, le nom d’Antékirtta, qui revint à plusieurs reprises dans cette conversation.

«C’est au moins étrange! se dit Pointe Pescade. Pourquoi parlent-ils d’Antékirtta?… Est-ce que Sîdi Hazam, Sarcany et tous ces pirates de la Tripolitaine méditeraient une campagne contre notre île? Mille diables! et ne rien savoir du jargon qu’emploient ces deux coquins!»

Et Pointe Pescade s’appliquait à surprendre quelque autre mot suspect, tout en se blottissant derrière les jarres de verdure, lorsque Sarcany et Sîdi Hazam s’approchaient du bassin. Mais la nuit était assez sombre pour qu’ils ne pussent le voir.

«Et encore, se disait-il, si le Sarcany eût été seul dans cette cour, peut-être aurais-je pu lui sauter à la gorge et le mettre hors d’état de nous nuire! Mais cela n’aurait pas sauvé Sava Sandorf, et c’est pour elle que je viens de faire le saut périlleux!… Patience!… Le tour du Sarcany viendra plus tard!»

La conversation de Sîdi Hazam et de Sarcany dura une vingtaine de minutes environ. Le nom de Sava fut aussi prononcé plusieurs fois, avec la qualification d’«arrouée», et Pointe Pescade se rappela avoir déjà entendu prononcer ce mot qui signifie «fiancée» en arabe. Évidemment, le moqaddem connaissait les projets de Sarcany et y prêtait les mains.

Puis, ces deux hommes se retirèrent par une des portes d’angle du patio, qui mettait cette galerie en communication avec les autres dépendances de la maison.

Dès qu’ils eurent disparu, Pointe Pescade se glissa le long de la galerie et s’arrêta près de cette porte. Il n’eut qu’à la pousser pour se trouver devant un étroit couloir dont il suivit le mur en tâtonnant. À son extrémité s’arrondissait une double arcade, soutenue par une colonette centrale, qui donnait accès sur la seconde cour.

D’assez vives lueurs, passant entre les baies par lesquelles la skifa prenait jour sur le patio, découpaient de larges secteurs lumineux sur le sol. En ce moment, il n’eût pas été prudent de les traverser. Un bruit de voix nombreuses se faisait entendre derrière la porte de cette salle.

Pointe Pescade hésita un instant. Ce qu’il cherchait, c’était la chambre dans laquelle Sava avait été renfermée, et il ne pouvait guère compter que sur le hasard pour la découvrir.

Soudain une lumière parut brusquement à l’autre extrémité de la cour. Une femme, portant une lanterne arabe, enjolivée de cuivres et de houppes, venait de sortir d’une chambre située à l’angle opposé du patio, et contournait la galerie sur laquelle s’ouvrait la porte de la skifa.

Pointe Pescade reconnut cette femme… C’était Namir.

Comme il était possible que la Marocaine se rendît à la chambre où se trouvait la jeune fille, il fallait imaginer le moyen de la suivre, et, pour la suivre, de lui livrer d’abord passage, sans se laisser apercevoir. Ce moment allait donc décider de l’audacieuse tentative de Pointe Pescade et du sort de Sava Sandorf.

Namir s’avançait. Sa lanterne, presque au ras du sol, laissait la partie supérieure de la galerie dans une obscurité d’autant plus profonde que le pavé de mosaïque était plus fortement éclairé. Or, comme il fallait qu’elle passât sous l’arcade, Pointe Pescade ne savait trop que faire, lorsque un rayon de la lanterne lui montra que la partie supérieure de cette arcade se composait d’arabesques ajourées à la mode mauresque.

Grimper à la colonnette centrale, s’accrocher à l’une de ces arabesques, se hisser à la force du poignet, se circonscrire dans l’ove du milieu, y rester immobile comme un saint dans une niche, c’est ce que Pointe Pescade eut fait en un instant.

Namir passa sous l’arcade, sans le voir, reprit le côté opposé de la galerie. Puis, arrivée à la porte de la skifa, elle l’ouvrit.

Une projection lumineuse jaillit à travers la cour et s’éteignit instantanément, dès que la porte eut été refermée.

Pointe Pescade se mit à réfléchir, et où eût-il pu être mieux pour se livrer à ses réflexions?

«C’est bien Namir qui vient d’entrer dans cette salle, se dit-il. Il est donc évident qu’elle ne se rendait pas à la chambre de Sava Sandorf! Mais peut-être en sortait-elle, et, dans ce cas, cette chambre serait celle qui est à l’angle de la cour?… A vérifier!»

Pointe Pescade attendit quelques instants avant de quitter son poste. La lumière, à l’intérieur de la skifa, semblait diminuer peu à peu d’intensité, tandis que le bruit des voix se réduisait à un simple murmure. Sans doute, l’heure était venue à laquelle tout le personnel de Sîdi Hazam allait prendre quelque repos. Les circonstances seraient alors plus favorables pour agir, puisque cette partie de l’habitation serait plongée dans le silence, quand bien même la dernière lueur n’y serait pas encore éteinte. C’est ce qui arriva, en effet.

Pointe Pescade se laissa glisser le long de la colonnette de l’arcade, rampa sur les dalles de la galerie, passa devant la porte de la skifa, tourna l’extrémité du patio, et atteignit à l’angle opposé la chambre de laquelle était sortie Namir.

Pointe Pescade ouvrit cette porte qui n’était pas fermée à clef. Et alors, à la lumière d’une lampe arabe, disposée comme une veilleuse sous son verre dépoli, il put rapidement examiner la chambre.

Quelques tentures, suspendues aux parois, ça et là des escabeaux de forme mauresque, des coussins empilés dans les angles, un double tapis jeté sur la mosaïque du sol, une table basse qui portait encore les restes d’un repas, au fond, un divan recouvert d’une étoffe de laine, voilà ce que Pointe Pescade vit tout d’abord.

Il entra et referma la porte.

Une femme, assoupie plutôt qu’endormie, était étendue sur le divan, à demi recouverte d’un de ces burnous dont les Arabes s’enveloppent ordinairement de la tête aux pieds.

C’était Sava Sandorf.

Pointe Pescade n’eut aucune hésitation à reconnaître la jeune fille qu’il avait plusieurs fois rencontrée dans les rues de Raguse. Combien elle lui parut changée alors! Pâle comme elle l’était au moment où sa voiture de mariage venait se heurter au convoi de Pierre Bathory, son attitude, sa physionomie triste, sa torpeur douloureuse, tout disait ce qu’elle avait dû et devait souffrir!

Il n’y avait pas un instant à perdre.

En effet, puisque la porte n’avait pas été refermée à clef, c’est que Namir allaitsans doute revenir près de Sava? Peut-être la Marocaine la gardait-elle nuit et jour? Et cependant, quand bien même la jeune fille aurait pu quitter cette chambre, comment fût-elle parvenue à s’enfuir, sans un secours venu du dehors? L’habitation de Sîdi Hazam n’était elle pas murée comme une prison!

Pointe Pescade se pencha sur le divan. Quel fut son étonnement devant une ressemblance qui ne l’avait pas encore frappé, – la ressemblance de Sava Sandorf et du docteur Antékirtt!

La jeune fille ouvrit les yeux.

En voyant un étranger qui se tenait debout devant elle, le doigt sur les lèvres, le regard suppliant, dans ce bizarre accoutrement d’acrobate, elle fut tout d’abord interdite plutôt qu’effrayée. Mais, si elle se releva, elle eut assez de sang-froid pour ne pas jeter un cri.

«Silence! dit Pointe Pescade. Vous n’avez rien à craindre de moi!… Je viens ici pour vous sauver!… Derrière ces murs, des amis vous attendent, des amis qui se feront tuer pour vous arracher aux mains de Sarcany!… Pierre Bathory est vivant…

Pierre… vivant?… s’écria Sava, en comprimant les battements de son cœur.

Lisez!»

Et Pointe Pescade tendit à la jeune fille un billet, qui ne contenait que ces mots:

«Sava, fiez-vous à celui qui a risqué sa vie pour arriver jusqu’à vous!… Je suis vivant!… Je suis là!…

«Pierre Bathory.»

Pierre était vivant!… Il était au pied de ces murailles! Par quel miracle?… Sava le saurait plus tard!… Mais Pierre était là!

«Fuyons!… dit-elle.

Oui! fuyons, répondit Pointe Pescade, mais en mettant toutes les chances de notre côté! – Une seule question: Namir a-t-elle l’habitude de passer la nuit dans cette chambre?

Non, répondit Sava.

Prend-elle la précaution de vous y enfermer, quand elle s’absente pour quelque temps?

Oui!

Elle va donc revenir?..

Oui!… Fuyons!

À l’instant,» répondit Pointe Pescade.

Tout d’abord, il fallait reprendre l’escalier du minaret et gagner la terrasse qui donnait sur la plaine.

Une fois là, avec la corde qui pendait extérieurement jusqu’au sol, l’évasion pourrait aisément s’accomplir.

«Venez!» dit Pointe Pescade, en prenant la main de Sava.

Et il allait rouvrir la porte de sa chambre, lorsque des pas se firent entendre sur les dalles de la galerie. En même temps, quelques paroles étaient prononcées d’un ton impérieux. Pointe Pescade avait reconnu la voix de Sarcany: il s’arrêta sur le seuil de la chambre.

«C’est lui!… C’est lui!… murmura la jeune fille. Vous êtes perdu, s’il vous trouve ici!…

Il ne m’y trouvera pas!» répondit Pointe Pescade.

L’agile garçon venait de s’étendre à terre; puis, par un de ces mouvements d’acrobate qu’il avait si souvent exécutés dans les baraques foraines, après s’être enveloppé de l’un des tapis étendu sur le sol, il s’était roulé jusque dans le coin le plus obscur de la chambre.

À ce moment, la porte s’ouvrait devant Sarcany et Namir et se refermait derrière eux.

Sava avait repris sa place sur le divan. Pourquoi Sarcany venait-il la trouver à cette heure? Était-ce quelque instance nouvelle pour vaincre son refus?… Mais Sava était forte maintenant! Elle savait que Pierre était vivant, qu’il l’attendait au dehors!…

Sous ce tapis qui le couvrait, Pointe Pescade, s’il ne pouvait rien voir, pouvait tout entendre.

«Sava, dit Sarcany, demain matin, nous aurons quitté cette maison pour une autre résidence. Mais je ne veux pas partir d’ici, sans que vous ayez consenti à notre mariage, sans qu’il ait été célébré. Tout est prêt, et il faut qu’à l’instant….

Ni maintenant ni plus tard! répondit la jeune fille d’une voix aussi froide que résolue.

Sava, reprit Sarcany, comme s’il n’eût point voulu entendre cette réponse, dans notre intérêt à tous deux, il importe que votre consentement soit libre, dans notre intérêt à tous deux, vous comprenez?…

Nous n’avons pas et nous n’aurons jamais d’intérêt commun!

Prenez garde!… Je tiens à vous rappeler que, ce consentement, vous l’aviez donné à Raguse…

Pour des raisons qui n’existent plus!

Écoutez-moi, Sava, reprit Sarcany, dont le calme apparent cachait mal une irritation des plus violentes, c’est la dernière fois que je viens vous demander votre consentement…

Que je vous refuserai, tant que j’aurai la force de le faire!

Eh bien, cette force, on vous l’ôtera! s’écria Sarcany. Ne me poussez pas à bout! Oui! cette force, dont vous vous servez contre moi, Namir saura l’anéantir, et malgré vous, s’il le faut! Ne me résistez pas, Sava!… L’imam est là, prêt à célébrer notre mariage selon les usages de ce pays qui est le mien!… Suivez-moi donc!»

Sarcany marcha vers la jeune fille, qui, après s’être vivement relevée, venait de reculer jusqu’au fond de la chambre.

«Misérable! s’écria-t-elle.

Vous me suivrez!… Vous me suivrez! répétait Sarcany, qui ne se possédait plus.

Jamais!

Ah!… prends garde!»

Et Sarcany, ayant saisi le bras de la jeune fille, la violentait pour l’entraîner avec Namir dans la skifa, où Sîdi Hazam et l’imam les attendaient tous les deux.

«A moi!… à moi! s’écria Sava. À moi… Pierre Bathory!

Pierre Bathory!… s’écria Sarcany. C’est un mort que tu appelles à ton secours!

Non!… C’est un vivant!… A moi, Pierre!»

Cette réponse frappa Sarcany d’un coup si inattendu, que l’apparition même de sa victime ne l’eût pas épouvanté davantage. Mais il ne tarda pas à se remettre. Pierre Bathory vivant!… Pierre qu’il avait frappé de sa main, dont il avait vu porter le corps au cimetière de Raguse!… En vérité, ce ne pouvait être là que le propos d’une folle, et il était possible que Sava, sous l’excès du désespoir, eût perdu la raison!

Cependant, Pointe Pescade avait entendu toute cette conversation. En apprenant à Sarcany que Pierre Bathory était vivant, Sava venait de jouer sa vie, cela n’était que trop certain. Aussi, pour le cas où ce misérable se fût porté à quelque violence, se tenait-il prêt à apparaître, son couteau à la main. Qui aurait pu le croire capable d’hésiter à le frapper, n’eût pas connu Pointe Pescade!

Il ne fut pas nécessaire d’en venir là. Brusquement, Sarcany venait d’entraîner Namir. Puis, la porte de la chambre s’était refermée à clef sur la jeune fille dont le sort allait se décider.

D’un bond, Pointe Pescade, après avoir déroulé le tapis, avait reparu.

«Venez!» dit-il à Sava.

Comme la serrure de la porte était en dedans de la chambre, la dévisser avec le tournevis de son couteau, ne fut pour l’adroit garçon ni difficile, ni long, ni bruyant.

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Dès que la porte eut été ouverte, puis, refermée derrière lui, Pointe Pescade, précédant la jeune fille, s’avança le long de la galerie en suivant le mur du patio.

Il devait être onze heures et demie du soir. Quelques clartés filtraient encore à travers les baies de la skifa. Aussi Pointe Pescade évita-t-il de passer devant cette salle pour aller prendre, à l’angle opposé, le couloir qui devait le ramener à la première cour de l’habitation.

Tous deux, après être arrivés à l’extrémité de ce couloir, le suivirent jusqu’au bout. Ils n’avaient plus alors que quelques pas à faire pour atteindre l’escalier du minaret, lorsque Pointe Pescade s’arrêta soudain et retint Sava, dont la main n’avait pas quitté la sienne.

Trois hommes allaient et venaient dans cette première cour, autour du bassin. L’un de ces hommes, – c’était Sîdi Hazam, – venait de donner un ordre aux deux autres. Presque aussitôt, ceux-ci disparurent par l’escalier du minaret, pendant que le moqaddem rentrait dans une des chambres latérales. Pointe Pescade comprit que Sîdi Hazam se préoccupait de faire surveiller les abords de l’habitation. Donc, au moment où la jeune fille et lui apparaîtraient sur la terrasse, elle serait occupée et gardée.

«Il faut tout risquer, cependant! dit Pointe Pescade.

Oui… tout!» répondit Sava.

Alors, après avoir traversé la galerie, tous deux atteignirent l’escalier qu’ils montèrent avec une extrême prudence. Puis, lorsque Pointe Pescade fut arrivé au palier supérieur, il s’arrêta.

Nul bruit sur la terrasse, pas même le pas d’une sentinelle.

Pointe Pescade ouvrit doucement la porte, et, suivi de Sava, il se glissa le long des créneaux.

Soudain, un cri fut jeté du haut du minaret par un des hommes de garde. Au même moment, l’autre sautait sur Pointe Pescade, pendant que Namir s’élançait sur la terrasse, tandis que le personnel de Sîdi Hazam faisait irruption à travers les cours intérieures de l’habitation.

Sava allait-elle se laisser reprendre? Non!… Reprise par Sarcany, elle était perdue!… A cela elle préférait cent fois la mort!

Aussi, après avoir recommandé son âme à Dieu, l’intrépide jeune fille courut vers le parapet, et, sans hésiter, se précipita du haut de la terrasse.

Pointe Pescade n’avait pas même eu le temps d’intervenir: mais, repoussant l’homme qui luttait avec lui, il saisit la corde, et, en une seconde, il fut au pied de la muraille.

«Sava!… Sava!… s’écria-t-il.

Voici la demoiselle!… lui répondit une voix bien connue. Et rien de cassé!… Je me suis trouvé à propos pour…»

Un cri de fureur, suivi d’un bruit sourd, vint couper la parole à Cap Matifou.

Namir, dans un mouvement de rage, n’avait pas voulu abandonner la proie qui lui échappait, et elle s’était brisée sur le sol, comme se fût brisée Sava, si deux bras vigoureux ne l’eussent reçue dans sa chute.

Le docteur Antekirtt, Pierre, Luigi, avaient rejoint Cap Matifou et Pointe Pescade, qui fuyaient dans la direction du littoral. Sava, quoiqu’elle fût évanouie, ne pesait guère aux bras de son. sauveur.

Quelques moments après, Sarcany, suivi d’une vingtaine d’hommes armés, se lançait sur les pas des fugitifs.

Lorsque cette bande arriva à la petite anse où attendait l’Electric, le docteur était déjà à bord avec ses compagnons, et, en quelques tours d’hélice, la rapide embarcation fut hors de portée. Sava, restée seule avec le docteur et Pierre Bathory, venait de reprendre connaissance. Elle apprenait qu’elle était la fille du comte Mathias Sandorf!… Elle était dans les bras de son père!

 

 

Chapitre IV

Antékirtta.

 

uinze heures après avoir quitté le littoral de la Tripolitaine, l’Electric 2 était signalé par les vigies d’Antékirtta, et, dans l’après-midi, il venait mouiller au fond du port.

On imagine aisément quel accueil fut fait au docteur et à ses braves compagnons!

Cependant, bien que Sava se trouvât maintenant hors de danger, il fut décidé que l’on garderait encore un secret absolu sur les liens qui la rattachaient au docteur Antékirtt.

Le comte Mathias Sandorf voulait rester inconnu jusqu’au complet accomplissement de son œuvre. Mais il suffisait que Pierre, dont il avait fait son fils, fût le fiancé de Sava Sandorf, pour que la joie se manifestât de tous côté par des démonstrations touchantes, aussi bien au Stadthaus que dans la petite ville d’Artenak.

Que l’on juge aussi de ce que dut éprouver Mme Bathory, lorsque Sava lui eût été rendue, après tant d’épreuves! La jeune fille allait se remettre promptement, d’ailleurs, et quelques jours de bonheur y devaient suffire.

Quant à Pointe Pescade, il avait risqué sa vie, ce n’était pas douteux. Mais, comme il trouvait cela tout naturel, il n’y eut pas possibilité de lui en témoigner la plus simple reconnaissance, – au moins en paroles. Pierre Bathory l’avait si étroitement pressé sur sa poitrine, et le docteur Antékirtt l’avait regardé avec de si bons yeux qu’il ne voulait plus entendre à rien. Selon son habitude, au surplus, il rejetait tout le mérite de l’aventure sur Cap Matifou.

«C’est lui qu’il convient de remercier! répétait-il. C’est lui qui a tout fait! Si mon Cap n’avait pas montré tant d’adresse dans l’exercice de la perche jamais je n’aurais pu sauter d’un bond dans la maison de ce coquin de Sîdi Hazam, et Sava Sandorf se serait tuée en tombant, si mon Cap ne se fût trouvé là pour la recevoir dans ses bras!

Voyons!… voyons!… répondait Cap Matifou, tu vas un peu loin, et l’idée de…

Tais-toi, mon Cap, reprenait Pointe Pescade. Que diable! Je ne suis pas assez fort pour recevoir des compliments de ce calibre, tandis que toi… Allons soigner notre jardin!»

Et Cap Matifou se taisait, et il s’en retournait à sa jolie villa, et, finalement, il acceptait les félicitations qu’on lui imposait, «pour ne pas désobliger son petit Pescade!»

Il fut décidé que le mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf serait, célébré dans un délai très prochain, à la date du 9 novembre. Pierre, devenu le mari de Sava, s’occuperait alors de faire reconnaître les droits de sa femme à l’héritage du comte Mathias Sandorf. La lettre de Mme Toronthal ne pouvait laisser aucun doute sur la naissance de la jeune fille, et, s’il le fallait, on saurait bien obtenir du banquier une déclaration conforme. Il va sans dire que cette constatation allait être faite dans les délais voulus, puisque Sava Sandorf n’avait pas encore atteint l’âge fixé pour la reconnaissance de ses droits. En effet, elle ne devait entrer dans sa dix-huitième année que six semaines plus tard.

Il faut ajouter, d’ailleurs, que, depuis quinze ans, un revirement politique, très favorable à la question hongroise, avait singulièrement détendu la situation, – surtout en ce qui touchait au souvenir qu’avait pu laisser à quelques hommes d’État l’entreprise si vite et depuis si longtemps étouffée du comte Mathias Sandorf.

Quant à l’Espagnol Carpena et au banquier Silas Toronthal, il ne serait définitivement statué sur leur sort, que lorsque Sarcany aurait rejoint ses complices dans les casemates d’Antékirtta. Alors l’œuvre de justice recevrait son dénouement.

Mais, en même temps que le docteur combinait les moyens d’arriver à son but, il lui était impérieusement commandé de pourvoir à la sûreté de la colonie. Ses agents de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine lui marquaient que le mouvement senoûsiste prenait une importance extrême, principalement dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, qui est le plus rapproché de l’île. Des courriers spéciaux mettaient incessamment Jerhboûb, «ce nouveau pôle du monde islamique,» ainsi que l’a appelée M. Duveyrier, cette sorte de Mecque métropolitaine, où résidait alors Sîdi Mohammed El-Mahedi, grand maître actuel de l’Ordre, avec les chefs secondaires de toute la province. Or, comme ces Senoûsistes ne sont, à vrai dire, que les dignes descendants des anciens pirates barbaresques, qu’ils portent à tout ce qui est Européen une mortelle haine, le docteur avait lieu de se tenir très sérieusement sur ses gardes.

En effet, n’est-ce pas aux Senoûsistes qu’il faut attribuer, depuis vingt ans, les massacres inscrits dans la nécrologie africaine? Si on a vu périr Beurman au Kanem, en 1863, Van der Decken et ses compagnons sur le fleuve Djouba en 1865, Mlle Alexine Tinné et les siens dans l’Ouâdi Abedjoûch, en 1865, Dournaux-Duperré et Joubert près du puits d’In-Azhâr, en 1874, les pères Paulmier, Bouchard et Ménoret, au-delà d’In-Câlah, en 1876, les pères Richard, Moral et Pouplard, de la mission de Ghadamès dans le nord de l’Azdjer, le colonel Flatters, les capitaines Masson et de Dianous, le docteur Guiard, les ingénieurs Beringer et Roche sur la route de Warglâ, en 1881, – c’est que ces sanguinaires affiliés ont été poussés à mettre en pratique les doctrines sénoûsiennes contre de hardis explorateurs.

À ce sujet, le docteur s’entretenait souvent avec Pierre Bathory, Luigi Ferrato, les capitaines de sa flottille, les chefs de sa milice et les principaux notables de l’île. Antékirtta pouvait-elle résister à une attaque de ces pirates? Oui, sans doute, bien que le dispositif de ses fortifications ne fût pas encore achevé, mais à la condition que le nombre des assaillants ne fut pas trop considérable. D’autre part, les Senoûsistes avaient-ils intérêt à s’en emparer? Oui, puisqu’elle commandait tout ce golfe de Sidre que forment, en s’arrondissant, les rivages de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine.

On ne l’a pas oublié, dans le sud-est d’Antékirtta, à une distance de deux milles, gisait l’îlot Kencraf. Or, cet îlot, qu’on avait pas eu le temps de fortifier, constituait un danger pour le cas probable où une flottille viendrait en faire sa base d’opérations. Aussi le docteur avait-il pris la précaution de le faire miner. Et, maintenant, un terrible agent explosif emplissait les fougasses déposées dans sa masse rocheuse.

Il suffisait d’une étincelle électrique, envoyée par le fil sous-marin qui le reliait à Antékirtta, pour que l’îlot Kencraf fût anéanti avec tout ce qui se trouverait à sa surface.

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Quant aux autres moyens de défense de l’île, voici ce qui avait été fait. Les batteries de la côte, mises en état, n’attendaient plus que les servants de la milice désignés pour y prendre leur poste. Le fortin du cône central était prêt à faire feu de ses pièces à longue portée. De nombreuses torpilles, coulées dans la passe, défendaient l’entrée du petit port. LeFerrato et les trois Électrics étaient parés à tout événement, soit pour attendre l’attaque, soit pour courir sur une flottille d’assaillants.

Cependant, l’île présentait un côté vulnérable dans le sud-ouest de son littoral. Un débarquement pouvait s’effectuer en cette portion du rivage qui se trouvait à l’abri du feu des batteries et du fortin.

Là était le danger, et peut-être était-il trop tard pour entreprendre de suffisants travaux de défense.

Après tout, était-il bien certain que les Senoûsistes eussent l’idée d’attaquer Antékirtta? C’était, en somme, une grosse affaire, une périlleuse expédition, qui exigeait un matériel considérable. Luigi voulait douter encore. C’est ce qu’il fit observer, un jour, pendant une inspection que le docteur, Pierre et lui faisaient aux fortifications de l’île.

«Ce n’est pas mon avis, répondit le docteur. Antékirtta est riche, elle commande les parages de la mer des Syrtes. Aussi, n’y eût-il que ces raisons, elle sera attaquée tôt ou tard, car les Senoûsistes ont un trop grand intérêt à s’en emparer!

Rien de plus certain, ajouta Pierre, et c’est une éventualité contre laquelle il faut se mettre en garde!

Mais, ce qui me fait surtout craindre une attaque imminente, reprit le docteur, c’est que Sarcany est un des affiliés de ces Khouâns, et je sais même qu’il a toujours été à leur service comme agent à l’étranger. Or, mes amis, rappelez-vous que Pointe Pescade a surpris, dans la maison du moqaddem, une conversation entre Sîdi Hazam et lui. Dans cette conversation, le nom d’Antékirtta a été prononcé à plusieurs reprises, et Sarcany n’ignore pas que cette île appartient au docteur Antékirtt, c’est-à-dire à l’homme qu’il redoute, à celui qu’il faisait attaquer par Zirone sur les pentes de l’Etna. Donc, puisqu’il n’a pas réussi là-bas, en Sicile, nul doute qu’il essaie de réussir ici et dans de meilleures conditions!

A-t-il une haîne personnelle contre vous, monsieur le docteur, demanda Luigi, et vous connaît-il?

Il est possible qu’il m’ait vu à Raguse, répondit le docteur. En tout cas, il ne peut ignorer que j’ai eu dans cette ville des relations avec la famille Bathory. De plus, l’existence de Pierre lui a été révélée au moment où Pointe Pescade allait enlever Sava de la maison de Sîdi Hazam. Tout cela a dû se lier dans son esprit, et il ne peut douter que Pierre et Sava n’aient trouvé un refuge dans Antékirtta. C’est donc plus qu’il n’en faut pour qu’il pousse contre nous toute la horde senoûsiste, dont nous n’aurions à attendre aucun quartier, si elle réussissait à s’emparer de notre île!»

Cette argumentation n’était que trop plausible. Que Sarcany ignorât encore que le docteur fût le comte Mathias Sandorf, cela était certain, mais il en savait assez pour vouloir lui arracher l’héritière du domaine d’Artenak. On ne s’étonnera donc pas qu’il eût excité le calife à préparer une expédition contre la colonie antékirttienne.

Cependant, on était arrivé au 3 décembre, sans que rien eût encore indiqué une attaque imminente.

D’ailleurs, cette joie de se sentir enfin réunis faisait illusion à tous, à l’exception du docteur. La pensée du mariage prochain de Pierre Bathory et de Sava Sandorf emplissait tous les cœurs et tous les esprits. C’était à qui essayerait de se persuader que les mauvais jours étaient passés et ne reviendraient plus.

Pointe Pescade et Cap Matifou, il faut bien le dire, partageaient la sécurité générale. Ils étaient si heureux du bonheur des autres qu’ils vivaient dans un perpétuel enchantement de toutes choses.

«C’est à ne pas le croire! répétait Pointe Pescade.

Qu’est-ce qui n’est pas à croire?.. demandait Cap Matifou.

Que tu es devenu un bon gros rentier, mon Cap! Décidément, il faudra que je pense à te marier!

Me marier!

Oui… avec une belle petite femme!

Pourquoi petite?…

C’est juste!… Une grande, une énorme belle femme!… Hein! Madame Cap Matifou!… Nous irons te chercher ça chez les Patagones!»

Mais, en attendant le mariage de Cap Matifou, auquel on finirait bien par trouver une compagne digne de lui, Pointe Pescade s’occupait du mariage de Pierre et de Sava Sandorf. Avec l’autorisation du docteur, il méditait d’organiser une fête publique, avec jeux forains, chants et danses, décharges d’artillerie, grand banquet en plein air, sérénade aux nouveaux époux, retraite aux flambeaux, feu d’artifice. On pouvait s’en rapporter à lui! C’était son élément! Ce serait splendide! On en parlerait longtemps! On en parlerait toujours!

Tout cet élan fut arrêté en son germe.

Pendant la nuit du 3 au 4 décembre. – nuit calme, mais assombrie par d’épais nuages, – un timbre électrique résonna dans le cabinet du docteur Antékirtt, au Stadthaus.

Il était dix heures du soir.

À cet appel, le docteur et Pierre quittèrent le salon, dans lequel ils avaient passé la soirée avec Mme Bathory et Sava Sandorf. Arrivés dans le cabinet, ils reconnurent que l’appel venait du poste d’observation, établi sur le cône central d’Antékirtta. Demandes et réponses furent aussitôt faites par un appareil téléphonique.

Les vigies signalaient, dans le sud-est de l’île, l’approche d’une flottille d’embarcations qui n’apparaissait que très confusément encore au milieu des ténèbres.

«Il faut convoquer le Conseil,» dit le docteur.

Moins de dix minutes après, le docteur, Pierre, Luigi, les capitaines Narsos et Ködrik et les chefs de la milice arrivaient au Stadthaus. Là, communication leur fut faite de l’avis envoyé par les vigies de l’île. Un quart d’heure plus tard, après s’être rendus au port, tous s’arrêtaient à l’extrémité de la grande jetée sur lequel brillait le feu du môle.

De ce point, peu élevé au-dessus du niveau de la mer, il eût été impossible de distinguer cette flottille que des observateurs, postés sur le cône central, avaient pu apercevoir. Mais, en éclairant vivement l’horizon du sud-est, il serait sans doute possible de reconnaître le nombre de ces embarcations et dans quelles conditions elles cherchaient à accoster.

N’était-ce pas un inconvénient d’indiquer ainsi la situation de l’île? Le docteur ne le pensa pas. Si c’était l’ennemi attendu, il ne venait pas en aveugle, il connaissait le gisement d’Antékirtta, rien ne pourrait l’empêcher de l’atteindre.

Les appareils furent donc mis en activité, et grâce à la puissance de deux faisceaux électriques projetés au large, l’horizon s’illumina soudain sur un vaste secteur.

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Les vigies ne s’étaient point trompées. Deux cents embarcations, pour le moins, s’avançaient en ligne, des chébeks, des polacres, des trabacolos, des sacolèves, d’autres moins importantes. Nul doute que ce fût la flottille des Senoûsistes, que ces pirates avaient recrutée dans tous les ports du littoral. La brise manquant, c’était à l’aviron qu’ils se dirigeaient vers l’île. Pour cette traversée, relativement courte, entre Antékirtta et la Cyrénaïque, ils avaient pu se passer de l’aide du vent. Le calme de la mer devait même servir leurs desseins, puisqu’il leur permettrait d’effectuer un débarquement dans des conditions plus favorables.

En ce moment, cette flottille se trouvait encore à quatre ou cinq milles dans le sud-est. Elle ne pouvait donc accoster avant le lever du soleil. Il eût été imprudent de le faire d’ailleurs, soit pour forcer l’entrée du port, soit pour opérer une descente sur la côte méridionale d’Antékirtta, insuffisamment défendue, comme il a été dit.

Lorsque cette première reconnaissance eût été faite, les appareils électriques s’éteignirent, et l’espace fut replongé dans l’ombre. Il n’y avait plus qu’à attendre le jour.

Cependant, par ordre du docteur, tous les hommes de la milice vinrent prendre leur poste.

Il fallait être prêt à porter les premiers coups, desquels dépendrait peut-être l’issue de l’entreprise.

Il était certain, maintenant, que les assaillants ne pouvaient plus songer à surprendre l’île, puisque cette projection de lumière avait permis de reconnaître leur direction et leur nombre.

Pendant ces dernières heures de la nuit, on veilla avec le plus grand soin. À maintes reprises, l’horizon fut encore illuminé, – ce qui permit de reconnaître plus exactement la position de la flottille.

Que les assaillants fussent nombreux, cela ne pouvait faire doute. Qu’ils fussent pourvus d’un matériel suffisant pour avoir raison des batteries d’Antékirtta, rien de moins certain. Peut-être même manquaient-ils absolument d’artillerie. Mais, par le chiffre de combattants que le chef de l’expédition pouvait jeter à la fois sur plusieurs points de l’île, les Senoûsistes devaient être redoutables.

Enfin le jour se fit peu à peu, et les premiers rayons du soleil vinrent dissiper les basses brumes de l’horizon.

Tous les regards se portèrent au large, vers l’est et vers le sud d’Antékirtta.

La flottille se développait alors en une longue ligne arrondie, qui tendait à se refermer sur l’île. Il n’y avait pas moins de deux cents embarcations, dont quelques-unes jaugeaient de trente à quarante tonneaux. Ensemble, elles pouvaient porter de quinze cents à deux mille hommes.

À cinq heures, la flottille se trouvait à la hauteur de l’îlot Kencraf. Les assaillants allaient-ils l’accoster et y prendre position, avant d’attaquer directement l’île? S’ils le faisaient, ce serait une circonstance heureuse. Les travaux de mine, exécutés par le docteur, auraient pour résultat, sinon de résoudre entièrement la question, du moins de compromettre dès le début l’attaque des Senoûsistes.

Une demi-heure s’écoula, pleine d’anxiété. On put croire que les embarcations, qui s’étaient peu à peu rapprochées de l’îlot, allaient opérer un débarquement… Il n’en fut rien. Aucune n’y relâcha, et la ligne ennemie se courba plus longuement vers le sud, en le laissant à sa droite. Il devint dès lors évident qu’Antékirtta serait directement attaquée, ou, pour mieux dire, envahie avant une heure.

«Maintenant, il n’y a plus qu’à se défendre,» dit le docteur aux chefs de la milice.

Un signal fut fait, et tout le personnel, répandu dans la campagne, s’empressa de regagner la ville, où chacun se rendit au poste qui lui avait été assigné d’avance.

Par ordre du docteur, Pierre Bathory alla prendre le commandement de la partie sud des fortifications, Luigi de la partie est. Les défenseurs de l’île, – cinq cents miliciens au plus, – furent distribués de manière à faire face à l’ennemi partout où il tenterait de forcer l’enceinte de la ville. Pour le docteur, il se réservait de se porter sur tous les points où il croirait sa présence nécessaire.

Mme Bathory, Sava Sandorf, Maria Ferrato, durent rester dans le hall du Stadthaus. Quant aux autres femmes, au cas où la ville serait envahie, il avait été décidé qu’elles se réfugieraient avec les enfants au fond des casemates, où elles n’auraient rien à craindre, même si les assiégeants possédaient quelques pièces de débarquement.

La question de l’îlot Kencraf résolue, – et elle l’était malheureusement au désavantage de l’île, – restait la question du port. Si la flottille prétendait en forcer l’entrée, les fortins des deux jetées, dont les feux pouvaient se croiser, les canons du Ferrato, les Electrics torpilleurs, les torpilles immergées dans la passe, en auraient certainement raison. C’eût été même une chance favorable que l’attaque se fit de ce côté.

Mais, – cela n’était que trop évident, – le chef des Senoûsistes connaissait parfaitement les moyens de défense d’Antékirtta, et il n’ignorait rien de la facilité de ses attérages dans le sud. Essayer d’une attaque directe du port, c’eût été courir à un immédiat et complet anéantissement. Tenter un débarquement dans la partie méridionale de l’île, qui ne se prêtait que trop aisément à cette opération, c’est ce plan qu’il avait adopté. Aussi, après avoir évité de donner dans les passes du port, comme il avait évité de prendre position sur l’îlot Kencraf, il dirigea sa flottille, à force de rames, vers les points faibles d’Antékirtta.

Dès que cela eut été reconnu, le docteur prit les mesures que commandaient les circonstances. Les capitaines Ködrik et Narsos se jetèrent chacun dans un des torpilleurs, montés par quelques marins, et s’élancèrent hors du port.

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Un quart d’heure après, les deuxElectrics se précipitaient au milieu de la flottille, ils en brisaient la ligne, ils faisaient sauter cinq ou six embarcations, ils en défonçaient 

 

une douzaine. Toutefois, le nombre des agresseurs était si considérable que les deux capitaines, menacés d’être pris à l’abordage, durent revenir à l’abri des jetées.

Cependant le Ferrato avait pris position et il commençait à foudroyer la flottille; mais ses feux, joints à ceux des batteries qui pouvaient utilement agir, furent insuffisants pour empêcher la masse de ces pirates d’opérer leur débarquement. Bien qu’un bon nombre eût péri, bien qu’une vingtaine d’embarcations fussent déjà coulées, plus de mille assiégeants purent prendre pied sur les roches du sud, dont une mer parfaitement calme rendait l’approche trop facile.

On put voir alors que l’artillerie ne manquait pas aux Senoûsistes. Les plus grands chébecs portaient quelques pièces de campagne, montées sur affûts roulants. Ils purent les débarquer dans cette partie du littoral, située hors de l’atteinte des canons de la ville, et même de ceux qui armaient le fortin du cône central.

Le docteur, du poste qu’il était venu prendre sur le saillant le plus rapproché, avait suivi l’ensemble de cette opération. S’y opposer, il ne l’aurait pu, étant donné le nombre relativement faible de son personnel. Mais, comme il était plus fort à l’abri de ses murailles, le rôle des assiégeants, si nombreux qu’ils fussent, allait devenir difficile.

Ceux-ci, traînant leur artillerie légère, s’étaient formés en deux colonnes. Ils marchaient sans chercher à se défiler, avec cette bravoure insouciante de l’Arabe, avec cette audace de fanatiques qu’entretiennent chez eux le mépris de la mort, l’espoir du pillage et la haine de l’Européen.

Lorsqu’ils furent à bonne portée, les batteries vomirent sur eux boulets, obus et mitraille. Plus de cent tombèrent, mais les autres ne reculèrent pas. Leurs pièces de campagne furent mises en position, et elles commencèrent à faire brèche dans un pan de mur, à l’angle de la courtine inachevée du sud.

Leur chef, toujours calme au milieu de ceux qui tombaient à ses côtés, dirigeait l’action. Sarcany, près de lui, l’excitait à donner l’assaut en lançant quelques centaines d’hommes sur la brèche.

De loin, le docteur Antékirtt et Pierre Bathory le reconnurent. Il les reconnut aussi.

Cependant la masse des assiégeants commençait à se porter vers la partie du mur, dont l’éboulement pouvait maintenant leur livrer passage. S’ils parvenaient à franchir cette brèche, s’ils se répandaient dans la ville, les assiégés, trop faibles pour leur résister, seraient contraints d’abandonner la place. Avec le tempérament sanguinaire de ces pirates, la victoire serait suivie d’un égorgeaient général.

La lutte corps à corps fut donc terrible sur ce point. Sous les ordres du docteur, impassible dans le danger et comme invulnérable au milieu des balles, Pierre Bathory et ses compagnons firent des prodiges de courage. Pointe Pescade et Cap Matifou les secondaient avec une audace qui n’était égalée que par leur chance à éviter les mauvais coups.

L’Hercule, un couteau d’une main, une hache de l’autre, faisait largement le vide autour de lui.

«Hardi, mon Cap, hardi!… Assomme-les!» criait Pointe Pescade, dont le revolver, incessamment rechargé et déchargé, éclatait comme une boîte à mitraille.

Mais l’ennemi ne cédait pas. Après avoir été plusieurs fois repoussé hors de la brèche, il allait enfin la franchir, envahir la ville, quand, sur ses derrières, il se fit une diversion.

Le Ferrato était venu se placer à moins de trois encablures du rivage, sous petite vapeur. Puis, de ce point, avec ses caronades, toutes braquées du même bord, son long canon de chasse, ses canons-revolvers Hotchkiss, ses mitrailleuses Gatlings, qui couchaient les assaillants comme le blé sous la faucheuse, il les attaquait de dos, il les foudroyait sur la plage, en même temps qu’il détruisait et coulait les bateaux, mouillés ou amarrés au pied des roches.

Ce fut un coup terrible et très inattendu pour les Senoûsistes. Non seulement ils étaient pris à revers, mais tout moyen de fuir allait leur être enlevé dans le cas où leurs embarcations seraient mises en pièces par les projectiles du Ferrato.

Les assaillants s’arrêtèrent alors devant la brèche que la milice défendait obstinément. Déjà plus de cinq cents avaient trouvé la mort sur la grève, tandis que le nombre des assiégés n’était diminué que dans une proportion relativement faible.

Le chef de l’expédition comprit qu’il fallait immédiatement regagner la mer, s’il ne voulait pas exposer ses compagnons à une perte certaine et complète. En vain Sarcany voulut-il les lancer sur la ville, ordre fut donné de revenir au rivage, et les Senoûsistes opérèrent leur mouvement de retraite comme ils se seraient fait tuer jusqu’au dernier, s’il leur eût été commandé de mourir.

Mais il fallait donner à ces pirates une leçon dont ils ne dussent jamais perdre le souvenir.

«En avant!… Mes amis!… En avant!» cria le docteur.

Et, sous les ordres de Pierre et de Luigi, une centaine de miliciens se jetèrent sur les fuyards qui se hâtaient de regagner le rivage. Pris entre les feux du Ferrato et les feux de la ville, ceux-ci durent aussitôt céder. Alors le désordre se mit dans leurs rangs, et on les vit se précipiter vers les sept ou huit embarcations que les bordées du large avaient plus ou moins épargnées.

Pierre et Luigi, au milieu de la mêlée, visaient surtout à s’emparer d’un homme entre tous. Cet homme, c’était Sarcany. Mais ils voulaient l’avoir vivant, et ils n’échappèrent que par miracle aux coups de revolver que ce misérable déchargea plusieurs fois sur eux.

Cependant, il semblait que le sort allait encore une fois le soustraire à leur justice.

Sarcany et le chef des Senoûsistes, suivis d’une dizaine de leurs compagnons, étaient parvenus à regagner une petite polacre, dont l’amarre venait d’être larguée et qui déjà manœuvrait afin de regagner la haute mer. Le Ferrato était trop loin pour qu’on pût lui signaler de la poursuivre, et elle allait s’échapper.

En ce moment, Cap Matifou aperçut une pièce de campagne, démontée de son affût, qui gisait sur le sable.

Se précipiter sur cette pièce encore chargée, la hisser, avec une force surhumaine, sur une des roches, s’arc-bouter pour la maintenir en place en la tenant par ses tourillons, puis, d’une voix de tonnerre, s’écrier: «A moi, Pescade, à moi!» ce fut l’affaire d’un instant.

Pointe Pescade entendit l’appel de Cap Matifou, il vit ce qu’avait fait «son Cap», il le comprit, il accourut, et, après avoir pointé sur la polacre le canon que soutenait cet affût vivant, il tira.

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Le projectile atteignit l’embarcation dans sa coque et la fracassa… L’Hercule ne fut pas même ébranlé par le recul de la pièce.

Le chef des Senoûsistes et ses compagnons, précipités dans les flots, se noyèrent pour la plupart. Quand à Sarcany, il se débattait au milieu du ressac, lorsque Luigi se jeta à la mer.

Un instant après, Sarcany était remis entre les larges mains de Cap Matifou qui se refermèrent sur lui.

La victoire était complète. Des deux mille assaillants, qui s’étaient jetés sur l’île, à peine quelques centaines purent-ils échapper au désastre et regagner les rivages de la Cyrénaïque.

De longtemps, on pouvait l’espérer, Antékirtta île serait plus menacée d’une descente de ces pirates.

 

 

Chapitre V

Justice.

 

e comte Mathias Sandorf avait payé à Maria et à Luigi Ferrato sa dette de reconnaissance. Mme Bathory, Pierre, Sava, étaient enfin réunis. Après avoir récompensé, il ne restait plus qu’à punir.

Pendant les quelques jours qui suivirent la défaite des Senoûsistes, le personnel de l’île s’employa activement à tout remettre en état. À part quelques blessures sans gravité, Pierre, Luigi, Pointe Pescade et Cap Matifou, – c’est-à-dire tous ceux qui ont été plus intimement mêlés aux événements de ce drame, – étaient sains et saufs. Qu’ils ne se fussent pas ménagés, cependant, on peut en avoir l’assurance. Aussi quelle joie ce fut, quand ils se retrouvèrent dans le hall du Stadthaus avec Sava Sandorf, Maria Ferrato, Mme Bathory et son vieux serviteur Borik. Après avoir rendu les derniers devoirs à ceux qui venaient de succomber dans la lutte, la petite colonie allait pouvoir reprendre le cours de cette existence heureuse, que rien ne viendrait plus troubler sang doute. La défaite des Senoûsistes avait été désastreuse, et Sarcany, qui les avait excités à cette campagne contre Antékirtta, ne serait plus là pour leur souffler ses idées de haine et de vengeance. Le docteur, d’ailleurs, allait s’occuper de compléter à bref délai son système de défense. Non seulement Artenak serait promptement mise à l’abri d’un coup de main, mais l’île elle-même n’offrirait plus un seul point de son périmètre sur lequel un débarquement pût s’opérer. On s’occuperait, en outre, d’y attirer de nouveaux colons, auxquels les richesses de son sol devaient garantir un réel bien-être.

En attendant, rien ne pouvait plus mettre obstacle au mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf. La cérémonie avait été fixée au 9 décembre: elle s’accomplirait à cette date. Aussi Pointe Pescade reprit-il activement ses préparatifs de réjouissances, interrompus par l’invasion des pirates de la Cyrénaïque.

Cependant, sans autre délai, il s’agissait de statuer sur le sort de Sarcany, de Silas Toronthal et de Carpena. Séparément emprisonnés dans les casemates du fortin, ils ignoraient même qu’ils fussent tous trois au pouvoir du docteur Antékirtt.

Le 6 décembre, deux jours après la retraite des Senoûsistes, le docteur les fit comparaître dans le hall du Stadthaus, où il se tenait à l’écart avec Pierre et Luigi.

Ce fut là que les prisonniers se virent pour la première fois, devant le tribunal d’Artenak, composé des premiers magistrats de l’île, sous la garde d’un détachement de miliciens.

Carpena paraissait inquiet; mais, n’ayant rien perdu de sa physionomie sournoise, il jetait des regards furtifs, à droite, à gauche, et n’osait lever les yeux sur ses juges.

Silas Toronthal, très abattu, baissait la tête, et, instinctivement, fuyait le contact de son ancien complice.

Sarcany n’avait qu’un sentiment, – la rage d’être tombé entre les mains de ce docteur Antékirtt.

Luigi, s’avançant alors devant les juges, prit la parole, et s’adressant à l’Espagnol:

«Carpena, dit-il, je suis Luigi Ferrato, le fils du pêcheur de Rovigno, que ta délation a envoyé au bagne de Stein, où il est mort!»

Carpena s’était un instant redressé. Un premier mouvement de colère lui fit monter le sang aux yeux. Ainsi, c’était bien Maria qu’il avait cru reconnaître dans les ruelles du Manderaggio, à Malte, et c’était Luigi Ferrato, son frère, qui lui jetait cette accusation.

Pierre s’avança à son tour, et, tout d’abord, tendant le bras vers le banquier:

«Silas Toronthal, dit-il, je suis Pierre Bathory, le fils d’Étienne Bathory, le patriote hongrois, que, d’accord avec Sarcany, votre complice, vous avez lâchement dénoncé à la police autrichienne de Trieste, et que vous avez envoyé à la mort!»

Puis, à Sarcany:

«Je suis Pierre Bathory que vous avez tenté d’assassiner dans les rues de Raguse! Je suis le fiancé de Sava, fille du comte Mathias Sandorf, que vous avez fait enlever, il y a quinze ans, du château d’Artenak!»

Silas Toronthal avait été frappé comme d’un coup de massue, en reconnaissant Pierre Bathory qu’il croyait mort!

Sarcany, lui, s’était croisé les bras, et, sauf un léger tremblement de ses paupières, il conservait une impudente immobilité.

Ni Silas Toronthal ni Sarcany ne répondirent un seul mot. Et qu’auraient-ils pu répondre à leur victime, qui semblait sortir du tombeau pour les accuser!

Et ce fut bien autre chose, lorsque le docteur Antékirtt, se levant à son tour, dit d’une voix grave:

«Et moi, je suis le compagnon de Ladislas Zathmar et d’Étienne Bathory, que votre trahison, a fait fusiller au donjon de Pisino! Je suis le père de Sava, que tous avez enlevée pour vous rendre maître de sa fortune!… Je suis le comte Mathias Sandorf!»

Cette fois, l’effet de cette déclaration fut tel que les genoux de Silas Toronthal fléchirent jusqu’à terre, tandis que Sarcany, se courbait comme s’il eût voulu rentrer en lui-même.

Alors les trois accusés furent interrogés l’un après l’autre. Leurs crimes n’étaient point de ceux qu’ils eussent pu nier, ni de ceux pour lesquels un pardon fût possible. Le chef des magistrats rappela à Sarcany que l’attaque de l’île, entreprise dans son intérêt personnel, avait fait un grand nombre de victimes dont le sang criait vengeance. Puis, après avoir laissé aux accusés toute liberté de se défendre, il appliqua la loi, conformément au droit que lui donnait cette juridiction régulière:

«Silas Toronthal, Sarcany, Carpena, dit-il, vous avez causé la mort d’Étienne Bathory, de Ladislas Zathmar et d’Andréa Ferrato! Vous êtes condamnés à mourir!

Quand vous voudrez! répondit Sarcany, dont l’impudence avait repris le dessus.

Grâce!» s’écria lâchement Carpena.

Silas Toronthal n’aurait pas eu la force de parler.

On emmena les trois condamnés dans leurs casemates où ils furent gardés à vue.

Comment ces misérables devaient-ils mourir? Seraient-ils fusillés dans un coin de l’île? C’eût été souiller Antékirtta du sang des traîtres! Aussi avait-il été décidé que l’exécution se ferait à l’îlot Kencraf.

Le soir même, un des Électrics, monté par dix hommes sous le commandement de Luigi Ferrato, prit les trois condamnés à son bord et les transporta sur l’îlot, où ils allaient attendre jusqu’au lever du jour le peloton d’exécution.

Sarcany, Silas Toronthal et Carpena devaient croire que l’heure de mourir était venue pour eux. Aussi, quand ils eurent été débarqués, Sarcany, allant droit à Luigi:

«Est-ce pour ce soir?» demanda-t-il.

Luigi ne répondit rien. Les trois condamnés furent laissés seuls, et il faisait déjà nuit, lorsque l’Electric revint à Antékirtta.

L’île était maintenant délivrée de la présence des traîtres. Quant à s’enfuir de l’îlot Kencraf, que vingt milles séparent de la grande terre, c’était impossible.

«Avant demain, ils se seront certainement dévorés les uns les autres! dit Pointe Pescade.

Pouah!» fit Cap Matifou avec dégoût.

La nuit se passa dans ces conditions; mais au Stadthaus, on put observer que le comte Sandorf ne prit pas un instant de repos. Renfermé dans sa chambre, il ne la quitta qu’à cinq heures du matin pour descendre dans le hall, où Pierre Bathory et Luigi furent aussitôt mandés.

Un peloton de miliciens attendait dans la cour du Stadthaus que l’ordre lui fût donné de s’embarquer pour l’îlot Kencraf.

«Pierre Bathory, Luigi Ferrato, dit alors le comte Sandorf, c’est en toute justice que ces traîtres ont été condamnés à mort?

Oui, et ils la méritent! répondit Pierre.

Oui! répondit Luigi, et pas de pitié pour ces misérables!

Que justice soit faite, et que Dieu leur accorde un pardon que les hommes ne peuvent plus leur donner!…»

Le comte Sandorf avait à peine achevé, qu’une épouvantable explosion secouait le Stadthaus et aussi toute l’île, comme si elle eût été agitée par un tremblement de terre.

Le comte Sandorf, Pierre et Luigi se précipitèrent au dehors, pendant que la population, épouvantée, s’enfuyait hors des maisons d’Artenak.

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Une immense gerbe de flamme et de vapeur, mélangée de blocs énormes et d’une grêle de pierres, fusait vers le ciel à une prodigieuse hauteur. Puis ces masse retombèrent autour de l’île en soulevant les eaux de la mer, et un épais nuage demeura suspendu dans l’espace.

Il ne restait plus rien de l’îlot Kencraf, ni des trois condamnés que l’explosion venait d’anéantir.

Que s’était-il donc passé?

On ne l’a pas oublié, non seulement l’îlot était miné en prévision d’un débarquement des Senoûsistes, mais, pour le cas où le fil sous-marin, qui le reliait à Antékirtta, eut été mis hors de service, des appareils électriques avaient été enterrés dans le sol, et il suffisait de les frôler du pied pour que toutes les fougasses de plancasite fissent explosion à la fois.

C’est ce qui s’était produit. Par hasard, un des condamnés avait touché un de ces appareils. De là, cette complète et instantanée destruction de l’îlot.

«Dieu a voulu nous épargner l’horreur de l’exécution!» dit le comte Mathias Sandorf.

Trois jours après, le mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf était célébré à l’église d’Artenak. À cette occasion, le docteur Antékirtt signa de son vrai nom de Mathias Sandorf. Il ne devait plus le quitter maintenant que justice était faite.

Quelques mots suffiront pour achever ce récit.

Trois semaines après, Sava Bathory fut reconnue pour l’héritière des biens réservés du comte Sandorf. La lettre de Mme Toronthal, une déclaration préalablement obtenue du banquier, – déclaration qui relatait les circonstances et le but de l’enlèvement de la petite fille, – avaient suffi pour établir son identité. Comme Sava n’était pas encore âgée de dix-huit ans, ce qui restait du domaine des Carpathes, en Transylvanie, lui fit retour.

D’ailleurs, le comte Sandorf aurait pu rentrer lui-même dans ses biens, sous le bénéfice d’une amnistie, qui était survenue en faveur des condamnés politiques. Mais, s’il redevint publiquement Mathias Sandorf, il n’en voulut pas moins rester le chef de la grande famille d’Antékirtta. Là devait s’écouler sa vie au milieu de tous ceux qui l’aimaient.

La petite colonie, grâce à de nouveaux efforts, ne tarda pas à s’agrandir. En moins d’un an, elle vit doubler sa population. Des savants, des inventeurs, appelés par le comte Sandorf, y vinrent utiliser des découvertes qui seraient restées stériles sans ses conseils, sans la fortune dont il disposait. Aussi Antékirtta allait-elle bientôt devenir le point le plus important de la mer des Syrtes, et, avec l’achèvement de son système défensif, sa sécurité devait être absolue.

Que dire de Mme Bathory, de Maria et de Luigi Ferrato, que dire de Pierre et de Sava, qui ne se sente mieux qu’on ne pourrait l’exprimer? Que dire aussi de Pointe Pescade et de Cap Matifou, qui comptaient parmi les plus notables colons d’Antékirtta? S’ils regrettaient quelque chose, c’était de n’avoir plus l’occasion de se dévouer pour celui qui leur avait fait une telle existence!

Le comte Mathias Sandorf avait accompli sa tâche, et, sans le souvenir de ses deux compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, il eût été aussi heureux qu’un homme généreux peut l’être ici-bas, quand il répand le bonheur autour de lui.

Que l’on ne cherche point dans toute la Méditerranée, non plus qu’en aucune autre mer du globe, – même dans le groupe des Fortunées, – une île dont la prospérité puisse rivaliser avec celle d’Antékirtta!… Ce serait peine inutile!

Aussi, lorsque Cap Matifou, dans l’accablement de son bonheur, croyait devoir dire:

«En vérité, est-ce que nous méritons d’être si heureux?…

Non, mon Cap!.. Mais que veux-tu?… Faut se résigner!» lui répondait Pointe Pescade.

Fin de la cinquième et dernière partie.

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