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Jules Verne

 

sans dessus dessous

 

(Chapitre I-IV)

 

 

56 dessinsde George Roux

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Où la „North Polar Practical Association” lance un document à travers les deux mondes.

 

insi, monsieur Maston, vous prétendez que jamais une femme n’eût été capable de faire progresser les sciences mathématiques ou expérimentales?

– A mon extrême regret, j’y suis obligé, mistress Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu’il y ait eu ou qu’il y ait quelques remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j’en conviens très volontiers. Mais, étant donné sa conformation cérébrale, il n’est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton!

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Oh! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de notre sexe…

– Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes!

– Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVIIe siècle?

– En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme n’aurait eu d’autre idée… que de la manger… à l’exemple de notre mère Ève!

– Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations…

– Toute aptitude?… Non, mistress Scorbitt! Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote, d’Euclide, de Kepler, de Laplace, dans le domaine scientifique.

– Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablement l’avenir?

– Hum! ce qui ne s’est point fait depuis des milliers d’années ne se fera jamais… sans doute!

– Alors je vois qu’il faut en prendre notre parti, monsieur Maston, et nous ne sommes vraiment bonnes…

– Qu’à être bonnes!” répondit J.-T. Maston.

Et cela, il le dit avec cette aimable galanterie dont peut disposer un savant bourré d’x. Mrs. Evangelina Scorbitt était toute portée à s’en contenter, d’ailleurs.

„Eh bien! monsieur Maston, reprit-elle, à chacun son lot en ce monde. Restez l’extraordinaire calculateur que vous êtes! Donnez-vous tout entier aux problèmes de cette œuvre immense à laquelle, vos amis et vous, allez vouer votre existence! Moi, je serai la „bonne femme” que je dois être, en lui apportant mon concours pécuniaire…

– Ce dont nous vous aurons une éternelle reconnaissance!” répondit J.-T. Maston.

Mrs Evangelina Scorbitt rougit délicieusement, car elle éprouvait – sinon pour les savants en général – du moins pour J.-T. Maston, une sympathie vraiment singulière. Le cœur de la femme n’est-il pas un insondable abîme?

Œuvre immense, en vérité, à laquelle cette riche veuve américaine avait résolu de consacrer d’importants capitaux.

Voici quelle était cette œuvre, quel était le but que ses promoteurs prétendaient atteindre.

Les terres arctiques proprement dites comprennent, d’après Maltebrun, Reclus, Saint-Martin et les plus autorisés des géographes:

1° Le Devon septentrional, c’est-à-dire les îles couvertes de glaces de la mer de Baffin et du détroit de Lancastre;

2° La Géorgie septentrionale, formée de la terre de Banks et de nombreuses îles, telles que les îles Sabine, Byam-Martin, Griffith, Cornwallis et Bathurst;

3° L’archipel de Baffin-Parry, comprenant diverses parties du continent circumpolaire, appelées Cumberland, Southampton, James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres à peu près inconnues.

En cet ensemble, périmétré par le soixante-dix-huitième parallèle, les terres s’étendent sur quatorze cent mille milles et les mers sur sept cent mille milles carrés.

Intérieurement à ce parallèle, d’intrépides découvreurs modernes sont parvenus à s’avancer jusqu’aux abords du quatre-vingt-quatrième degré de latitude, relevant quelques côtes perdues derrière la haute chaîne des banquises, donnant des noms aux caps, aux promontoires, aux golfes, aux baies de ces vastes contrées, qui pourraient être appelées les Highlands arctiques. Mais, au-delà de ce quatre-vingt-quatrième parallèle, c’est le mystère, c’est l’irréalisable desideratum des cartographes, et nul ne sait encore si ce sont des terres ou des mers que cache, sur un espace de six degrés, l’infranchissable amoncellement des glaces du Pôle boréal.

Or, en cette année 189., le gouvernement des États-Unis eut l’idée fort inattendue de proposer la mise en adjudication des régions circumpolaires non encore découvertes – régions dont une société américaine, qui venait de se former en vue d’acquérir la calotte arctique, sollicitait la concession.

Depuis quelques années, il est vrai, la conférence de Berlin avait formulé un code spécial, à l’usage des grandes Puissances, qui désirent s’approprier le bien d’autrui sous prétexte de colonisation ou d’ouverture de débouchés commerciaux. Toutefois, il ne semblait pas que ce code fût applicable en cette circonstance, le domaine polaire n’étant point habité. Néanmoins, comme ce qui n’est à personne appartient également à tout le monde, la nouvelle Société ne prétendait point „prendre” mais „acquérir”, afin d’éviter les réclamations futures.

Aux États-Unis, il n’est de projet si audacieux – ou même à peu près irréalisable – qui ne trouve des gens pour en dégager les côtés pratiques et des capitaux pour les mettre en œuvre. On l’avait bien vu, quelques années auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimore s’était donné la tâche d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune, dans l’espoir d’obtenir une communication directe avec notre satellite. Or n’étaient-ce pas ces entreprenants Yankees qui avaient fourni les plus grosses sommes nécessitées par cette intéressante tentative? Et, si elle fut réalisée, n’est-ce pas grâce à deux des membres dudit club, qui osèrent affronter les risques de cette surhumaine  expérience?

Qu’un Lesseps propose quelque jour de creuser un canal à grande section à travers l’Europe et l’Asie, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux mers de la Chine, – qu’un puisatier de génie offre de forer la terre pour atteindre les couches de silicates qui s’y trouvent à l’état fluide, au-dessus de la fonte en fusion, afin de puiser au foyer même du feu central, – qu’un entreprenant électricien veuille réunir les courants disséminés à la surface du globe, pour en former une inépuisable source de chaleur et de lumière, – qu’un hardi ingénieur ait l’idée d’emmagasiner dans de vastes récepteurs l’excès des températures estivales pour le restituer pendant l’hiver aux zones éprouvées par le froid, – qu’un hydraulicien hors ligne essaie d’utiliser la force vive des marées pour produire à volonté de la chaleur ou du travail, – que des sociétés anonymes ou en commandite se fondent pour mener à bonne fin cent projets de cette sorte! – ce sont les Américains que l’on trouvera en tête des souscripteurs, et des rivières de dollars se précipiteront dans les caisses sociales, comme les grands fleuves du Nord-Amérique vont s’absorber au sein des océans.

Il est donc naturel d’admettre que l’opinion fût singulièrement surexcitée, lorsque se répandit cette nouvelle – au moins étrange – que les contrées arctiques allaient être mises en adjudication au profit du dernier et plus fort enchérisseur. D’ailleurs, aucune souscription publique n’était ouverte en vue de cette acquisition, dont les capitaux étaient faits d’avance. On verrait plus tard, lorsqu’il s’agirait d’utiliser le domaine, devenu la propriété des nouveaux acquéreurs.

Utiliser le territoire arctique!… En vérité, cela n’avait pu germer que dans des cervelles de fous!

Rien de plus sérieux que ce projet, cependant.

En effet, un document fut adressé aux journaux des deux continents, aux feuilles européennes, africaines, océaniennes, asiatiques, en même temps qu’aux feuilles américaines. Il concluait à une demande d’enquête de commodo et incommodo de la part des intéressés. Le New-York-Herald avait eu la primeur de ce document. Aussi, les innombrables abonnés de Gordon Bennett purent-ils lire dans le numéro du 7 novembre la communication suivante, – communication qui se répandit rapidement à travers le monde savant et industriel, où elle fut appréciée de façons bien diverses.

 „Avis aux habitants du globe terrestre,

„Les régions du Pôle nord, situées à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, n’ont pas encore pu être mises en exploitation par l’excellente raison qu’elles n’ont pas été découvertes.

„En effet, les points extrêmes, relevés par les navigateurs, de nationalités différentes, sont les suivants:

„82° 45’, atteint par l’anglais Parry, en juillet 1847, sur le vingt-huitième méridien ouest, dans le nord du Spitzberg;

„83° 20’ 28”, atteint par Markham, de l’expédition anglaise de Sir John George Nares, en mai 1876, sur le cinquantième méridien ouest, dans le nord de la terre de Grinnel;

„83° 35’ de latitude, atteint par Lockwood et Brainard, de l’expédition américaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le quarante-deuxième méridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.

„On peut donc considérer la région qui s’étend depuis le quatre-vingt-quatrième parallèle jusqu’au Pôle, sur un espace de six degrés, comme un domaine indivis entre les divers États du globe, et essentiellement susceptible de se transformer en propriété privée, après adjudication publique.

„Or, d’après les principes du droit, nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision. Aussi les États-Unis d’Amérique, s’appuyant sur ces principes, ont-ils résolu de provoquer l’aliénation de ce domaine.

„Une société s’est fondée à Baltimore, sous la raison sociale North Polar Practical Association, représentant officiellement la confédération américaine. Cette société se propose d’acquérir ladite région, suivant acte régulièrement dressé, qui lui constituera un droit absolu de propriété sur les continents, îles, îlots, rochers, mers, lacs, fleuves, rivières et cours d’eau généralement quelconques, dont se compose actuellement l’immeuble arctique, soit que d’éternelles glaces le recouvrent, soit que ces glaces s’en dégagent pendant la saison d’été.

„Il est bien spécifié que ce droit de propriété ne pourra être frappé de caducité, même au cas où des modifications – de quelque nature qu’elles soient – surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre.

„Ceci étant porté à la connaissance des habitants des deux Mondes, toutes les Puissances seront admises à participer à l’adjudication, qui sera faite au profit du plus offrant et dernier enchérisseur.

„La date de l’adjudication est indiquée pour le 3 décembre de la présente année, en la salle des „Auctions”, à Baltimore, Maryland, Etats-Unis d’Amérique.

„S’adresser pour renseignements à William S. Forster, agent provisoire de la North Polar Practical Association, 93, High-street, Baltimore.”

Que cette communication pût être considérée comme insensée, soit! En tout cas, pour sa netteté et sa franchise, elle ne laissait rien à désirer, on en conviendra. D’ailleurs, ce qui la rendait très sérieuse, c’est que le gouvernement fédéral avait d’ores et déjà fait concession des territoires arctiques, pour le cas où l’adjudication l’en rendrait définitivement propriétaire.

En somme, les opinions furent partagées. Les uns ne voulurent voir là qu’un de ces prodigieux „humbugs” américains, qui dépasseraient les limites du puffisme, si la badauderie humaine n’était infinie. Les autres pensèrent que cette proposition méritait d’être accueillie sérieusement. Et ceux-ci insistaient précisément sur ce que la nouvelle Société ne faisait nullement appelé la bourse du public. C’était avec ses seuls capitaux qu’elle prétendait se rendre acquéreur de ces régions boréales. Elle ne cherchait donc point à drainer les dollars, les bank-notes, l’or et l’argent des gogos pour emplir ses caisses. Non! Elle ne demandait qu’à payer sur ses propres fonds l’immeuble circumpolaire.

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Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Société n’aurait eu qu’à exciper tout simplement du droit de premier occupant, en allant prendre possession de cette contrée dont elle provoquait la mise en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque, jusqu’à ce jour, l’accès du Pôle paraissait être interdit à l’homme. Aussi, pour le cas où les États-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, les concessionnaires voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin que personne ne vînt plus tard contester leur droit. Il eût été injuste de les en blâmer. Ils opéraient avec prudence, et, lorsqu’il s’agit de contracter des engagements, dans une affaire de ce genre, on ne peut prendre trop de précautions légales.

D’ailleurs, le document portait une clause, qui réservait les aléas de l’avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des interprétations contradictoires, car son sens précis échappait aux esprits les plus subtils. C’était la dernière: elle stipulait que „le droit de propriété ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où des modifications, – de quelque nature qu’elles fussent, – surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre.”

Que signifiait cette phrase? Quelle éventualité voulait-elle prévoir? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une modification dont la géographie ou la météorologie auraient à tenir compte – surtout en ce qui concernait les territoires mis en adjudication?

„Evidemment, disaient les esprits avisés, il doit y avoir quelque chose là-dessous!”

Les interprétations eurent donc beau jeu, et cela était bien fait pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des autres.

Un journal, le Ledger, de Philadelphie, publia tout d’abord cette note plaisante:

„Des calculs ont sans doute appris aux futurs acquéreurs des contrées arctiques qu’une comète à noyau dur choquera prochainement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe ladite clause.”

La phrase était un peu longue, comme il convient à une phrase qui se prétend scientifique, mais elle n’éclaircissait rien. D’ailleurs, la probabilité d’un choc avec une comète de ce genre ne pouvait être acceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible que les concessionnaires se fussent préoccupés d’une éventualité aussi hypothétique.

„Est-ce que, par hasard, dit le Delta, de la Nouvelle-Orléans, la nouvelle Société s’imagine que la précession des équinoxes pourra jamais produire des modifications favorables à l’exploitation de son domaine?

– Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le parallélisme de l’axe de notre sphéroïde? fit observer le Hamburger-Correspondent.

– En effet, répondit la Revue Scientifique, de Paris, Adhémar n’a-t-il pas avancé dans son livre sur Les révolutions de la mer, que la précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire du grand axe de l’orbite terrestre, serait de nature à apporter une modification à longue période dans la température moyenne des différents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à ses deux Pôles?

– Cela n’est pas certain, répliqua la Revue d’Édimbourg. Et, lors même que cela serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoires arctiques soit changée au point de vue climatérique?

– Eh bien, riposta le Dagblad, de Copenhague, dans douze mille ans, il sera temps de verser les fonds! Mais, avant cette époque, risquer un „krone”, jamais!”

Toutefois, s’il était possible que la Revue Scientifique eût raison avec Adhémar, il était bien probable que la North Polar Practical Association n’avait jamais compté sur cette modification due à la précession des équinoxes.

En fait, personne n’arrivait à savoir ce que signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dans l’avenir.

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Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s’adresser au Conseil d’administration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son président. Mais le président, inconnu! Inconnus, également, le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait le document. Il avait été apporté aux bureaux du New-York-Herald par un certain William S. Forster, de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve – évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroits reporters n’en purent jamais rien tirer. Bref, cette North Polar Practical Association était tellement anonyme qu’on ne pouvait mettre en avant aucun nom. C’est bien là le dernier mot de l’anonymat.

Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère, leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté à la connaissance du public des deux Mondes.

En effet, il s’agissait bien d’acquérir en toute propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pole nord occupe le point central.

Rien de plus exact, d’ailleurs, que parmi les découvreurs modernes, ceux qui s’étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà de ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s’étaient arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels: Payez, en 1874, par 82° 15’, au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble; Leout, en 1870, par 72° 47’, au-dessus de la Sibérie; De Long, dans l’expédition de la Jeannette, en 1879, par 78° 45’, sur les parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérie et le Groënland, à la hauteur du cap Bismark, n’avaient pas franchi les soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d’arc, entre le point – soit 83° 35’ – où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l’indiquait le document, la North Polar Practical Association n’empiétait pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge de toute empreinte humaine.

Voici quelle est l’étendue de cette portion du globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle:

De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles carrés en chiffres ronds.1

C’était à peu près la dixième partie de l’Europe entière – un morceau de belle dimension!

Le document, on l’a vu, posait aussi en principe que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n’appartenant à personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c’était supposable. Mais il était à prévoir que les États limitrophes – du moins – voudraient considérer ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d’un droit de propriété. Et, d’ailleurs, leurs prétentions seraient d’autant mieux justifiées que les découvertes, opérées dans l’ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement dues à l’audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prétendait-il les indemniser avec le prix de l’acquisition. Quoi qu’il en fût, les partisans de la North Polar Practical Association ne cessaient de le répéter: la propriété était indivise, et, personne n’étant forcé de demeurer dans l’indivision, nul ne s’opposer à la licitation de ce vaste domaine.

Les États dont les droits étaient absolument indiscutables, en tant que limitrophes, étaient au nombre de six: l’Amérique, l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie. Mais d’autres États pouvaient arguer des découvertes opérées par leurs marins et leurs voyageurs.

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Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques-uns de ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent pour objectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-on citer, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les parages de l’île Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyé à la recherche de John Franklin? Doit-on oublier le docteur Octave Pavy, mort en 1884, près du cap Sabine, durant le séjour de la mission Greely au fort Conger? Et cette expédition qui, en 1838-39, avait entraîné jusqu’aux mers du Spitzberg, Charles Martins, Marmier, Bravais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de la laisser dans l’oubli? Malgré cela, la France ne jugea point à propos de se mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, et elle abandonna sa part du gâteau polaire, où les autres Puissances risquaient de se casser les dents. Peut-être eut-elle raison et fit-elle bien.

De même, l’Allemagne. Elle avait à son actif, dès 1671, la campagne du Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en 1869-70, les expéditions de la Germania et de la Hansa, commandées par Koldervey et Hegeman, qui s’élevèrent jusqu’au cap Bismarck, en longeant la côte du Groënland. Mais, malgré ce passé de brillantes découvertes, elle ne crut point devoir accroître d’un morceau du Pôle l’empire germanique.

Il en fut ainsi pour l’Autriche-Hongrie, bien qu’elle fût déjà propriétaire des terres de François-Joseph, situées dans le nord du littoral sibérien.

Quant à l’Italie, n’ayant aucun droit à intervenir, elle n’intervint pas – quelque invraisemblable que cela puisse paraître.

Il y avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoires de l’Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre l’Asie et l’Amérique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis, habitent l’ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis l’année 1867. Mais ces peuplades – en somme les véritables naturels, les indiscutables autochtones des régions du nord – ne devaient point avoir voix au chapitre. Et puis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association? Et comment ces pauvres gens auraient-il payé? En coquillages, en dents de morses ou en huile de phoque? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samoyèdes!… On ne les consulta même pas.

Ainsi va le monde!

 

 

Chapitre II

Dans lequel les délégués anglais, hollandais, suédois, danois et russe se présentent au lecteur.

 

e document méritait une réponse. En effet, si la nouvelle association acquérait les régions boréales, ces régions deviendraient propriété définitive de l’Amérique, ou pour mieux dire, des États-Unis, dont la vivace confédération tend sans cesse à s’accroître. Déjà, depuis quelques années, la cession des territoires du nord-ouest, faite par la Russie depuis la cordillère septentrionale jusqu’au détroit de Behring, venait de lui adjoindre un bon morceau du Nouveau Monde. Il était donc admissible que les autres Puissances ne verraient pas volontiers cette annexion des contrées arctiques à la république fédérale.

Cependant, ainsi qu’il a été dit, les divers États de l’Europe et de l’Asie – non limitrophes de ces régions – refusèrent de prendre part à cette adjudication singulière, tant les résultats leur en semblaient problématiques. Seules, les Puissances dont le littoral se rapproche du quatre-vingt-quatrième degré, résolurent de faire valoir leurs droits par l’intervention de délégués officiels. On le verra du reste: elles ne prétendaient pas acheter au-delà d’un prix relativement modique, car il s’agissait d’un domaine dont il serait peut-être impossible de prendre possession. Toutefois l’insatiable Angleterre crut devoir ouvrir à son agent un crédit de quelque importance. Hâtons-nous de le dire: la cession des contrées circumpolaires ne menaçait aucunement l’équilibre européen, et il ne devait en résulter aucune complication internationale. M. de Bismarck – le grand chancelier vivait encore à cette époque – ne fronça même pas son épais sourcil de Jupiter allemand.

Restaient donc en présence l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie, qui allaient être admises à lancer leurs enchères par-devant le commissaire-priseur de Baltimore, contradictoirement avec les États-Unis. Ce serait au plus offrant qu’appartiendrait cette calotte glacée du Pôle, dont la valeur marchande était au moins très contestable.

Voici, au surplus, les raisons personnelles pour lesquelles les cinq États européens désiraient assez rationnellement que l’adjudication fût faite à leur profit.

La Suède-Norvège, propriétaire du cap Nord, situé au-delà du soixante-dixième parallèle, ne cacha point qu’elle se considérait comme ayant des droits sur les vastes espaces qui s’étendent jusqu’au Spitzberg, et, par-delà jusqu’au Pôle même. En effet, le norvégien Kheilhau, le célèbre suédois Nordenskiöld, n’avaient-ils pas contribué aux progrès géographiques dans ces parages? Incontestablement.

Le Danemark disait ceci: c’est qu’il était déjà maître de l’Islande et des îles Feroë, à peu près sur la ligne du Cercle polaire; que les colonies, fondées le plus au nord des régions arctiques, lui appartenaient, telles l’île Diskö dans le détroit de Davis, les établissements d’Holsteinborg, de Proven, de Godhavn, d’Upernavik dans la mer de Baffin et sur la côte occidentale du Groënland. En outre, le fameux navigateur Behring, d’origine danoise, bien qu’il fût alors au service de la Russie, n’avait-il pas, dès l’année 1728, franchi le détroit auquel son nom est resté, avant d’aller, treize ans plus tard, mourir misérablement, avec trente hommes de son équipage, sur le littoral d’une île qui porte son nom? Antérieurement, en l’an 1619, est-ce que le navigateur Jean Munk n’avait pas exploré la côte orientale du Groënland, et relevé plusieurs points totalement inconnus avant lui? Le Danemark avait donc des droits sérieux à se rendre acquéreur.

Pour la Hollande, c’étaient ses marins, Barentz et Heemskerk, qui avaient visité le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble, dès la fin du XVIe siècle. C’était l’un de ses enfants, Jean Mayen, dont l’audacieuse campagne vers le nord, en 1611, avait valu à son pays la possession de l’île de ce nom, située au-delà du soixante et onzième degré de latitude. Donc, son passé l’engageait.

Quant aux Russes, avec Alexis Tschirikof, ayant Behring sous ses ordres, avec Paulutski, dont l’expédition, en 1751, s’avança au-delà des limites de la mer Glaciale, avec le capitaine Martin Spanberg et le lieutenant William Walton, qui s’aventurèrent sur ces parages inconnus en 1739, ils avaient pris une part notable aux recherches faites à travers le détroit qui sépare l’Asie de l’Amérique. De plus, par la disposition des territoires sibériens, étendus sur cent vingt degrés jusqu’aux limites extrêmes du Kamtchatka, le long de ce vaste littoral asiatique, où vivent Samoyèdes, Yakoutes, Tchouktchis et autres peuplades soumises à leur autorité, ne dominent-ils pas une moitié de l’océan Boréal? Puis, sur le soixante-quinzième parallèle, à moins de neuf cents milles du Pôle, ne possèdent-ils pas les îles et les îlots de la Nouvelle-Sibérie, cet archipel des Liatkow, découvert au commencement du XVIIIe siècle? Enfin, dès 1764, avant les Anglais, avant les Américains, avant les Suédois, le navigateur Tschitschagoff n’avait-il pas cherché un passage du nord, fin d’abréger les itinéraires entre les deux continents?

Cependant, tout compte fait, il semblait que les Américains fusent plus particulièrement intéressés à devenir propriétaires de ce point inaccessible du globe terrestre. Eux aussi, ils souvent tenté de l’atteindre, tout en se dévouant à la recherche de Sir John Franklin, avec Grinnel, avec Kane, avec Hayes, avec Greely, avec De Long et autres hardis navigateurs. Eux aussi pouvaient exciper de la situation géographique de leur pays, qui se développe au-delà du Cercle polaire depuis le détroit de Behring jusqu’à la baie d’Hudson. Toutes ces terres, toutes ces îles, Wollaston, Prince-Albert, Victoria, Roi-Guillaume, Melville, Cockburne, Banks, Baffin, sans compter les mille îlots de cet archipel, n’étaient-elles pas comme la rallonge qui les reliait au quatre-vingt-dixième degré? Et puis, si le Pôle nord se rattache par une ligne presque ininterrompue de territoires à l’un des grands continents du globe, n’est ce pas plutôt à l’Amérique qu’aux prolongements de l’Asie ou de l’Europe? Donc rien de plus naturel que la proposition de l’acquérir eût été faite par le gouvernement fédéral au profit d’une Société américaine, et, si une Puissance avait les droits les moins discutables à posséder le domaine polaire, c’étaient bien les États-Unis d’Amérique.

Il faut le reconnaître toutefois, le Royaume-Uni, qui possédait le Canada et la Colombie anglaise, dont les nombreux marins s’étaient distingués dans les campagnes arctiques, donnait également de solides raisons pour vouloir annexer cette partie du globe à son vaste empire colonial. Aussi, ses journaux discutèrent-ils longuement et passionnément.

„Oui! sans doute, répondit le grand géographe anglais Kliptringan, dans un article du Times, qui fit sensation, oui! les Suédois, les Danois, les Hollandais, les Russes et les Américains peuvent se prévaloir de leurs droits! Mais l’Angleterre ne saurait, sans déchoir, laisser ce domaine lui échapper. La partie nord du nouveau continent ne lui appartient-elle pas déjà? Ces terres, ces îles, qui la composent, n’ont-elles pas été conquises par ses propres découvreurs, depuis Willoughi, qui visita le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble en 1739 jusqu’à Mac Clure, dont le navire à franchi en 1853 le passage du nord-ouest?

„Et puis, déclara le Standard par la plume de l’amiral Fize, est-ce que Frobisher, Davis, Hall, Weymouth, Hudson, Baffin, Cook, Ross, Parry, Bechey, Belcher, Franklin, Mulgrave, Scoresby, Mac Clintock, Kennedy, Nares, Collinson, Archer, n’étaient pas d’origine anglo-saxonne, et quel pays pourrait exercer une plus juste revendication sur la portion des régions arctiques que ces navigateurs n’avaient encore pu atteindre?

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„Soit! riposta le Courrier de San-Diego (Californie) plaçons l’affaire sur son véritable terrain, et, puisqu’il y a une question d’amour-propre entre les États-Unis et l’Angleterre, nous dirons: si l’Anglais Markham, de l’expédition Nares, s’est élevé jusqu’à 83°20’ de latitude septentrionale, les Américains Lockwood et Brainard, de l’expédition Greely, le dépassant de quinze minutes de degré, ont fait scintiller les trente huit étoiles du pavillon des États-Unis par 83° 35’. À eux l’honneur de s’être le plus rapprochés du Pôle nord!”

Voilà quelles furent les attaques et quelles furent les ripostes.

Enfin, inaugurant la série des navigateurs qui s’aventurèrent au milieu des régions arctiques, il convient de citer encore le Vénitien Cabot – 1498 – et le Portugais Corteréal – 1500 – qui découvrirent le Groënland et le Labrador. Mais ni l’Italie ni le Portugal n’avaient eu la pensée de prendre part à l’adjudication projetée, s’inquiétant peu de l’État qui en aurait le bénéfice.

On pouvait le prévoir, la lutte ne serait très vivement soutenue à coups de dollars ou de livres sterling que par l’Angleterre et l’Amérique.

Cependant, à la proposition formulée par la North Polar Practical Association, les pays limitrophes des contrées boréales s’étaient consultés par l’entremise de congrès commerciaux et scientifiques. Après débats, ils avaient résolu d’intervenir aux enchères, dont l’ouverture était fixée à la date du 3 décembre à Baltimore, en affectant à leurs délégués respectifs un crédit qui ne pourrait être dépassé. Quant à la somme produite par la vente, elle serait partagée entre les cinq États non adjudicataires, qui la toucheraient comme indemnité, en renonçant à tous droits dans l’avenir.

Si cela n’alla pas sans quelques discussions, l’affaire finit par s’arranger. Les États intéressés acceptèrent, d’ailleurs, que l’adjudication fût faite à Baltimore, ainsi que l’avait indiqué le gouvernement fédéral. Les délégués, munis de leurs lettres de crédit, quittèrent Londres, La Haye, Stockholm, Copenhague, Pétersbourg, et arrivèrent aux États-Unis, trois semaines avant le jour fixé pour la mise en vente.

À cette époque, l’Amérique n’était encore représentée que par l’homme de la North Polar Practical Association, ce William S. Forster, dont le nom figurait seul au document du 7 novembre, paru dans le New-York-Herald.

Quant aux délégués des États européens, voici ceux qui avaient été choisis et qu’il convient d’indiquer spécialement par quelque trait.

Pour la Hollande: Jacques Jansen, ancien conseiller des Indes néerlandaises, cinquante-trois ans, gros, court, tout en buste, petits bras, petites jambes arquées, tête à lunettes d’aluminium, face ronde et colorée, chevelure en nimbe, favoris grisonnants – un brave homme, quelque peu incrédule au sujet d’une entreprise dont les conséquences pratiques lui échappaient.

Pour le Danemark: Eric Baldenak, ex-sous-gouverneur des possessions groënlandaises, taille moyenne, un peu inégal d’épaules, gaster bedonnant, tête énorme et roulante, myope à user le bout de son nez sur ses cahiers et ses livres, n’entendant guère raison en ce qui concernait les droits de son pays qu’il considérait comme le légitime propriétaire des régions du nord.

Pour la Suède et Norvège: Jan Harald, professeur de cosmographie à Christiania, qui avait été l’un des plus chauds partisans de l’expédition Nordenskiöld, un vrai type des hommes du Nord, figure rougeaude, barbe et chevelure d’un blond qui rappelait celui des blés trop mürs, – tenant pour certain que la calotte polaire, n’étant occupée que par la mer Paléocrystique, n’avait aucune valeur. Donc, assez désintéressé dans la question, et ne venant là qu’au nom des principes.

Pour la Russie: le colonel Boris Karkof, moitié militaire, moitié diplomate, grand, raide, chevelu, barbu, moustachu, tout d’une pièce, semblant gêné sous son vêtement civil, et cherchant inconsciemment la poignée de l’épée qu’il portait autrefois, – très intrigué surtout de savoir ce que cachait la proposition de la North Polar Practical Association, et si ce ne serait point dans l’avenir une cause de difficultés internationales.

Pour l’Angleterre enfin: le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ces derniers représentaient à eux deux tous les appétits, toutes les aspirations du Royaume-Uni, ses instincts commerciaux et industriels, ses aptitudes à considérer comme siens, d’après une loi de nature, les territoires septentrionaux, méridionaux ou équatoriaux qui n’appartenaient à personne.

Un Anglais, s’il en fut jamais, ce major Donellan, grand, maigre, osseux, nerveux, anguleux, avec un cou de bécassine, une tête à la Palmerston sur des épaules fuyantes, des jambes d’échassier, très vert sous ses soixante ans, infatigable – et il l’avait bien montré, lorsqu’il travaillait à la délimitation des frontières de l’Inde sur la limite de la Birmanie. Il ne riait jamais et peut-être même n’avait-il jamais ri. À quoi bon?… Est-ce qu’on a jamais vu rire une locomotive, une machine élévatoire ou un steamer?

En cela, le major différait essentiellement de son secrétaire Dean Toodrink – un garçon loquace, plaisant, la tête forte, des cheveux jouant sur le front, de petits yeux plissés. Il était écossais de naissance, très connu dans la „Vieille Enfumée” pour ses propos joyeux et son goût pour les calembredaines. Mais, si enjoué qu’il fût, il ne se montrait pas moins personnel, exclusif, intransigeant, que le major Donellan, lorsqu’il s’agissait des revendications les moins justifiables de la Grande-Bretagne.

Ces deux délégués allaient évidemment être les plus acharnés adversaires de la Société américaine. Le Pôle nord était à eux, il leur appartenait dès les temps préhistoriques, comme si c’était aux Anglais que le Créateur avait donné mission d’assurer la rotation de la Terre sur son axe, et ils sauraient bien l’empêcher de passer entre des mains étrangères.

Il convient de faire observer que, si la France n’avait pas jugé à propos d’envoyer de délégué ni officiel ni officieux, un ingénieur français était venu „pour l’amour de l’art” suivre de très près cette curieuse affaire. On le verra apparaître à son heure.

Les représentants des puissances septentrionales de l’Europe étaient donc arrivés à Baltimore, et par des paquebots différents, comme des gens qui tiennent à ne point s’influencer. C’étaient des rivaux. Chacun d’eux avait en poche le crédit nécessaire pour combattre. Mais c’est bien le cas de dire qu’ils n’allaient point combattre à armes égales. Celui-ci pouvait disposer d’une somme qui n’atteignait pas le million, celui-là d’une somme qui le dépassait. Et, en vérité, pour acquérir un morceau de notre sphéroïde, où il semblait impossible de mettre le pied, cela devait paraître encore trop cher! En réalité, le mieux partagé sous ce rapport, c’était le délégué anglais, auquel le Royaume-Uni avait ouvert un crédit assez considérable. Grâce à ce crédit, le major Donellan n’aurait pas grand-peine à vaincre ses adversaires suédois, danois, hollandais et russe. Quant à l’Amérique, c’était autre chose; il serait moins facile de la battre sur le terrain des dollars. En effet, il était au moins probable que la mystérieuse Société devait avoir des fonds considérables à sa disposition. La lutte à coups de millions se localiserait vraisemblablement entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Avec le débarquement des délégués européens, l’opinion publique commença à se passionner davantage. Les racontars les plus singuliers coururent à travers les journaux. D’étranges hypothèses s’établirent sur cette acquisition du Pôle nord. Qu’en voulait-on faire? Et qu’en pouvait-on faire? Rien – à moins que ce ne fût pour entretenir les glacières du Nouveau et de l’Ancien Monde! Il y eut même un journal de Paris, le Figaro, qui soutint plaisamment cette opinion. Mais encore aurait-il fallu pouvoir franchir le quatre-vingt-quatrième parallèle.

Cependant, les délégués, s’ils s’étaient évités pendant leur voyage transatlantique, commencèrent à se rapprocher, lorsqu’ils furent réunis à Baltimore.

Voici pour quelles raisons:

Dès son arrivée, chacun d’eux avait essayé de se mettre en rapport avec la North Polar Practical Association, séparément, à l’insu les uns des autres. Ce qu’ils cherchaient à savoir pour en profiter, le cas échéant, c’étaient les motifs cachés au rond de cette affaire, et quel profit la Société espérait en tirer. Or, jusqu’à ce moment, rien n’indiquait qu’elle eût installé un office à Baltimore. Pas de bureaux, pas d’employés. Pour renseignement, s’adresser à William S. Forster, de High-street. Et il ne semblait pas que l’honnête consignataire de morues en sût plus long à cet égard que le dernier portefaix de la ville.

Les délégués ne purent dès lors rien apprendre. Ils en furent réduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaient les divagations publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester impénétrable, tant qu’elle ne l’aurait pas fait connaître? On se le demandait. Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu’après acquisition faite.

Il suit de là que les délégués finirent par se rencontrer, se rendre visite, se tâter, et finalement entrer en communication – peut-être avec l’arrière-pensée de former une ligue contre l’ennemi commun, autrement dit la Compagnie américaine.

Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, ils se trouvèrent entrain de conférer à l’hôtel Wolesley, dans l’appartement occupé par le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait, cette tendance à une commune entente était principalement due aux habiles agissements du colonel Boris Karkof, le fin diplomate que l’on sait.

Tout d’abord, la conversation s’engagea sur les conséquences commerciales ou industrielles que la Société prétendait tirer de l’acquisition du domaine arctique. Le professeur Jan Harald demanda si l’un ou l’autre de ses collègues avait pu se procurer quelque renseignement à cet égard. Et, tous, peu à peu, convinrent qu’ils avaient tenté des démarches près de William S. Forster, auquel, d’après le document, les communications devaient être adressées.

„Mais, j’ai échoué, dit Eric Baldenak.

– Et je n’ai point réussi, ajouta Jacques Jansen.

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– Quant à moi, répondit Dean Toodrink, lorsque je me suis présenté au nom du major Donellan dans les magasins de High-street, j’ai trouvé un gros homme en habit noir, coiffé d’un chapeau de haute forme, drapé d’un tablier blanc qui lui montait des bottes au menton. Et, lorsque je lui ai demandé des renseignements sur l’affaire, il m’a répondu que le South-Star venait d’arriver de Terre-Neuve à pleine cargaison, et qu’il était en mesure de me livrer un fort stock de morues fraîches pour le compte de la maison Ardrinell and Co.

– Eh! eh! riposta l’ancien conseiller des Indes néerlandaises, toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une cargaison de morues que de jeter son argent dans les profondeurs de l’océan Glacial!

– Là n’est point la question, dit alors le major Donellan, d’une voix brève et hautaine. Il ne s’agit pas d’un stock de morues, mais de la calotte polaire…

– Que l’Amérique voudrait bien se mettre sur la tête! ajouta Dean Toodrink, en riant de sa répartie.

– Ça l’enrhumerait, dit finement le colonel Karkof.

– Là n’est pas la question, reprit le major Donellan, et je ne sais ce que cette éventualité de coryzas vient faire au milieu de notre conférence. Ce qui est certain, c’est que pour une raison ou pour une autre, l’Amérique, représentée par la North Polar Practical Association, – remarquez le mot „practical”, messieurs, – veut acheter une surface de quatre cent sept mille milles carrés autour du Pôle arctique, surface circonscrite actuellement, – remarquez le moi „actuellement”, messieurs, – par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude boréale…

– Nous le savons, major Donellan, repartit Jan Harald, et de reste! Mais ce que nous ne savons pas, c’est comment ladite la Société entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires, ou ces mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel…

– Là n’est pas la question, répondit une troisième fois le major Donellan. Un État veut, en payant, s’approprier une portion du globe, qui, par sa situation géographique, semble plus spécialement appartenir à l’Angleterre…

– À la Russie, dit le colonel Karkof…

– À la Hollande, dit Jacques Jansen.

– À la Suède-Norvège, dit Jan Harald.

– Au Danemark”, dit Eric Baldenak.

Les cinq délégués s’étaient redressés sur leurs ergots, et l’entretien risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsque Dean Toodrink essaya d’intervenir une première fois:

„Messieurs, dit-il d’un ton conciliant, là n’est point la question, suivant l’expression dont mon chef, le major Donellan, fait le plus volontiers usage. Puisqu’il est décidé en principe que les régions circumpolaires seront mises en vente, elles appartiendront nécessairement à celui des États représentés par vous, qui mettra à cette acquisition l’enchère la plus élevée. Donc, puisque la Suède-Norvège, la Russie, le Danemark, la Hollande et l’Angleterre ont ouvert des crédits à leurs délégués, ne vaudrait-il pas mieux que ceux-ci formassent un syndicat, ce qui leur permettrait de disposer d’une somme telle que la Société américaine ne pourrait lutter contre eux?”

Les délégués s’entreregardèrent. Ce Dean Toodrink avait peut-être trouvé le joint. Un syndicat… De notre temps, ce mot répond à tout. On se syndique, comme on respire, comme on boit, comme on mange, comme on dort. Rien de plus moderne – en politique aussi bien qu’en affaires.

Toutefois, une objection ou plutôt une explication fut nécessaire, et Jacques Jansen se trouva interpréter les sentiments de ses collègues en disant:

„Et après?…”

Oui!… Après l’acquisition faite par le syndicat?

„Mais il me semble que l’Angleterre!… dit le major d’un ton raide.

– Et la Russie!… dit le colonel, dont les sourcils se froncèrent terriblement.

– Et la Hollande! dit le conseiller.

– Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois… fit observer Eric Baldenak.

– Pardon, s’écria Dean Toodrink, il n’y a q’un pays qui ait été donné par Dieu, et c’est l’Écosse!

– Et pourquoi?… fit le délégué suédois.

– Le poète n’a-t-il pas dit:

„Deus nobis hoec otia fecit.”

riposta ce farceur en traduisant à sa façon la fin du sixième vers de première églogue de Virgile.

Tous se mirent à rire – excepté le major Donellan – et cela enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assez mal.

Et alors Dean Toodrink put ajouter:

„Ne nous querellons pas, messieurs!… À quoi bon?… Formons plutôt notre syndicat…

– Et après?… reprit Jan Harald.

– Après? répondit Dean Toodrink. Rien de plus simple, messieurs. Ou, lorsque vous l’aurez achetée, la propriété du domaine polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant une juste indemnité, vous la transporterez à l’un des États coacquéreurs. Mais le but principal aura été préalablement atteint, qui est d’éliminer définitivement les représentants de l’Amérique!”

Elle avait du bon, cette proposition – du moins pour l’heure présente – car, dans un avenir rapproché, les délégués ne manqueraient pas de se prendre aux cheveux – et on sait s’ils étaient chevelus! – lorsqu’il s’agirait de choisir l’acquéreur définitif de cet immeuble aussi disputé qu’inutile. De toute façon, ainsi que l’avait si intelligemment marqué Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolument hors concours.

„Voilà qui me paraît sensé, dit Eric Baldenak.

– Habile, dit le colonel Karkof.

– Adroit, dit Jan Harald.

– Matin, dit Jacques Jansen.

– Bien anglais!” dit le major Donellan.

Chacun avait lancé son mot, avec l’espoir de jouer plus tard ses estimables collègues.

„Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est parfaitement entendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État seront entièrement réservés pour l’avenir?…”

C’était entendu.

Il ne restait plus qu’à savoir quels crédits ces divers États avaient mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait ces crédits, et il n’était pas douteux que ce total présenterait une somme si importante que les ressources de la North Polar Practical Association ne lui permettraient pas de la dépasser.

La question fut donc posée par Dean Toodrink.

Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne voulait répondre. Montrer son porte-monnaie? Vider ses poches dans la caisse du syndicat? Faire connaître par avance jusqu’où chacun comptait pousser les enchères?… Nul empressement à cela! Et si quelque désaccord survenait plus tard entre les nouveaux syndiqués?… Et si les circonstances les obligeaient à prendre part à la lutte chacun pour soi?… Et si le diplomate Karkof se blessait des finasseries de Jacques Jansen, qui s’offenserait des menées sourdes d’Eric Baldenak, qui s’irriterait des roublardises de Jan Harald, qui se refuserait à supporter les prétentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gênerait guère pour intriguer contre chacun de ses collègues? Enfin, déclarer ses crédits, c’était montrer son jeu, quand il était nécessaire de poitriner.

Véritablement, il n’y avait que deux manières de répondre à la juste mais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer les crédits – ce qui eût été très embarrassant, lorsqu’il se serait agi d’en opérer le versement, – ou les diminuer d’une façon tellement dérisoire, que cela dégénérât en plaisanterie et qu’il ne fût point donné suite à la proposition.

Cette idée vint d’abord à l’ex-conseiller des Indes néerlandaises, qui, il faut en convenir, n’était pas sérieux, et tous ses collègues lui emboîtèrent le pas.

„Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette, mais, pour l’acquisition du domaine arctique, je ne puis disposer que de cinquante rixdalers2.

– Et moi, que de trente-cinq roubles, dit la Russie.

– Et moi, que de vingt kronors, dit la Suède-Norvège.

– Et moi, que de quinze krones, dit le Danemark.

– Eh bien, répondit le major Donellan, d’un ton dans lequel on sentait toute cette dédaigneuse attitude si naturelle à la Grande-Bretagne, ce sera donc à votre profit que l’acquisition sera faite, messieurs, car l’Angleterre ne peut y mettre plus d’un shilling six pence!”

Et, sur cette déclaration ironique, finit la conférence des délégués de la vieille Europe.

 

 

Chapitre III

Dans lequel se fait l’adjudication des régions du Pôle arctique

 

ourquoi cette vente allait-elle s’effectuer, le 3 décembre, dans la salle ordinaire des Auctions, où, d’habitude, on ne vendait que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., ou des objets d’art, tableaux, statues, médailles, antiquités? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’une licitation immobilière, n’était-elle pas faite soit par-devant notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce genre d’opération? Enfin, pourquoi l’intervention d’un commissaire-priseur, lorsqu’on poursuivait la mise en vente d’une partie du globe terrestre? Est-ce que ce morceau de sphéroïde pouvait être assimilé à quelque meuble meublant, et n’était-ce pas tout ce qu’il y avait de plus immeuble au monde?

En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ainsi. L’ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces conditions, et le contrat n’en serait pas moins valable. Et, au fait, cela n’indiquait-il pas que, dans la pensée de la North Polar Practical Association, l’immeuble en question tenait aussi du meuble, comme s’il eût été possible de le déplacer. Aussi, cette singularité ne laissait-elle pas d’intriguer certains esprits éminemment perspicaces, – très rares, même aux États-Unis.

D’ailleurs, il existait un précédent. Déjà une portion de notre planète avait été adjugée dans une salle des Auctions, par l’entremise d’un commissaire-priseur aux enchères publiques. En Amérique précisément.

En effet, quelques années avant, à San Francisco de Californie, une île de l’océan Pacifique, l’île Spencer3, fut vendue au riche William W. Kolderup, battant de cinq cent mille dollars son concurrent J. R. Taskinar, de Stockton. Cette île Spencer avait été payée quatre millions de dollars. Il est vrai, c’était une île habitable, située à quelques degrés seulement de la côte californienne, avec forêts, cours d’eau, sol productif et solide, champs et prairies susceptibles d’être mis en culture, et non une région vague, peut-être une mer couverte de glaces éternelles, défendue par d’infranchissables banquises, et que très probablement personne ne pourrait jamais occuper. Il était donc à supposer que l’incertain domaine du Pôle, mis en adjudication, n’atteindrait jamais un prix aussi considérable.

Néanmoins, ce jour-là, l’étrangeté de l’affaire avait attiré, sinon beaucoup d’amateurs sérieux, du moins un grand nombre de curieux, avides d’en connaître le dénouement. La lutte, en somme, ne pouvait être que très intéressante.

Au surplus, depuis leur arrivée à Baltimore, les délégués européens s’étaient vus très entourés, très recherches – et, bien entendu, très interviewés. Comme cela se passait en Amérique, rien d’étonnant que l’opinion publique eût été surexcitée au plus haut point. De là, des paris insensés – forme la plus ordinaire sous laquelle se produit cette surexcitation aux États-Unis, dont l’Europe commence à suivre volontiers le contagieux exemple. Si les citoyens de la confédération américaine, aussi bien ceux de la Nouvelle-Angleterre que ceux des États du centre, de l’ouest et du sud, se divisaient en groupes d’opinions différentes, tous, évidement, faisaient des vœux pour leur pays. Ils espéraient bien que le Pôle nord s’abriterait sous les plis du pavillon aux trente-huit étoiles. Et, cependant, ils n’étaient pas sans éprouver quelque inquiétude. Ce n’était ni la Russie, ni la Suède-Norvège, ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redoutaient les chances peu sérieuses. Mais le Royaume-Uni était là avec ses ambitions territoriales, sa tendance à tout absorber, sa ténacité trop connue, ses bank-notes trop envahissantes. Aussi de fortes sommes furent-elles engagées. On pariait sur America et sur Great-Britain comme on l’eût fait sur des chevaux de course, et à peu près à égalité. Quant à Danemark, Sweden, Holland et Russia, bien qu’on les offrit à 12 et 13 1/2, ils ne trouvaient guère preneurs.

La vente était annoncée pour midi. Dès le matin, l’encombrement des curieux interceptait la circulation dans Bolton-street. L’opinion avait été extrêmement soulevée depuis la veille. Par le fil transatlantique, les journaux venaient d’être informés que la plupart des paris, proposés par les Américains, étaient tenus par les Anglais, et Dean Toodrink avait fait immédiatement afficher cette cote dans la salle des Auctions. Le gouvernement de la Grande-Bretagne, disait-on, avait mis des fonds considérables à la disposition du major Donellan… A l’Admiralty-Office, faisait observer le New-York-Herald les lords de l’Amirauté poussaient à l’acquisition des terres arctiques, désignées par avance, pour figurer dans la nomenclature des colonies anglaises, etc., etc.

Qu’y avait-il de vrai dans ces nouvelles, de probable dans ces racontars? on ne savait. Mais, ce jour-là, à Baltimore, les gens réfléchis pensaient que, si la North Polar Practical Association était abandonnée à ses seules ressources, la lutte pourrait bien se terminer au profit de l’Angleterre. De là, une pression que les plus ardents Yankees cherchaient à opérer sur le gouvernement de Washington. Au milieu de cette effervescence, la Société nouvelle, incarnée dans la modeste personne de son agent, William S. Forster, ne paraissait pas s’inquiéter de cet emballement général, comme si elle eût été sans conteste assurée du succès.

A mesure que l’heure approchait, la foule se massait le long de Bolton-street. Trois heures avant l’ouverture des portes, il n’était plus possible d’arriver à la salle de vente. Déjà tout l’espace réservé au public était rempli à faire éclater les murs. Seulement, un certain nombre de places, entourées d’une barrière, avaient été gardées pour les délégués européens. C’était bien le moins qu’ils eussent la possibilité de suivre les phases de l’adjudication et de pousser à propos leurs enchères.

Là étaient Eric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ils formaient un groupe compact qui se serrait les coudes, comme des soldats formés en colonne d’assaut. Et on eût dit, en vérité, qu’ils allaient s’élancer à l’assaut du Pôle nord!

Du côté de l’Amérique, personne ne s’était présenté, si ce n’est le consignataire de morues, dont le visage vulgaire exprimait la plus parfaite indifférence. A coup sûr, il paraissait le moins ému de toute l’assistance, et ne songeait sans doute qu’au placement des cargaisons qu’il attendait par les navires en partance de Terre-Neuve. Quels étaient donc les capitalistes représentés par ce bonhomme, qui allait peut-être mettre en branle des millions de dollars? Cela était de nature à piquer vivement la curiosité publique.

Et, en effet, nul ne devait se douter que J.-T. Maston et Mrs. Evangelina Scorbitt fussent pour quelque chose dans l’affaire. Et comment l’aurait-on pu deviner? Tous deux se trouvaient là, cependant, mais perdus dans la foule, sans place spéciale, environnés de quelques-uns des principaux membres du Gun-Club, les collègues de J.-T. Maston. Simples spectateurs, en apparence, ils semblaient être parfaitement désintéressés. William S. Forster lui-même n’avait pas l’air de les connaître.

Il va sans dire, que, contrairement aux usages établis dans les salles d’Auctions, il n’y aurait pas lieu de tenir l’objet de la vente à la disposition du public. On ne pouvait se passer de main en main le Pôle nord, ni l’examiner sur toutes ses faces, ni le regarder à la loupe, ni le frotter du doigt pour constater si la patine en était réelle ou artificielle comme pour un bibelot antique. Et, antique, il l’était pourtant – antérieur à l’âge de fer, à l’âge de bronze, à l’âge de pierre, c’est-à-dire aux époques préhistoriques, puisqu’il datait du commencement du monde!

Cependant, si le Pôle ne figurait pas sur le bureau du commissaire-priseur, une large carte, bien en vue des intéressés, indiquait par ses teintes tranchées la configuration des régions arctiques. A dix-sept degrés au-dessus du Cercle polaire, un trait rouge, très apparent, tracé sur le quatre-vingt-quatrième parallèle, circonscrirait la partie du globe dont la North Polar Practical Association, avait provoqué la mise en vente. Il semblait bien que cette région devait être occupée par une mer, couverte d’une carapace glacée d’épaisseur considérable. Mais, cela, c’était l’affaire des acquéreurs. Du moins, ils n’auraient pas été trompés sur la nature de la marchandise.

A midi sonnant, le commissaire-priseur, Andrew R. Gilmour, entra par une petite porte, percée dans la boiserie du fond, et vint prendre place devant son bureau. Déjà son crieur, Flint, à la voix tonnante, se promenait lourdement, avec des déhanchements l’ours en cage, le long de la barrière qui contenait le public. Tous deux se réjouissaient à cette pensée que la vacation leur procurerait, un énorme tant pour cent qu’ils n’auraient aucun déplaisir à encaisser. Il va de soi que cette vente était faite au comptant, „cash” suivant la formule américaine. Quant à la somme, si importante qu’elle fût, elle serait intégralement versée entre les mains des délégués, pour le compte des États qui ne seraient pas adjudicataires.

En ce moment, la cloche de la salle, sonnant à toute volée, annonça au-dehors – c’est le cas de dire urbi et orbi – que les enchères allaient s’ouvrir.

Quel moment solennel! Tous les cœurs palpitaient dans le quartier comme dans la ville. De Bolton-street et des rues adjacentes, une longue rumeur, se propageant à travers les remous du public, pénétra dans la salle.

Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure de houle et de foule se fût à peu près calmé pour prendre la parole.

Alors il se leva, et promena un regard circulaire sur l’assistance. Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine, il dit d’une voix légèrement émue:

„Messieurs, sur la proposition du gouvernement fédéral, et grâce à l’acquiescement donné à cette proposition par les divers États du Nouveau Monde et même de l’Ancien Continent, nous allons mettre en vente un lot d’immeubles, situés autour du Pôle nord, tel qu’il se poursuit et comporte dans les limites actuelles du quatre-vingt-quatrième parallèle, en continents, mers, détroits, îles, îlots, banquises, parties solides ou liquides généralement quelconques.”

Puis, dirigeant son doigt vers le mur:

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„Veuillez jeter un coup d’œil sur la carte, qui a été tracée d’après les découvertes les plus récentes. Vous verrez que la surface de ce lot comprend très approximativement quatre cent sept mille milles carrés d’un seul tenant. Aussi, pour la facilité de la vente, a-t-il été décidé que les enchères ne s’appliqueraient qu’a chaque mille carré. Un cent4, vaudra donc, en chiffres ronds, quatre cent sept mille cents, et un dollar quatre cent sept mille dollars. – Un peu de silence, messieurs!”

La recommandation n’était pas superflue, car les impatiences du public se traduisaient par un tumulte que le bruit des enchères aurait quelque peine à dominer.

Lorsqu’un demi-silence se fut établi, grâce surtout à l’intervention du crieur Flint, qui mugit comme une sirène d’alarme en temps de brumes, Andrew R. Gilmour reprit en ces termes:

„Avant de commencer, je dois rappeler encore une des clauses de l’adjudication: c’est que l’immeuble polaire sera définitivement acquis et sa propriété hors de toute contestation de la part des vendeurs, tel qu’il est actuellement circonscrit par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, et quelles que soient les modifications géographiques ou météorologiques qui pourraient se produire dans l’avenir!”

Toujours cette disposition singulière, insérée au document, et qui, si elle excitait les plaisanteries des uns, éveillait l’attention des autres.

„Les enchères sont ouvertes!” dit le commissaire-priseur d’une voix vibrante.

Et, tandis que son marteau d’ivoire tremblotait dans sa main, entraîné par ses habitudes d’argot en matière de vente publique, il ajouta d’un ton nasillard:

„Nous avons marchand à dix cents le mille carré!”

Dix cents, ou un dixième de dollar5, cela faisait une somme de quarante mille sept cents dollars pour la totalité6 de l’immeuble arctique.

Que le commissaire Andrew R. Gilmour eût ou non marchand à ce prix, son enchère fut aussitôt couverte pour le compte du gouvernement danois par Eric Baldenak.

„Vingt cents! dit-il.

– Trente cents! dit Jacques Jansen pour le compte de la Hollande.

– Trente-cinq, dit Jan Harald, pour le compte de la Suède-Norvège.

– Quarante”, dit le colonel Boris Karkof, pour le compte de toutes les Russies.

Cela représentait déjà une somme de cent soixante-deux mille huit cents dollars7, et, pourtant, les enchères ne faisaient que commencer!

Il convient de faire observer que le représentant de la Grande-Bretagne n’avait pas encore ouvert la bouche ni même desserré ses lèvres qu’il pinçait étroitement.

De son coté, William S. Forster, le consignataire de morues, gardait un mutisme impénétrable. Et, même, en ce moment, il paraissait absorbé dans la lecture du Mercurial of New-Found-Land, qui lui donnait les arrivages et les cours du jour sur les marchés de l’Amérique.

„A quarante cents, le mille carré! répéta Flint d’une voix qui finissait en une sorte de rossignolade, à quarante cents!”

Les quatre collègues du major Donellan se regardèrent. Avaient-ils donc épuisé leur crédit dès le début de la lutte? Étaient-ils déjà réduits à se taire?

„Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour, à quarante cents! Qui met au-dessus?… Quarante cents!… Cela vaut mieux que ça, la calotte polaire…”

On crut qu’il allait ajouter:

„… garantie pure glace.”

Mais, le délégué danois venait de dire:

„Cinquante cents!”

Et le délégué hollandais de surenchérir de dix cents.

„A soixante cents le mille carré! cria Flint. A soixante cents? Personne ne dit mot?”

Ces soixante cents faisaient déjà la respectable somme de deux cent quarante-quatre mille deux cents dollars8.

Il arriva donc que l’assistance accueillit l’enchère de la Hollande avec un murmure de satisfaction. Chose bizarre et bien humaine, les misérables cockneys sans le sou qui étaient là, les pauvres diables qui n’avaient rien dans leur poche, semblaient être les plus intéressés par cette lutte à coups de dollars.

Cependant, après l’intervention de Jacques Jansen, le major Donellan, levant la tête, avait regardé son secrétaire Dean Toodrink. Mais, sur un imperceptible signe négatif de celui-ci, il était resté bouche close.

Pour William S. Forster, toujours profondément plongé dans la lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques notes au crayon.

Quant à J.-T. Maston, il répondait par un petit hochement de tête aux sourires de Mrs. Evangelina Scorbitt.

„Allons, messieurs, un peu d’entrain!… Nous languissons!… C’est mou!… C’est mou!… reprit Andrew R. Gilmour. Voyons!… On ne dit plus rien!… Nous allons adjuger?…”

Et son marteau s’abaissait et se relevait comme un goupillon entre les doigts d’un bedeau de paroisse.

„Soixante-dix cents! dit le professeur Jan Harald d’une voix qui tremblait un peu.

– Quatre-vingts! risposta presque immédiatement le colonel Boris Karkof.

– Allons!… Quatre-vingts cents!” cria Flint, dont les gros yeux ronds s’allumaient au feu des enchères.

Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un diable à ressort le major Donellan.

„Cent cents!” dit d’un ton bref le représentant de la Grande-Bretagne.

Ce seul mot engageait l’Angleterre de quatre cent sept mille dollars9.

Les parieurs pour le Royaume-Uni poussèrent un hurrah, qu’une partie du public renvoya comme un écho.

Les parieurs pour l’Amérique se regardèrent, assez désappointés. Quatre cent sept mille dollars? C’était déjà un gros chiffre pour cette fantaisiste région du Pôle nord! Quatre cent sept mille dollars d’icebergs, d’icefields et de banquises!

Et l’homme de la North Polar Practical Association qui ne soufflait mot, qui ne relevait même pas la tête! Est-ce qu’il ne se déciderait point à lancer enfin une surenchère?

S’il avait voulu attendre que les délégués danois, suédois, hollandais et russe eussent épuisé leur crédit, il semblait bien que le moment fût arrivé. En effet, leur attitude indiquait que devant le „cent cents” du major Donellan, ils se décidaient à abandonner le champ de bataille.

„A cent cents le mille carré! reprit par deux fois le commissaire-priseur.

– Cent cents!… Cent cents! Cent cents! répéta le crieur Flint, en se faisant un porte-voix de sa main à demi fermée.

– Personne ne met au-dessus? reprit Andrew R. Gilmour? C’est entendu?… C’est bien convenu?… Pas de regrets?… On va adjuger?…”

Et il arrondissait le bras qui agitait son marteau, en promenant un regard provocateur sur l’assistance, dont les murmures s’apaisèrent dans un émouvant silence.

„Une fois?…Deux fois?… reprit-il.

– Cent vingt cents, dit tranquillement William S. Forster, sans même lever les yeux, après avoir tourné la page de son journal.

– Hip!… hip!… hip!” crièrent les parieurs, qui avaient tenu les plus hautes cotes pour les États-Unis d’Amérique.

Le major Donellan s’était redressé à son tour. Son long cou pivotait mécaniquement à l’angle formé par les deux épaules, et ses lèvres s’allongeaient comme un bec. Il foudroyait du regard l’impassible représentant de la Compagnie américaine, mais sans parvenir à s’attirer une riposte – même d’œil à œil. Ce diable de William S. Forster ne bougeait pas.

„Cent quarante, dit le major Donellan.

– Cent soixante, dit Forster.

– Cent quatre-vingts, clama le major.

– Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.

– Cent quatre-vingt-quinze cents!” hurla le délégué de la Grande-Bretagne.

Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un défi aux trente-huit États de la confédération.

On aurait entendu marcher une fourmi, nager une ablette, voler un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe. Tous les cœurs battaient. Toutes les vies étaient suspendues à la bouche du major Donellan. Sa tête, si mobile d’ordinaire, ne remuait plus. Quant à Dean Toodrink, il se grattait l’occiput à s’arracher le cuir chevelu.

Andrew R. Gilmour laissa passer quelques instants qui parurent „longs comme des siècles”. Le consignataire de morues continuait à lire son journal, et à crayonner des chiffres qui n’avaient évidemment aucun rapport avec l’affaire en question. Est-ce que, lui aussi, était au bout de son crédit? Est-ce qu’il renonçait à mettre une dernière surenchère? Est-ce que cette somme de cent quatre-vingt-quinze cents le mille carré, ou sept cent quatre-vingt-treize mille cinquante dollars pour la totalité de l’immeuble, lui paraissait avoir atteint les dernières limites de l’absurde?

„Cent quatre-vingt-quinze cents! reprit le commissaire-priseur. Nous allons adjuger…”

Et son marteau était prêt à retomber sur la table.

„Cent quatre-vingt-quinze cents! répéta le crieur.

– Adjugez!… Adjugez!”

Cette injonction fut lancée par plusieurs spectateurs impatients, comme un blâme jeté aux hésitations d’Andrew R. Gilmour.

„Une fois… deux fois!” cria-t-il.

Et tous les regards étaient dirigés sur le représentant de la North Polar Practical Association.

Eh bien! cet homme surprenant était en train de se moucher, longuement, dans un large foulard à carreaux, qui comprimait violemment l’orifice de ses fosses nasales.

Pourtant, les regards de J.-T. Maston étaient dardés sur lui, tandis que les yeux de Mrs. Evangelina Scorbitt suivaient la même direction. Et l’on eût pu reconnaître à la décoloration de leur figure combien était violente l’émotion qu’ils cherchaient à maîtriser. Pourquoi William S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan?

William S. Forster se moucha une seconde fois, puis une troisième fois, avec le bruit d’une véritable pétarade d’artifices. Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d’une voix douce et modeste:

„Deux cents cents!”

Un long frisson courut à travers la salle. Puis, les hips américains retentirent à faire grelotter les vitres.

Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, était retombé près de Dean Toodrink, non moins démonté que lui. A ce prix du mille carré, cela faisait l’énorme somme de huit cent quatorze mille dollars10, et, il était visible que le crédit britannique ne permettait pas de la dépasser.

„Deux cent cents! répéta Andrew R. Gilmour.

– Deux cent cents! vociféra Flint.

– Une fois… deux fois! reprit le commissaire-priseur. Personne ne met au-dessus?…”

Le major Donellan, mû par un mouvement involontaire, se releva de nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n’avaient d’espoir qu’en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât aux Puissances européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la referma, et, en sa personne, l’Angleterre s’affaissa sur son banc.

„Adjugé! cria Andrew Gilmour, en frappant la table du bout de son marteau d’ivoire.

– Hip!… hip!… hip! pour les États-Unis! hurlèrent les gagnants de la victorieuse Amérique.

En un instant, la nouvelle de l’acquisition se répandit à travers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils aériens, à la surface de toute la confédération; puis, par les fils sous-marins, elle fit irruption dans l’Ancien Monde.

C’était la North Polar Practical Association, qui, par l’entremise de son homme de paille, William S. Forster, devenait propriétaire du domaine arctique, compris à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième parallèle.

Le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la déclaration de command, le nom qu’il donna fut celui d’Impey Barbicane, en qui s’incarnait ladite Compagnie sous la raison sociale: Barbicane and Co.

 

 

Chapitre IV

Dans lequel réapparaissent de vieilles connaissances de nos jeunes lecteurs.

 

arbicane and Co!… Le président d’un cercle d’artilleurs!… En vérité, que venaient faire des artilleurs dans une opération de ce genre?… On va le voir.

Est-il bien nécessaire de présenter officiellement Impey Barbicane, président du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaine Nicholl, et J.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, et le fringant Bilsby, et le colonel Bloomsberry, et leurs autres collègues? Non! Si ces bizarres personnages ont quelque vingt ans de plus depuis l’époque où l’attention du monde entier fut attirée sur eux, ils sont restés les mêmes, toujours aussi incomplets corporellement, mais toujours aussi bruyants, aussi audacieux, „aussi emballés”, quand il s’agit de se lancer dans quelque aventure extraordinaire. Le temps n’a pas eu prise sur cette légion d’artilleurs à la retraite. Il les a respectés, comme il respecte les canons hors d’usage, qui meublent les musées des anciens arsenaux.

Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente-trois membres lors de sa fondation – il s’agit des personnes et non des membres, tels que bras ou jambes, dont la plupart d’entre eux étaient déjà privés, – si trente mille cinq cent soixante-quinze correspondants s’enorgueillissaient du lien qui les rattachait audit club, ces chiffres n’avaient point diminué. Au contraire. Et même, grâce à l’invraisemblable tentative qu’il avait faite pour établir une communication directe entre la Terre et la Lune11, sa célébrité s’était accrue dans une proportion énorme.

On n’a point oublié quel retentissement avait eu cette mémorable expérience qu’il convient de résumer en peu de lignes.

Quelques années après la guerre de Sécession, certains membres du Gun-Club, ennuyés de leur oisiveté, s’étaient proposé d’envoyer un projectile jusque dans la Lune au moyen d’une Columbiad monstre. Un canon, long de neuf cents pieds, large de neuf à l’âme, avait été solennellement coulé à City-Moon, dans le sol de la presqu’île floridienne, puis chargé de quatre cent mille livres de fulmi-coton. Lancé par ce canon, un obus cylindro-conique en aluminium s’était envolé vers l’astre des nuits sous la poussée de six milliards de titres de gaz. Après en avoir fait le tour par suite d’une déviation de sa trajectoire, il était retombé vers la Terre pour s’engouffrer dans le Pacifique, par 27º 7’ de latitude nord et 41º 37’ de longitude ouest. C’était dans ces parages que la Susquehanna, frégate de la marine fédérale, l’avait repêché à la surface de l’Océan, au grand profit de ses hôtes.

 Des hôtes, en effet! Deux membres du Gun-Club, son président Impey Barbicane et le capitaine Nicholl, accompagnés d’un Français, très connu pour ses audaces de casse-cou, avaient pris place dans ce wagon-projectile. Tous trois étaient revenus de ce voyage, sains et saufs. Mais, si les deux Américains étaient toujours là, prêts à se risquer en quelque nouvelle aventure, le Français Michel Ardan n’y était plus. De retour en Europe, il avait fait fortune, paraît-il, – ce qui ne laissa pas de surprendre bien des gens, – et, maintenant, il plantait ses choux, il les mangeait, il les digérait même, s’il faut en croire les reporters les mieux informés.

Après ce coup de tonnerre, Impey Barbicane et Nicholl avaient vécu sur leur célébrité dans un repos relatif. Toujours impatients des grandes choses, ils rêvaient de quelque autre opération de ce genre. L’argent ne leur manquait pas. Il en restait de leur dernière affaire – près de deux cent mille dollars sur les cinq millions et demi que leur avait fournis la souscription publique ouverte dans le Nouveau et l’Ancien Monde. En outre, rien qu’à s’exhiber à travers les États-Unis dans leur projectile d’aluminium comme des phénomènes dans une cage, ils avaient encore réalisé de belles recettes, et recueilli toute la gloire que peut comporter la plus exigeante des ambitions humaines.

Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraient donc pu se tenir tranquilles, si l’ennui ne les eût rongés. Et, c’est pour sortir de leur inaction, sans doute, qu’ils venaient d’acheter ce lot de régions arctiques.

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Pourtant, qu’on ne l’oublie pas, si cette acquisition avait pu être faite au prix de huit cent mille dollars et plus, c’est que Mrs. Evangelina Scorbitt avait mis dans l’affaire l’appoint qui leur manquait. Grâce à cette femme généreuse, l’Europe avait été vaincue par l’Amérique.

Voici à quoi tenait cette générosité:

Depuis leur retour, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl jouissaient d’une incomparable célébrité, il était un homme qui en avait sa bonne part. On l’a deviné, il s’agit de J.-T. Maston, le bouillant secrétaire du Gun-Club. N’était-ce pas à cet habile calculateur que l’on devait les formules mathématiques qui avaient permis de tenter la grande expérience citée plus haut. S’il n’avait pas accompagné ses deux collègues lors de leur voyage extra-terrestre, ce n’était pas par peur, nom d’un boulet! Mais le digne artilleur, manchot du bras droit, était pourvu d’un crâne en gutta-percha, à la suite d’un de ces accidents trop communs à la guerre. Et, vraiment, en le montrant aux Sélénites, c’eût été leur donner une piteuse idée des habitants de la Terre, dont la Lune, après tout, n’est que l’humble satellite.

À son profond regret, J.-T. Maston avait donc dû se résigner à ne point partir. Pour cela, il n’était pas resté oisif. Après avoir procédé à la construction d’un immense télescope, qui fut dressé sur le sommet de Long’s Peak, l’un des plus hauts sommets de la chaîne des Montagnes Rocheuses, il s’y était transporté de sa personne. Puis, dès que le projectile eut été signalé, décrivant sur le ciel sa majestueuse trajectoire, il n’avait plus quitté son poste d’observation. Là, devant l’oculaire du gigantesque instrument, il s’était donné pour tâche de chercher à suivre ses amis, dont le véhicule aérien filait à travers l’espace.

On devait les croire à jamais perdus pour la Terre, les audacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le projectile, maintenu dans une nouvelle orbite par l’attraction lunaire, fût astreint à graviter éternellement autour de l’astre des nuits comme un sous-satellite? Mais non! Une déviation, que l’on pourrait appeler providentielle, avait modifié la direction du projectile, et, après avoir fait le tour de la Lune au lieu de l’atteindre, entraîné dans une chute progressivement accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde avec une vitesse qui égalait cinquante sept mille six cents lieues à l’heure, au moment où il s’engloutissait dans les abîmes de la mer.

Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaient amorti la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine Susquehanna. Aussitôt la nouvelle en fut transmise à J.-T. Maston. Le secrétaire du Gun-Club revint en toute hâte de l’observatoire de Long’s Peak, afin d’opérer le sauvetage. Des sondages furent poursuivis dans les parages où s’était abîmé le projectile, et J.-T. Maston n’hésita pas à revêtir l’habit du scaphandrier pour retrouver ses amis.

En réalité, il n’aurait pas été nécessaire de se donner tant de peine. Le projectile d’aluminium, déplaçant une quantité d’eau supérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique, après avoir fait un superbe plongeon. Et c’est dans ces conditions que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan furent rencontrés à la surface de l’Océan; ils jouaient aux dominos dans leur prison flottante.

Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il faut dire que la part prise par lui à ces extraordinaires aventures l’avait mis très en relief.

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Certes, J.-T. Maston n’était pas beau avec son crâne postiche et son avant-bras droit emmanché d’un crochet métallique. Il n’était pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnés a l’époque où commence ce récit. Mais l’originalité de son caractère, la vivacité de son intelligence, le feu qui animait son regard, l’ardeur qu’il apportait en toutes choses en avaient fait un type idéal aux yeux de Mrs. Evangelina Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasiné sous sa calotte de gutta-percha, était intact, et il passait encore, à juste titre, pour un des plus remarquables calculateurs de son temps.

Or, Mrs. Evangelina Scorbitt – bien que le moindre calcul lui donnât la migraine – avait du goût pour les mathématiciens, si elle n’en avait pas pour les mathématiques. Elles les considérait comme des êtres d’une espèce particulière et supérieure. Songez donc! Des têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose à des formules de ce genre:

 

∫∫∫φ (x y z) dx dy dz.

 

Oui! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations et bien faits pour qu’une femme se sentît attirée vers eux proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances. Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nulle, s’ils pouvaient jamais être l’un à l’autre.

Cela, nous l’avouerons, ne laissait pas d’inquiéter le secrétaire du Gun-Club, qui n’avait jamais cherché le bonheur dans des unions si étroites. D’ailleurs, Mrs. Evangelina Scorbitt n’était plus de la première jeunesse – ni même de la seconde – avec ses quarante-cinq ans, ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinte et reteinte, sa bouche trop meublée de dents trop longues dont elle n’avait pas perdu une seule, sa taille sans profil, sa démarche sans grâce. Bref, l’apparence d’une vieille fille, bien qu’elle eût été mariée – quelques années à peine, il est vrai. Mais c’était une excellente personne, à laquelle rien n’aurait manqué des joies terrestres, si elle avait pu se faire annoncer dans les salons de Baltimore sous le nom de Mrs. J.-T. Maston.

La fortune de cette veuve était très considérable. Non qu’elle fût riche comme les Gould, comme les Mackay, les Vanderbilt, les Gordon Bennett, dont la fortune dépasse le milliard, et qui pourraient faire l’aumône à un Rothschild! Non qu’elle possédât trois cents millions comme Mrs. Moses Carper, deux cents millions comme Mrs. Stewart, quatre-vingts millions comme Mrs. Crocker, – trois veuves, qu’on se le dise! – ni qu’elle fût riche comme Mrs. Hammersley, Mrs. Helly Green, Mrs. Maffitt, Mrs. Marshall, Mrs. Para Stevens, Mrs. Mintury et quelques autres! Toutefois, elle aurait eu le droit de prendre place à ce mémorable festin de Fifth-Avenue Hôtel, à New York, où l’on n’admettait que des convives cinq fois millionnaires. En réalité, Mrs. Evangelina Scorbitt disposait de quatre bons millions de dollars, soit vingt millions de francs, qui lui venaient de John P. Scorbitt, enrichi dans le double commerce des articles de mode et des porcs salés. Eh bien! cette fortune, la généreuse veuve eût été heureuse de l’utiliser au profit de J.-T. Maston, auquel elle apporterait un trésor de tendresse plus inépuisable encore.

Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Maston, Mrs. Evangelina Scorbitt avait volontiers consenti à mettre quelques centaines de mille dollars dans l’affaire de la North Polar Practical Association, sans même savoir ce dont il s’agissait. Il est vrai, avec J.-T. Maston, elle était assurée que l’œuvre ne pouvait être que grandiose, sublime, surhumaine. Le passé du secrétaire du Gun-Club lui répondait de l’avenir.

On juge si, après l’adjudication, lorsque la déclaration de command lui eut appris que le Conseil d’administration de la nouvelle Société allait être présidé par le président du Gun-Club, sous la raison sociale Barbicane and Co, elle dut avoir toute confiance. Du moment que J.-T. Maston faisait partie de l’„and Co”, ne devait-elle pas s’applaudir d’en être la plus forte actionnaire?

Ainsi, Mrs. Evangelina Scorbitt se trouvait propriétaire – pour la plus grosse part – de cette portion des régions boréales, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle. Rien de mieux! Mais qu’en ferait-elle? ou plutôt, comment la Société prétendait-elle tirer un profit quelconque de cet inaccessible domaine?

C’était toujours la question, et si, au point de vue de ses intérêts pécuniaires, elle intéressait très sérieusement Mrs. Evangelina Scorbitt, elle intéressait le monde entier au point de vue de la curiosité générale.

Cette femme excellente – très discrètement d’ailleurs – avait bien tenté de pressentir J.-T. Maston à ce sujet, avant de mettre des fonds à la disposition des promoteurs de l’affaire. Mais J.-T. Maston s’était invariablement tenu sur la plus grande réserve. Mrs. Evangelina Scorbitt saurait bientôt de quoi il „retournait”, mais pas avant que l’heure fût venue d’étonner l’univers en lui faisant connaître le but de la nouvelle Société!…

Sans doute, dans sa pensée, il s’agissait d’une entreprise, qui, comme a dit Jean-Jacques, „n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateurs”, d’une œuvre destinée à laisser loin derrière elle la tentative faite par les membres du Gun-Club pour entrer en communication directe avec le satellite terrestre.

Insistait-elle, J.-T. Maston, mettant son crochet sur ses lèvres à demi fermées, se bornait à dire:

„Chère mistress Scorbitt, ayez confiance!”

Et, si Mrs. Evangelina Scorbitt avait eu confiance „avant”, quelle immense joie éprouva-t-elle „après”, lorsque le bouillant secrétaire lui eut attribué le triomphe des États-Unis d’Amérique et la défaite de l’Europe septentrionale.

„Mais ne puis-je enfin savoir maintenant?… demanda-t-elle en souriant à l’éminent calculateur.

– Vous saurez bientôt!” répondit J.-T. Maston, qui secoua vigoureusement la main de sa coassociée – à l’américaine.

Cette secousse eut pour effet immédiat de calmer les impatiences de Mrs. Evangelina Scorbitt.

Quelques jours plus tard, l’Ancien et le Nouveau Monde ne furent pas moins secoués, – sans parler de la secousse qui les attendait dans l’avenir – lorsque l’on connut le projet absolument insensé pour la réalisation duquel la North Polar Practical Association allait faire appel à une souscription publique.

Effectivement, si la Société avait acquis cette portion des régions circumpolaires, c’était dans le but d’exploiter… les houillères du Pôle boréal!

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1 Soit 70 650 lieues carrées de 25 au dégrée, c’est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54 000 000 d’hectares.

2 Le rixdaler = 5,21; le rouble = 3,92; le kronor = 1,32; le krone = 1,32; le shilling = 1,15.

3 Voir l’École des Robinsons du même auteur.

4 Centième partie d’un dollar.

5 50 centimes.

6 203,500 francs.

7 814,000 francs.

8 1,121,000 francs.

9 2,035,000 francs.

10 4,070,000 francs.

11 Du même auteur, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.