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Jules Verne

 

sans dessus dessous

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

56 dessinsde George Roux

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre V

Et d’abord, peut-on admettre qu’il y ait des houillères près du Pôle nord?

 

elle fut la première question qui se présenta à l’esprit des gens doués de quelque logique.

„Pourquoi y aurait-il des gisements de houille aux environs du Pôle? dirent les uns.

– Pourquoi n’y en aurait-il pas?” répondirent les autres.

On le sait, les couches de charbon sont répandues sur de nombreux points de la surface du globe. Elles abondent en diverses contrées de l’Europe. Quant aux deux Amériques, elles en possèdent de considérables, et peut-être les États-Unis en sont-ils le plus richement pourvus. Elles ne manquent d’ailleurs ni à l’Afrique, ni à l’Asie, ni à l’Océanie.

A mesure que la reconnaissance des territoires du globe est poussée plus avant, on découvre de ces gisements à tous les étages géologiques, l’anthracite dans les terrains les plus anciens, la houille dans les terrains carbonifères supérieurs, le stipite dans les terrains secondaires, le lignite dans les terrains tertiaires. Le combustible minéral ne fera pas défaut, avant un temps qui se chiffre par des centaines d’années.

Et pourtant l’extraction du charbon, dont l’Angleterre produit à elle seule cent soixante millions de tonnes, est annuellement de quatre cents millions de tonnes dans le monde entier. Or, cette consommation ne semble pas devoir cesser de s’accroître avec les besoins de l’industrie, qui vont toujours en s’augmentant. Que l’électricité se substitue à la vapeur comme force motrice, ce sera toujours une dépense égale de houille pour la production de cette force. L’estomac industriel ne vit que de charbon; il ne mange pas autre chose. L’industrie est un animal „carbonivore”; il faut bien le nourrir.

Et puis, ce charbon, ce n’est pas seulement un combustible, c’est aussi la substance tellurique, dont la science tire actuellement le plus de produits et de sous-produits pour tant d’usages divers. Avec les transformations qu’il subit dans les creusets du laboratoire, on peut teindre, sucrer, aromatiser, vaporiser, purifier, chauffer, éclairer, orner en produisant du diamant. Il est aussi utile que le fer; il l’est même plus.

Heureusement, quant à ce dernier métal, il n’est pas à craindre que l’on puisse jamais l’épuiser; c’est la composition même du globe terrestre.

En réalité, la Terre doit être considérée comme une masse de fer plus ou moins carburé à l’état de fluidité ignée, recouverte de silicates liquides, sorte de laitier que surmontent les roches solides et l’eau. Les autres métaux, aussi bien que l’eau et la pierre, n’entrent que pour une part extrêmement réduite dans la composition de notre sphéroïde.

Mais, si la consommation du fer est assurée jusqu’à la fin des siècles, celle de la houille ne l’est pas. Loin de là. Les gens avisés, qui se préoccupent de l’avenir, même quand il se chiffre par plusieurs centaines d’années, doivent donc rechercher les charbonnages partout où la prévoyante nature les a formés aux époques géologiques.

„Parfait!” répondaient les opposants.

Et, aux Etats-Unis comme ailleurs, il se rencontre des gens qui, par envie ou haine, aiment à dénigrer, sans compter ceux qui contredisent pour le plaisir de contredire.

„Parfait! disaient ces opposants. Mais, pourquoi y aurait-il du charbon au Pôle nord?

– Pourquoi? répondaient les partisans du président Barbicane, parce que, très vraisemblablement, à l’époque des formations géologiques, le volume du Soleil était tel, d’après la théorie de M. Blandet, que la différence de la température de l’Équateur et des Pôles n’était pas appréciable. Alors d’immenses forêts couvraient les régions septentrionales du globe, bien avant l’apparition de l’homme, lorsque notre planète était soumise à l’action permanente de la chaleur et de l’humidité.”

Et c’est ce que les journaux, les revues, les magazines, à la dévotion de la Société, établissaient dans mille articles variés, tantôt sous la forme plaisante, tantôt sous la forme scientifique. Or, ces forêts, enlisées au temps des énormes convulsions qui ébranlaient le globe avant qu’il n’eût pris son assise définitive, avaient certainement du se transformer en houillères, sous l’action du temps, des eaux et de la chaleur interne.

Donc, rien de plus admissible que cette hypothèse, d’après laquelle le domaine polaire serait riche en gisements de houille, prêts à s’ouvrir sous la rivelaine du mineur.

De plus, il y avait des faits – des faits indéniables. Ces esprits positifs, qui ne veulent point tabler sur de simples probabilités, ne pouvaient les mettre en doute, et ils étaient de nature à autoriser la recherche des différentes variétés de charbon à la surface des régions boréales.

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Et c’est là précisément ce dont le major Donellan et son secrétaire s’entretenaient ensemble, quelques jours après, dans le plus sombre recoin de la taverne des Two Friends.

„Eh! disait Dean Toodrink, est-ce que ce Barbicane – que Berry pende un jour – aurait raison?

– C’est probable, répondit le major Donellan, et j’ajouterai même que cela doit être certain.

– Mais, alors, il y aurait des fortunes à gagner en exploitant les régions polaires!

– Assurément! répondit le major. Si l’Amérique du Nord possède de vastes gisements de combustible minéral, si on en signale de nouveaux fréquemment, il n’est pas douteux qu’il en reste encore de très importants à découvrir, monsieur Toodrink. Or, les terres arctiques paraissent être une annexe de ce continent américain. Identité de formation et d’aspect. Plus particulièrement, le Groënland est un prolongement du Nouveau Monde, et il est certain que le Groënland tient à l’Amérique…

– Comme une tête de cheval, dont il a la forme, tient au corps de l’animal, fit observer le secrétaire du major Donellan.

– J’ajoute, reprit celui-ci, que, lors de ses explorations sur le territoire groënlandais, le professeur Nordenskiöld a reconnu des formations sédimentaires, constituées par des grès et des schistes avec des intercalations de lignite, qui renferment une quantité considérable de plantes fossiles. Rien que dans le district de Diskö, le danois Stoënstrup a reconnu soixante et onze gisements, où abondent les empreintes végétales, indiscutables vestiges de cette puissante végétation, qui se groupait autrefois avec une extraordinaire intensité autour de l’axe polaire.

– Mais plus haut?… demanda Dean Toodrink.

– Plus haut, ou plus loin, dans la direction du nord, répliqua le major, la présence des houilles s’est affirmée matériellement, et il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour en prendre. Donc, si ce charbon est ainsi répandu à la surface de ces contrées, ne peut-on en conclure presque avec certitude que leurs gisements s’enfoncent jusque dans les profondeurs de la croûte terrestre?”

Il avait raison, le major Donellan. Comme il connaissait à fond la question des formations géologiques au Pôle boréal, c’était là ce qui faisait de lui le plus irritable de tous les Anglais en cette circonstance. Et peut-être eût-il longtemps parlé sur ce sujet, s’il ne se fût aperçu que les habitués de la taverne cherchaient à l’écouter. Aussi, Dean Toodrink et lui jugèrent-ils prudent de se tenir sur la réserve, après que ledit Toodrink eut fait cette dernière observation:

„N’êtes-vous pas surpris d’une chose, major Donellan?

– Et de laquelle?

– C’est que, dans cette affaire où l’on devait s’attendre à voir figurer des ingénieurs ou tout au moins des navigateurs, puisqu’il s’agit au Pôle et de ses houillères, ce soient des artilleurs qui la dirigent!

– Juste, répondit le major, et cela est bien fait pour surprendre!”

Cependant, chaque matin, les journaux revenaient à la rescousse à propos de ces gisements…

 „Des gisements? Et lesquels? demanda la Pall-Mall-Gazette, dans des articles furibonds, inspirés par le haut commerce anglais, qui déblatérait contre les arguments de la North Polar Practical Association.

– Lesquels? répondirent les rédacteurs du Daily-News, de Charleston, partisans déterminés du président Barbicane. Mais, tout d’abord, ceux qui ont été reconnus par le capitaine Nares, en 1875-76, sur la limite du quatre-vingt-deuxième degré de latitude, en même temps que des strates qui indiquent l’existence d’une flore miocène, riche en peupliers, hêtres, viornes, noisetiers et conifères.

– Et, en 1881-1884, ajoutait le chroniqueur scientifique du New-York Witness, durant l’expédition du lieutenant Greely à la baie de Lady-Franklin, une couche de charbon n’a‑t‑elle pas été découverte par nos nationaux, à peu de distance du fort Conger, à la crique Watercourse? Et le docteur Pavy n’a-t-il pas pu soutenir avec raison que ces contrées ne sont point dépourvues de dépôts carbonifères, vraisemblablement destinés par la prévoyante nature à combattre un jour le froid de ces régions désolées?”

On le comprend, lorsque des faits aussi probants étaient cités sous l’autorité des hardis découvreurs américains, les adversaires du président Barbicane ne savaient plus que répondre. Aussi les partisans du „pourquoi y en aurait-il, des gisements?”, commençaient-ils à baisser pavillon devant les partisans du „pourquoi n’y en aurait-il pas?” Oui! Il y en avait – et probablement de très considérables. Le sol circumpolaire recelait des masses du précieux combustible, précisément enfoui dans les entrailles de ces régions où la végétation fut autrefois luxuriante.

Mais, si le terrain leur manquait sur la question des houillères dont l’existence n’était plus douteuse au sein des contrées arctiques, les détracteurs prenaient leur revanche en examinant la question sous un autre aspect.

„Soit! dit un jour le major Donellan, lors d’une discussion orale qu’il provoqua dans la salle même du Gun-Club, et au cours de laquelle il interpella le président Barbicane d’homme à homme. Soit! Je l’admets, je l’affirme même. Il y a des houillères dans le domaine acquis par votre Société. Mais allez donc les exploiter!…

– C’est ce que nous ferons, répondit tranquillement Impey Barbicane.

– Dépassez donc le quatre-vingt-quatrième parallèle, au-delà duquel aucun explorateur n’a pu s’élever encore!

– Nous le dépasserons!

– Atteignez donc le Pôle même!

– Nous l’atteindrons!”

Et, à entendre le président du Gun-Club répondre avec tant de sang-froid, avec tant d’assurance, à voir cette opinion si hautement, si nettement affirmée, les plus obstinés se déclaraient hésitants. Ils se sentaient en présence d’un homme qui n’avait rien perdu de ses qualités d’autrefois, calme, froid, d’un esprit éminemment sérieux et concentré, exact comme un chronomètre, aventureux, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires…

Si le major Donellan avait une furieuse envie d’étrangler son adversaire, on peut en croire ceux qui ont approché cet estimable mais tempétueux gentleman. Bah! il était solide, le président Barbicane, moralement et physiquement, „ayant un grand tirant d’eau”, pour employer une métaphore de Napoléon, et, par suite, capable de tenir contre vents et marées. Ses ennemis, ses rivaux, ses envieux, ne le savaient que trop!

Toutefois, comme on ne peut empêcher les mauvais plaisants de se répandre en mauvaises plaisanteries, ce fut sous cette forme que l’irritation se déchaîna contre la nouvelle Société. On prêta au président du Gun-Club les projets les plus saugrenus. La caricature s’en mêla, surtout en Europe, et plus particulièrement dans le Royaume-Uni, qui ne pouvait digérer son insuccès, lors de cette bataille où les dollars avaient vaincu les pounds sterlings.

Ah! ce Yankee avait affirmé qu’il at  teindrait le Pôle boréal! Ah! il mettrait le pied là où aucun être humain ne l’avait pu mettre encore! Ah! il planterait le pavillon des États-Unis sur le seul point du globe terrestre qui reste éternellement immobile, lorsque les autres sont emportés dans le mouvement diurne!

Et alors, les caricaturistes de se donner libre carrière.

Aux vitrines des principaux libraires et des kiosques des grandes villes de l’Europe, aussi bien que dans les importantes cités de la confédération, – ce pays libre par excellence – apparaissaient croquis et dessins, montrant le président Barbicane à la recherche des moyens les plus extravagants pour atteindre le Pôle.

Ici, l’audacieux Américain, aidé de tous les membres du Gun-Club, la pioche à la main, creusait un tunnel sous-marin à travers la masse des glaces immergées depuis les premières banquises jusqu’au quatre-vingt-dixième degré de latitude septentrionale, afin de déboucher à la pointe même de l’axe.

Là, Impey Barbicane, accompagné de J.-T. Maston – très ressemblant – et du capitaine Nicholl, descendait en ballon sur ce lieu tant désiré, et, après une tentative effrayante, au prix de mille dangers, tous trois conquéraient un morceau de charbon… pesant une demi-livre. C’était tout ce que contenait le fameux gisement des régions circumpolaires.

On „croquait” aussi, dans un numéro du Punch, journal anglais, J.-T. Maston, non moins visé que son chef par les caricaturistes. Après avoir été saisi en vertu de l’attraction du Pôle magnétique, le secrétaire du Gun-Club était irrésistiblement rivé au sol par son crochet de métal.

Mentionnons, à ce propos, que le célèbre calculateur était d’un tempérament trop vif pour prendre par son côté risible cette plaisanterie qui l’attaquait dans sa conformation personnelle. Il en fut extrêmement indigné, et Mrs. Evangelina Scorbitt, on l’imagine aisément, ne fut pas la dernière à partager sa juste indignation.

Un autre croquis, dans la Lanterne magique, de Bruxelles, représentait Impey Barbicane et les membres du Conseil d’administration de la Société, opérant au milieu des flammes, comme autant d’incombustibles salamandres. Pour fondre les glaces de l’océan Paléocrystique, n’avaient-il pas eu l’idée de répandre à sa surface toute une mer d’alcool, puis d’enflammer cette mer – ce qui convertissait le bassin polaire en un immense bol de punch? Et, jouant sur ce mot punch, le dessinateur belge n’avait-il pas poussé l’irrévérence jusqu’à représenter le président du Gun-Club sous la figure d’un ridicule polichinelle?1

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Mais, de toutes ces caricatures, celle qui obtint le plus de succès fut publiée par le journal français Charivari sous la signature du dessinateur Stop. Dans un estomac de baleine, confortablement meublé et capitonné, Impey Barbicane et J.-T. Maston, attablés, jouaient aux échecs, en attendant leur arrivée à bon port. Nouveaux Jonas, le président et son secrétaire n’avaient pas hésité à se faire avaler par un énorme mammifère marin, et c’était par ce nouveau mode de locomotion, après avoir passé sous les banquises, qu’ils comptaient atteindre l’inaccessible Pôle du globe.

Au fond, le flegmatique directeur de la Société nouvelle s’inquiétait peu de cette intempérance de plume et de crayon. Il laissait dire, chanter, parodier, caricaturer. Il n’en poursuivait pas moins son œuvre.

Tout de suite, après décision prise en conseil, la Société, définitivement maîtresse d’exploiter le domaine polaire dont la concession lui avait été attribuée par le gouvernement fédéral, venait de faire appel à une souscription publique pour la somme de quinze millions de dollars. Les actions émises à cent dollars devaient d’être libérées par un unique versement. Eh bien! tel était le crédit de Barbicane and Co que les souscripteurs affluèrent. Mais il faut bien le dire, ils appartenaient en presque totalité aux trente-huit États de la confédération.

„Tant mieux! s’écrièrent les partisans de la North Polar Practical Association. L’œuvre n’en sera que plus américaine!”

Bref, la „surface” que présentait Barbicane and Co était si bien établie, les spéculateurs croyaient avec tant de ténacité à la réalisation de ses promesses industrielles, ils admettaient si imperturbablement l’existence des houillères du Pôle boréal et la possibilité de les exploiter, que le capital de la nouvelle Société fut souscrit trois fois.

Les souscriptions durent donc être réduites des deux tiers, et, à la date du 16 décembre, le capital social fut définitivement constitué par un encaisse de quinze millions de dollars.

C’était environ trois fois plus que la somme souscrite au profit du Gun-Club lors de la grand expérience du projectile envoyé de la Terre à la Lune.

 

 

Chapitre VI

Dans lequel est interrompue une conversation téléphoniqueentre mrs. Scorbitt et J.-T. Maston

 

on seulement le président Barbicane avait affirmé qu’il atteindrait son but, – et maintenant le capital dont il disposait lui permettait d’y arriver sans se heurter à aucun obstacle, – mais il n’aurait certainement pas eu l’audace de faire appel aux capitaux, s’il n’eût été certain du succès.

Le Pôle nord allait enfin être conquis par l’audacieux génie de l’homme!

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C’était avéré, le président Barbicane et son Conseil d’administration avaient les moyens de réussir là où tant d’autres avaient échoué. Ils feraient ce que n’avaient pu faire ni les Franklin, ni les Kane, ni les De Long, ni les Nares, ni les Greely. Ils franchiraient le quatre-vingt-quatrième parallèle, ils prendraient possession de la vaste portion du globe acquise par leur dernière enchère, ils ajouteraient au pavillon américain la trente-neuvième étoile du trente-neuvième État annexé à la confédération américaine.

„Fumistes!” ne cessaient de répéter les délégués européens et leurs partisans de l’Ancien Monde.

Rien n’était plus vrai pourtant, et ce moyen pratique, logique, indiscutable, de conquérir le Pôle nord, – moyen d’une simplicité que l’on pourrait dire enfantine, – c’était J.-T. Maston qui le leur avait suggéré. C’était de ce cerveau, où les idées cuisaient dans une matière cérébrale en perpétuelle ébullition, que s’était dégagé le projet de cette grande œuvre géographique, et la manière de le conduire à bonne fin.

On ne saurait trop le répéter, le secrétaire du Gun-Club était un remarquable calculateur – nous dirions „émérite”, si ce mot n’avait pas une signification diamétralement opposée à celle que le vulgaire lui prête. Ce n’était qu’un jeu pour lui de résoudre les problèmes les plus compliqués des sciences mathématiques. Il se riait des difficultés, aussi bien dans la science des grandeurs, qui est l’algèbre, que dans la science des nombres, qui est l’arithmétique. Aussi fallait-il le voir manier les symboles, les signes conventionnels qui forment la notation algébrique, soit que – lettres de l’alphabet – elles représentent les quantités ou grandeurs, soit que – lignes accouplées ou croisées – elles indiquent les rapports que l’on peut établir entre les quantités et les opérations auxquelles on les soumet.

Ah! les coefficients, les exposants, les radicaux, les indices et autres dispositions adoptées dans cette langue! Comme tous ces signes voltigeaient sous sa plume, ou plutôt sous le morceau de craie qui frétillait au bout de son crochet de fer, car il aimait à travailler au tableau noir! Et là, sur cette surface de dix mètres carrés, – il n’en fallait pas moins à J.-T. Maston, – il se livrait à l’ardeur de son tempérament d’algébriste. Ce n’étaient point des chiffres minuscules qu’il employait dans ses calculs, non! c’étaient des chiffres fantaisistes, gigantesques, tracés d’une main fougueuse. Ses 2 et ses 3 s’arrondissaient comme des cocottes de papier à la promenade; ses 7 se dessinaient comme des potences, et il n’y manquait, qu’un pendu; ses 8 se recourbaient comme de larges paires de lunettes; ses 6 et ses 9 se paraphaient de queues interminables!

Et les lettres avec lesquelles il établissait ses formules, les premières de l’alphabet, a, b, c, qui lui servaient à représenter les quantités connues ou données, et les dernières, x, y, z, dont il se servait pour les quantités inconnues ou à déterminer, comme elles étaient accusées d’un trait plein, sans déliés, et plus particulièrement ses z, qui se contorsionnaient en zigzags fulgurants! Et quelle tournure, ses lettres grecques, les p, les l, les w, etc., dont un Archimède ou un Euclide eussent été fiers!

Quant aux signes, tracés d’une craie pure et sans tache, c’était tout simplement merveilleux. Ses + montraient bien que ce signe marque l’addition de deux quantités. Ses –, s’ils étaient plus humbles, faisaient encore bonne figure. Ses × se dressaient comme des croix de Saint-André. Quant à ses =, leurs deux traits, rigoureusement égaux, indiquaient, vraiment, que J.-T. Maston était d’un pays où l’égalité n’est pas une vaine formule, du moins entre types de race blanche. Même grandiose de facture pour ses <, pour ses >, ses ><dessinés dans des proportions extraordinaires. Quant au signe , qui indique la racine d’un nombre ou d’une quantité, c’était son triomphe, et, lorsqu’il le complétait de la barre horizontale sous cette forme:

                       _________

il semblait que ce bras indicateur, dépassant la limite du tableau noir, menaçait le monde entier de le soumettre à ses équations furibondes!

   Et ne croyez pas que l’intelligence mathématique de J.-T. Maston se bornât à l’horizon de l’algèbre élémentaire! Non! Ni le calcul différentiel, ni le calcul intégral, ni le calcul des variations, ne lui étaient étrangers, et c’est d’une main sûre qu’il traçait ce fameux signe de l’intégration, cette lettre, effrayante dans sa simplicité,

somme d’une infinité d’éléments infiniment petits!

Il en était de même du signe , qui représente la somme d’un nombre fini d’éléments finis, du signe  par lequel les mathématiciens désignent l’infini, et de tous les symboles mystérieux qu’emploie cette langue incompréhensible du commun des mortels.

Enfin, cet homme étonnant eût été capable de s’élever jusqu’aux derniers échelons des hautes mathématiques.

Voilà ce qu’était J.-T. Maston! Voilà pourquoi ses collègues pouvaient avoir toute confiance, lorsqu’il se chargeait de résoudre les plus abracadabrants calculs posés par leurs audacieuses cervelles! Voilà ce qui avait amené le Gun-Club à lui confier le problème d’un projectile à lancer de la Terre à la Lune! Enfin, voilà pourquoi Mrs. Evangelina Scorbitt, enivrée de sa gloire, avait pour lui une admiration qui confinait à l’amour.

Du reste, dans le cas considéré, – c’est-à-dire la résolution de ce problème de la conquête du Pôle boréal, – J.-T. Maston n’aurait point à s’envoler dans les régions sublimes de l’analyse. Pour permettre aux nouveaux concessionnaires du domaine arctique de l’exploiter, le secrétaire du Gun-Club ne se trouverait qu’en face d’un problème de mécanique à résoudre, – problème compliqué sans doute, qui exigerait des formules ingénieuses, nouvelles peut-être, mais dont il se tirerait à son avantage.

Oui! on pouvait se fier à J.-T. Maston, bien que la moindre faute eût été de nature à entraîner la perte de millions. Jamais, depuis l’âge où sa tête d’enfant s’était exercée aux premières notions de l’arithmétique, il n’avait commis une erreur – même d’un millième de micron,2 lorsque ses calculs avaient pour objet la mesure d’une longueur. S’il se fût trompé rien que d’une vingtième décimale, il n’aurait pas hésité à faire sauter son crâne de gutta-percha!

Il importait d’insister sur cette aptitude si remarquable de J.-T. Maston. Cela est fait. Maintenant, il s’agit de le montrer en fonction, et, à ce propos, il est indispensable de revenir à quelques semaines en arrière.

C’était un mois environ avant la publication du document adressé aux habitants des deux Mondes, que J.-T. Maston s’était chargé de chiffrer les éléments du projet dont il avait suggéré à ses collègues les merveilleuses conséquences.

Depuis nombre d’années, J.-T. Maston demeurait au numéro 179 de Franklin-street, une des rues les plus tranquilles de Baltimore, loin du quartier des affaires, auxquelles il n’entendait rien, loin du bruit de la foule qui lui répugnait.

Là, il occupait une modeste habitation, connue sous le nom de Balistic-Cottage, n’ayant pour toute fortune que sa retraite d’officier d’artillerie et le traitement qu’il touchait comme secrétaire du Gun-Club. Il vivait seul, servi par son nègre Fire-Fire – Feu-Feu! – sobriquet digne du valet d’un artilleur. Ce nègre n’était pas un serviteur, c’était un servant, un premier servant, et il servait son maître comme il eût servi sa pièce.

J.-T. Maston était un célibataire convaincu, ayant cette idée que le célibat est encore la seule situation qui soit acceptable en ce monde sublunaire. Il connaissait le proverbe slave: „Une femme tire plus avec un seul cheveu que quatre bœufs à la charrue!” et il se défiait.

Et pourtant, s’il occupait solitairement Balistic-Cottage, c’était parce qu’il le voulait bien. On le sait, il n’aurait eu qu’un geste à faire pour changer sa solitude à un en solitude à deux, et la médiocrité de sa fortune pour les richesses d’un millionnaire. Il n’en pouvait douter: Mrs. Evangelina Scorbitt eût été heureuse de… Mais, jusqu’ici du moins, J.-T. Maston n’eût pas été heureux de… Et il semblait certain que ces deux êtres, si bien faits l’un pour l’autre, – c’était du moins l’opinion de la tendre veuve, – n’arriveraient jamais à opérer cette transformation.

Le cottage était très simple. Un rez-de-chaussée à véranda et un étage au-dessus. Petit salon et petite salle à manger en bas, avec la cuisine et l’office, contenus dans un bâtiment annexé en retour du jardinet. En haut, chambre à coucher sur la rue, cabinet de travail sur le jardin, où rien n’arrivait des tumultes de l’extérieur. Buen retiro du savant et du sage, entre les murs duquel s’étaient résolus tant de calculs, et qu’auraient envié Newton, Laplace ou Cauchy.

Quelle différence avec l’hôtel de Mrs. Evangelina Scorbitt, élevé dans le riche quartier de New-Park, avec sa façade à balcons, revêtue des fantaisies sculpturales de l’architecture anglo-saxonne, à la fois gothique et Renaissance, ses salons richement meublés, son hall grandiose, ses galeries de tableaux, dans lesquelles les maîtres français tenaient la haute place, son escalier à double révolution, son nombreux domestique, ses écuries, ses remises, son jardin avec pelouses, grands arbres, fontaines jaillissantes, et la tour qui dominait l’ensemble des bâtiments, au sommet de laquelle la brise agitait le pavillon bleu et or des Scorbitt!

Trois milles, oui! trois grands milles, au moins, séparaient l’hôtel de New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil téléphonique spécial reliait les deux habitations, et sur le „Allô! Allô!” qui demandait la communication entre le cottage et l’hôtel, la conversation s’établissait. Si les causeurs ne pouvaient se voir, ils pouvaient s’entendre. Ce qui n’étonnera personne, c’est que Mrs. Evangelina Scorbitt appelait plus souvent J.-T. Maston devant sa plaque vibrante que J.-T. Maston n’appelait Mrs. Evangelina Scorbitt devant la sienne. Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courant électrique, il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations, et il se remettait à ses problèmes.

Ce fut dans la journée du 3 octobre, après une dernière et longue conférence, que J.-T. Maston prit congé de ses collègues pour se mettre à la besogne. Travail des plus importants dont il s’était chargé, puisqu’il s’agissait de calculer les procédés mécaniques qui donneraient accès au Pôle boréal et permettraient d’exploiter les gisements enfouis sous ses glaces.

J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé pour accomplir sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée et délicate, nécessitant la résolution d’équations diverses, qui portaient sur la mécanique, la géométrie analytique à trois dimensions, la géométrie polaire et la trigonométrie.

Afin d’échapper à toute cause de trouble, il avait été convenu que le secrétaire du Gun-Club, retiré dans son cottage, n’y serait visité ni dérangé par personne. Ce serait un gros chagrin pour Mrs. Evangelina Scorbitt; mais elle dut se résigner. Aussi, en même temps que le président Barbicane, le capitaine Nicholl, leurs collègues le fringant Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois, était-elle venue, dans l’après-midi, faire une dernière visite à J.-T. Maston.

„Vous réussirez, cher Maston! dit-elle, au moment où ils allaient se séparer.

– Et surtout, ne commettez pas d’erreur! ajouta en souriant le président Barbicane.

– Une erreur!… lui!… s’écria Mrs. Evangelina Scorbitt.

– Pas plus que Dieu n’en a commis en combinant les lois de la mécanique céleste!” répondit modestement le secrétaire du Gun-Club.

Puis, après une poignée de main des uns, après quelques soupirs de l’autre, souhaits de réussite et recommandations de ne point se surmener par un travail excessif, chacun prit congé du calculateur. La porte de Balistic-Cottage se ferma, et Fire-Fire eut ordre de ne la rouvrir à personne – fût-ce même au président des États-Unis d’Amérique.

Pendant les deux premiers jours de réclusion, J.-T. Maston réfléchit de tête, sans prendre la craie, au problème qui lui était posé. Il relut certains ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa masse, sa densité, son volume, sa forme, ses mouvements de rotation sur son axe et de translation le long de son orbite – éléments qui devaient former la base de ses calculs.

Voici les principales de ces données, qu’il est bon de remettre sous les yeux du lecteur:

Forme de la Terre: un ellipsoïde de révolution, dont le plus long rayon est de 6 377 398 mètres ou 1 594 lieues de 4 kilomètres en nombres ronds – le plus court étant de 6 356 080 mètres ou de 1 589 lieues. Cela constitue pour les deux rayons, par suite l’aplatissement de notre sphéroïde aux Pôles, une différence de 21 318 mètres, environ 5 lieues.

Circonférence de la Terre à l’Équateur: 40 000 kilomètres, soit 10 000 lieues de 4 kilomètres.

Surface de la Terre – évaluation approximative: 510 millions de kilomètres carrés.

Volume de la Terre: environ 1 000 milliards de kilomètres cubes, c’est-à-dire de cubes ayant chacun mille mètres en longueur, largeur et hauteur.

Densité de la Terre: à peu près cinq fois celle de l’eau, c’est-à-dire un peu supérieure à la densité du spath pesant, presque celle de l’iode, – soit 5 480 kilogrammes pour poids moyen d’un mètre cube de la Terre, supposée pesée par morceaux successivement amenés à sa surface. C’est le nombre qu’a déduit Cavendish au moyen de la balance inventée et construite par Mitchell, ou plus rigoureusement 5 670 kilogrammes, d’après les rectifications de Baily, MM. Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces mesures.

Durée de translation de la Terre autour du Soleil: 365 jours un quart, constituant l’année solaire, ou plus exactement 365 jours 6 heures 9 minutes 10 secondes 37 centièmes, – ce qui donne à notre sphéroïde une vitesse de 30 400 mètres ou 7 lieues 6 dixièmes par seconde.

Chemin parcouru dans la rotation de la Terre sur son axe par les points de sa surface situés à l’Équateur: 463 mètres par seconde ou 417 lieues par heure.

Voici, maintenant, quelles furent les unités de longueur, de force, de temps et d’angle, que prit J.‑T. Maston pour mesure dans ses calculs: le mètre, le kilogramme, la seconde, et l’angle au centre qui intercepte dans un cercle quelconque un arc égal au rayon.

Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de l’après-midi – il importe de préciser quand il s’agit d’une œuvre aussi mémorable – que J.-T. Maston, après mûres réflexions, se mit au travail écrit. Et, tout d’abord, il attaqua son problème par la base, c’est-à-dire par le nombre qui représente la circonférence de la Terre à l’un de ses grands cercles, soit à l’Équateur.

Le tableau noir était là, dans un angle du cabinet, sur le chevalet de chêne ciré, bien éclairé par l’une des fenêtres qui s’ouvrait du côté du jardin. De petits bâtons de craie étaient rangés sur la planchette ajustée au bas du tableau. L’éponge pour effacer se trouvait à portée de la main gauche du calculateur. Quant à sa main droite ou plutôt son crochet postiche, il était réservé pour le tracé des figures, des formules et des chiffres.

Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait remarquablement circulaire, traça une circonférence qui représentait le sphéroïde terrestre. À l’Équateur, la courbure du globe fut marquée par une ligne pleine, représentant la partie antérieure de la courbe, puis par une ligne ponctuée, indiquant la partie postérieure – de manière à bien faire sentir la projection d’une figure sphérique. Quant à l’axe sortant par les deux Pôles, ce fut un trait perpendiculaire au plan de l’Équateur, que marquèrent les lettres N et S.

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Puis, sur le coin à droite du tableau, fut inscrit ce nombre, qui représente en mètres la circonférence de la Terre:

40 000 000.

Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour commencer la série de ses calculs.

Il était si préoccupé qu’il n’avait point observé l’état du ciel – lequel s’était sensiblement
modifié dans l’après-midi. Depuis une heure, montait un de ces gros orages, dont l’influence affecte l’organisation de tous les êtres vivants. Des nuages livides, sortes de flocons blanchâtres, accumulés sur un fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. Des roulements lointains se répercutaient entre les cavités sonores de la Terre et de l’espace. Un ou deux éclairs avaient déjà zébré l’atmosphère, où la tension électrique était portée au plus haut point.

J.-T. Maston, de plus en plus absorbé, ne voyait rien, n’entendait rien.

Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipités le silence du cabinet.

„Bon! s’écria J.-T. Maston. Quand ce n’est pas par la porte que viennent les importuns, c’est par le fil téléphonique!… Une belle invention pour les gens qui veulent rester en repos!… Je vais prendre la précaution d’interrompre le courant pendant toute la durée de mon travail!”

Et, s’avançant vers la plaque:

„Que me veut-on? demanda-t-il.

– Entrer en communication pour quelques instants! répondit une voix féminine.

– Et qui me parle?…

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– Ne m’avez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston? C’est moi… mistress Scorbitt!

– Mistress Scorbitt!…Elle ne me laissera donc pas une minute de tranquillité!”

Mais ces derniers mots – peu agréables pour l’aimable veuve – furent prudemment murmurés à distance, de manière à ne pas impressionner la plaque de l’appareil.

Puis J.-T. Maston, comprenant qu’il ne pouvait se dispenser de répondre au moins par une phrase polie, reprit:

„Ah! c’est vous, mistress Scorbitt?

– Moi, cher monsieur Maston!

– Et que me veut mistress Scorbitt?…

– Vous prévenir qu’un violent orage ne tardera pas à éclater au-dessus de la ville!

– Eh bien, je ne puis l’empêcher…

– Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de fermer vos fenêtres…”

Mrs. Evangelina Scorbitt avait à peine achevé cette phrase, qu’un formidable coup de tonnerre emplissait l’espace. On eût dit qu’une immense pièce de soie se déchirait sur une longueur infinie. La foudre était tombée dans le voisinage de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit par le fil du téléphone, venait d’envahir le cabinet du calculateur avec une brutalité tout électrique.

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J.-T. Maston, penché sur la plaque de l’appareil, reçut la plus belle gifle voltaïque qui ait jamais été appliquée sur la joue d’un savant. Puis, l’étincelle filant par son crochet de fer, il fut renversé comme un simple capucin de carte. En même temps, le tableau noir, heurté par J.-T. Maston, vola dans un coin de la chambre. Après quoi, la foudre, sortant par l’invisible trou d’une vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre dans le sol.

Abasourdi, – on le serait à moins, – J.-T. Maston se releva, se frotta les différentes parties du corps, s’assura qu’il n’était point blessé. Cela fait, n’ayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait à un ancien pointeur de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabinet, redressa son chevalet, replaça son tableau, ramassa les bouts de craie éparpillés sur le tapis, et vint reprendre son travail si brusquement interrompu.

Mais il s’aperçut alors que, par suite de la chute du tableau, l’inscription qu’il avait tracée à droite, et qui représentait en mètres la circonférence terrestre à l’Équateur, était partiellement effacée. Il commençait donc à la rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un titillement fébrile.

„Encore! s’écria J.-T. Maston.

Et il alla se placer devant l’appareil.

„Qui est là?… demanda-t-il.

– Mistress Scorbitt.

– Et que me veut mistress Scorbitt?

– Est-ce que cet horrible tonnerre n’est pas tombé sur Balistic-Cottage?

– J’ai tout lieu de le croire!

– Ah! grand Dieu!… La foudre…

– Rassurez-vous, mistress Scorbitt!

– Vous n’avez pas eu de mal, cher monsieur Maston?

– Pas eu.

– Vous êtes bien certain de ne pas avoir été touché?…

– Je ne suis touché que de votre amitié pour moi, crut devoir répondre galamment J.-T. Maston.

– Bonsoir, cher Maston!

– Bonsoir, chère mistress Scorbitt.”

Et il ajouta en retournant à sa place:

„Au diable soit-elle, cette excellente femme! Si elle ne m’avait pas si maladroitement appelé au téléphone, je n’aurais pas couru le risque d’être foudroyé!”

Cette fois, c’était bien fini. J.-T. Maston ne devait plus être dérangé au cours de sa besogne. D’ailleurs, afin de mieux assurer le calme nécessaire à ses travaux, il rendit son appareil complètement aphone, en interrompant la communication électrique.

Reprenant pour base le nombre qu’il venait d’écrire, il en déduisit les diverses formules, puis, finalement, une formule définitive, qu’il posa à gauche sur le tableau, après avoir effacé tous les chiffres dont il l’avait tirée.

Et alors, il se lança dans une interminable série de signes algébriques…

 

.

 

Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique était résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collègues la solution du problème qu’ils attendaient avec une impatience bien naturelle.

Le moyen pratique d’arriver au Pôle nord pour en exploiter les houillères était mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-elle fondée sous le titre de North Polar Practical Association, à laquelle le gouvernement de Washington accordait la concession du domaine arctique pour le cas où l’adjudication l’en rendrait propriétaire. On sait comment, l’adjudication ayant été faite au profit des États-Unis d’Amérique, la nouvelle Société fit appel au concours des capitalistes des deux Mondes.

 

 

Chapitre VII

Dans lequel le président Barbicane n’en dit pas plus qu’il ne lui convient d’en dire.

 

e 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furent convoqués en assemblée générale. Il va sans dire que les salons du Gun-Club avaient été choisis pour lieu de réunion dans l’hôtel d’Union-square. Et, en vérité, c’est à peine si le square lui-même eût suffi à enfermer la foule empressée des actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein air, à cette date, sur l’une des places de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle s’abaisse de dix degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.

Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club – on ne l’a peut-être pas oublié – était orné d’engins de toutes sortes, empruntés à la noble profession de ses membres. On eût dit un véritable musée d’artillerie. Les meubles eux-mêmes, sièges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, par leur forme bizarre, ces engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde meilleur tant de braves gens dont le secret désir eût été de mourir de vieillesse.

Eh bien! ce jour-là, il avait fallu remiser cet encombrement. Ce n’était pas une assemblée guerrière, c’était une assemblée industrielle et pacifique qu’Impey Barbicane allait présider. Large place avait donc été faite aux nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des États-Unis. Dans le hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaient, s’écrasaient, s’étouffaient, sans compter l’interminable queue, dont les remous se prolongeaient jusqu’au milieu d’Union-square.

Bien entendu que les membres du Gun-Club, – premiers souscripteurs des actions de la nouvelle Société, – occupaient des places rapprochées du bureau. On distinguait parmi eux, plus triomphants que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois et leur collègue le fringant Bilsby. Très galamment, un confortable fauteuil avait été réservé à Mrs. Evangelina Scorbitt, qui aurait véritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire de l’immeuble arctique, de siéger à côté du président Barbicane. Nombre de femmes, d’ailleurs, appartenant à toutes les classes de la cité, fleurissaient de leurs chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes extravagantes, aux rubans multicolores, la bruyante foule qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.

En somme, pour l’immense majorité, les actionnaires présents à cette assemblée pouvaient être considérés, non seulement comme des partisans, mais comme des amis personnels des membres du Conseil d’administration.

Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois, danois, anglais, hollandais et russe, occupaient des places spéciales, et, s’ils assistaient à cette réunion, c’est que chacun d’eux avait souscrit le nombre d’actions qui donnait droit à une voix délibérative. Après avoir été si parfaitement unis pour acquérir, ils ne l’étaient pas moins, actuellement, pour dauber les acquéreurs. On imagine aisément quelle intense curiosité les poussait à connaître la communication que le président Barbicane allait faire. Cette communication – on n’en doutait pas – jetterait la lumière sur les procédés imaginés pour atteindre le Pôle boréal. N’y avait-il pas là une difficulté plus grande encore que d’en exploiter les houillères? S’il se présentait quelques objections à produire, Eric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, ne se gêneraient pas pour demander la parole. De son côté, le major Donellan, soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival Impey Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.

Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du Gun-Club resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustres Edison. Depuis l’ouverture des portes assiégées par le public, un tumulte d’incessants murmures se dégageait de l’assistance. Mais tout se tut, lorsque l’huissier annonça l’entrée du Conseil d’administration.

Là, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirâtre, en pleine lumière, prirent place le président Barbicane, le secrétaire J.-T. Maston, leur collègue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah, ponctué de grognements et de hips, éclata dans le hall et se déchaîna jusqu’aux rues adjacentes.

 Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl s’étaient assis dans la plénitude de leur célébrité.

Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa main gauche dans sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole en ces termes:

„Souscripteurs et Souscriptrices,

„Le Conseil d’administration de la North Polar Practical Association vous a réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire une importante communication.

„Vous l’avez appris par les discussions des journaux, le but de notre nouvelle Société est l’exploitation des houillères du Pôle arctique, dont la concession nous a été faite par le gouvernement fédéral. Ce domaine, acquis après vente publique, constitue l’apport de ses propriétaires dans l’affaire dont il s’agit. Les fonds, mis à leur disposition par la souscription close le 11 décembre dernier, vont leur permettre d’organiser cette entreprise, dont le rendement produira un taux d’intérêt inconnu jusqu’à ce jour en n’importe quelles opérations commerciales ou industrielles.”

Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instant l’orateur.

„Vous n’ignorez pas, reprit-il, comment nous avons été amenés à admettre l’existence de riches gisements de houille, peut-être aussi d’ivoire fossile, dans les régions circumpolaires. Les documents publiés par la presse du monde entier3 ne peuvent laisser aucun doute sur l’existence de ces charbonnages.

„Or, la houille est devenue la source de toute l’industrie moderne. Sans parler du charbon et du coke, utilisés pour le chauffage, de son emploi pour la production de la vapeur et de l’électricité, faut-il vous citer ses dérivés, les couleurs de garance, d’orseille, d’indigo, de fuchsine, de carmin, les parfums de vanille, d’amande amère, de reine-des-prés, de girofle, de winter-green, d’anis, de camphre, de thymol et d’héliotropine, les picrates, l’acide salicylique, le naphtol, le phénol, l’antipyrine, la benzine, la naptaline, l’acide pyrogallique, l’hydroquinone, le tannin, la saccharine, le goudron, l’asphalte, le brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate jaune de potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc.”

Et, après cette énumération, l’orateur respira comme un coureur époumoné qui s’arrête pour reprendre haleine. Puis, continuant, grâce à une longue inspiration d’air:

„Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre toutes, s’épuisera en un temps assez limité par suite d’une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères en exploitation jusqu’à ce jour seront vidées…

– Trois cents! s’écria un des assistants.

– Deux cents! répondit un autre.

– Disons dans un délai plus ou moins rapproché, reprit le président Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux liens de production, comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuvième siècle.”

Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles, puis, une reprise en ces termes:

„C’est pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez-vous, suivez-moi et partons pour le Pôle!…”

Et, de fait, tout le public s’ébranla, prêt à boucler ses malles, comme si le président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.

Une observation, jetée d’une voix aigre et claire par le major Donellan, arrêta net ce premier mouvement – aussi enthousiaste qu’inconsidéré.

„Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on peut se rendre au Pôle? Avez-vous la prétention d’y aller par mer?

– Ni par mer, ni par terre, ni par air” répliqua doucement le président Barbicane.

Et l’assemblée se rassit, en proie à un sentiment de curiosité bien compréhensible.

„Vous n’êtes pas sans connaître, reprit l’orateur, quelles tentatives ont été faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions surhumaines.”

Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur nationalité.

„En 1845, reprit Barbicane, l’anglais Sir John Franklin, dans un troisième voyage avec l’Erebus et le Terror, dont l’objectif est de s’élever jusqu’au Pôle, s’enfonce à travers les parages septentrionaux, et on n’entend plus parler de lui.

„En 1854, l’Américain Kane et son lieutenant Morton s’élancent à la recherche de Sir John Franklin. et, s’ils revinrent de leur expédition, leur navire Advance ne revint pas.

„En 1859, l’anglais Mac Clintock découvre un document duquel il appert qu’il ne reste pas un survivant de la campagne de l’Erebus et du Terror.

„En 1860, l’Américain Hayes quitte Boston sur le schooner United-States, dépasse le quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862, sans avoir pu s’élever plus haut, malgré les héroïques efforts de ses compagnons.

„En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de Bremerhaven, sur la Hansa et la Germania. La Hansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du soixante et onzième degré de latitude, et l’équipage ne doit son salut qu’à ses chaloupes qui lui permettent de regagner le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au port de Bremerhaven, mais elle n’avait pu dépasser le soixante-dix-septième parallèle.

„En 1871, le capitaine Hall s’embarque à New-York sur le steamer Polaris. Quatre mois après, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraîné par les icebergs, sans s’être élevé au quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du lieutenant Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu’en s’abandonnant sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on n’a retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.

„En 1875, l’Anglais Nares quitte Portsmouth avec l’Alerte et la Découverte. C’est dans cette campagne mémorable, où les équipages établirent leurs quartiers d’hiver entre le quatre-vingt-deuxième et le quatre-vingt-troisième parallèle, que le capitaine Markham, après s’être avancé dans la direction du nord, s’arrête à quatre cents milles4 seulement du pôle arctique, dont personne ne s’était autant rapproché avant lui.

„En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett…”

Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamèrent le nom du „grand citoyen”, le directeur du New-York-Herald.

„…arme la Jeannette qu’il confie au commandant De Long, appartenant à une famille d’origine française. La Jeannette part de San Franciso avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces à la hauteur de l’île Herald, sombre à la hauteur de l’île Bennett, à peu près sur le soixante-dix-septième parallèle. Ses hommes n’ont plus qu’une ressource: c’est de se diriger vers le sud avec les canots qu’ils ont sauvés ou à la surface des icefields. La misère les décime. De Long meurt en octobre. Nombre de ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulement reviennent de cette expédition.

„Enfin, en 1881, l’Américain Greely quitte le port Saint-Jean de Terre-Neuve avec le steamer Proteus, afin d’aller établir une station à la baie de Lady-Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxième degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là, les hardis hiverneurs se portent vers l’ouest et vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son compagnon Brainard, en mai 1882, s’élèvent jusqu’à quatre-vingt-trois degrés trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelques milles.

„C’est le point extrême jusqu’à ce jour! C’est l’Ultima Thule de la cartographie circumpolaire!”

Ici, nouveaux hurrahs, panachés des hips réglementaires, en l’honneur des découvreurs américains.

„Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal finir. Le Proteus sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques, voués à des misères épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien d’autres, sont atteints mortellement. Greely, secouru par la Thétis en 1883, ne ramène que six de ses compagnons. Et l’un des héros de la découverte, le lieutenant Lockwood, succombe à son tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces régions!”

Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces paroles du président Barbicane, dont toute l’assistance partageait la légitime émotion.

Puis, il reprit d’une voix vibrante:

„Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le quatre-vingt-quatrième parallèle n’a jamais pu être dépassé. Et même, on peut affirmer qu’il ne le sera jamais par les moyens qui ont été employés jusqu’à ce jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit des radeaux pour franchir les champs de glace. Il n’est pas permis à l’homme d’affronter de pareils dangers, de supporter de tels abaissements de température. C’est donc par d’autres voies qu’il faut marcher à la conquête du Pôle!”

On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de la communication, le secret cherché et convoité par tous.

„Et comment vous y prendrez-vous, monsieur?… demanda le délégué de l’Angleterre.

– Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan, répondit le président Barbicane5, et j’ajoute, en m’adressant à tous nos actionnaires: ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de l’affaire sont les mêmes hommes, qui, s’embarquant dans un projectile cylindro-conique…

– Cylindro-comique! s’écria Dean Toodrink.

– … ont osé s’aventurer jusqu’à la Lune…

– Et on voit bien qu’ils en sont revenus!” ajouta le secrétaire du major Donellan, dont les observations malséantes provoquèrent de violentes protestations.

Mais le président Barbicane, haussant les épaules, reprit d’une voix ferme:

„Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi vous en tenir.”

Un murmure, fait de oh! de eh! et de ah! prolongés, accueillit cette réponse.

En vérité, il semblait que l’orateur venait de dire au public:

„Avant dix minutes, nous serons au Pôle!”

Il poursuivit en ces termes:

„Et d’abord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre? N’est-ce point une mer, et le commandant Nares n’a-t-il pas eu raison de la nommer „mer Paléocrystique” c’est-à-dire mer des anciennes glaces? A cette demande, je répondrai: nous ne le pensons pas.

– Cela ne peut suffire! s’écria Eric Baldenak. Il ne s’agit pas de ne „point penser”, il s’agit d’être certain…

– Eh bien! nous le sommes, répondrai-je à mon bouillant interrupteur. Oui! C’est un terrain solide, non un bassin liquide, dont la North Polar Practical Association a fait l’acquisition et qui, maintenant, appartient aux États-Unis, sans qu’aucune Puissance européenne y puisse jamais prétendre!”

Murmure aux bancs des délégués du Vieux Monde.

„Bah!… Un trou plein d’eau… une cuvette… que vous n’êtes pas capables de vider!” s’écria de nouveau Dean Toodrink.

Et il eut l’approbation bruyante de ses collègues.

„Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un continent, un plateau qui s’élève – peut-être comme le désert de Gobi dans l’Asie centrale – à trois ou quatre kilomètres au-dessus du niveau de la mer. Et cela a pu être facilement et logiquement déduit des observations faites sur les contrées limitrophes, dont le domaine polaire n’est que le prolongement. Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté que le Groënland va toujours en montant dans la direction du nord. A cent soixante kilomètres vers l’intérieur, en partant de l’île Diskö, son altitude est déjà de deux mille trois cents mètres. Or, en tenant compte de ces observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et dents d’ivoire, troncs de conifères, on peut affirmer que ce continent fut autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des hommes peut-être. Là furent ensevelies les épaisses forêts des époques préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons poursuivre l’exploitation! Oui! c’est un continent qui s’étend autour du Pôle, un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons planter le pavillon des États-Unis d’Amérique!”

Tonnerre d’applaudissements.

Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines perspectives d’Union-square, on entendit glapir la voix cassante du major Donellan. Il disait:

„Voilà déjà sept minutes d’écoulées sur les dix qui devaient nous suffire pour atteindre le Pôle?…

– Nous y serons dans trois minutes”, répondit froidement le président Barbicane.

Il reprit:

„Mais, si c’est un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce continent est surélevé, comme nous avons lieu de le croire, il n’en est pas moins obstrué par les glaces éternelles, recouvert d’icebergs et d’icefields, et dans des conditions où l’exploitation en serait difficile…

– Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation d’un grand geste.

– Impossible, je le veux bien, répondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce à vaincre cette impossibilité qu’ont tendu nos efforts. Non seulement, nous n’aurons plus besoin de navires ni de traîneaux pour aller au Pôle; mais, grâce à nos procédés, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, s’opérera comme par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni une minute de notre travail!”

Ici un silence absolu. On touchait au moment „chicologique”, suivant l’élégante expression que murmura Dean Toodrink à l’oreille de Jacques Jansen.

„Messieurs, reprit le président du Gun-Club, Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde. Eh bien! ce point d’appui, nous l’avons trouvé! Un levier devait suffire au grand géomètre de Syracuse, et ce levier nous le possédons! Nous sommes donc en mesure de déplacer le Pôle…

– Déplacer le Pôle!… s’écria Eric Baldenak.

– L’amener en Amérique!…” s’écria Jan Harald.

Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il continua, disant: „Quant à ce point d’appui…

– Ne le dites pas!… Ne le dites pas! s’écria un des assistants d’une voix formidable.

– Quant à ce levier…

– Gardez le secret!… Gardez-le!… s’écria la majorité des spectateurs.

– Nous le garderons!” répondit le président Barbicane.

Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le croire. Mais, en dépit de leurs réclamations, l’orateur ne voulut rien faire connaître de ses procédés. Et il ajouta:

„Pour ce qui est des résultats du travail mécanique – travail sans précédent dans les annales industrielles – que nous allons entreprendre et mener à bonne fin, grâce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement communication.

– Écoutez!… Écoutez!”

Et si on écouta!

„Tout d’abord, reprit le président Barbicane, l’idée première de notre œuvre revient a l’un de nos plus savants, dévoués et illustres collègues. A lui aussi, la gloire d’avoir établi les calculs qui permettent de faire passer cette idée de la théorie à la pratique, car, si l’exploitation des houillères arctiques n’est qu’un jeu, déplacer le Pôle était un problème que la mécanique supérieure pouvait seule résoudre. Voilà pourquoi nous nous sommes adressés à l’honorable secrétaire du Gun-Club, J.‑T. Maston!

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– Hurrah!… Hip! hip! hip! pour J.-T. Maston!” cria tout l’auditoire, électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.

Ah! combien Mrs. Evangelina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatèrent autour du célèbre calculateur, et à quel point son cœur en fut délicieusement remué!

Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tête à droite, puis à gauche, et de saluer du bout de son crochet l’enthousiaste assistance.

„Déjà, chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand meeting qui célébra l’arrivée du Français Michel Ardan en Amérique, quelques mois avant notre départ pour la Lune…”

Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que s’il eût été de Baltimore à New-York!

„…J.-T. Maston s’était écrié: „Inventons des machines, trouvons un point d’appui et redressons l’axe de la Terre!” Eh bien, vous tous qui m’écoutez, sachez-le donc!… Les machines sont inventées, le point d’appui est trouvé, et c’est au redressement de l’axe terrestre que nous allons appliquer nos efforts!”

Ici, quelques minutes d’une stupéfaction qui, en France, se fût traduite par cette expression populaire mais juste: „Elle est raide, celle-là!”

„Quoi!… Vous avez la prétention de redresser l’axe? s’écria le major Donellan.

– Oui monsieur, répondit le président Barbicane, ou, plutôt, nous avons le moyen d’en créer un nouveau, sur lequel s’accomplira désormais la rotation diurne…

– Modifier la rotation diurne!… répéta le colonel Karkof, dont les yeux jetaient des éclairs.

– Absolument, et sans toucher à sa durée! répondit le président Barbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près sur le soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planète Jupiter, dont l’axe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles!”

L’auditoire était haletant. Personne ne songeait à interrompre l’orateur – pas même à l’applaudir. Tous étaient subjugués par cette idée à la fois si ingénieuse et si simple: modifier l’axe sur lequel se meut le sphéroïde terrestre.

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Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis, annihilés, et ils restaient bouche close, au dernier degré de l’ahurissement.

Mais les applaudissements éclatèrent à tout rompre, lorsque le président Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité:

„Donc, c’est le Soleil lui-même qui se chargera de fondre les icebergs et les banquises, et de rendre facile l’accès du Pôle nord!

– Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l’homme ne peut aller au Pôle, c’est le Pôle qui viendra à lui?…

– Comme vous dites!” répliqua le président Barbicane.

 

 

Chapitre VIII

„Comme dans Jupiter?” a dit le président du Gun-Club.

 

ui! Comme dans Jupiter.

Et, lors de cette mémorable séance du meeting en l’honneur de Michel Ardan, – fort à propos rappelée par l’orateur, – si J.-T. Maston s’était fougueusement écrié: „Redressons l’axe terrestre!”, c’est que l’audacieux et fantaisiste Français, l’un des héros du Voyage de la Terre à la Lune, le compagnon du président Barbicane et du capitaine Nicholl, venait d’entonner un hymne dithyrambique en l’honneur de la plus importante des planètes de notre monde solaire. Dans son superbe panégyrique, il ne s’était pas fait faute d’en célébrer les avantages spéciaux, tels qu’ils vont être sommairement rapportés.

Ainsi donc, d’après le problème résolu par le calculateur du Gun-Club, un nouvel axe de rotation allait être substitué à l’ancien axe, sur lequel la Terre tourne „depuis que le monde est monde”, suivant l’adage vulgaire. En outre, ce nouvel axe de rotation serait perpendiculaire au plan de son orbite. Dans ces conditions, la situation climatérique de l’ancien Pôle nord serait exactement égale à la situation actuelle de Trondhei en Norvège au printemps. Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du Soleil. En même temps, les climats se distribueraient sur notre sphéroïde comme à la surface de Jupiter.

En effet, l’inclinaison de l’axe de cette planète, ou, en d’autres termes, l’angle que son axe de rotation fait avec le plan de son écliptique, est de 88° 13’. Un degré et quarante-sept minutes de plus, cet axe serait absolument perpendiculaire au plan de l’orbite qu’elle décrit autour du Soleil.

D’ailleurs, – il importe de bien le spécifier, – l’effort que la Société Barbicane and Co allait tenter pour modifier les conditions actuelles de la Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redressement de son axe. Mécaniquement, aucune force, si considérable qu’elle fût, ne saurait produire un tel résultat. La Terre n’est pas comme une poularde à la broche, qui tourne autour d’un axe matériel que l’on puisse prendre à la main et déplacer à volonté. Mais, en somme, la création d’un nouvel axe était possible, – on dira même facile à obtenir, – du moment que le point d’appui, rêvé par Archimède, et le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la disposition de ces audacieux ingénieurs.

Toutefois, puisqu’ils paraissaient décidés à tenir leur invention secrète jusqu’à nouvel ordre, il fallait se borner à en étudier les conséquences.

C’est ce que firent tout d’abord les journaux et les revues, en rappelant aux savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait pour Jupiter de la perpendicularité approximative de son axe sur le plan de son orbite.

Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à près de deux cents millions de lieues du foyer commun, son volume étant environ quatorze cents fois celui de la Terre.

Or, s’il existe une vie „jovienne”, c’est-à-dire s’il y a des habitants à la surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains que leur offre ladite planète – avantages si fantaisistement mis en relief, lors du mémorable meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.

Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne dure que 9 heures 55 minutes, les jours sont constamment égaux aux nuits par n’importe quelle latitude, – soit 4 heures 776 minutes pour le jour, 4 heures 77 minutes pour la nuit.

„Voilà, firent observer les partisans de l’existence des Joviens, voilà qui convient aux gens d’habitudes régulières. Ils seront enchantés de se soumettre à cette régularité!”

Eh bien! c’est ce qui se produirait sur la Terre, si le président Barbicane accomplissait son œuvre. Seulement, comme le mouvement de rotation sur le nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, comme vingt-quatre heures sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits et les jours seraient exactement de douze heures en n’importe quel point de notre sphéroïde. Les crépuscules et les aubes allongeraient les jours d’une quantité toujours égale. On vivrait au milieu d’un équinoxe perpétuel, tel qu’il se produit le 21 mars et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe, lorsque l’astre radieux décrit sa courbe apparente dans le plan de l’Équateur.

„Mais le phénomène climatérique le plus curieux, et non le moins intéressant, ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera l’absence de saisons!”

En effet, c’est grâce à l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite, que se produisent ces variations annuelles, connues sous les noms de printemps, d’été, d’automne et d’hiver. Or, les Joviens ne connaissent rien de ces saisons. Donc les Terrestriens ne les connaîtraient plus. Du moment que le nouvel axe serait perpendiculaire à l’écliptique, il n’y aurait plus de zones glaciales ni de zones torrides, mais toute la Terre jouirait d’une zone tempérée.

Voici pourquoi.

Qu’est-ce que c’est que la zone torride? C’est la partie de la surface du globe comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne. Tous les points de cette zone jouissent de la propriété de voir le Soleil deux fois par an à leur zénith, tandis que pour les points des Tropiques, ce phénomène ne se produit annuellement qu’une fois.

Qu’est-ce que c’est que la zone tempérée? C’est la partie qui comprend les régions situées entre les Tropiques et les Cercles polaires, entre 23° 28’ et 66°72’ de latitude, et pour lesquelles le Soleil ne s’élève jamais jusqu’au zénith, mais paraît tous les jours au-dessus de l’horizon.

Qu’est-ce que c’est que la zone glaciale? C’est cette partie des régions circumpolaires que le Soleil abandonne complètement pendant un laps de temps, qui, pour le Pôle même, peut aller jusqu’à six mois.

On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peut atteindre le Soleil au-dessus de l’horizon, c’est qu’il en résulte une chaleur excessive pour la zone torride, une chaleur modérée mais variable à mesure qu’on s’éloigne des Tropiques pour la zone tempérée, un froid excessif pour la zone glaciale depuis les Cercles polaires jusqu’aux Pôles.

Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de la Terre, par suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil se maintiendrait immuablement dans le plan de l’Équateur. Durant toute l’année, il tracerait pendant douze heures sa course imperturbable, en montant jusqu’à une distance du zénith égale à la latitude du lieu, par conséquent d’autant plus haut que le point est plus voisin de l’Équateur. Ainsi, pour les pays situés par vingt degrés de latitude, il s’élèverait chaque jour jusqu’à soixante-dix degrés au-dessus de l’horizon, pour les pays situés par quarante-neuf degrés, jusqu’à quarante et un, pour les points situés sur le soixante-septième parallèle, jusqu’à vingt-trois degrés. Donc les jours conserveraient une régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lèverait et se coucherait toutes les douze heures au même point de l’horizon.

„Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbicane. Chacun, suivant son tempérament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra à ses rhumes ou à ses rhumatismes, sur un globe où l’on ne connaîtra plus les variations de chaleur actuellement si regrettables!”

Barbicane and Co, allaient modifier l’état des choses qui existait depuis l’époque où le sphéroïde terrestre, penché sur son orbite, s’était concentré pour devenir la Terre.

À la vérité, l’observateur y perdrait quelques-unes des constellations ou étoiles qu’il est habitué à voir sur le champ du ciel. Le poète n’aurait plus les longues nuits d’hiver ni les longs jours d’été à encadrer dans ses rimes modernes „avec la consonne d’appui”! Mais, en somme, quel profit pour la généralité des humains!

„De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane, puisque les productions du sol terrestre seront régularisées, l’agronome pourra distribuer à chaque espèce végétale la température qui lui paraîtra favorable!

– Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce qu’il n’y aura pas toujours des pluies, des grêles, des tempêtes, des trombes, des orages, tous ces météores qui parfois compromettent si gravement l’avenir des récoltes et la fortune des cultivateurs?

– Sans doute, reprenait le chœur des amis, mais ces désastres seront probablement plus rares par suite de la régularité climatérique qui empêchera les troubles de l’atmosphère! Oui! l’humanité profitera grandement de ce nouvel état de choses! Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre! Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et futures, en détruisant, avec l’inégalité des jours et des nuits, la diversité fâcheuse des saisons! Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la planète aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine! Il n’y aura d’enrhumés que ceux qui le voudront bien, puisqu’il leur sera toujours loisible d’aller habiter un pays convenable à leurs bronches!”

Et, dans son numéro du 27 décembre, le Sun, de New York, termina le plus éloquent des articles en s’écriant:

„Honneur au président Barbicane et à ses collègues! Non seulement ces audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent américain, et par là même agrandi le champ déjà si vaste de la confédération, mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus productive, puisqu’on pourra semer dès qu’on aura récolté, et que, le grain germant sans retard, il n’y aura plus de temps perdu en hiver! Non seulement les richesses houillères se seront accrues par l’exploitation de nouveaux gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matière pendant de longues années peut-être, mais les conditions climatériques de notre globe se seront transformées à son avantage! Barbicane et ses collègues auront modifié, pour le plus grand bien de leurs semblables, l’œuvre du Créateur! Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de l’humanité!”

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1 Punch en anglais signifie polichinelle.

2 Le micron - mesure usuelle en optique - égale un millième de millimètre.

3 Actuellement, le poids des journaux dépasse chaque année 300 millions de kilogrammes.

4 740 kilomètres.

5 Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de s’élever jusqu’au Pôle, Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixiéme degré. Cela se comprend, ledit capitaine n’étant, vraisemblablement, qu’un héros imaginaire. (Anglais au pôle Nord et Désert de Glace, du même auteur).

6 Sicet non pas 4 heures 57 minutes et 30 secondes (conforme à l’édition Hetzel).