Jules Verne
sans dessus dessous
(Chapitre XIII-XVI)
56 dessinsde George Roux
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
À la fin duquel J.-T. Maston fait une réponse véritablement épique.
e temps marchait, cependant, et très probablement aussi, marchaient les travaux que le président Barbicane et le capitaine Nicholl accomplissaient dans des conditions si surprenantes – on ne savait où.
Pourtant, comment se faisait-il qu’une opération, qui exigeait l’établissement d’une usine considérable, la création de hauts fourneaux capables de fondre un engin un million de fois gros comme le canon de vingt-sept de la marine, et un projectile pesant cent quatre-vingt mille tonnes, qui nécessitait l’embauchage de plusieurs milliers d’ouvriers, leur transport, leur aménagement, oui! comment se faisait-il qu’une telle opération eût pu être soustraite à l’attention des intéressés? En quelle partie de l’Ancien ou du Nouveau Continent, Barbicane and Co s’était-il si secrètement installé que l’éveil n’eût jamais été donné aux peuplades voisines? Était-ce dans une île abandonnée du Pacifique ou de l’océan Indien? Mais il n’y a plus d’îles désertes de nos jours; les Anglais ont tout pris. A moins que la nouvelle Société n’en eût découvert une tout exprès? Quant à penser que ce fût en un point des régions arctiques ou antarctiques qu’elle eût établi des usines, non! cela eût été anormal. N’était-ce pas précisément parce qu’on ne peut atteindre ces hautes latitudes que la North Polar Practical Association tentait de les déplacer?
D’ailleurs, chercher le président Barbicane et le capitaine Nicholl à travers ces continents ou ces îles, ne fût-ce que dans leurs parties relativement abordables, c’eût été perdre son temps. Le carnet, saisi chez le secrétaire du Gun-Club ne mentionnait-il pas que le tir devait s’effectuer à peu près sur l’Équateur? Or, là se trouvent des régions habitables, sinon habitées par des hommes civilisés. Si donc c’était aux environs de la ligne équinoxiale que les expérimentateurs avaient dû s’établir, ce ne pouvait être ni en Amérique, dans toute l’étendue du Pérou et du Brésil, ni dans les îles de la Sonde, Sumatra, Bornéo, ni dans les îles de la mer des Célèbes, ni dans la Nouvelle-Guinée, où pareille opération n’eût pu être conduite sans que les populations en eussent été informées. Très vraisemblablement aussi, elle n’aurait pu être tenue secrète dans tout le centre de l’Afrique, à travers la région des grands lacs, traversée par l’Équateur. Restaient, il est vrai, les Maldives dans la mer des Indes, les îles de l’Amirauté, Gilbert, Christmas, Galapagos dans le Pacifique, San Pedro dans l’Atlantique. Mais les informations, prises en ces divers lieux, n’avaient donné aucun résultat. Aussi en était-on réduit à de vagues conjectures, peu faites pour calmer les transes universelles.
Et que pensait de tout cela Alcide Pierdeux? Plus „sulfurique” que jamais, il ne cessait de rêver aux diverses conséquences de ce problème. Que le capitaine Nicholl eût inventé un explosif d’une telle puissance, qu’il eût trouvé cette méli-mélonite, d’une expansion trois ou quatre mille fois plus grande que celle des plus violents explosifs de guerre, et cinq mille six cents fois plus forte que cette bonne vieille poudre à canon de nos ancêtres, c’était déjà fort étonnant, „et même fort „détonant!” disait-il, mais enfin ce n’était pas impossible! On ne sait guère ce que réserve l’avenir en ce genre de progrès, qui permettra de démolir les armées à n’importe quelles distances. En tout cas, le redressement de l’axe terrestre produit par le recul d’une bouche à feu, ce n’était pas non plus pour surprendre l’ingénieur français. Aussi, s’adressant in petto au promoteur de l’affaire:
„Il est bien évident, président Barbicane, disait-il, que, journellement, la Terre attrape le contre-coup de tous les chocs qui se produisent à sa surface! Il est certain, que lorsque des centaines de mille hommes s’amusent à s’envoyer des milliers de projectiles pesant quelques kilogrammes, ou des millions de projectiles pesant quelques grammes, et même, simplement, quand je marche ou quand je saute, ou quand j’allonge le bras, ou lorsque un globule sanguin se balade dans mes veines, cela agit sur la masse de notre sphéroïde! Donc, ta grande machine est de nature à produire la secousse demandée. Mais, nom d’une intégrale! cette secousse sera-t-elle suffisante pour faire basculer la Terre? Eh! c’est ce que les équations de cet animal de J.-T. Maston „démonstrandent” péremptoirement, il faut bien le reconnaître!”
En effet, Alcide Pierdeux ne pouvait qu’admirer les ingénieux calculs du secrétaire du Gun-Club, communiqués par les membres de la Commission d’enquête à ceux des savants qui étaient en état de les comprendre. Et Alcide Pierdeux, qui lisait l’algèbre comme on lit un journal, trouvait à cette lecture un charme inexprimable.
Mais, si le chambardement avait lieu, que de catastrophes accumulées à la surface du sphéroïde! Que de cataclysmes, cités renversées, montagnes ébranlées, habitants détruits par millions, masses liquides projetées hors de leur lit et provoquant d’épouvantables sinistres!
Ce serait comme un tremblement de terre d’une incomparable violence.
„Si encore, grommelait Alcide Pierdeux, si encore la sacrée poudre du capitaine Nicholl était moins forte, on pourrait espérer que le projectile viendrait de nouveau choquer la Terre, soit en avant du point de tir, soit même en arrière, après avoir fait le tour du globe! Et alors, tout serait remis en place au bout d’un temps relativement court – non sans avoir provoqué quelques grands désastres cependant! Mais va te faire lanlaire! Grâce à leur méli-mélonite, le boulet décrira une demi-branche d’hyperbole, et il ne viendra plus demander pardon à la Terre de l’avoir dérangée, en la remettant en place!”
Et Alcide Pierdeux gesticulait comme un appareil sémaphorique, au risque de tout briser dans un rayon de deux mètres.
Puis, il se répétait:
„Si, au moins, le lieu de tir était connu, j’aurais vite fait d’établir sur quels grands cercles terrestres la dénivellation serait nulle, et aussi, les points où elle atteindrait son maximum! On pourrait prévenir les gens de déménager, avant que leurs maisons ne leur fussent tombées sur la caboche! Mais comment le savoir?”
Après quoi, arrondissant sa main au-dessus du rare duvet qui lui garnissait le crâne:
„Eh! j’y pense, ajoutait-il, les conséquences de la secousse peuvent être plus compliquées qu’on ne l’imagine! Pourquoi les volcans ne profiteraient-ils pas de l’occasion pour se livrer à des éruptions échevelées, pour vomir, comme un passager qui a le mal de mer, les matières déplacées dans leurs entrailles? Pourquoi une partie des océans surélevés ne se précipiterait-elle pas dans leurs cratères? Le diable m’emporte! Il peut survenir des explosions qui feront sauter la machine tellurienne! Ah! ce satané Maston, qui s’obstine dans son mutisme! Le voyez-vous, jonglant avec notre boule et faisant des effets de finesse sur le billard de l’univers!”
Ainsi raisonnait Alcide Pierdeux. Bientôt, ces effrayantes hypothèses furent reprises et discutées par les journaux des deux Mondes. Auprès du bouleversement qui résulterait de l’opération de Barbicane and Co, qu’étaient ces trombes, ces raz de marée, ces déluges, qui, de loin en loin, dévastent quelque étroite portion de la Terre? De telles catastrophes ne sont que partielles! Quelques milliers d’habitants disparaissent, et c’est à peine si les innombrables survivants se sentent troublés dans leur quiétude! Aussi, à mesure que s’approchait la date fatale, l’épouvante gagnait-elle les plus braves. Les prédicateurs avaient beau jeu pour prédire la fin du monde. On se serait cru à cette effrayante période de l’an 1000, alors que les vivants s’imaginèrent qu’ils allaient être précipités dans l’empire des morts.
On le sait, le premier jour de l’an 1000 s’acheva, sans que les lois de la nature eussent été aucunement troublées. Mais, cette fois, il ne s’agissait pas d’un bouleversement basé sur des textes d’une obscurité toute biblique. Il s’agissait d’une modification apportée à l’équilibre de la Terre, reposant sur des calculs indiscutés, indiscutables, et d’une tentative que les progrès des sciences balistiques et mécaniques rendaient absolument réalisables. Cette fois, ce ne serait pas la mer qui rendrait ses morts, ce seraient les vivants qu’elle engloutirait par millions au fond de ses nouveaux abîmes.
Il résulta de là, que, tout en tenant compte des changements produits dans les esprits par l’influence des idées modernes, l’épouvante n’en fut pas moins poussée à ce point, que nombre des pratiques de l’an 1000 se reproduisirent avec le même affolement. Jamais on ne fit avec un tel empressement ses préparatifs de départ pour un monde meilleur! Jamais kyrielles de péchés ne se dévidèrent dans les confessionnaux avec une telle abondance! Jamais tant d’absolutions ne furent octroyées aux moribonds qui se repentaient in extremis! Il fut même question de demander une absolution générale qu’un bref du pape aurait accordée à tous les hommes de bonne volonté sur la Terre – et aussi de belle et bonne peur.
En ces conditions, la situation de J.-T. Maston devenait chaque jour de plus en plus critique. Mrs. Evangelina Scorbitt tremblait qu’il fût victime de la vindicte universelle. Peut-être même eut-elle la pensée de lui donner le conseil de prononcer le mot qu’il s’obstinait à taire avec un entêtement sans exemple. Mais elle n’osa pas et fit bien. C’eût été s’exposer à un refus catégorique.
Comme on le pense bien, même dans la cité de Baltimore, maintenant en proie à la terreur, il devenait difficile de contenir la population, surexcitée par la plupart des journaux de la confédération, par les dépêches qui arrivaient „des quatre angles de la Terre”, pour employer le langage apocalyptique que tenait saint Jean l’Évangéliste, au temps de Domitien. A coup sûr, si J.-T. Matson eût vécu sous le règne de ce persécuteur, son affaire aurait été vite réglée. On l’eût livré aux bêtes. Mais il se fût contenté de répondre:
„Je le suis déjà!”
Quoi qu’il en soit, l’inébranlable J.-T. Maston refusait de faire connaître la situation du lieu x, comprenant bien que, s’il la dévoilait, le président Barbicane et le capitaine Nicholl seraient mis dans l’impossibilité de continuer leur œuvre.
Après tout, c’était beau, cette lutte d’un homme seul contre le monde entier. Cela grandissait encore J.-T. Maston dans l’esprit de Mrs. Evangelina Scorbitt, et aussi dans l’opinion de ses collègues du Gun-Club. Ces braves gens, il faut bien le dire, entêtés comme des artilleurs à la retraite, tenaient quand même pour les projets de Barbicane and Co. Le secrétaire du Gun-Club était arrivé à un tel degré de célébrité, que nombre de personnes lui écrivaient déjà, comme aux criminels de grande marque, pour avoir quelques lignes de cette main qui allait bouleverser le monde!
Mais, si cela était beau, cela devenait de plus en plus dangereux. Le populaire se portait jour et nuit autour de la prison de Baltimore. Là, grands cris et grand tumulte. Les enragés voulaient lyncher J.-T. Maston hic et nunc. La police voyait venir le moment où elle serait impuissante à le défendre.
Désireux de donner satisfaction aux masses américaines, aussi bien qu’aux masses étrangères, le gouvernement de Washington décida enfin de mettre J.-T. Maston en accusation et de le traduire devant les Assises.
Avec des jurés étreints déjà par les affres de l’épouvante, „son affaire ne traînerait pas!” comme disait Alcide Pierdeux, qui, pour sa part, se sentait pris d’une sorte de sympathie envers cette tenace nature de calculateur.
Il suit de là que, dans la matinée du 5 septembre, le président de la Commission d’enquête se transporta de sa personne à la cellule du prisonnier. Mrs. Evangelina Scorbitt, sur son instante demande, avait été autorisée à l’accompagner. Peut-être, dans une dernière tentative, l’influence de cette aimable dame finirait-elle par l’emporter?… Il ne fallait rien négliger. Tous les moyens seraient bons, qui donneraient le dernier mot de l’énigme. Si l’on n’y parvenait pas, on verrait.
„On verrait! répétaient les esprits perspicaces. Eh! la belle avance, quand on aura pendu J.-T. Maston, si la catastrophe s’accomplit dans toute son horreur!”
Donc, vers onze heures, J.-T. Maston se trouvait en présence de Mrs. Evangelina Scorbitt et de John Prestice, président de la Commission d’enquête.
L’entrée en matière fut des plus simples. En cette conversation furent échangées les demandes et les réponses suivantes, très raides d’une part, très calmes de l’autre.
Et qui aurait jamais pu croire que des circonstances se présenteraient où le calme serait du côté de J.-T. Maston!
„Une dernière fois, voulez-vous répondre?… demanda John Prestice.
– A quel propos?… fit observer le secrétaire du Gun-Club.
– A propos de l’endroit où s’est transporté Barbicane.
– Je vous l’ai déjà dit cent fois.
– Répétez-le une cent-unième.
– Il est là où s’effectuera le tir.
– Et où le tir s’effectuera-t-il?
– Là où est mon collègue Barbicane.
– Prenez garde, J.-T. Maston!
– A quoi?
– Aux conséquences de votre refus de répondre, lesquelles ont pour résultat…
– De vous empêcher précisément d’apprendre ce que vous ne devez pas savoir.
– Ce que nous avons le droit de connaître!
– Ce n’est pas mon avis.
– Nous allons vous traduire aux Assises!
– Traduisez!
– Et le jury vous condamnera!
– Ça le regarde.
– Et le jugement, sitôt rendu, sitôt exécuté!
– Soit!
– Cher Maston!… osa dire Mrs. Evangelina Scorbitt, dont le cœur se troublait sous ces menaces.
– Oh!… mistress!” fit J.-T. Maston.
Elle baissa la tête et se tut.
„Et voulez-vous savoir quel sera ce jugement? reprit le président John Prestice.
– Si vous voulez bien, reprit J.-T. Maston.
– C’est que vous serez condamné à la peine capitale… comme vous le méritez!
– Et que vous serez pendu, aussi sûr, monsieur, que deux et deux font quatre.
– Alors, monsieur, j’ai encore des chances, répondit flegmatiquement J.-T. Maston. Si vous étiez quelque peu mathématicien, vous ne diriez pas „aussi sûr que deux et deux font quatre”! Qu’est-ce qui prouve que tous les mathématiciens n’ont pas été fous jusqu’à ce jour, en affirmant que la somme de deux nombres est égale à celle de leurs parties, c’est-à-dire que deux et deux font exactement quatre?
– Monsieur!… s’écria le président, absolument interloqué.
– Ah! reprit J.-T. Maston, si vous disiez „aussi sûr qu’un et un font deux”, à la bonne heure! Cela est absolument évident, car ce n’est plus un théorème, c’est une définition!”
Sur cette leçon d’arithmétique, le président de la Commission se retira, tandis que Mrs. Evangelina Scorbitt n’avait pas assez de flamme dans le regard pour admirer le calculateur de ses rêves!
Très court, mais dans lequel l’x prend une valeur géographique.
rès heureusement pour J.-T. Maston, le gouvernement fédéral reçut le télégramme suivant, dont voici le texte, envoyé par le consul américain, alors établi à Zanzibar.
John S. Wrigth, ministre d’État,
Washington, U.S.A.
„Zanzibar, 13 septembre, ]
5 heures matin, heure du lieu. „Grands travaux exécutés dans le Wamasai, au sud de la chaîne du Kilimandjaro. Depuis huit mois, président Barbicane et capitaine Nicholl, établis avec nombreux personnel noir, sous l’autorité du sultan Bâli-Bâli. Ceci porté à la connaissance du gouvernement par son dévoué
„RICHARD W. TRUST, consul.”
Et voilà comment fut connu le secret de J.-T. Maston. Et voilà pourquoi, si le secrétaire du Gun-Club fut maintenu en état d’incarcération, il ne fut pas pendu.
Mais, plus tard, qui sait s’il n’aurait pas ce tardif regret de n’être point mort dans toute la plénitude de sa gloire!
Qui contient quelques détails vraiment intéressants pour les habitants du sphéroïde terrestre.
insi, le gouvernement de Washington savait maintenant en quel endroit allait opérer Barbicane and Co. Douter de l’authenticité de cette dépêche, on ne le pouvait. Le consul de Zanzibar était un agent trop sûr pour que son information ne dût être acceptée que sous réserve. Elle fut confirmée identiquement par des télégrammes subséquents. C’était bien au centre de la région du Kilimandjaro, dans le Wamasai africain, à une centaine de lieues à l’ouest du littoral, un peu au-dessous de la ligne équatoriale, que les ingénieurs de la North Polar Practical Association étaient sur le point d’achever leurs gigantesques travaux.
Comment avaient-ils pu s’installer secrètement en cette contrée perdue, au pied de la célèbre montagne, reconnue en 1849 par les docteurs Rebviani et Krapf, puis ascensionnée par les voyageurs Otto Ehlers et Abbot? Comment avaient-ils pu y établir leurs ateliers, y créer une fonderie, y réunir un personnel suffisant? Par quels moyens étaient-ils parvenus à se mettre en rapport avec les dangereuses tribus du pays et leurs souverains non moins astucieux que cruels? Cela, on ne le savait pas. Et peut-être ne le saurait-on jamais, puisqu’il ne restait que quelques jours à courir avant cette date du 22 septembre.
Aussi, lorsque J.-T. Maston eut appris de Mrs. Evangelina Scorbitt que le mystère du Kilimandjaro venait d’être dévoilé par une dépêche expédiée de Zanzibar:
„Pchutt!… fit-il, en traçant dans l’espace un mirifique zigzag avec son crochet de fer. On ne voyage encore ni par le télégraphe ni par le téléphone, et dans six jours… patarapatanboumboum!… l’affaire sera dans le sac!…”
Et quiconque eût entendu le secrétaire du Gun-Club lancer cette onomatopée retentissante, qui éclata comme un coup de Columbiad, se serait vraiment émerveillé de ce qui reste parfois d’énergie vitale dans ces vieux artilleurs.
Évidemment J.-T. Maston avait raison. Le temps nécessaire manquait pour que l’on pût envoyer des agents jusqu’au Wamasai, avec mission d’arrêter le président Barbicane. En admettant que ces agents, partis de l’Algérie ou de l’Égypte, même d’Aden, de Massouah, de Madagascar ou de Zanzibar, eussent pu rapidement se transporter sur la côte, il aurait fallu compter avec les difficultés inhérentes au pays, les retards occasionnés par les obstacles d’un cheminement à travers cette région montagneuse, et aussi peut-être la résistance d’un personnel soutenu, sans doute, par les volontés intéressées d’un sultan aussi autoritaire que nègre.
Il fallait donc renoncer à tout espoir d’empêcher l’opération en arrêtant l’opérateur.
Mais, si cela était impossible, rien n’était plus aisé, maintenant, que d’en déduire les rigoureuses conséquences, puisque l’on connaissait la situation exacte du point de tir. Pure affaire de calcul, – calcul assez compliqué évidemment, mais qui n’était point au-dessus des capacités des algébristes en particulier et des mathématiciens en général.
Comme la dépêche du consul de Zanzibar était arrivée directement à l’adresse du ministre d’État à Washington, le gouvernement fédéral la tint d’abord secrète. Il voulait – en même temps qu’il la répandrait – pouvoir indiquer quels seraient les résultats du déplacement de l’axe au point de vue de la dénivellation des mers. Les habitants du globe apprendraient en même temps quel sort leur était réservé, suivant qu’ils occupaient tel ou tel segment du sphéroïde terrestre.
Et que l’on juge s’ils attendaient avec impatience de savoir à quoi s’en tenir sur cette éventualité!
Dès le 14 septembre, la dépêche fut expédiée au bureau des Longitudes de Washington, avec mission d’en déduire les conséquences finales, au point de vue balistique et géographique. Dès le surlendemain, la situation était nettement établie. Ce travail fut aussitôt porté, par les fils sous-marins, à la connaissance des Puissances du Nouveau et de l’Ancien Continent. Après avoir été reproduit par des milliers de journaux, il fut hurlé dans les grandes cités sous les titres les plus à effet par tous les camelots des deux Mondes.
„Qu’est-ce qu’il va arriver?”
C’était la question qui se posait en toutes langues en n’importe quel point du globe.
Et voici ce qui fut répondu sous la garantie du bureau des Longitudes.
AVIS PRESSANT
„L’expérience tentée par le président Barbicane et le capitaine Nicholl est celle-ci: produire un recul, le 22 septembre à minuit du lieu, au moyen d’un canon un million de fois gros en volume comme le canon de vingt-sept centimètres, lançant un projectile de cent quatre-vingt mille tonnes, avec une poudre donnant une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres.
„Or, si ce tir est effectué un peu au-dessous la ligne équinoxiale, à peu près sur le trente-quatrième degré de longitude à l’est du méridien de Paris, à la base de la chaîne du Kilimandjaro, et s’il est dirigé vers le sud, voici quels seront ses effets mécaniques à la surface du sphéroïde terrestre:
„Instantanément, par suite du choc combiné avec le mouvement diurne, un nouvel axe se formera, et, comme l’ancien axe se déplacera de 23° 28’, d’après les résultats obtenus par J.-T. Maston, le nouvel axe sera perpendiculaire au plan de l’écliptique.
„Maintenant, par quels points sortira le nouvel axe? Le lieu du tir étant connu, c’est ce qu’il était facile de calculer, et c’est ce qui a été fait.
„Au nord, l’extrémité du nouvel axe sera située entre le Groënland et la terre de Grinnel, sur cette partie même de la mer de Baffin que coupe actuellement le Cercle polaire arctique. Au sud, ce sera sur la limite du Cercle antarctique, quelques degrés dans l’est de la terre Adélie.
„En ces conditions, un nouveau méridien zéro, partant du nouveau Pôle nord, passera sensiblement par Dublin en Irlande, Paris en France, Palerme en Sicile, le golfe de la Grande-Syrte sur la côte de la Tripolitaine, Obéïd dans le Darfour, la chaîne du Kilimandjaro, Madagascar, les îles Kerguelen dans le Pacifique méridional, le nouveau Pôle antarctique, les antipodes de Paris, les îles de Cook et de la Société en Océanie, les îles Quadra et Vancouver sur le littoral de la Colombie anglaise, les territoires de la Nouvelle-Bretagne à travers le Nord-Amérique, et la presqu’île de Melville dans les régions circumpolaires du nord.
„Par suite de la création de ce nouvel axe de rotation, émergeant de la mer de Baffin au nord et de la terre Adélie au sud, il se formera un nouvel Équateur, au-dessus duquel le Soleil tracera, sans jamais s’en écarter, sa courbe diurne. Cette ligne équinoxiale traversera le Kilimandjaro au Wamasai, l’océan Indien, Goa et Chicacola un peu au-dessous de Calcutta dans l’Inde, Mangala dans le royaume de Siam, Kesho dans le Tonkin, Hong-Kong en Chine, l’île Rasa, les îles Marshall, Gaspar-Rico, Walker dans le Pacifique, les cordillères dans la République Argentine, Rio-de-Janeiro au Brésil, les îles de la Trinité et de Sainte-Hélène dans l’Atlantique, Saint-Paul-de-Loanda au Congo, et enfin il rejoindra les territoires du Wamasai au revers du Kilimandjaro.
„Ce nouvel Équateur étant ainsi déterminé par la création du nouvel axe, il a été possible de traiter la question de dénivellation des mers, si grave pour la sécurité des habitants de la Terre.
„Avant tout, il convient d’observer que les directeurs de la North Polar Practical Association se sont préoccupés d’en atténuer les effets dans la mesure du possible. En effet, si le tir se fût effectué vers le nord, les conséquences en auraient été désastreuses pour les portions les plus civilisées du globe. Au contraire, en tirant vers le sud, ces conséquences ne se feront sentir que dans des parties moins peuplées et plus sauvages – au moins en ce qui concerne les territoires submergés.
„Voici maintenant comment se distribueront les eaux projetées hors de leur lit par suite de l’aplatissement du sphéroïde aux anciens Pôles.
„Le globe sera divisé par deux grands cercles, s’intersectant à angle droit au Kilimandjaro et à ses antipodes dans l’océan équinoxial. De là, formation de quatre segments: deux dans l’hémisphère nord, deux dans l’hémisphère sud, séparés par des lignes sur lesquelles la dénivellation sera nulle.
„1° Hémisphère septentrional:
„Le premier segment, à l’ouest du Kilimandjaro, comprendra l’Afrique depuis le Congo jusqu’à l’Égypte, l’Europe depuis la Turquie jusqu’au Groënland, l’Amérique depuis la Colombie anglaise jusqu’au Pérou et jusqu’au Brésil à la hauteur de San-Salvador, – enfin tout l’océan Atlantique septentrional et la plus grande partie de l’Atlantique équinoxial.
„Le deuxième segment, à l’est du Kilimandjaro, comprendra la majeure partie de l’Europe depuis la mer Noire jusqu’à la Suède, la Russie d’Europe et la Russie asiatique, l’Arabie, la presque totalité de l’Inde, la Perse, le Bélouchistan, l’Afghanistan, le Turkestan, le Céleste-Empire, la Mongolie, le Japon, la Corée, la mer Noire, la mer Caspienne, la partie supérieure du Pacifique, et les territoires de l’Alaska dans le Nord-Amérique – et aussi le domaine polaire si regrettablement concédé à la Société américaine North Polar Practical Association.
„2° Hémisphère méridional:
„Le troisième segment, à l’est du Kilimandjaro, contiendra Madagascar, les îles Marion, les îles Kerguelen, Maurice, la Réunion, et toutes les îles de la mer des Indes, l’océan Antarctique jusqu’au nouveau Pôle, la presqu’île de Malacca, Java, Sumatra, Bornéo, les îles de la Sonde, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Calédonie, toute la partie méridionale du Pacifique et ses nombreux archipels, à peu près jusqu’au cent-soixantième méridien actuel.
„Le quatrième segment, à l’ouest du Kilimandjaro, englobera la partie sud de l’Afrique, depuis le Congo et le canal de Mozambique jusqu’au cap de Bonne-Espérance, l’océan Atlantique méridional jusqu’au quatre-vingtième parallèle, tout le Sud-Amérique depuis Pernambouc et Lima, la Bolivie, le Brésil, l’Uruguay, la République Argentine, la Patagonie, la Terre de Feu, les îles Malouines, Sandwich, Shetland, et la partie sud du Pacifique à l’est du cent-soixantième degré de longitude.
„Tels seront les quatre segments du globe, séparés par des lignes de nulle dénivellation.
„Il s’agit, maintenant, d’indiquer les effets produits à la surface de ces quatre segments par suite du déplacement des mers.
„Sur chacun de ces quatre segments, il y a un point central où cet effet sera maximum, soit que les mers s’y précipitent, soit qu’elles s’en retirent.
„Or, il est établi avec une exactitude absolue par les calculs de J.-T. Maston que ce maximum atteindra 8415 mètres à chacun des points à partir desquels la dénivellation ira en diminuant jusqu’aux lignes neutres formant la limite des segments. C’est donc en ces points que les conséquences seront les plus graves au point de vue de la sécurité générale, en raison de l’opération tentée par le président Barbicane.
„Les deux effets sont à considérer dans chacune de leurs conséquences.
„Dans deux des segments, situés à l’opposé l’un de l’autre sur l’hémisphère nord et sur l’hémisphère sud, les mers se retireront pour envahir les deux autres segments, également opposés l’un à l’autre dans chaque hémisphère.
„Dans le premier segment: l’océan Atlantique se videra presque tout entier, et le point maximum d’abaissement étant à peu près à la hauteur des Bermudes, le fond apparaîtra, si la profondeur de la mer est inférieure en cet endroit à 8415 mètres. Conséquemment, entre l’Amérique et l’Europe, se découvriront de vastes territoires que les États-Unis, l’Angleterre, la France, l’Espagne, et le Portugal pourront s’annexer au prorata de leur étendue géographique, si ces Puissances le jugent à propos.
„Mais il faut observer que par suite de l’abaissement des eaux, la couche d’air s’abaissera d’autant. Donc, le littoral de l’Europe et celui de l’Amérique seront surélevés d’une hauteur telle que les villes situées même à vingt et trente degrés des points maximum, n’auront plus à leur disposition que la quantité d’air qui se trouve actuellement à une hauteur d’une lieue dans l’atmosphère. Telles, pour ne prendre que les principales, New-York, Philadelphie, Charleston, Panama, Lisbonne, Madrid, Paris, Londres, Édimbourg, Dublin, etc. Seules, le Caire, Constantinople, Dantzig, Stockholm, d’un côté, et les villes du littoral ouest américain de l’autre, garderont leur position normale par rapport au niveau général. Quant aux Bermudes, l’air y manquera comme il manque aux aéronautes qui ont pu s’élever à 8000 mètres d’altitude, comme il manque aux sommets extrêmes de la chaîne du Tibet. Donc, impossibilité absolue d’y vivre.
„Même effet dans le segment opposé, qui comprend l’océan Indien, l’Australie et un quart de l’océan Pacifique, lequel se déversera en partie sur les parages méridionaux de l’Australie. Là, le maximum de dénivellation se fera sentir aux accores de la terre de Nuyts, et les villes d’Adélaïde et de Melbourne verront le niveau océanien s’abaisser à près de huit kilomètres au-dessous d’elles. Que la couche d’air dans laquelle elles seront alors plongées soit très pure, nul doute à cet égard, mais elle ne sera plus assez dense pour fournir aux besoins de la respiration.
„Telle est, en général, la modification que subiront les portions du globe dans les deux segments où s’effectuera le surélèvement par rapport aux bassins des mers plus ou moins vidés. Là apparaîtront, sans doute, de nouvelles îles, formées par les cimes de montagnes sous-marines, dont les parties que la masse liquide n’abandonnera pas totalement.
„Mais si la diminution de l’épaisseur des couches d’air ne laisse pas d’avoir des inconvénients pour les parties des Continents surélevés dans les hautes zones de l’atmosphère, que sera-ce donc pour celles que l’irruption des mers doit recouvrir? On peut encore respirer sous une pression d’air inférieure à la pression atmosphérique. Au contraire, sous quelques mètres d’eau, on ne peut plus respirer du tout, et c’est bien le cas qui se présentera pour les deux autres segments.
„Dans le segment au nord-est du Kilimandjaro, le point maximum sera transporté à Yakoust, en pleine Sibérie. Depuis cette ville, immergée sous 8415 mètres d’eau – moins son altitude actuelle – la couche liquide, tout en diminuant, s’étendra jusqu’aux lignes neutres, noyant la plus grande partie de la Russie asiatique et de l’Inde, la Chine, le Japon, l’Alaska américaine au-delà du détroit de Behring. Peut-être les monts Oural surgiront-ils sous la forme d’îlots au-dessus de la portion orientale de l’Europe. Quant à Pétersbourg, Moscou, d’un côté, Calcutta, Bangkok, Saïgon, Pékin, Hong-Kong, Yeddo de l’autre, ces villes disparaîtront sous une couche d’eau d’épaisseur variable, mais très suffisante pour noyer des Russes, des Indous, des Siamois, des Cochinchinois, des Chinois et des Japonais, s’ils n’ont pas eu le temps d’émigrer avant la catastrophe.
„Dans le segment au sud-ouest du Kilimandjaro, les désastres seront moins considérables, parce que ce segment est en grande partie recouvert par l’Atlantique et le Pacifique, dont le niveau s’élèvera de 8415 mètres à l’archipel des Malouines. Toutefois, de vastes territoires n’en disparaîtront pas moins sous ce déluge artificiel, entre autres l’angle de l’Afrique méridionale depuis la Guinée inférieure et le Kilimandjaro jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et ce triangle du Sud-Amérique, formé par le Pérou, le Brésil central, le Chili, et la République Argentine jusqu’à la Terre de Feu et au cap Horn. Les Patagons, de si haute stature qu’ils soient, n’échapperont pas à l’immersion et n’auront pas même la ressource de se réfugier sur cette partie des cordillères, dont les derniers sommets n’émergeront point en cette partie du globe.
„Tel doit être le résultat – abaissement au-dessous ou exhaussement au-dessus de la nouvelle surface des mers – produit par la dénivellation à la surface du sphéroïde terrestre. Telles sont les éventualités contre lesquelles les intéressés auront à se pourvoir, si le président Barbicane n’est pas arrêté à temps dans sa criminelle tentative!”
Dans lequel le chœur des mécontents va crescendo et rinforzando.
’après l’avis pressant, il y avait à pourvoir aux périls de la situation, à les déjouer, ou du moins à les fuir, en se transportant sur les lignes neutres où le danger serait nul.
Les gens menacés se divisaient en deux catégories: les asphyxiés et les inondés.
L’effet de cette communication donna lieu à des appréciations très diverses, mais qui tournèrent en protestations des plus violentes.
Du côté des asphyxiés, c’étaient des Américains des États-Unis, des Européens de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne, etc. Or, la perspective de s’annexer les territoires du fond océanique n’était pas suffisante pour leur faire accepter ces modifications. Ainsi, Paris, reporté à une distance du nouveau Pôle à peu près égale à celle qui le sépare actuellement de l’ancien, ne gagnerait pas au change. Il jouirait d’un printemps perpétuel, c’est vrai, mais il perdrait sensiblement de sa couche d’air. Or, cela n’était pas pour donner satisfaction aux Parisiens, qui ont l’habitude de consommer l’oxygène sans compter, à défaut d’ozone,… et encore!
Du côté des inondés, c’étaient des habitants de l’Amérique du Sud, puis des Australiens, des Canadiens, des Indous, des Zélandais. Eh bien! la Grande-Bretagne ne souffrirait pas que Barbicane and Co la privât de ses colonies les plus riches, où l’élément saxon tend à se substituer visiblement à l’élément indigène. Évidemment, le golfe du Mexique se viderait pour former un vaste royaume des Antilles, dont les Mexicains et les Yankees pourraient revendiquer la possession en vertu de la doctrine de Monroe. Évidemment, aussi, le bassin des îles de la Sonde, des Philippines, des Célèbes, mis à sec, laisserait d’immenses territoires auxquels les Anglais et les Espagnols pourraient prétendre. Compensation vaine! Cela ne balancerait pas la perte due à la terrible inondation.
Ah! s’il n’y avait eu à disparaître sous les nouvelles mers que des Samoyèdes ou des Lapons de Sibérie, des Fuégiens, des Patagons, des Tartares même, des Chinois, des Japonais ou quelques Argentins, peut-être les États civilisés auraient-ils accepté ce sacrifice? Mais trop de Puissances avaient leur part de la catastrophe pour ne pas protester.
En ce qui concerne plus spécialement l’Europe, bien que sa partie centrale dût rester presque intacte, elle serait surélevée dans l’ouest, surbaissée dans l’est, c’est-à-dire à demi asphyxiée d’un côté, à demi noyée de l’autre. Voilà qui était inacceptable. En outre, la Méditerranée se viderait presque totalement, et c’est ce que ne toléreraient ni les Français ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Grecs, ni les Turcs, ni les Égyptiens, auxquels leur situation de riverains crée d’indiscutables droits sur cette mer. Et puis, à quoi servirait le canal de Suez, qui était épargné par sa position sur la ligne neutre? Comment utiliser les admirables travaux de M. de Lesseps, lorsqu’il n’y aurait plus de Méditerranée d’un côté de l’isthme et très peu de mer Rouge de l’autre – à moins de le prolonger sur des centaines de lieues?…
Enfin, jamais, non jamais l’Angleterre ne consentirait à voir Gibraltar, Malte et Chypre se transformer en cimes de montagnes, perdues dans les nuages, auxquelles ses navires de guerre ne pourraient plus accoster! Non! elle ne se déclarerait pas satisfaite par les accroissements de territoire qui lui seraient attribués dans l’ancien bassin de l’Atlantique! Et cependant, le major Donellan avait déjà songé à retourner en Europe pour faire valoir les droits de son pays sur ces nouveaux territoires, au cas où l’entreprise Barbicane and Co réussirait.
Il s’ensuit donc que les protestations arrivèrent de toutes parts, même des États situés sur les lignes où la dénivellation serait nulle, car eux-mêmes étaient plus ou moins touchés en d’autres points. Ces protestations furent peut-être plus violentes encore, lorsque l’arrivée de la dépêche de Zanzibar, qui faisait connaître le point de tir, eut permis de rédiger l’avis peu rassurant ci-dessus rapporté.
Bref, le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston furent mis au ban de l’humanité.
Pourtant, quelle prospérité pour les journaux de toutes nuances! Quelles demandes de numéros! Quels tirages supplémentaires! Ce fut la première fois, peut-être, que l’on vit s’unir dans la même protestation des feuilles généralement en désaccord sur toute autre question: les Novisti, le Novoié-Vrémia, le Messager de Kronstadt, la Gazette de Moscou, le Rouskoïé-Diélo, le Gradjanine, le Journal de Carlscrona, le Handelsbad, le Vaderland, la Fremdenblatt, la Neue-Badische Landeszeitung, la Gazette de Magdebourg, la Neue Freie-Presse, le Berliner Tagblatt, l’Extrablatt, le Post, le Volksbladtt, le Boersencourier, la Gazette de Sibérie, la Gazette de la Crois, la Gazette de Voss, le Reichsanzeiger, la Germania, l’Epoca, le Correo, l’Imparcial, la Correspondencia, l’Iberia, le Temps, le Figaro, l’Intransigeant, le Gaulois, l’Univers, la Justice, la République Française, l’Autorité, la Presse, le Matin, le XIXe Siècle, la Liberté, l’Illustration, le Monde Illustré, la Revue des Deux-Mondes, le Cosmos, la Revue Bleue, la Nature, la Tribuna, l’Osservatore romano, l’Esercito romano, le Fanfulla, le Capitan Fracassa, la Riforma, le Pester Lloyd, l’Ephymeris, l’Acropolis, le Palingenesia, le Courrier de Cuba, le Pionnier d’Allahabad, le Srpska Nezavinost, l’Indépendance roumaine, le Nord, l’Indépendance belge, le Sydney-Morning-Herald, l’Edinburgh-Review, le Manchester-Guardian, le Scotsman, le Standard, le Times, le Truth, le Sun, le Central-News, la Prensa Argentina, le Romanul de Bucharest, le Courrier de San Francisco, le Commercial Gazette, le San Diego de Californie, le Manitoba, l’Écho du Pacifique, le Scientifique Américain, le Courrier des États-Unis, le New-York-Herald, le World de New-York, le Daily-Chronichle, le Buenos-Ayres-Herald, le Réveil du Maroc, le Hu-Pao, le Tching-Pao, le Courrier de Haïphong, le Moniteur de la République de Counani. Jusqu’au Mac Lane-Express, journal anglais, consacré aux questions d’économie politique, et qui fit entrevoir la famine régnant sur les territoires dévastés. Ce n’était pas l’équilibre européen qui risquait d’être rompu – il s’agissait bien de cela, vraiment! – c’était l’équilibre universel! Que l’on juge donc de l’effet, sur un monde devenu enragé, que l’excès du nervosisme, qui fut sa caractéristique pendant la fin du XIXe siècle, prédisposait à toutes les insanités, à toutes les épilepsies! Ce fut une bombe tombant dans une poudrière!
Quant à J.-T. Maston, on put croire que sa dernière heure était venue.
En effet, une foule délirante pénétra dans sa prison, le soir du 17 septembre, avec l’intention de le lyncher, et, il faut bien le dire, les agents de la police ne lui firent point obstacle…
La cellule de J.-T. Maston était vide. Avec le poids d’or de ce digne artilleur, Mrs. Evangelina Scorbitt était parvenue à le faire échapper. Le geôlier s’était d’autant plus laissé séduire par l’appât d’une fortune, qu’il comptait bien en jouir jusqu’aux dernières limites de la vieillesse. En effet, Baltimore, comme Washington, New-York et autres principales cités du littoral américain, était dans la catégorie des villes surélevées, mais auxquelles il resterait assez d’air pour la consommation quotidienne de leurs habitants.
J.-T. Maston avait donc pu gagner une retraite mystérieuse et se dérober ainsi aux fureurs de l’indignation publique. C’est ainsi que l’existence de ce grand troubleur des Mondes fut sauvée par le dévouement d’une femme aimante. Du reste, plus que quatre jours à attendre – quatre jours! – avant que les projets de Barbicane and Co fussent à l’état de faits accomplis!
On le voit, l’avis pressant avait été entendu autant qu’il le pouvait être. Si, au début, il y avait eu quelques sceptiques au sujet des catastrophes prédites, il n’y en avait plus. Les gouvernements s’étaient hâtés de prévenir ceux de leurs nationaux – en petit nombre relativement – qui allaient être surélevés dans des zones d’air raréfie; puis, ceux, en nombre plus considérable, dont le territoire serait envahi par les mers.
En conséquence de ces avis, transmis par télégrammes à travers les cinq parties du monde, commença une émigration telle que jamais on n’en vit de semblable – même à l’époque des migrations aryennes dans la direction de l’est à l’ouest. Ce fut un exode comprenant en partie les rameaux des races hottentotes, mélanésiennes, nègres, rouges, jaunes, brunes et blanches…
Malheureusement, le temps manquait. Les heures étaient comptées. Avec quelques mois de répit, les Chinois auraient pu abandonner la Chine, les Australiens l’Australie, les Patagons la Patagonie, les Sibériens les provinces sibériennes, etc.
Mais, comme le danger était localisé, maintenant que l’on connaissait les points du globe à peu près indemnes, l’épouvante fut moins générale. Quelques provinces, certains États même, commencèrent à se rassurer. En un mot, sauf dans les régions menacées directement, il ne resta plus que cette appréhension bien naturelle que ressent tout être humain à l’attente d’un effroyable choc.
Et, pendant ce temps, Alcide Pierdeux de se répéter en gesticulant comme un télégraphe des anciens temps:
„Mais comment diable le président Barbicane parviendrait-il à fabriquer un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept? Satané Maston! Je voudrais bien le rencontrer pour lui pousser une colle à ce sujet! Ça ne biche avec rien de sensé, rien de raisonnable, et c’est par trop catapultueux!”
Quoi qu’il en fut, l’insuccès de l’opération, c’était là l’unique chance que certaines parties du globe terrestre eussent encore d’échapper à l’universelle catastrophe!