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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre XIX-XXI)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIX

Le deuxième voyage de la Licorne. – Nouveaux passagers et officiers. 
– Relâche au Cap. – Le second Borupt. – Navigation contrariée. 
– Révolte à bord. – Huit jours à fond de cale. – Abandonnés en mer.

 

i la Licorne, au lieu d’être un navire de guerre, eût été un bâtiment de commerce à destination de la Nouvelle-Suisse, elle aurait embarqué un nombre assez considérable d’émigrants. Cette île, sur laquelle l’attention publique venait d’être si vivement attirée, ne chômerait pas de colons. Les probabilités étaient même qu’ils se recruteraient principalement dans la population irlandaise que ses instincts et aussi la nécessité excitent à chercher en dehors de son pays des moyens d’existence. Là-bas, d’ailleurs, ce seraient autant d’hommes vigoureux et résolus auxquels le travail ne manquerait pas.

A bord de la Licorne, une cabine avait été réservée pour Fritz et sa femme, et, contiguë à celle-ci, une autre pour François, lesquels prendraient leurs repas à la table du capitaine Littlestone.

La navigation n’offrit rien de très particulier. Ce furent les incidents habituels des traversées, mer assez inconstante, contrariétés provenant de l’instabilité des vents, calmes qui, sous les tropiques, semblent ne devoir jamais finir, quelques rudes assauts de gros temps que la corvette, bien manœuvrée, supporta sans grand dommage. On croisa plusieurs bâtiments dans l’Atlantique sud, qui durent rapporter des nouvelles de la Licorne en Europe. A cette époque d’apaisement, après de si longues et si redoutables guerres, les mers étaient très sûres, et les navires ne couraient aucun danger sous ce rapport.

Fritz et François firent plus complète connaissance avec le chapelain qui avait connu le colonel Montrose aux Indes. A quel meilleur confident Jenny eût-elle pu parler de son père, si ce n’est celui qui avait eu avec le colonel d’étroites relations d’amitié? C’est de cet excellent homme qu’elle apprit ce qu’il avait souffert lors de son retour en Angleterre, ses inquiétudes d’abord en attendant l’arrivée de la Dorcas, partie quelques jours avant le bâtiment qui allait le ramener en Europe. Quels tourments, puis quel désespoir, lorsqu’il fut malheureusement acquis que la Dorcas s’était perdue corps et biens! Puis le colonel était parti, le cœur brisé, pour cette campagne d’où il ne devait pas revenir…

Cependant la Licorne, qui n’avait pas été très éprouvée dans sa traversée de l’Atlantique, rencontra de très mauvais temps au milieu des parages sud de l’Afrique. Une violente tempête l’assaillit dans la nuit du 19 août et les rafales la rejetèrent au large. La tourmente devenant de plus en plus violente, il fallut fuir par impossibilité de tenir la cape. Le capitaine Littlestone, bien secondé de ses officiers et de son équipage, déploya une grande habileté dans ces circonstances. Mais, à la suite de graves avaries qui la compromirent, la Licorne risqua d’engager. On dut couper le mât d’artimon et une voie d’eau s’étant déclarée à l’arrière, on ne parvint pas à l’aveugler sans peine. Enfin le vent ayant calmi, le capitaine Littlestone put reprendre sa route, ayant hâte de se réparer dans le port de Capetown.

Dès la matinée du 10 septembre furent signalées les premières hauteurs de la Table, cette montagne qui se dresse au fond de la baie de ce nom.

Aussitôt que la Licorne eut choisi son poste de mouillage, James Wolston, Suzan, Doll, amenés par un canot, montèrent sur le pont de la corvette.

Quel accueil reçurent Fritz, Jenny et François! Quelle joie, à cet instant! Les deux jeunes femmes étaient si heureuses de se revoir!… Et cette charmante Doll, qui rendit à Fritz le baiser que celui-ci fit retentir sur ses joues si fraîches!… Et d’imaginer que François fut moins bien partagé que son frère, non! personne ne voudrait le croire!… Et enfin, quelle hâte tous avaient d’avoir définitivement fixé leur existence dans cette seconde patrie où les attendaient avec tant d’impatience les familles Zermatt et Wolston!

Depuis bientôt dix mois, en effet, aucune nouvelle n’avait pu leur arriver. Bien qu’il n’y eût pas à concevoir d’inquiétude sur le sort des hôtes de Felsenheim, l’absence ne laissait pas de paraître longue, interminable même. Avec quel bonheur tous se retrouveraient en vue de la Nouvelle-Suisse, dont le capitaine Littlestone connaissait la situation en longitude et en latitude! De parler à toute heure de M. et de Mme Zermatt, d’Ernest et de Jack, de M. et Mme Wolston et d’Annah, cela ne diminuait pas les distances, cela ne valait pas le bonheur de se retrouver sur la Terre-Promise!

Pour ce qui était des affaires de James Wolston, elles avaient pu être liquidées dans des conditions avantageuses.

Mais alors on se trouva en face d’une impossibilité de reprendre immédiatement la mer. Les avaries de la Licorne étaient assez graves pour exiger une longue relâche dans le port de Capetown. Deux ou trois mois seraient nécessaires pour les réparer, après avoir opéré le déchargement de la corvette. Elle ne pourrait faire voile pour la Nouvelle-Suisse avant la fin d’octobre.

C’eût été un très regrettable contretemps, si l’occasion ne se fût présentée aux passagers de la Licorne d’abréger leur séjour au Cap.

Il y avait dans le port un bâtiment qui devait appareiller dans une quinzaine de jours. C’était le Flag, trois-mâts anglais de cinq cents tonneaux, capitaine Harry Gould, en partance pour Batavia dans les îles de la Sonde. Relâcher à la Nouvelle-Suisse l’écarterait très peu de sa route, et s’il voulait les prendre à bord, Fritz et sa femme, James et Suzan Wolston avec leur enfant, François et Doll étaient prêts à payer d’un bon prix le passage.

Cette proposition, faite au capitaine Gould, fut acceptée et les passagers de la Licorne transportèrent leurs bagages sur le Flag, où des cabines étaient mises à leur disposition.

Les préparatifs du trois-mâts furent achevés dans l’après-midi du 29 septembre. Ce soir-là, James Wolston, sa femme, sa sœur et le petit Bob vinrent occuper leurs cabines. Puis on prit, non sans quelque émotion, congé du capitaine Littlestone en lui promettant de guetter vers la fin de novembre l’arrivée de la Licorne à l’ouvert de la baie du Salut.

Le lendemain, le Flag mit en mer par un vent de sud-ouest très favorable, et avant le soir de cette première journée, les hauts sommets du Cap, reculés d’une quinzaine de lieues, disparurent à l’horizon.

Harry Gould était un excellent marin, dont le sang-froid égalait la résolution. Alors dans toute la force de l’âge, n’ayant pas dépassé quarante-deux ans, il avait fait ses preuves comme officier d’abord, puis en qualité de capitaine. Ses armateurs pouvaient avoir toute confiance en lui.

Cette confiance, le second du Flag, Robert Borupt, ne l’eût pas méritée. Du même âge que Harry Gould, d’un caractère jaloux, vindicatif, dominé par des passions violentes, il ne se croyait jamais récompensé suivant son mérite. Déçu dans son espoir de commander le Flag, il gardait au fond de l’âme, contre son capitaine, une sourde haine qu’il savait dissimuler. Mais cette disposition n’avait pu échapper au bosseman, John Block, homme intrépide et sûr, dévoué de cœur et d’âme à son chef. Or, l’équipage du Flag, comprenant une vingtaine de matelots, n’était pas de premier choix, et Harry Gould ne l’ignorait point. Le bosseman ne voyait pas sans déplaisir l’indulgence que Robert Borupt accordait trop souvent à certains matelots dont il y avait à se plaindre dans le service. Tout cela lui paraissait suspect, et il ne cessait d’observer le second, décidé à prévenir Harry Gould, qui écoutait volontiers ce brave et honnête marin.

Du 22 août au 9 septembre, la navigation ne présenta aucune particularité. L’état de la mer, l’orientation du vent, bien qu’il ne soufflât qu’en petite brise, l’avaient assez favorisée. Il suffisait que le trois-mâts se maintînt à cette moyenne de vitesse pour avoir rallié les parages de la Nouvelle-Suisse vers la mi-octobre, c’est-à-dire dans les délais prévus.

Alors, il y eut lieu de reconnaître que des symptômes d’insubordination se manifestaient parmi l’équipage. Il semblait même que le relâchement de la discipline fût entretenu par le second et le troisième officier au mépris de tous leurs devoirs. Robert Borupt, poussé par sa nature jalouse et perverse, ne prenait aucune mesure pour enrayer le désordre. Bien au contraire, il l’autorisait par des propos indignes de ses fonctions, une faiblesse voulue envers les hommes, évitant de sévir, fermant les yeux sur des actes répréhensibles. Bref, on sentait peu à peu s’organiser la révolte.

Cependant le Flag continuait à gagner vers le nord-est. A la date du 9 septembre, le point ayant donné 20° 17’ en latitude et 80°45’ en longitude, il se trouvait à peu près au milieu de l’océan Indien, sur la limite du tropique du Capricorne qu’il allait franchir.

Pendant la nuit précédente, des menaces de mauvais temps s’étaient produites, baisse brusque du baromètre, formation de nuages orageux, autant d’indices de ces redoutables tempêtes qui désolent trop souvent ces mers.

Vers trois heures de l’après-midi, un grain se leva si subitement que le bâtiment fut sur le point d’engager. Grave éventualité pour un navire qui, après s’être couché sur le flanc, n’obéit plus au gouvernail et risque de ne pouvoir se relever qu’à la condition de couper sa mâture. Et alors, une fois désemparé, incapable d’opposer résistance aux lames en prenant la cape, il est livré à toutes les fureurs de l’Océan.

Inutile de dire que, dès le début de cette tempête, les passagers avaient dû se renfermer dans leur cabines, car le pont était balayé par les coups de mer. Seuls, Fritz et François étaient restés en haut afin de donner la main à l’équipage.

Dès les premiers instants, Harry Gould avait pris son poste sur le banc de quart, le bosseman à la barre, tandis que le second et le troisième officier veillaient sur le gaillard d’avant. L’équipage se tenait prêt à exécuter les ordres du capitaine, car il s’agissait de vie ou de mort. La plus légère erreur de manœuvre, alors que les lames déferlaient contre le Flag à demi couché sur bâbord, eût entraîné sa perte. Tous les efforts devaient tendre à le redresser, puis à orienter sa voilure de manière qu’il pût se mettre debout aux rafales.

Et pourtant, cette erreur fut commise, sinon volontairement, puisque le navire risquait de sombrer, mais sans doute par une fausse interprétation des ordres du capitaine, qu’un officier n’aurait pas dû commettre, pour peu qu’il eût l’instinct d’un marin.

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C’est au second, Robert Borupt, et à nul autre que lui qu’en revenait la responsabilité. Sous l’action du petit hunier, orienté mal à propos, le bâtiment engagea davantage, et un énorme paquet de mer embarqua par le couronnement.

«Ce maudit Borupt veut donc nous faire chavirer!… s’écria Harry Gould.

– Il a fait tout ce qu’il fallait pour cela!» répondit le bosseman en essayant de mettre la barre à tribord.

Le capitaine se précipita sur le pont et se porta jusqu’à l’avant, au risque d’être déhalé par les lames et, après mille efforts, il atteignit le gaillard.

«A votre cabine, cria-t-il d’une voix courroucée au second, à votre cabine et n’en sortez plus!»

La faute de Robert Borupt était si évidente qu’aucun des gens de l’équipage, prêts à se ranger autour de lui s’il leur en eût donné l’ordre, n’osa élever la voix. Le second obéit sans protester et regagna la dunette.

Tout ce qu’il était possible de faire, Harry Gould le fit alors. Par une juste orientation de ce que le Flag pouvait porter de toile, il parvint à le redresser, sans avoir été contraint d’abattre la mâture, et le navire ne présenta plus son travers à la houle.

Durant trois jours il fallut fuir devant cette tempête, au milieu de dangers qui furent heureusement évités par le capitaine et le bosseman. Presque tout ce temps, Suzan, Jenny et Doll durent se confiner dans leurs cabines, tandis que Fritz, François et James prenaient part aux diverses manœuvres.

Enfin, le 13 septembre, on put prévoir un prochain apaisement de ces troubles atmosphériques. Le vent mollit, et si la mer ne tomba pas immédiatement, du moins les lames ne balayèrent plus le pont du Flag.

Les passagères s’empressèrent alors de quitter leurs cabines. Elles savaient ce qui s’était passé entre le capitaine et le second, pourquoi celui-ci avait été démonté de ses fonctions. Quant au sort de Robert Borupt, il en serait décidé au retour devant un conseil maritime.

Il y eut de nombreuses avaries à réparer dans la voilure, et John Block, en dirigeant ce travail, vit clairement que l’équipage ne demandait qu’à se révolter.

Cet état de choses ne put échapper à Fritz, à François, à James Wolston, et leur inspira peut-être plus d’inquiétudes que ne leur en avait causé la tempête. Sans doute, le capitaine Gould n’hésiterait pas à sévir contre les mutins, quels qu’ils fussent, mais n’était-il pas trop tard?…

Pendant les huit jours qui suivirent, il ne se produisit aucun fait contre la discipline. Comme le Flag avait été rejeté à plusieurs centaines de milles dans l’est, il était nécessaire de revenir vers l’ouest, afin de se retrouver en longitude avec la Nouvelle-Suisse.

Le 20 septembre, vers dix heures, à la surprise de tous, puisque ses arrêts n’avaient point été levés, Robert Borupt reparut sur le pont.

Les passagers, réunis sur la dunette, eurent le pressentiment que la situation, déjà grave, allait s’aggraver encore.

Dès que le capitaine Gould vit le second se diriger vers l’avant, il le rejoignit.

«Lieutenant Borupt, dit le capitaine, vous êtes consigné… Que venez-vous faire ici?… Répondez…

– Oui… s’écria Borupt, et voici ma réponse!…»

Se tournant alors vers l’équipage:

«A moi, camarades!… commanda-t-il.

– Hurrah pour Robert Borupt!» tels furent les cris qui retentirent de l’avant à l’arrière du navire.

Harry Gould rentra dans sa cabine, et ressortit un pistolet à la main. Il n’eut pas le temps d’en faire usage. Un coup de feu, tiré par un des matelots qui entouraient Robert Borupt, le blessa à la tête, et il tomba entre les bras du bosseman.

Contre tout un équipage révolté, poussé par le second et le troisième officier, il n’y avait aucune résistance possible. Vainement, John Block, Fritz, François, James Wolston, rangés près d’Harry Gould, voulurent-ils soutenir la lutte. En un instant, accablés par le nombre, ils furent dans l’impossibilité de se défendre, et dix matelots les descendirent dans le faux pont avec le capitaine.

Quant à Jenny, à Doll, à Suzan, elles furent, avec l’enfant, renfermées dans leurs cabines, dont les portes allaient être gardées par ordre de Robert Borupt, seul maître à bord.

Que l’on se figure la situation des prisonniers du faux pont où régnait une demi-obscurité, celle du malheureux capitaine en proie aux souffrances de cette blessure à la tête qui ne put être pansée qu’au moyen de compresses d’eau. Il est vrai, le bosseman ne lui épargna pas ses soins. Mais à quelle inquiétude furent en proie Fritz, François et James Wolston!… Les trois passagères, à la merci des révoltés du Flag!… Quelles angoisses les torturaient à la pensée qu’ils étaient réduits à l’impuissance!…

Plusieurs jours s’écoulèrent. Par deux fois, matin et soir, le panneau du faux pont se relevait, et les prisonniers recevaient quelque nourriture. Aux questions que leur adressait John Block, les matelots ne répondaient que par des paroles brutales et menaçantes. Au sujet des passagères, Fritz, François et James n’obtenaient que de grossières injures.

Toutefois, à diverses reprises, le bosseman et ses compagnons tentèrent de recouvrer leur liberté en forçant le panneau. Ce panneau était surveillé jour et nuit, et, d’ailleurs, en cas qu’ils fussent parvenus à le soulever, à maîtriser leurs gardiens, à monter sur le pont, quelles chances avaient-ils contre cet équipage, et quel traitement leur eût infligé Robert Borupt?…

«Le misérable!… le misérable!… répétait Fritz en songeant à sa femme, à Suzan, à Doll…

– Oui… le plus abominable des coquins, répétait John Block, et s’il n’est pas pendu un jour ou l’autre, c’est qu’il n’y aurait plus de justice en ce monde!»

Mais pour punir les rebelles, pour appliquer à leur chef le châtiment qu’il méritait, il eût fallu qu’un bâtiment de guerre se fût emparé du Flag. Or Robert Borupt ne commit pas la faute de le diriger vers des parages fréquentés, où ses complices et lui auraient couru le risque d’être poursuivis. Il devait l’avoir rejeté hors de son itinéraire, préférablement dans l’est, de manière à s’éloigner aussi bien des côtes d’Afrique que des côtes de l’Australie. Et chaque jour ajoutait cinquante, soixante lieues à la distance qui séparait le Flag du méridien de la Nouvelle-Suisse! Harry Gould et le bosseman pouvaient reconnaître à la bande que donnait le navire, toujours incliné sur bâbord, qu’il marchait à grande vitesse. Les craquements qui se produisaient à l’emplanture des mâts indiquaient que le second forçait de toile. Lorsque le Flag aurait atteint ces lointains parages de l’océan Pacifique, propices aux pirateries, que deviendraient les prisonniers et les prisonnières?… On ne pourrait les garder… Les jetterait-on sur quelque île déserte?… Ah! tout vaudrait mieux que de rester sur ce bâtiment entre les mains de Robert Borupt et de ses complices!

Ainsi, vers l’époque prévue, à défaut de la Licorne, retardée au Cap, le Flag n’arriverait pas en vue de la Nouvelle-Suisse!… On l’attendrait des semaines, des mois, et il n’apparaîtrait pas… Quelles seraient les inquiétudes des familles Zermatt et Wolston!… Et, lorsque la Licorne viendrait enfin mouiller dans la baie du Salut, en apprenant que le Flag avait fait route pour la colonie, qu’en faudrait-il conclure, si ce n’est qu’il avait dû périr corps et biens?…

Une semaine s’était écoulée depuis que Harry Gould et ses compagnons avaient été renfermés dans le faux pont, sans aucune nouvelle des passagères. Or, ce jour-là, 27 septembre, il sembla que la vitesse du trois-mâts avait diminué, soit qu’il fût encalminé, soit qu’il eût mis en panne.

Vers huit heures du soir, une escouade de matelots s’introduisit près des prisonniers.

Ceux-ci n’eurent qu’à obéir aux ordres de le suivre que leur intima le troisième officier.

Que se passait-il en haut?… Allait-on les rendre à la liberté?… Un parti s’était-il formé contre Robert Borupt dans le but de restituer au capitaine Gould le commandement du Flag!…

Remontés sur le pont en présence de tout l’équipage, ils virent Robert Borupt qui les attendait au pied du grand mât. En vain, Fritz et François jetèrent-ils un regard à l’intérieur de la dunette, dont la porte centrale était ouverte. Aucune lampe, aucun fanal n’y projetait la moindre clarté.

Cependant, en s’approchant des bastingages de tribord, le bosseman put apercevoir l’extrémité d’un mât qui se balançait contre le flanc du navire.

Évidemment la grande chaloupe avait été mise à la mer.

Robert Borupt s’apprêtait-il donc à y embarquer le capitaine et ses compagnons, à les abandonner sur ces parages, à les livrer à tous les hasards de la mer, sans qu’ils pussent savoir s’ils se trouvaient à proximité d’un continent ou d’une île?…

Et alors, ces malheureuses femmes, est-ce qu’elles allaient rester à bord, exposées à tant de périls?…

A la pensée qu’ils ne les reverraient plus, Fritz, François, James voulurent tenter un dernier effort pour les délivrer, quitte à se faire tuer sur place.

Fritz s’élança du côté de la dunette en appelant Jenny. Mais on l’arrêta, comme on arrêta François, comme on arrêta James qui n’entendit pas Suzan répondre à son appel. Ils furent aussitôt maîtrisés, et, malgré leur résistance, affalés avec Harry Gould et John Block par-dessus les bastingages dans la chaloupe que sa bosse maintenait le long du navire.

Quelles ne furent pas leur surprise et leur joie… oui! leur joie… Dans l’embarcation se trouvaient déjà les êtres chéris qu’ils avaient inutilement appelés!… Les passagères venaient d’être descendues quelques instants avant que les prisonniers eussent quitté le faux pont. Elles attendaient, en proie à des transes terribles, ignorant si leurs compagnons allaient être abandonnés avec elles au milieu de cette portion du Pacifique, vers laquelle Robert Borupt avait sans doute entraîné le Flag!…

Il y eut alors des scènes d’attendrissement, des pleurs versés!… Il leur semblait que d’être réunis, c’était la plus grande grâce que le Ciel eût pu leur faire!…

Et pourtant, quels dangers les menaçaient à bord de cette embarcation! On n’y avait jeté que quatre sacs de biscuit et de viande conservée, trois barils d’eau douce, divers ustensiles de cuisine, un paquet de vêtements et de couvertures pris au hasard dans les cabines, – à peine de quoi résister aux assauts des mauvais temps, aux tortures de la faim et de la soif!…

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Mais ils étaient ensemble… La mort seule pourrait les séparer désormais…

Du reste, ils n’eurent pas le temps de réfléchir. Dans peu d’instants, avec le vent qui fraîchissait, le Flag se serait éloigné de quelques milles…

Le bosseman s’était placé à la barre, Fritz et François au pied du mât, prêts à hisser la voile, dès que la chaloupe ne serait plus à l’abri du navire.

Quand au capitaine Gould, il avait été déposé sous le tillac de l’avant. Hors d’état de se soutenir, étendu sur des couvertures, Jenny lui donnait ses soins.

A bord du Flag, les matelots, penchés au-dessus des bastingages, regardaient silencieusement. Pas un d’entre eux ne se sentait pris de pitié pour les victimes de Robert Borupt, et l’on voyait leurs yeux ardents luire dans l’obscurité.

En ce moment, une voix s’éleva, – la voix d’Harry Gould, à qui l’indignation rendit quelque force. Après s’être dégagé dû tillac, il venait de se traîner de banc en banc, et, à demi redressé:

«Misérables, s’écria-t-il, vous n’échapperez pas à la justice des hommes!…

– Ni à la justice de Dieu! dit François.

– Largue!…» cria Robert Borupt.

La bosse retomba en dehors, la chaloupe resta seule, et le navire disparut au milieu des ombres de la nuit.

 

 

Chapitre XX

Un cri de François. – Quelle est cette côte? – Les passagers de la chaloupe. 
– Terre disparue dans les brumes. – Temps menaçant. – Terre reparue. 
– Rafales du sud. – A la côte.

 

e cri de: «Terre, terre!», c’était François qui venait de le jeter comme un cri de salut. Debout sur le tillac, il avait cru apercevoir confusément les profils d’une côte à travers une déchirure des brumes. Aussitôt, saisissant la drisse, il s’était hissé en tête du mât, puis achevalé sur la vergue, et, de là, il tenait obstinément son regard dans la direction relevée.

Près de dix minutes s’écoulèrent avant qu’il eût revu cet indice de terre vers le nord, et il se laissa glisser au pied du mât.

«Tu as aperçu la côte?… demanda Fritz.

– Oui!… là… sous le bord de ce gros nuage, qui cache maintenant l’horizon…

– Ne vous êtes-vous pas trompé, monsieur François?… dit John Block.

– Non, bosseman, non!… Le nuage s’est rabaissé sur l’horizon, mais la terre est derrière… Je l’ai vue… j’affirme l’avoir vue…»

Jenny venait de se relever et, saisissant le bras de son mari:

«Il faut croire ce que dit François, déclara-t-elle. Sa vue est perçante… Il n’a pu faire erreur…

– Je ne me suis pas trompé, affirma de nouveau François. Croyez-moi comme me croit Jenny… J’ai parfaitement distingué une hauteur… Elle a été visible pendant près d’une minute dans la fente des nuages… Se continuait-elle au delà à l’est et à l’ouest, il n’était pas possible de le reconnaître… Mais, île ou continent, la terre est là!»

Comment mettre en doute ce que François disait en des termes si affirmatifs? Et puis, le besoin de croire à la réalisation de ce qu’on a tant espéré ne disposait-il pas les esprits à la confiance?… Aussi ces infortunés voulurent-ils s’unir dans la prière que François adressa au Tout-Puissant.

Et maintenant, à quelle terre appartenait cette côte, on le saurait peut-être, lorsque la chaloupe l’aurait atteinte. En tout cas, ses passagers, soit cinq hommes, Fritz, François, James, le capitaine Harry Gould, le bosseman John Block, trois femmes, Jenny, Doll, Suzan et son enfant, débarqueraient sur son littoral, quel qu’il fût.

S’il n’offrait aucune ressource, s’il était inhabitable, si la présence des indigènes le rendait dangereux, la chaloupe reprendrait la mer après s’être ravitaillée du mieux possible.

Harry Gould fut aussitôt mis au courant, et, malgré sa faiblesse, malgré ses souffrances, il exigea qu’on le transportât à l’arrière de l’embarcation.

Et voici les observations que Fritz crut devoir émettre relativement à la terre signalée.

«Ce qui nous intéresse en ce moment, c’est sa distance. Or, étant donnée la hauteur d’où elle a été observée, et aussi l’état assez brumeux de l’atmosphère, cette distance ne peut être supérieure à cinq ou six lieues…»

Signe d’approbation du capitaine Gould que le bosseman accompagna d’un hochement de tête.

«Donc, reprit Fritz, avec bonne brise, en portant vers le nord, il nous suffirait de deux heures pour accoster…

– Malheureusement, dit François, la brise est incertaine et paraît avoir une tendance à remonter. Si elle ne tombe pas tout à fait, il est à craindre qu’elle ne nous contrarie…

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– Et les avirons?… répondit Fritz. Ne pouvons-nous prendre les avirons, mon frère, James et moi, tandis que vous tiendriez la barre, bosseman?… Nous ne serions pas à bout de forces pour avoir nagé quelques heures…

– Aux avirons!…» commanda Harry Gould, d’une voix qu’on entendit à peine.

Et il était fâcheux que le capitaine ne fût pas en état de gouverner, car à quatre, les passagers eussent fait meilleure besogne.

Il est vrai, Fritz, François, James, quoique dans toute la force de la jeunesse, le bosseman encore vigoureux, tous endurcis aux travaux manuels, étaient alors très affaiblis par les privations et les fatigues. Huit jours venaient de s’écouler depuis que le Flag les avait laissés à l’abandon. De leurs provisions, cependant ménagées avec une extrême parcimonie, il ne restait plus que pour vingt-quatre heures. Trois ou quatre fois la pêche avait procuré un peu de poisson, au moyen de longues lignes mises à la traîne. Un petit fourneau, une petite chaudière, une bouilloire, voilà les seuls ustensiles qu’ils possédaient avec leurs couteaux de poche. Et si cette terre n’était qu’un îlot rocheux, s’il fallait que la chaloupe reprît pendant de longs jours cette pénible navigation à la recherche d’un continent ou d’une île, où l’existence serait possible…

Néanmoins, tous avaient senti se réveiller leur espoir, après que le cri de François se fut fait entendre. Il faut avoir passé par de telles épreuves pour comprendre à quels riens peuvent se rattacher des créatures humaines!… C’est le naufragé qui rencontre un bout de planche flottant à sa portée!… Au lieu de cette embarcation menacée par les rafales, ballottée par les lames, à demi remplie par des coups de mer, ils fouleraient du pied une terre solide!… On s’installerait dans quelque caverne à l’abri du mauvais temps… on trouverait peut-être un sol fertile, de la verdure, des racines comestibles, nombre de ces fruits si communs des zones intertropicales… Là, enfin, on pourrait attendre, sans avoir à redouter ni la faim ni la soif, le passage d’un navire!… Ce navire apercevrait les signaux… il viendrait au secours des abandonnés!… Oui! tout cela leur apparaissait à travers les mirages de l’espérance!…

Quant à cette côte entrevue, appartenait-elle à quelque groupe des îles situées au delà du tropique du Capricorne?… C’était là ce dont le bosseman et Fritz parlaient à voix basse. Jenny et Doll avaient repris leur place au fond de l’embarcation, et le petit garçon dormait entre les bras de Mme Wolston. Il avait fallu reporter sous le tillac le capitaine Gould dévoré de fièvre. Là Jenny imbibait d’eau fraîche les compresses de sa tête.

Et alors, Fritz de se livrer à des hypothèses, peu rassurantes en somme. Il ne doutait pas que le Flag, depuis que la révolte avait éclaté à bord, n’eût fait longue route vers l’est durant ces huit jours. Dans ce cas, la chaloupe aurait été mise à la mer sur cette portion de l’océan Pacifique, où les cartes n’indiquent que de rares îles, Amsterdam et Saint-Paul, ou, plus au sud, l’archipel des Kerguelen. Mais enfin, même en ces îles, les unes désertes, les autres habitées, la vie serait assurée, le salut certain, et qui sait?… le rapatriement dans un temps plus ou moins éloigné.

D’ailleurs, si, depuis le 27 septembre, la chaloupe avait remonté vers le nord, poussée par la brise du sud, il était possible que cette terre appartînt au continent australien et, par bonne chance, soit à la Tasmanie, soit aux provinces de Victoria ou de l’Australie méridionale. A gagner Hobart-Town, Melbourne ou Adélaïde, on eût été sauvé… Mais si l’embarcation atterrissait sur la partie sud-ouest, à la baie du Roi-Georges ou au cap Leuwin, fréquentés par des peuplades féroces, la situation ne serait-elle pas pire?… Du moins, à la surface de cette mer, y aurait-il chance de rencontrer un navire à destination de l’Australie ou des îles du Pacifique?…

«Dans tous les cas, ma Jenny, dit Fritz à sa femme qui avait repris place près de lui, nous devons être bien éloignés de la Nouvelle-Suisse… à des centaines de lieues…

– Sans doute, répondit Jenny, mais c’est déjà quelque chose qu’une terre soit là!… Ce que ta famille a fait dans votre île, ce que j’ai pu faire sur la Roche-Fumante, pourquoi ne le ferions-nous pas encore?… Après avoir subi de telles épreuves, mon ami, nous avons le droit de compter sur notre énergie… Ce ne sont pas les deux fils de Jean Zermatt qui peuvent se décourager…

– Chère femme, répondit Fritz, si jamais j’éprouvais quelque défaillance, il me suffirait de t’entendre!… Non… nous ne faiblirons pas, et j’ajoute que nous serons bien secondés!… Le bosseman est un homme sur lequel il est permis de compter!… Quant à notre pauvre capitaine…

– Il en reviendra, il guérira, mon cher Fritz, affirma Jenny. Cette fièvre qui le brûle finira par tomber… A terre, là-bas, il sera mieux soigné, il reprendra ses forces, et nous retrouverons en lui notre chef…

– Ah! ma Jenny, s’écria Fritz, en la pressant sur son cœur, fasse le Ciel que cette terre nous offre les ressources dont nous avons besoin!… Je ne lui demande pas tout ce que nous a donné la Nouvelle-Suisse… elle n’est pas située sur ces parages où l’on peut tout attendre de la nature, presque sans efforts!… Le pire serait d’être accueilli par des sauvages, contre lesquels nous serions impuissants, et qu’il fallût reprendre la mer, sans avoir renouvelé nos provisions!… Et mieux vaudrait débarquer sur une côte aride, ne fût-ce que celle d’un îlot!… Il y aura du poisson dans ses eaux, des coquillages sur ses grèves, peut-être des bandes de volatiles, comme il s’en trouvait à notre arrivée sur le rivage de Felsenheim!… Nous parviendrons à nous ravitailler, et, après une ou deux semaines, remis de nos fatigues, les forces revenues au capitaine, nous ferions voile à la découverte d’une côte plus hospitalière!… Cette chaloupe est solide, et nous avons un bon marin pour la diriger… La mauvaise saison n’est pas prochaine… Après avoir déjà supporté des coups de vent, nous en supporterions encore… Des vivres, que cette terre, quelle qu’elle soit, nous les procure, et Dieu aidant…

– Cher Fritz, répondit Jenny, en pressant les mains de son mari dans les siennes, il faut dire tout cela à nos compagnons!… Qu’ils t’entendent, et ils ne perdront pas confiance!…

– La confiance ne leur a pas manqué un instant, ma chère femme, dit Fritz, et s’ils venaient à faiblir, c’est toi la plus énergique, la plus résolue, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante, qui leur rendrais l’espoir!»

Ce que disait Fritz, tous le pensaient de cette vaillante Jenny. Pendant qu’elles étaient renfermées dans leurs cabines, n’était-ce pas d’elle que Doll et Suzan avaient reçu des encouragements qui les avaient sauvées du désespoir?…

Il y avait de plus un avantage que présentait cette terre. H n’en était pas d’elle comme de la Nouvelle-Suisse, dont les navires de commerce ne traversaient jamais les parages. Au contraire, que ce fût la côte méridionale de l’Australie ou de la Tasmanie, même une île appartenant aux archipels de l’océan Pacifique, sa situation était déterminée sur les cartes marines.

Mais, en admettant que le capitaine Gould et ses compagnons eussent l’espoir d’y être recueillis un jour, comment ne pas être saisi d’une profonde tristesse, en songeant à la distance qui les séparait de la Nouvelle-Suisse… des centaines de lieues, sans doute, puisque le Flag s’était porté pendant huit jours vers l’est?… Et, si là où ils allaient, la mauvaise chance les condamnait à vivre aussi longtemps que la famille Zermatt sur son île, si la chaloupe ne pouvait suffire à une longue navigation, si enfin, malgré tant d’épreuves, leur confiance venait à fléchir, dans quel désespoir seraient plongés ceux qui les attendaient là-bas!…

C’est à cela que Fritz et Jenny, François, James, sa femme, sa sœur ne cessaient de songer, oubliant même les dangers qui les menaçaient pour ne penser qu’à leurs parents et à leurs amis.

En effet, on était au 13 octobre. Depuis près d’un an déjà, la Licorne avait quitté l’île, à laquelle elle devait revenir vers la présente époque. A Felsenheim, M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme Wolston, leur fille Annah comptaient maintenant les jours et les heures…

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Oui… tous devaient guetter l’arrivée de la corvette au tournant du cap de l’Espoir-Trompé, s’annonçant par des coups de canon auxquels répondrait la batterie de l’îlot du Requin… Et, dans un mois, dans deux mois, que se diraient-ils!… Tout d’abord que les vents contraires retardaient la Licorne, peut-être qu’elle n’avait pu partir d’Angleterre à la date prévue, peut-être que quelque guerre maritime troublait les mers et gênait la navigation… Jamais ils ne voudraient admettre que le navire se fût perdu corps et biens!…

Or, dans quelques semaines, après sa relâche à Capetown, la Licorne paraîtrait dans les eaux de la Nouvelle-Suisse… Les familles Zermatt et Wolston apprendraient alors que les absents avaient pris passage à bord du Flag, qui n’avait pas reparu… Serait-il possible de douter qu’il eût péri corps et biens dans une de ces fréquentes tempêtes de l’océan Indien, et pourrait-on espérer revoir ses passagers?…

Enfin, c’était l’avenir, cela, et le présent offrait encore assez d’éventualités redoutables pour que l’on fût tout à lui.

Depuis l’instant où François avait signalé la terre, le bosseman s’appliquait à gouverner en direction du nord, ce qui ne laissait pas d’être difficile, faute d’une boussole. Le relèvement indiqué par François n’avait pu être qu’approximatif. Si les vapeurs se dissipaient, si l’horizon s’éclaircissait au moins dans sa partie septentrionale, il serait aisé de marcher vers la côte. Par malheur, l’épais rideau continuait à cacher cette ligne qui, pour des observateurs placés à la surface de la mer, devait être encore à quatre ou cinq lieues.

Cependant les avirons avaient été bordés. Fritz, François et James nageaient avec toute la vigueur dont ils étaient capables.

Mais, presque épuisés, ils ne pouvaient enlever cette chaloupe lourdement chargée, et il leur faudrait la journée entière pour franchir la distance qui les séparait du littoral.

Et plût au Ciel que le vent ne vînt pas contrarier leurs efforts! Au total, mieux valait que le calme se maintînt jusqu’au soir. Avec brise de nord, l’embarcation eût été repoussée loin de ces parages…

A midi, c’est à peine si la route parcourue depuis le matin mesurait une lieue. D’ailleurs, le bosseman fut amené à croire qu’un courant portait dans le sens opposé. Peut-être n’était-ce qu’un simple effet de marée. S’il se fût agi d’un courant régulièrement établi, on aurait dû renoncer à remonter contre lui.

Vers deux heures de l’après-midi, John Block, qui s’était relevé, s’écria:

«La brise va venir, je la sens… Rien que notre foc fera plus que nos avirons!»

Le bosseman ne se trompait pas. Quelques instants après, de légères risées commencèrent à verdir la surface de la mer du côté du sud-est, et un clapotis blanchâtre se propagea jusqu’aux flancs de la chaloupe.

«Voici qui vous donne raison, Block, dit Fritz. Néanmoins cette brise est si faible qu’il ne faut pas cesser de nager…

– Ne cessons pas, monsieur Fritz, répondit le bosseman, et souquons ferme jusqu’au moment où les voiles pourront nous haler vers la côte.

– Où est-elle?… demanda Fritz, qui cherchait vainement à percer le rideau de brumes.

– Devant nous… pour sûr!

– Est-ce certain, Block?… ajouta François.

– Où voulez-vous donc qu’elle soit, répondit le bosseman, si ce n’est derrière ces maudites vapeurs du nord?…

– Nous le voulons, dit James Wolston, mais il ne suffit pas de le vouloir!»

Enfin, on ne serait fixé qu’à la condition que le vent vînt à fraîchir.

Cela tarda, et il était plus de trois heures, lorsque les battements de la voile à demi carguée indiquèrent qu’elle pourrait servir.

Les avirons rentrés, Fritz et François, après avoir hissé la misaine à bloc, l’étarquèrent de toutes leurs forces, tandis que le bosseman retenait l’écoute qui battait sur le plat-bord.

N’était-ce donc qu’une brise folle, dont les souffles intermittents ne parviendraient même pas à dissiper la brume?…

Encore vingt minutes d’hésitation, et la houle s’accentua en prenant par le travers la chaloupe que le bosseman parvint à redresser avec la godille. Puis, la misaine et le foc se remplirent, en tendant leurs écoutes.

Quant à la direction qu’il convenait de suivre, c’était celle du nord en attendant que le vent eût pris assez pour dégager l’horizon.

Il y avait lieu d’espérer que cela se produirait dès que la brise l’atteindrait. Aussi, tous les regards s’obstinaient-ils de ce côté. La terre n’apparût-elle qu’un seul instant, John Block n’en demandait pas davantage et gouvernerait sur elle.

Le rideau, pourtant, ne s’entr’ouvrait pas, bien que le vent semblât prendre de la force au déclin du soleil. L’embarcation filait avec une certaine rapidité. Fritz et le bosseman en étaient même à se demander si elle n’avait pas dépassé l’île, – si c’était une île, – ou doublé ce continent par l’est ou par l’ouest, – si c’était un continent.

Et alors les doutes revinrent à l’esprit… François ne s’était-il pas trompé?… Avait-il réellement aperçu une terre dans la direction du nord?…

Oui, et il l’affirma encore de la façon la plus positive. Bien qu’il eût été seul à la voir, il l’avait vue… de ses yeux vue…

«C’était une côte élevée, déclara-t-il de nouveau, une sorte de falaise, presque horizontale à sa crête, impossible à confondre avec un nuage…

– Cependant, depuis que nous portons sur elle, dit Fritz, nous devrions l’avoir accostée. Elle ne devait pas être alors à plus de cinq ou six lieues…

– Êtes-vous certain, John Block, reprit François, que la chaloupe ait toujours eu le cap dessus, et qu’elle fût exactement située dans le nord?…

– Il est possible que nous ayons fait fausse route, déclara le bosseman. Aussi je crois préférable d’attendre que l’horizon se soit éclairci, dussions-nous rester toute la nuit à cette place…»

Peut-être était-ce le meilleur parti. Pour peu que la chaloupe fût à proximité du littoral, il ne fallait pas la risquer au milieu des récifs, qui le bordaient sans doute…

Aussi tous, l’oreille tendue, cherchèrent-ils à surprendre quelque bruit de ressac, car le plus grand malheur aurait été de se jeter à la côte.

Rien… on n’entendait rien de ces longs et sourds roulements de la mer, lorsqu’elle se brise contre un semis de roches ou déferle sur une grève.

Il convenait donc d’agir avec une extrême prudence. C’est pourquoi, vers cinq heures et demie, le bosseman donna l’ordre d’amener la misaine. Quant au foc, il resta bordé, afin d’aider à l’action de la barre.

Rien de plus sage, en effet, que de modérer la vitesse de la chaloupe tant que la situation ne serait pas déterminée avec exactitude, et elle ne saurait l’être qu’à l’instant où l’on apercevrait la terre.

Il est vrai, la nuit venue, au milieu d’une obscurité profonde, quel danger ne courait-on pas à s’aventurer dans le voisinage d’une côte? A défaut de vent, les contre-courants menaceraient d’y drosser. En de telles conditions, un navire n’eût pas attendu le soir pour chercher la sécurité de la pleine mer, à regagner le large. Mais ce qui est facilement exécutable pour un bâtiment ne l’est pas pour une simple embarcation. Louvoyer contre le vent du sud qui fraîchissait, c’eût été, sans parler de rudes fatigues, s’exposer à trop s’éloigner…

L’embarcation resta donc rien qu’avec son foc, se déplaçant à peine, cap au nord.

Enfin toute erreur, toute hésitation disparut, lorsque, vers six heures du soir, le soleil se montra un instant avant de disparaître sous les flots.

En effet, le 21 septembre, son disque s’était couché exactement à l’ouest, et, au 13 octobre, vingt-trois jours après l’équinoxe, il se couchait un peu au-dessus dans l’hémisphère méridional. Or, à ce moment, les vapeurs s’étant dissipées de ce côté, Fritz put le voir s’approcher de l’horizon. Dix minutes plus tard, le disque enflammé affleurait la ligne du ciel et de l’eau.

«Là est le nord!» dit Fritz, en indiquant de la main un point un peu plus à gauche que celui vers lequel la chaloupe s’était dirigée.

Presque aussitôt un cri lui répondit, – un cri que tous poussèrent à la fois!

«Terre!… terre!»

Les vapeurs venaient de s’évanouir, et le littoral se dessinait à moins d’une demi-lieue. Dominé par une falaise assez élevée, il était impossible de reconnaître s’il se prolongeait vers l’est et vers l’ouest.

Le bosseman mit le cap dessus. La misaine rehissée se gonfla sous les derniers souffles de la brise.

Une demi-heure après, la chaloupe avait accosté une grève sablonneuse, et elle fut amarrée derrière une longue pointe rocheuse à l’abri du ressac.

 

 

Chapitre XXI

A terre. – Une conversation de Fritz et du bosseman. – Nuit tranquille.
– Aspect de la côte. – Impression décourageante. – Excursion. – Les cavernes.
– Le ruisseau. – Le promontoire. – Installation.

 

ls avaient enfin pris terre, ces abandonnés. Durant une pénible et périlleuse navigation de deux semaines, pas un d’eux n’avait succombé à la fatigue, aux privations, et il fallait en remercier le Ciel. Seul, le capitaine Gould souffrait cruellement, accablé par la fièvre. Toutefois, malgré son état d’épuisement, sa vie ne paraissait pas en danger, et peut-être quelques jours de repos suffiraient-ils à le remettre.

A présent que Fritz et ses compagnons avaient heureusement atterri, qu’ils ne se trouvaient plus à la merci des tempêtes, qu’ils n’allaient plus à l’aventure, se posait cette question: sur quelle terre avaient-ils débarqué?…

Quelle qu’elle fût, hélas! ce n’était pas la Nouvelle-Suisse, où, sans la révolte de Robert Borupt et de l’équipage, le Flag serait arrivé dans les délais prévus! Au lieu du bien-être de Felsenheim, qu’offrirait ce rivage inconnu?…

En somme, ce n’était pas l’heure de s’attarder aux raisonnements et aux hypothèses. La nuit, assez obscure, ne permettait pas de rien distinguer, sauf une grève fermée au fond d’une haute falaise et, latéralement, par un épaulement rocheux. Aussi, dans ces conditions, on convint de demeurer à bord jusqu’au lever du soleil. Fritz et le bosseman resteraient de quart jusqu’au matin. Il était possible que cette côte fût fréquentée par des indigènes, et il importait de veiller avec soin. Que ce fût continent australien ou île du Pacifique, la prudence commandait de se tenir sur ses gardes, et, en cas d’agression, il y aurait lieu de fuir au large.

Jenny, Doll et Suzan reprirent donc leur place près du capitaine Gould, qui savait que la chaloupe avait enfin accosté. François et James s’étendirent entre les bancs, prêts à se relever au premier appel du bosseman. Mais, à bout de forces, ils ne tardèrent pas à succomber au sommeil.

Fritz et John Block vinrent s’asseoir à l’arrière, et s’entretinrent à voix basse.

«Nous voici donc au port, monsieur Fritz, dit le bosseman, et je savais bien que nous finirions par l’atteindre… A proprement parler, si ce n’est point dans un port que nous sommes, vous en conviendrez, c’est toujours mieux que d’avoir mouillé au milieu des roches… Notre embarcation est en sûreté pour la nuit… Demain, nous aviserons…

– J’envie votre résignation, mon brave Block, répondit Fritz. Ces parages ne m’inspirent aucune confiance, et notre situation est loin d’être rassurante près d’une côte dont on ne connaît même pas le gisement…

– Cette côte est une côte, monsieur Fritz. Elle a des criques, des plages et des rochers, elle est faite comme les autres et ne va pas s’effondrer sous nos pieds, j’imagine!… Quant à la question de l’abandonner ou de s’y installer, nous la résoudrons plus tard.

– Dans tous les cas, Block, j’espère bien ne pas être forcé de reprendre la mer avant qu’un peu de repos ait procuré quelque soulagement à notre capitaine. Si donc l’endroit est désert, s’il nous offre des ressources, si nous n’y sommes pas exposés à tomber entre les mains des indigènes, il faudra y demeurer un certain temps…

– Désert, il l’est jusqu’à présent, répondit le bosseman, et, à mon avis, c’est préférable qu’il le soit…

– Je le pense, Block, et je pense aussi que la pêche, à défaut de la chasse, nous permettra de refaire nos provisions…

– Comme vous dites, monsieur Fritz. Puis, si le gibier se réduit ici à des oiseaux de mer dont on ne peut se nourrir, la chasse dans les forêts et les plaines de l’intérieur viendra compléter la pêche… Il est vrai, sans fusils…

– Ces misérables, Block, qui ne nous ont pas même laissé une arme à feu!

– Ils ont bien fait… dans leur intérêt, s’entend!… répliqua le bosseman. Avant de démarrer, je n’aurais pas résisté à l’envie de casser la tête à ce coquin de Borupt… à ce traître…

– Traîtres aussi, ajouta Fritz, ceux qui sont devenus ses complices!…

– Une trahison qu’ils paieront un jour ou l’autre, déclara John Block.

– Vous n’avez rien entendu, bosseman?… demanda Fritz en prêtant l’oreille.

– Non… ce bruit, c’est celui du clapotis le long de la grève… Jusqu’ici, rien de suspect, et, bien qu’il fasse noir comme à fond de cale, j’ai de bons yeux…

– Ne les fermez pas un instant, Block, et tenons-nous prêts à tout…

– L’amarre est parée à larguer, répondit le bosseman. Au besoin, il n’y aura qu’à prendre les avirons, et, d’un coup de gaffe, je me charge d’envoyer la chaloupe à vingt pieds des roches.»

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Cependant, à plusieurs reprises, Fritz et le bosseman furent mis en éveil. Il leur semblait entendre une sorte de reptation sur le sable de la plage; mais, en somme, ils n’eurent point sujet de s’alarmer sérieusement.

Un calme profond régnait aux alentours. La brise était tom bée, la mer aussi. Un léger ressac se laissait seul entendre ai pied des roches. A peine si quelques oiseaux, mouettes et goélands, venus du large, cherchaient à regagner les creux de la falaise. Rien ne troubla la première nuit passée sur ce littoral.

Le lendemain, dès le petit jour, tous furent sur pied, et quel serrement de cœur ils éprouvèrent, en observant cette côte où ils avaient trouvé refuge!

La veille, alors qu’elle n’était plus qu’à une demi-lieue, Fritz avait pu la reconnaître en partie. Vue de cette distance, elle se développait sur quatre à cinq lieues entre l’est et l’ouest. Du promontoire au pied duquel était mouillée la chaloupe, on n’en voyait que le cinquième au plus, compris entre deux angles, au-delà desquels se déroulait la mer, claire à droite, encore sombre à gauche. La plage, mesurant de huit à neuf cents toises, s’encadrait latéralement de hauts contreforts, et une falaise à parois noirâtres la fermait en arrière sur toute son étendue.

Cette falaise devait mesurer de huit à neuf cents pieds d’altitude au-dessus de la grève qui remontait en pente accentuée vers sa base. Son élévation s’accroissait-elle au delà?… Pour résoudre cette question, il serait indispensable de se hisser jusqu’à sa crête par les contreforts, dont l’un, celui de l’est, présentait des profils moins raides, grâce à son allongement vers le large. Cependant, même de ce côté, sans doute, l’ascension serait très difficile, pour ne pas dire impossible.

Ce que le capitaine Gould et ses compagnons éprouvèrent d’abord, ce fut une impression de découragement devant l’aspect sauvage et désolé de ce tapis de sable, crevé ça et là de têtes rocheuses. Pas un arbre, pas un arbuste, pas trace de végétation, – l’aridité dans toute sa tristesse et toute son horreur. Pour unique verdure, de maigres lichens, ce produit rudimentaire de la nature, sans racines, sans tiges, sans feuilles, sans fleurs, ressemblant à des plaques dartreuses appliquées sur le flanc des roches et nuancées depuis le jaune passé jusqu’au rouge vif. Puis, çà et là, des moisissures visqueuses, dues aux humides apports des vents du sud qui dominaient en cette région. Au rebord de la falaise, il ne poussait pas un brin d’herbe, ni à ses parois granitiques une de ces plantes lapidaires auxquelles il faut si peu d’humus, cependant! Devait-on en conclure que cet humus manquait au plateau supérieur?… La chaloupe n’avait-elle accosté qu’un de ces arides îlots qui n’ont pas de dénomination géographique?…

«L’endroit n’est certes pas gai… murmura le bosseman à l’oreille de Fritz.

– Peut-être eussions-nous été plus favorisés en atterrissant du côté de l’est ou de l’ouest?…

– Peut-être, reprit John Block, mais, ici, du moins, nous n’aurons pas à rencontrer des sauvages.»

En effet, aucune créature, fût-ce de celles qui sont placées au plus bas de l’échelle humaine, n’aurait pu vivre sur cet infertile rivage.

Jenny, François et Doll, James et sa femme, assis sur les bancs, promenaient leurs regards à la surface de ce littoral, si différent des rivages verdoyants de la Terre-Promise, l’embouchure du ruisseau des Chacals, la baie du Salut, le littoral de Falkenhorst!… Et même l’îlot de la Roche-Fumante, d’aspect si triste pourtant, n’avait-il pas offert à Jenny Montrose ses productions naturelles, l’eau vive de son ruisseau, le gibier de ses bois et de ses plaines?… Ici rien que la pierre et le sable, un banc de coquillages qui se dessinait sur la gauche, de longues traînées de plantes marines à la limite du relais de mer, enfin une terre de désolation!

Le règne animal se réduisait à quelques oiseaux marins, des goélands, des macreuses, des mouettes, des hirondelles, que la présence de l’homme troublait dans leur solitude et qui poussaient des cris assourdissants. Plus haut, à travers l’espace, passaient à grands coups d’aile des frégates, des alcyons et des albatros.

«Voyons, dit alors le bosseman, si cette grève ne vaut pas celles de la Nouvelle-Suisse, ce n’est pas une raison pour n’y pas débarquer…

– A terre! répondit Fritz. J’espère que nous trouverons un abri à la base de la falaise.

– Débarquons… dit Jenny.

– Chère femme, dit Fritz, je te conseille de rester à bord avec Mme Wolston et sa sœur pendant notre excursion. Il n’y a pas apparence de danger, et vous n’avez rien à craindre…

– D’ailleurs, ajouta le bosseman, il est probable qu’on ne se perdra pas de vue.»

Fritz sauta sur le sable, suivi de ses compagnons, après que Doll eut dit d’un ton enjoué:

«Tâchez, François, de nous rapporter quelque chose pour le déjeuner… Nous comptons sur vous…

– C’est plutôt sur vous que nous devons compter, Doll, répondit François. Tendez les lignes au pied de ces roches. Vous êtes si adroite, si patiente…

– Oui… mieux vaut ne pas débarquer, convint Mme Wolston. Jenny, Doll et moi, nous ferons de notre mieux pendant votre absence.

– L’essentiel, fit observer Fritz, c’est de conserver le peu qui nous reste de biscuit pour le cas où nous serions obligés de reprendre la mer…

– Allons, madame Fritz, s’écria John Block, préparez le fourneau. Nous ne sommes pas gens à nous contenter d’une soupe au lichen ou de galets à la coque, et nous vous promettons un bon plat de résistance.»

Le temps était assez beau. Quelques rayons de soleil filtraient à travers les nuages de l’est.

Fritz, François, James et le bosseman suivirent ensemble le bord de la grève sur le sable humide de la dernière marée.

Plus haut, à une dizaine de pieds, se dessinait le zigzag des algues déposées le long de ce rivage dont la pente était assez prononcée. Ces algues appartenaient à la famille des goémons ou varechs pour la plupart, mêlés de laminaires rougeâtres festonnées à leur pointe, et aussi de longs fucus filiformes, avec ces grappes de raisins dont les gros grains éclatent sous le pied.

Il est de ces fucus qui contiennent un peu de substance nutritive. Aussi John Block de s’écrier:

«Mais ça se mange… quand on n’a pas autre chose!… Dans mon pays, dans les ports de la mer d’Irlande, on en fait des confitures.»

Après trois ou quatre cents pas en cette direction, Fritz et ses compagnons atteignirent le pied du contrefort de l’ouest. Formé de blocs énormes à surfaces lisses, taillé à pic, il s’enfonçait droit sous ces eaux claires à peine troublées d’un léger ressac, et qui laissaient apercevoir sa base à sept ou huit toises de profondeur.

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Il était impossible de s’élever le long de ce contrefort qui se dressait verticalement, – circonstance regrettable, car il serait nécessaire de monter sur la falaise, afin de voir si le plateau supérieur ne présentait pas des terrains moins arides. En outre, s’il fallait renoncer à gravir ce contrefort, il fut reconnu qu’on ne pourrait le tourner sans employer la chaloupe. Du reste, ce qui s’imposait en ce moment, c’était de chercher quelque anfractuosité où l’on s’abriterait pendant le séjour sur cette côte.

Tous remontèrent donc vers le fond de la grève en longeant le pied du contrefort.

En ce moment, de nombreuses bandes d’oiseaux s’enfuirent vers le large pour ne revenir qu’à la nuit tombante.

Parvenus à l’angle de la falaise, Fritz, François, James et le bosseman rencontrèrent d’épaisses couches de varechs en complet état de siccité. Comme les derniers relais de la marée montante se dessinaient à plus de cent toises au-dessous, ces végétaux, étant donnée la déclivité de la plage, devaient avoir été reportés jusqu’à cette place, non par le flot, mais par les vents du sud, très violents sur ces parages.

«A défaut de bois, fît observer Fritz, si nous étions forcés d’hiverner ici, ces varechs nous fourniraient assez longtemps du combustible…

– Un combustible qui brûle vite! ajouta le bosseman. Il est vrai, avant d’avoir épuisé de pareilles masses… Enfin nous avons toujours de quoi faire bouillir la marmite aujourd’hui!… Reste à mettre quelque chose dedans!

– Cherchons», répondit François.

La falaise était formée de strates irrégulières dont les lignes transversales se dessinaient obliquement vers l’est. Il fut facile de reconnaître la nature cristalline de ces roches, où s’agrégeaient le feldspath et le gneiss, énorme masse granitique, d’origine plutonienne, et, comme telle, d’une extrême dureté.

Cette disposition ne rappelait donc en rien à Fritz et à François les bordures littorales de leur île, depuis la baie du Salut jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé où se rencontrait uniquement le calcaire, facile à entamer par le marteau et le pic. Ainsi avait été aménagée la grotte de Felsenheim. En plein granit, un tel travail eût été impossible.

Très heureusement, il n’y aurait pas eu lieu de l’entreprendre. En effet, à une centaine de pas du contrefort, derrière les amas de goémons, s’arrondissaient plusieurs orifices. Semblables aux cellules d’une immense ruche, ils donnaient peut-être accès à l’intérieur du massif.

En effet, plusieurs anfractuosités s’évidaient à la base de cette falaise.

Si les unes n’offraient que des réduits étroits, les autres étaient profondes, obscures, il est vrai, obstruées par les tas de varechs. Mais probablement, dans la partie opposée moins exposée aux vents du large, s’ouvrait quelque caverne où l’on pourrait transporter le matériel de la chaloupe.

En cherchant à se rapprocher le plus possible du mouillage, Fritz et ses compagnons se dirigeaient vers le contrefort de l’est. Peut-être moins infranchissable que l’autre, grâce au profil allongé de sa partie inférieure, parviendrait-on à le contourner. S’il se découpait verticalement à sa partie supérieure, il obliquait vers le milieu pour finir en pointe du côté de la mer.

L’attente ne fut pas trompée. Précisément, dans l’angle formé par ce contrefort s’ouvrait une caverne d’un accès facile. Abritée contre les vents de l’est, du nord et du sud, son orientation ne lui permettait d’être battue que par ceux de l’ouest, qui règnent moins fréquemment en ces parages.

Fritz, François, James et John Block pénétrèrent à l’intérieur de cette cavité, assez éclairée pour leur permettre de la voir tout entière. Haute de onze à douze pieds, large d’une vingtaine, profonde de cinquante à soixante, elle comprenait divers réduits inégaux qui formaient comme autant de chambres séparées autour d’une salle commune. Un sable fin, sans trace d’humidité, formait tapis. On y entrait en franchissant une ouverture qui pourrait être aisément fermée.

«Foi de bosseman, nous n’aurions pu trouver mieux!… déclara John Block.

– Je suis de cet avis, répondit Fritz. Toutefois, ce qui m’inquiète, c’est que cette plage est absolument aride, et il est à craindre que le plateau supérieur ne le soit autant…

– Commençons par prendre possession de la caverne, et nous verrons ensuite…

– Hélas! dit François, ce n’est pas là notre habitation de Felsenheim, et je n’aperçois même pas un ruisseau d’eau douce, qui puisse remplacer le ruisseau des Chacals!…

– Patience… patience!… répliqua le bosseman. Nous finirons bien par rencontrer quelque source au milieu des roches ou quelque rio qui tombera du haut de la falaise…

– Quoi qu’il en soit, déclara Fritz, il ne faut pas songer à s’établir sur cette côte… Si nous ne parvenons pas à dépasser la base des contreforts, nous irons avec notre chaloupe la reconnaître au delà… Dans le cas où nous aurions atterri sur un îlot, nous n’y resterons que le temps nécessaire au rétablissement du capitaine Gould… Une quinzaine de jours suffiront, je pense…

– Enfin, nous avons toujours la maison… ajouta John Block. Quant au jardin, qui nous dit qu’il n’est pas près d’ici… de l’autre côté de ce promontoire?…»

Après être ressortis, tous redescendirent à travers la plage, de manière à contourner le contrefort.

Depuis l’angle rentrant dans lequel se creusait la caverne, on comptait une centaine de toises jusqu’à la limite des premières roches qui baignaient dans la mer à mi-jusant. De ce côté, il n’y avait aucun amoncellement de ces plantes marines rencontrées sur la gauche de la grève. De lourdes masses, qui paraissaient s’être détachées du haut de la falaise, formaient ce promontoire. Près de la grotte, il n’eût pas été possible de le franchir, mais, à proximité du mouillage de la chaloupe, il s’abaissait assez pour livrer passage à des piétons.

Il ne fut pas même nécessaire d’atteindre son extrémité, et, d’ailleurs, l’attention du bosseman ne tarda pas à être attirée par un bruit d’eau courante.

En effet, à cent pas de la grotte, un ruisseau murmurait entre les roches et s’épanchait en filets liquides.

Un écartement des pierres permit de monter jusqu’au lit d’un petit rio alimenté par une cascade, qui rebondissait et allait se perdre dans la mer.

«La voilà… voilà… la bonne eau douce!… s’écria John Block, après avoir puisé à pleines mains dans le rio.

– Fraîche et limpide… affirma François, qui venait de s’y mouiller les lèvres.

– Et pourquoi n’existerait-il pas quelque végétation sur le plateau de la falaise, fit observer John Block, bien que ce ne soit là qu’un ruisseau…

– Ruisseau à cette époque, dit Fritz, et qui doit même tarir pendant les grandes chaleurs, mais torrent sans doute à la saison des pluies…

– Qu’il continue de couler quelques jours encore, observa judicieusement le bosseman, nous ne lui en demandons pas davantage.»

Fritz et ses compagnons disposaient à présent d’une caverne où l’installation serait facile, d’un ruisseau qui permettrait de remplir d’eau douce les barils de l’embarcation. Quant à s’assurer la nourriture quotidienne avec les produits du sol, soit sur le plateau, soit de l’autre côté du promontoire, c’était la question qu’il importait de résoudre.

Cette question ne le fut pas à l’avantage des explorateurs. Après avoir traversé le ruisseau, ils éprouvèrent une nouvelle et profonde déception.

Au delà du promontoire s’arrondissait une crique, large de trois quarts de lieue, bordée d’une plage de sable, limitée en arrière par la falaise. A son extrême pointe se dressait un morne, coupé à pic, dont le pied trempait dans la mer.

Cette plage, en outre, présentait la même aridité que l’autre. Le règne végétal s’y réduisait aux plaques de lichen et au relais des plantes marines apportées par le flot. Était-ce donc sur un îlot rocheux, isolé, inhabitable, que la chaloupe avait atterri dans les parages de l’océan Pacifique?… Il y avait lieu de le croire, il y avait lieu de le craindre.

Il parut inutile de pousser l’excursion jusqu’au morne qui limitait la crique. Aussi tous se préparaient-ils à redescendre au mouillage, lorsque James, étendant la main vers la plage, s’écria:

«Qu’est-ce que je vois là-bas… sur le sable?… Regardez… ces points mouvants… On dirait des rats…»

De fait, à cette distance, il semblait qu’une bande de rongeurs fût en marche vers la mer.

«Des rats?… répondit François. Mais le rat est un gibier, quand il appartient au genre ondatras… Te rappelles-tu, Fritz, ceux que nous avons tués par centaines pendant notre expédition à la recherche du boa?…

– Parfaitement, François, répondit Fritz, et je me rappelle aussi que nous fûmes très peu régalés de cette chair qui sent trop le marécage.

– Bon! déclara le bosseman, convenablement préparées, ça se mange, ces bêtes-là… Au surplus, il n’y a pas à discuter… Ces points noirs ne sont pas des rats.

– Et vous croyez, Block?… demanda Fritz.

– Que ce sont des tortues…

– Puissiez-vous ne pas vous tromper!»

Le bosseman ne faisait point erreur et l’on pouvait s’en fier à ses bons yeux. C’était effectivement une troupe de tortues qui rampaient sur le sable de la plage.

Aussi, tandis que Fritz et James demeuraient en observation sur le promontoire, John Block et François se laissèrent glisser de l’autre côté des roches, afin de couper la route à la bande des chéloniens.

Ces tortues, de petite dimension, ne mesurant que douze à quinze pouces, longues de queue, appartenaient à l’espèce qui se nourrit principalement d’insectes. On en comptait une cinquantaine, en marche, non vers la mer, mais vers l’embouchure du ruisseau, où trempaient quelques visqueuses laminaires, abandonnées par la marée descendante.

De ce côté, le sol était bossue de légères tumescences, sortes de renflements sablonneux, dont François reconnut aussitôt la destination.

«Il y a là-dessous des œufs de tortue… s’écria-t-il.

– Eh bien, déterrez les œufs, monsieur François, répliqua John Block… Moi, je me charge d’amarrer les poules!… Décidément, cela vaudra mieux que mes galets à la coque, et si la jeune Doll n’est pas contente…

– Les œufs seront bien reçus, n’en doutez pas, Block, affirma François.

– Et aussi les tortues qui sont d’excellentes bêtes, – excellentes pour faire du bouillon, s’entend!»

Un instant après, le bosseman et François en avaient retourné sur le dos une vingtaine qui seraient forcées d’attendre dans cette position très désagréable, surtout pour des chéloniens. Puis, chargés d’une demi-douzaine, avec le double d’œufs, ils revinrent vers la chaloupe.

Le capitaine Gould prêta la plus vive attention au récit que lui fit John Block. Depuis qu’il n’avait plus à subir les secousses de la mer, sa blessure le faisait moins souffrir, la fièvre tendait à diminuer et, très certainement, un repos d’une semaine suffirait à lui rendre ses forces. On ne l’ignore point, lorsqu’elles ne présentent pas une extrême gravité, les blessures à la tête guérissent facilement et à court délai. La balle n’avait atteint que la face latérale du crâne, après avoir déchiré une partie de la joue; mais il s’en était fallu de peu qu’elle n’eût brisé la tempe. On devait donc compter sur une prompte amélioration dans l’état du blessé, grâce au repos qui ne lui manquerait pas plus que les soins.

Harry Gould apprit, non sans une vive satisfaction, que les tortues fréquentaient cette baie, laquelle pour cette raison fut nommée baie des Tortues. C’était une nourriture saine et abondante dont on était assuré, fût-ce pour longtemps. Il serait même possible d’en conserver dans le sel une certaine quantité et d’en charger la chaloupe, lorsque le moment arriverait de reprendre la mer.

En effet, il faudrait bien se résoudre à chercher vers le nord une terre plus hospitalière, si le plateau de la falaise était aussi infertile que la baie des Tortues, s’il ne présentait ni bois ni plaines, si cette terre sur laquelle les passagers du Flag avaient trouvé refuge n’était qu’un entassement de roches.

«Eh bien, Doll, et vous aussi, Jenny, demanda François, lorsqu’il fut de retour, êtes-vous satisfaites?… La pêche a-t-elle réussi pendant notre absence?…

– Un peu… répondit Jenny en montrant plusieurs poissons étendus sur le tillac.

– Et puis… ajouta gaîment Doll, nous avons mieux que cela à vous offrir…

– Qu’est-ce donc?… demanda Fritz.

– Des moules qui se trouvent en abondance au pied du promontoire, répondit la fillette. Voyez celles qui cuisent déjà dans la chaudière…

– Tous nos compliments… en attendant les vôtres, Jenny… dit François, car nous ne revenons pas les mains vides, et voici quelques œufs…

– De poule?… s’écria Bob…

– De tortue, répondit François.

– Des tortues?… répliqua Doll. Vous avez rencontré des tortues?…

– Toute une compagnie, ajouta le bosseman, et il y en a encore… et il y en aura assez pour le temps que nous resterons en relâche dans cette baie…

– Je pense, dit alors le capitaine Gould, qu’avant de l’abandonner, il faudra pousser une reconnaissance sur la côte ou monter au sommet de la falaise…

– Nous l’essaierons, mon capitaine, répondit John Block. Toutefois, n’y mettons pas plus de hâte qu’il n’est nécessaire, puisqu’il est possible de vivre ici, sans toucher à ce qui nous reste de biscuit…

– Je le comprends ainsi, Block.

– Ce que nous désirons, capitaine, ajouta Fritz, c’est que la santé vous revienne avec le repos, c’est que votre blessure guérisse, c’est que vous repreniez vos forces… Une ou deux semaines, ce n’est rien à passer en cet endroit… Lorsque vous serez sur pied, vous verrez les choses par vous-même, et vous déciderez ce qu’il conviendra de faire.»

Pendant la matinée, on procéda au débarquement des objets que contenait l’embarcation, le sac de biscuit, les barils, le combustible, les ustensiles, les vêtements, et le tout fut transporté à l’intérieur de la caverne. Le petit fourneau, installé dans l’angle du contrefort, allait servir à la confection du bouillon de tortue.

Quant au capitaine Gould, ce fut aux bras de Fritz et du bosseman qu’il se rendit à la grotte, où l’attendait un bon lit de goémons secs préparé par Jenny et Doll, et sur lequel il put prendre quelques heures de sommeil.

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