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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre XXV-XXVII)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXV

La seconde grotte. – Espoir déçu. – La chandelle de Fritz. – A travers le massif. – Plusieurs haltes. – Le plateau supérieur. – Rien au sud, ni à l’est, ni 
à l’ouest. – Au moment de redescendre…

 

e la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Mme Wolston allait être quelque temps à se remettre. Mais enfin Bob lui était rendu, et est-il meilleur remède aux souffrances d’une mère que les caresses de son enfant!

Ce qui s’était passé, on le devine. En jouant avec l’albatros, Bob le suivit au fond de la grotte. L’oiseau s’étant engagé à travers cet étroit couloir, Bob y pénétra après lui. Au delà s’ouvrait une assez sombre excavation, de laquelle, lorsqu’il le voulut, le petit ne parvint pas à ressortir. Tout d’abord, il appela… Ses appels ne furent point entendus… Il perdit connaissance, et on ne sait trop ce qui serait arrivé, si, par la plus heureuse des chances, le cri de l’albatros n’eût frappé l’oreille de Fritz.

«Eh bien, dit le bosseman, maintenant que Bob est dans les bras de sa maman, tout est pour le mieux… C’est grâce à lui que nous avons découvert une seconde grotte… Il est vrai, nous n’en avons que faire… La première nous suffisait, et même nous ne demandons qu’à en déloger…

– Cependant, fit observer Harry Gould, je tiens à savoir si elle ne se prolonge pas…

– Jusqu’à l’autre côté de la falaise, mon capitaine?…

– Qui sait, Block?…

– Soit, répondit le bosseman. Mais, en admettant qu’elle traverse le massif, que trouverions-nous au delà?… Du sable, des roches, des criques, des promontoires, et pas grand comme mon chapeau de terre végétale pu de verdure…

– C’est probable, déclara Fritz. Néanmoins, il est indispensable de voir…

– On verra, monsieur Fritz, on verra, et, ainsi qu’on dit, la vue n’en coûtera rien!»

Or, de cet examen pouvaient résulter de précieuses conséquences, il y avait donc lieu de procéder sans retard, et la reconnaissance commença à l’instant même.

Le capitaine, Fritz, François retournèrent au fond de la grotte. Le bosseman, qui s’était muni de plusieurs grosses chandelles, marchait derrière eux. Afin de faciliter le passage, les premiers agrandirent l’ouverture en retirant encore quelques-unes des pierres qui s’étaient éboulées.

Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour que l’orifice fût jugé suffisant. D’ailleurs, ni Harry Gould ni ses compagnons n’avaient précisément engraissé depuis leur débarquement sur l’îlot. Trois mois de cette pénible existence, ce n’était pas fait pour les pousser à l’embonpoint, à moins que la nature ne les eût disposés, à l’exemple du bosseman, en dépit de toutes les misères, à gagner quelques livres depuis qu’il avait quitté le Flag

Lorsque tous eurent franchi l’ouverture, les chandelles donnèrent assez de lumière pour permettre d’examiner cette seconde excavation.

Elle était plus profonde que la première, de beaucoup moins large, mais longue d’une centaine de pieds. A proprement parler, c’était plutôt une sorte de couloir d’un diamètre de dix à douze pieds et de hauteur à peu près égale. Peut-être d’autres, embranchés sur celui-ci, formaient-ils à l’intérieur du massif une sorte de labyrinthe dont les branches se ramifiaient en diverses directions. Et, alors, – ainsi l’avait pensé Harry Gould, – pourquoi une de ces branches ne conduirait-elle pas, sinon au plateau supérieur, du moins à l’une des autres faces latérales de la falaise, au delà soit du morne, soit du contrefort?… Et, comme le capitaine Gould insistait de nouveau sur cette circonstance:

«C’est possible, après tout, répondit John Block, et ce que nous n’avons pu faire à l’extérieur, qui sait si par l’intérieur nous n’atteindrons pas le plateau?…»

Lorsqu’ils se furent avancés d’une cinquantaine de pas à travers ce couloir qui se rétrécissait peu à peu, le capitaine Gould, le bosseman, Fritz atteignirent une paroi rocheuse devant laquelle ils durent s’arrêter.

Après avoir promené la lumière à sa surface depuis le sol jusqu’à la voûte, John Block ne rencontra que d’étroites fissures entre lesquelles la main n’aurait pu se glisser. Donc tout espoir s’effaçait de s’enfoncer plus profondément à travers le massif.

Quant aux parois latérales du couloir, elles ne présentaient aucun orifice sur toute leur longueur. Cette seconde excavation au delà de la première grotte, telle était la seule découverte qui résultait de cet incident.

«Allons, dit Harry Gould, ce n’est pas encore par là que nous franchirons la falaise…

– Ni que nous monterons dessus!» ajouta le bosseman.

Ceci constaté, il ne restait plus qu’à revenir.

En somme, s’il y avait eu déception sur le point de rencontrer un passage intérieur, personne n’avait pu croire sérieusement que ce fût possible.

Et, cependant, quand le capitaine Gould, John Block, Fritz furent revenus, il leur sembla qu’ils étaient plus enfermés que jamais sur cette grève!

Les jours suivants, le temps, qui avait été très beau jusqu’alors, indiqua quelque tendance à se modifier. Le ciel s’obscurcit de nuages assez légers qui ne tardèrent pas à s’épaissir. Cette fois, c’est par-dessus le plateau supérieur que les poussait une brise du nord, qui, dans la soirée du 22 janvier, s’accentua et souffla en grand frais.

Cette direction ne donnait rien à craindre pour la baie des Tortues. Sous l’abri de la falaise, elle ne serait point exposée aux coups de houle, comme à l’époque de cette furieuse tempête qui avait occasionné la perte de la chaloupe. La mer demeurerait calme le long du rivage, elle ne ressentirait les poussées du vent qu’à une grande demi-lieue au large, et il n’y aurait rien à en redouter, lors même qu’il se déchaînerait un ouragan.

Un fort orage se déclara dans la nuit du 22 au 23. Vers une heure du matin, tous furent brusquement réveillés par un coup de tonnerre tel qu’une pièce d’artillerie, tirée à l’entrée de la grotte, ne l’eût pas emplie d’un fracas plus formidable.

Fritz, François, le bosseman, sautant hors de leurs réduits, se précipitèrent vers l’entrée.

«La foudre est tombée près d’ici… dit François.

– Sur la crête, sans doute», répondit John Block, en s’avançant de quelques pas à l’extérieur.

Suzan et Doll, toujours très impressionnées pendant ces orages qui affectent si profondément les personnes nerveuses, avaient suivi Jenny hors de la grotte.

«Eh bien?… demanda Doll.

– Il n’y a aucun danger, ma chère Doll, répondit François. Rentrez et fermez les yeux et les oreilles…»

Mais, en ce moment, Jenny de dire à son mari qu’elle venait de rejoindre:

«Comme cela sent la fumée, Fritz…

– Eh! ce n’est pas étonnant… Il y a le feu… là-bas… s’écria le bosseman.

– Où?… demanda le capitaine Gould.

– A ce tas de varechs, qui est au pied de la falaise.»

En effet, l’éclair avait enflammé cet amoncellement d’herbes sèches. Quelques instants suffirent pour que l’incendie se communiquât à la masse des plantes marines accumulées à la base du massif. Elles brûlèrent comme de la paille, pétillant au souffle de la brise, tourbillonnant en feux follets, répandant une acre fumée sur toute l’étendue de la plage.

Heureusement, l’entrée de la grotte était dégagée et le feu ne pouvait l’atteindre.

«Voilà notre réserve qui brûle!… s’écria John Block.

– N’en peut-on rien sauver?… dit Fritz.

– C’est impossible», répondit le capitaine Gould.

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Et les flammes se propageaient avec une telle rapidité qu’elles n’eussent pas permis de faire la part du feu, de mettre en sûreté ces amas qui formaient l’unique combustible des naufragés.

Certes, les apports de la mer étaient inépuisables. Il en reviendrait de ces goémons, de ces laminaires, mais que de temps il faudrait pour en réunir une telle quantité! La marée montante n’en déposait que quelques brassées, deux fois par vingt-quatre heures. Ce qu’il y avait sur la plage, c’était l’œuvre de nombreuses années. Et qui sait si, pendant les quelques semaines précédant la mauvaise saison, le flot en aurait ramené assez pour les besoins de l’hivernage?…

Or, en moins d’un quart d’heure, la ligne de feu eut cerné le pourtour de la grève, et, sauf quelques tas le long du promontoire, il ne resta plus rien.

Ce nouveau coup de la mauvaise fortune aggravait la situation déjà si inquiétante.

«Décidément… ça ne va pas!»

Et dans la bouche du bosseman, si confiant d’habitude, ces mots prenaient une exceptionnelle valeur.

Mais les murailles de cette prison ne s’écrouleraient donc pas pour permettre aux prisonniers de s’enfuir!…

Le lendemain, 23 janvier, le temps, bien qu’il ne fût plus orageux, resta troublé, et le vent du nord continua de balayer violemment le plateau.

La première occupation fut de reconnaître si les herbes marines, entassées le long du contrefort, avaient été respectées par l’incendie. Oui, en partie. Aussi John Block, Fritz, François et James se mirent-ils à la besogne, et en rapportèrent plusieurs brassées qui suffiraient durant une semaine, sans compter sur ce que les marées apporteraient quotidiennement.

Il est vrai, tant que le vent soufflerait du nord, ces masses flottantes seraient repoussées au large.

Dès qu’il reviendrait au sud, la récolte s’effectuerait avec plus d’abondance.

Toutefois, le capitaine Gould fit observer qu’il y aurait certaines mesures à prendre pour l’avenir.

«Vous avez raison, mon capitaine, répondit John Block. et il conviendrait de mettre à l’abri ce qui reste de varechs… en prévision d’un hivernage…

– Et, ajouta Fritz, pourquoi ne pas l’emmagasiner dans la seconde grotte que nous venons de découvrir?…»

Cela était tout indiqué, et, ce jour-là, avant midi, Fritz voulut y retourner afin de mieux en reconnaître la disposition intérieure. Muni d’une chandelle, il franchit l’étroite ouverture qui mettait en communication les deux grottes. Qui sait si la seconde n’avait pas quelque sortie au delà du massif?…

Or, il arriva qu’au moment où il atteignait l’extrémité du long couloir, Fritz sentit un souffle plus frais, en même temps que son oreille percevait un sifflement continu.

«Le vent… murmura-t-il, c’est le vent!…»

Il approcha son front de la paroi, et sa main y rencontra quelques fissures.

«Le vent, répétait-il… c’est bien le vent!… Il vient jusqu’ici lorsqu’il souffle du nord!… Il existe donc un passage, soit sur le flanc, soit sur le sommet de la falaise!… Mais alors, de ce côté, il y aurait une communication avec le revers septentrional?…»

A cet instant, la chandelle, que Fritz promenait le long de la paroi, s’éteignit brusquement sous un souffle plus vif qui traversait l’une des fissures.

Fritz n’en demanda pas davantage, sa conviction était faite. En franchissant cette paroi, on aurait libre accès au dehors.

Revenir à tâtons vers la caverne où tous l’attendaient, leur faire part de sa découverte, les ramener avec lui, s’assurer qu’il n’avait point fait erreur, cela n’exigea pas une minute.

Quelques instants après, Fritz, le capitaine Gould à sa suite, John Block, François, James passaient de la première cavité dans la seconde, en s’éclairant de plusieurs chandelles que l’on prit la précaution, cette fois, de ne pas approcher trop près de la paroi du fond.

Fritz ne s’était point trompé. Un souffle frais courait à travers le couloir.

Alors, le bosseman, projetant la lumière au ras du sol, observa que le couloir n’était fermé que par un amas de pierres, tombées sans doute le long d’une sorte de puits naturel.

«La porte… s’écria-t-il, voilà la porte!… Et pas besoin de clef pour l’ouvrir!… Ah! mon capitaine, c’est vous qui aviez raison contre nous…

– A la besogne… à la besogne!…» se contenta de répondre Harry Gould.

Il fut facile de dégager le passage, obstrué de pierres. On se les passa de main en main en assez grande quantité, car le tas s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du sol. A mesure que s’avançait le travail, le courant d’air s’accentuait davantage. Assurément, il existait une sorte de gorge creusée à l’intérieur du massif.

Un quart d’heure suffit à désobstruer totalement le passage.

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Fritz le franchit le premier, et, suivi de ses compagnons, il remonta pendant dix à douze pas une pente très raide, éclairée d’un jour vague.

Il n’y avait point là de puits vertical. A ciel ouvert, entre deux murailles dont les parements se perdaient à une grande hauteur, sinuait une gorge large de cinq à six pieds, au-dessus de laquelle plafonnait une bande de ciel. C’est le long de cette gorge que s’engouffrait le vent qui se glissait à travers les fissures de la paroi au fond du couloir.

Ainsi donc la falaise était fendue sur toute son épaisseur… Mais où aboutissait cette fente?…

On ne le saurait qu’après l’avoir parcourue jusqu’à son extrémité, en admettant que cela fût possible.

Inutile d’insister sur l’impression que causa cette découverte. Tous étaient là comme des prisonniers devant lesquels venait de s’ouvrir la porte de leur prison!

Il était à peine huit heures du matin alors et le temps ne manquerait pas. Il ne fut pas même question d’envoyer en avant soit Fritz, soit le bosseman. Chacun voulut remonter le passage sans perdre un instant.

«Au moins, fit observer Jenny, emportons quelques vivres… Qui sait si notre absence ne se prolongera pas?…

– Et d’ailleurs, dit François, savons-nous où nous allons?…

– Dehors…» répliqua le bosseman.

Et ce simple mot, qui exprimait si bien le sentiment général, répondait à tout.

Cependant le capitaine Gould exigea que l’on prit le premier repas préalablement, et, en prévision de retard, on se munirait de provisions pour plusieurs jours.

Ce déjeuner fut rapidement expédié. On mettait les morceaux doubles, on parlait à peine afin de manger plus vite. Après quatre mois passés au fond de cette baie, comment Harry Gould et ses compagnons n’auraient-ils pas eu hâte de savoir si leur situation était améliorée, et peut-être modifiée du tout au tout!…

D’ailleurs, il serait toujours temps de revenir, si le plateau supérieur était aussi aride que le littoral, s’il ne se prêtait pas à une installation de quelque durée, si de son plus haut sommet on n’apercevait aucune terre dans le voisinage. Si les abandonnés du Flag avaient atterri sur un îlot ou sur une île, ils regagneraient la grotte, et prendraient des dispositions en vue de l’hivernage.

Sans doute, avant de remonter cette gorge, qui aboutissait on ne savait où, il eût été plus raisonnable de laisser Harry Gould, Fritz, le bosseman, reconnaître si elle avait une issue praticable soit sur le plateau ou sur les flancs de la falaise. Mais, on le répète, personne n’y eût consenti. Un secret pressentiment les poussait tous à cette tentative. Jenny, Doll, Suzan Wolston n’étaient pas les moins ardentes; puisqu’il n’y avait aucun inconvénient à partir ensemble, on ne discuta même pas à ce sujet.

Le repas achevé, les hommes se chargèrent de quelques provisions. La première grotte fut abandonnée, et, suivis de l’albatros qui marchait près de Jenny, tous franchirent l’orifice du couloir.

Arrivés à l’entrée de la gorge, Fritz, François passèrent d’abord. Après eux vinrent Jenny, Doll, Suzan tenant le petit Bob par la main.

Le capitaine Gould et James suivirent, tandis que John Block fermait la marche.

A sa naissance, la gorge était assez resserrée pour qu’il y eût nécessité d’aller en file. Si elle s’élargissait plus haut ou plus loin, on irait par deux ou trois.

En réalité, il n’y avait là qu’une fente du massif, se dirigeant vers le nord, entre deux parois verticales qui montaient à huit ou neuf cents pieds.

Au-delà d’une centaine de pas presque en droite ligne, le sol présenta une pente assez accusée. Dans ces conditions, l’ascension ne serait pas très pénible. Il est vrai, le chemin serait allongé, car, en admettant qu’il aboutît au plateau, il aurait dû racheter cette différence de quatre-vingts toises environ qui existait entre le niveau de la grève et la partie supérieure de la falaise. En outre, ce qui ne tarda pas à accroître sensiblement le trajet, ce furent les sinuosités. On eût dit les brusques et capricieux détours d’un labyrinthe à l’intérieur du massif. Toutefois, d’après la lumière qui se propageait d’en haut, Harry Gould avait lieu de croire que la direction générale de la gorge était du sud au nord. Quant à ses parements latéraux, ils s’écartaient peu à peu, – ce qui rendait la marche plus facile.

Vers dix heures, il y eut nécessité de faire halte afin que chacun pût reprendre haleine. On s’arrêta dans une sorte d’évasement semi-circulaire, au-dessus duquel apparaissait une plus large tranche du ciel.

Harry Gould estimait à deux centaines de pieds seulement l’altitude de cet endroit au-dessus du niveau de la mer.

«A ce compte-là, fit-il observer, il faudra de cinq à six heures pour gagner le plateau…

– Eh bien, répondit Fritz, il sera grand jour encore lorsque nous y arriverons, et, au besoin, nous aurons le temps de redescendre avant la nuit.

– Vous avez raison, Fritz, répliqua Harry Gould, mais sommes-nous assurés que cette gorge ne s’allongera pas par de nombreux détours?…

– Et qu’elle donne accès sur la falaise?… ajouta François.

– Que ce soit au sommet ou sur les côtés de la falaise, repartit le bosseman, acceptons les choses comme elles viennent!… En haut si c’est en haut, en bas si c’est en bas, peu importe, après tout!»

Assurément, mais quelle déception et de quel découragement elle serait suivie, si, fermé par un obstacle infranchissable, le passage n’offrait pas d’issue au dehors…

Après une demi-heure de repos, on se remit en marche. La gorge, de plus en plus sinueuse, qui mesurait alors de dix à douze pieds de large, était tapissée d’un sol sablonneux, semé de petites pierres, sans aucune trace de végétation. Une réflexion venait alors à l’esprit, c’est que le sommet devait être aride, car quelque graine, quelque germe, entraînés par les pluies, eussent végété, et rien… pas même une touffe de lichen ou de mousse!

Vers deux heures de l’après-midi une seconde halte s’imposa, non seulement pour le repos, mais aussi pour le réconfort. Chacun s’assit au fond d’une sorte de clairière dont les parois s’évasaient et au-dessus de laquelle passait le soleil en déclinant vers l’ouest. A l’estime, la hauteur atteinte devait être alors de sept à huit cents pieds depuis le départ, d’où cet espoir que l’on pourrait atteindre le plateau supérieur.

Lorsque le repas fut terminé, Fritz dit:

«Ma Jenny, je te demande de rester ici avec Mme Wolston et Doll… François voudra bien demeurer avec vous… Le capitaine Gould, John Block et moi, nous essayerons d’arriver au sommet de la falaise… Il n’y a pas à craindre de s’égarer… Nous vous retrouverons à cette place… Ce sera vous épargner des fatigues peut-être inutiles…»

Mais Jenny, qui fut appuyée par Doll et Suzan, pria si instamment son mari, qu’il dut retirer sa proposition, bien que Harry Gould l’eût approuvée.

A trois heures, le cheminement fut repris, et, dès le début, il y eut lieu de reconnaître que les difficultés devenaient de plus en plus grandes. Pente très raide, sol jonché d’éboulis qui rendaient l’ascension très pénible, pierres qui glissaient en rebondissant, Harry Gould et Fritz prenaient d’extrêmes précautions, maintenant que la gorge, largement ouverte, formait un ravin dont les talus se haussaient encore à deux ou trois cents pieds. Il fallait s’aider les uns les autres, se tirer par les bras. D’ailleurs, tout donnait à croire que le plateau serait atteint. Voici même que l’albatros, déployant ses ailes, s’éleva d’un bond comme pour inviter à le suivre… Et que ne pouvait-on l’accompagner dans son vol!…

Enfin, après des efforts inouïs, un peu avant cinq heures, tous étaient sur la falaise.

Rien en vue ni vers le sud, ni vers l’est, ni vers l’ouest… Rien que la vaste mer!…

En s’étendant au nord, je plateau développait une étendue qu’il était impossible d’estimer, car on n’en voyait pas l’arête terminale. De ce côté présentait-il quelque paroi à pic, dressée face au large?… Faudrait-il aller jusqu’à son extrémité pour retrouver l’horizon de mer?…

En somme, c’était une déception pour ceux qui espéraient mettre le pied sur une région fertile, verdoyante, boisée! Même aridité, même désolation qu’à la baie des Tortues, qui était moins triste, sinon moins stérile, puisque des mousses la tapissaient ça et là, et les plantes marines ne manquaient pas à sa marge sablonneuse. Puis, lorsque l’on se retournait vers le levant ou le couchant, en vain cherchait-on les linéaments d’un continent ou d’une île. Tout indiquait un îlot isolé au milieu de ces parages.

Il est vrai, puisque la mer n’apparaissait pas en direction du nord, c’est que le plateau se développait sur une distance de plusieurs lieues… Et cette distance, il serait nécessaire de la franchir pour se retrouver en vue du large en cette direction.

Pas une parole ne fut prononcée ni par le capitaine Gould ni par ses compagnons devant cet anéantissement de leur dernière espérance. Ces affreuses solitudes n’offrant aucune ressource, il n’y avait plus qu’à reprendre la route du ravin, regagner cette grève, réintégrer la grotte, s’y installer durant les longs mois d’un hivernage, et n’attendre le salut que du dehors!…

Il était cinq heures alors, et avant que le soir n’obscurcît l’espace, il n’y avait pas de temps à perdre. Sans doute, on mettrait moins de temps à redescendre qu’on n’en avait mis à monter, mais, au milieu de l’ombre, le cheminement ne serait pas facile.

Cependant, puisqu’il restait à reconnaître la partie septentrionale du plateau, convenait-il de le faire pendant qu’il faisait jour encore?… Devait-on même y camper la nuit entre les quartiers de roches dispersés à sa surface?… Cela n’eût pas été prudent… Si le temps venait à changer, où trouver un abri?… La sagesse exigeait que l’on revînt sans retard.

C’est alors que Fritz fit cette proposition:

«Chère Jenny, dit-il, que François te ramène à la grotte avec Doll, Mme Wolston et le petit… Vous ne pouvez passer la nuit sur la falaise… Le capitaine Gould, John Block et moi, nous y resterons, et demain, dès qu’il fera jour, nous en achèverons la reconnaissance…»

Jenny ne répondit pas, tandis que Suzan et Doll semblaient la consulter du regard.

«Ce que Fritz propose est prudent, ajouta François, et d’ailleurs que pouvons-nous espérer en nous attardant ici?…»

Jenny continuait à garder le silence, observant cette immense mer qui se déployait sur les trois quarts de l’horizon, cherchant peut-être un navire en vue, se disant qu’un feu allait peut-être briller au large…

Déjà le soleil déclinait rapidement entre les nuages que le vent chassait du nord, et il y aurait au moins deux heures de marche au milieu d’une profonde obscurité pour atteindre la baie des Tortues…

Fritz reprit:

«Jenny, je t’en prie… va!… La journée de demain nous suffira sans doute… Nous serons de retour pour le soir… et s’il y a lieu de revenir… nous reviendrons…»

Jenny porta une dernière fois ses regards autour d’elle. Tous étaient levés, prêts à partir. Quant au fidèle albatros, il voltigeait de roche en roche, alors que les autres oiseaux, mouettes, goélands, macreuses, regagnaient, en poussant leurs derniers cris, les trous de la falaise.

La jeune femme comprenait bien qu’il fallait suivre le conseil de son mari, et, non sans regret:

«Partons… dit-elle.

– Partons», dit François.

Soudain, le bosseman se releva d’un bond, et, faisant de sa main un cornet, il tendit l’oreille dans la direction du nord.

Une détonation, très assourdie par la distance, venait de se faire entendre.

«Un coup de canon!» s’écria John Block.

 

 

Chapitre XXVI

Personne ne veut quitter la place. – La nuit sur le plateau. – En marche vers 
le nord. – Le mât du pavillon. – Les couleurs britanniques. – Le rideau 
de brumes. – Un cri de Fritz.

 

ous immobiles, le cœur étreint par l’émotion, les regards dirigés vers l’horizon du nord, écoutaient, respiraient à peine. Qu’ils eussent été dupes d’une illusion… non… ce n’était pas admissible… Quelques décharges éloignées retentirent encore, apportées par les faibles souffles de la brise.

«C’est un bâtiment qui passe au large de cette côte!… dit enfin Harry Gould.

– Oui… ces détonations ne peuvent venir que d’un navire, répondit John Block, et, lorsque la nuit sera faite, qui sait si nous n’apercevrons pas ses feux…

– Cependant ces coups de canon… fit observer Jenny, pourquoi ne viendraient-ils pas de terre?…

– De terre, ma chère Jenny?… répondit Fritz. Il y aurait donc une terre voisine de cet îlot?…

– Je crois plutôt qu’un bâtiment se trouve au large dans le nord… répéta le capitaine Gould.

– A quel propos aurait-il tiré le canon?… demanda James.

– En effet… pourquoi?…» répéta Jenny.

En acceptant cette dernière hypothèse, il fallait conclure que le navire ne devait pas être très éloigné du littoral. Peut-être, en pleines ténèbres, distinguerait-on la lueur des décharges d’artillerie, si elles reprenaient?… Peut-être aussi ne tarderait-on pas à voir ses feux de position?… Il est vrai, puisque les coups entendus arrivaient du nord, il se pouvait que ce bâtiment ne pût être aperçu, puisqu’on ne voyait pas la mer de ce côté.

Et maintenant, il n’était plus question ni de s’engager à travers le ravin, ni de regagner la baie des Tortues… Quelque temps qu’il fît, tous resteraient à cette place jusqu’au jour… Par malheur, en cas qu’un navire descendît par l’ouest ou par l’est, il ne serait pas possible, faute de bois, d’allumer un feu sur le sommet de la falaise afin de se mettre en communication avec lui…

Ce qui est certain, c’est que ces détonations lointaines avaient remué jusqu’au plus profond de leur être ceux qui venaient de les entendre. Il semblait qu’elles les eussent rattachés à leurs semblables, que cet îlot parût maintenant moins isolé sur ces parages…

Et alors un irrésistible besoin les prit de discuter les nouvelles chances qu’offrait cette éventualité dans laquelle ils voyaient leur salut… Ce qu’ils auraient voulu, sans attendre au lendemain, c’eût été de gagner l’extrémité du plateau, d’observer en direction du nord cette partie de mer d’où étaient partis les coups de canon… Mais le soir s’avançait, la nuit ne tarderait pas à tomber, – une nuit sans lune, sans étoiles, épaissie par les nuages bas que la brise chassait vers le sud… Puis, au milieu de l’ombre, comment se risquer entre les roches?… Ce qui serait déjà bien difficile le jour était impossible au milieu des ténèbres.

Il y eut donc lieu de s’installer à cette place, et c’est ce dont chacun dut s’occuper. Après maintes recherches, le bosseman finit par découvrir une sorte de réduit, un entre-deux de blocs, où Jenny, Suzan, Doll et le petit garçon pourraient se blottir, à défaut de sable ou de varechs pour s’étendre. N’importe! il y aurait là un abri contre le vent s’il fraîchissait, un abri contre la pluie même si les nuages crevaient sur ces hauteurs.

Et, tout d’abord, les provisions furent tirées des sacs, et chacun mangea du mieux qu’il put. Il y avait des vivres pour quelques jours, et peut-être ne serait-il pas nécessaire de retourner à la grotte pour les renouveler… Et puis toute appréhension ne devait-elle pas être bannie au sujet d’un hivernage sur la baie des Tortues?…

La nuit était close, – une interminable nuit dont personne n’oublierait jamais les longues heures, si ce n’est le petit Bob qui s’endormit entre les bras de sa mère. Il régnait une profonde obscurité, et, du côté de la mer, le feu d’un navire eût été visible à plusieurs lieues au large.

Le capitaine Gould et les siens, pour la plupart, persistèrent à demeurer sur pied jusqu’au lever de l’aube. Leurs regards fouillaient incessamment l’est, l’ouest, le sud, dans l’espoir qu’un bâtiment vînt à passer au large de l’îlot, non sans la crainte qu’il le laissât en arrière pour n’y plus revenir. S’ils eussent été en ce moment à la baie des Tortues, ils auraient allumé un feu sur la pointe du promontoire… Ici c’était impossible.

Aucune lueur ne brilla avant le retour de l’aube, aucune détonation ne vint troubler le silence de cette nuit, aucun navire ne se montra en vue de l’îlot.

Aussi le capitaine Gould, Fritz, François, le bosseman se demandaient s’ils ne s’étaient pas trompés, s’ils n’avaient pas pris pour des décharges d’artillerie ce qui pouvait n’être qu’un bruit lointain d’orage…

«Non… non… assurait Fritz, nous n’avons point fait erreur!… C’est bien le canon qui a retenti dans la direction du nord, à une distance assez éloignée…

– J’en ai la conviction, répondait le bosseman.

– Mais à quel propos ces coups de canon?… répétait James Wolston.

– Pour le salut ou pour la défense!… répliquait Fritz. Je ne connais pas d’autre circonstance où l’on ait à faire usage de l’artillerie…

– Peut-être, observa François, y a-t-il eu descente et attaque de sauvages sur cet îlot…

– En tout cas, répondit le bosseman, ce ne sont pas des sauvages qui ont tiré ces coups de canon.

– L’îlot serait donc habité par des Américains ou des Européens?… dit James.

– D’abord… n’est-ce qu’un îlot?… répondit le capitaine Gould. Savons-nous ce qu’il y a au delà de cette falaise?… Ne sommes-nous point sur une île… une grande île…

– Une grande île dans ces parages du Pacifique?… demanda Fritz. Laquelle?… je ne vois pas…

– M’est avis, fit observer John Block, non sans quelque bon sens, qu’il est inutile de discuter là-dessus… La vérité est que nous ignorons si c’est un îlot ou une île du Pacifique ou de l’océan Indien!… Un peu de patience jusqu’au jour qui ne tardera pas à se lever, et nous irons voir ce qu’il y a du côté du nord…

– Peut-être tout… peut-être rien… dit James.

– Eh bien, repartit le bosseman, ce sera déjà quelque chose que de le savoir!»

Vers cinq heures du matin, les premières lueurs de l’aube commencèrent à poindre. Le levant blanchit au ras de l’horizon. Le temps était très calme, le vent ayant tombé dans la seconde partie de la nuit. Aux nuages que poussait la brise s’était substitué un rideau de brumes que le soleil finit par percer. L’espace se dégagea peu à peu. La raie de feu, nettement tracée à l’est, s’étendit, s’arrondit sur la ligne du ciel et de l’eau. Le disque apparut, en projetant de longues traînées lumineuses à la surface de la mer.

Les regards se portèrent avidement sur toute la partie visible de l’Océan.

Aucun navire, immobilisé par le calme du matin, ne se montrait au large.

A cet instant, le capitaine Gould fut rejoint par Jenny, Doll et Suzan Wolston qui tenait la main de son enfant.

L’albatros, allant et venant, sautait d’une roche à l’autre, s’éloignait parfois dans la direction du nord, comme s’il indiquait la route…

«Il nous montre le chemin… semble-t-il… dit Jenny.

– Il faut le suivre… s’écria Doll.

– Pas avant d’avoir pris notre premier repas, répondit Harry Gould. Peut-être aurons-nous quelques heures de marche, et il convient de prendre des forces.»

On partagea rapidement les provisions, tant l’impatience était grande, et, avant sept heures, tous s’étaient mis en route en remontant vers le nord.

Le cheminement fut des plus pénibles entre les roches. On franchissait les petites, on contournait les grosses. En avant, le capitaine Gould et le bosseman indiquaient les passages praticables. Venaient ensuite Fritz aidant Jenny, François aidant Doll, James aidant Suzan et le petit Bob. Nulle part le pied ne rencontrait herbe ou sable. Il n’y avait là qu’un entassement chaotique, ce qu’eut été un vaste champ de blocs erratiques ou de moraines. Au-dessus passaient des oiseaux, frégates, mouettes, hirondelles de mer, auxquels l’albatros mêlait parfois son vol.

On marcha ainsi une heure au prix d’extrêmes fatigues, ayant à peine gagné une lieue toujours en montant. Ni l’aspect ni la nature du plateau ne se modifiaient.

Il fut indispensable de faire halte afin de prendre un peu de repos.

Fritz proposa alors de se porter en avant avec le capitaine Gould et John Block. Cela épargnerait aux autres de nouvelles fatigues si elles devaient être inutiles.

Cette proposition fut unanimement rejetée… On ne se séparerait pas… Tous voulaient être là au moment où la mer apparaîtrait au nord, si elle devait apparaître.

La marche reprit vers neuf heures. La brume tempérait les ardeurs du soleil. A cette époque de l’année, elles eussent été insoutenables à la surface de ce champ pierreux, que les rayons frapperaient presque perpendiculairement au moment de la méridienne.

Tout en se développant vers le nord, le plateau s’élargissait vers l’est et vers l’ouest, et la mer, qui jusqu’alors était restée visible en ces deux directions, finirait par n’être plus visible. Au surplus, pas un arbre, pas trace de végétation, même stérilité, même solitude. Quelques tumescences se dessinaient ça et là en avant.

A onze heures, une sorte de cône montra sa cime dénudée qui dominait cette partie du plateau de trois cents pieds environ.

«C’est ce sommet qu’il faut atteindre… dit Jenny.

– Oui… répondit Fritz, et de là, notre regard s’étendra sur un plus large horizon… Mais peut-être l’ascension sera-t-elle rude!…»

Oui, sans doute, mais tel était l’irrésistible désir d’être fixé sur la situation, que personne n’eût voulu demeurer en arrière, quelle que dût être la fatigue. Qui sait, cependant, si ces pauvres gens n’allaient pas à une dernière déception, où se dissiperait leur dernier espoir?…

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On reprit la route en gagnant vers le cône, distant alors de trois quarts de lieue. Que de difficultés à chaque pas et combien la marche fut lente à travers ces centaines de blocs qu’il fallait tourner ou franchir. Ce fut une escalade de chamois plutôt qu’un cheminement de piétons. Le bosseman voulut absolument se charger de Bob, que lui confia sa mère. Fritz et Jenny, François et Doll, James et Suzan se tenaient l’un près de l’autre afin de s’entr’aider dans les passages dangereux.

Bref, il était plus de deux heures de l’après-midi, lorsque la base du cône fut atteinte. Il y eut nécessité de se reposer, car on n’avait pas mis moins de trois heures à franchir quinze cents toises depuis la précédente halte. L’arrêt fut de courte durée, et, après vingt minutes l’ascension commença.

Assurément, le capitaine Gould avait eu la pensée de contourner le cône, afin d’éviter une montée très fatigante. Mais on reconnut que la base en était impraticable. Après tout, il ne s’agissait que de trois cents pieds à gravir.

Au début, entre les roches, le pied put prendre appui sur un sol où végétaient de maigres plantes, des touffes de pariétaires, auxquelles la main pouvait s’accrocher.

Une demi-heure suffit à gagner la moitié du cône. Mais alors Fritz, qui tenait la tête, laissa échapper un cri de surprise.

Tous s’arrêtèrent, les yeux tournés vers lui:

«Qu’y a-t-il donc là?…» dit-il, en désignant de la main l’extrême pointe.

A cette place, en effet, se dressait un bâton, long de cinq à six pieds, entre les dernières roches.

«Serait-ce une branche d’arbre dépouillée de ses feuilles?… dit François.

– Non… ce n’est pas une branche… déclara le capitaine Gould.

– C’est un bâton… un bâton de voyage… affirma Fritz… un bâton qui a été planté à cette place…

– Et auquel on a fixé un pavillon… ajouta le bosseman, et le pavillon y est encore!»

Un pavillon à la cime de ce cône!…

Oui… et la brise commençait à développer ce pavillon, dont, de cette distance, on ne pouvait reconnaître les couleurs.

«Il y a donc des habitants sur cet îlot?… s’écria François.

– Pas de doute… il est habité… affirma Jenny.

– Ou s’il ne l’est pas, déclara Fritz, il est certain, du moins, qu’on en a pris possession…

– Mais quel est donc cet îlot?… demanda James Wolston.

– Ou plutôt quel est donc ce pavillon?… ajouta Harry Gould.

– Pavillon anglais!… cria le bosseman. Voyez… l’étamine rouge avec le yacht au coin!…»

Le vent venait de le déployer, et c’était bien le pavillon de la Grande-Bretagne.

Et alors, tous de s’élancer de roches en roches! Cent cinquante pieds les séparaient encore de la pointe, mais ils ne sentaient plus la fatigue, ils ne cherchaient même pas à reprendre haleine, ils montaient sans s’arrêter, entraînés par une force surhumaine…

Enfin, avant trois heures, le capitaine Gould et ses compagnons étaient réunis à la pointe du cône…

Quel désappointement ils éprouvèrent, lorsque leurs regards se portèrent dans la direction du nord!

Une épaisse brume s’étendait à perte de vue. Impossible de reconnaître si le plateau se terminait de ce côté par une falaise verticale comme à la baie des Tortues, ou s’il se prolongeait au delà. On n’apercevait rien à travers ce brouillard opaque. Au-dessus de la zone des vapeurs, le ciel s’éclairait encore des rayons du soleil qui déclinait vers l’ouest.

Eh bien, on ne quitterait pas cette place, fallût-il y rester jusqu’au lendemain, on y camperait, on attendrait que la brise eût chassé ce brouillard!… Non! personne ne reviendrait en arrière, sans avoir observé l’îlot dans sa partie septentrionale!…

Le pavillon britannique n’était-il pas là, qui flottait au souffle de la brise?… Ne disait-il pas que cette terre avait rang dans la nomenclature géographique, qu’elle devait maintenant figurer en latitude et en longitude sur les cartes anglaises?…

Et ces coups de canon entendus la veille, qui sait s’ils ne provenaient pas de navires qui saluaient ce pavillon au passage! Qui sait s’il n’existait pas un port de relâche sur cette portion du littoral, si quelques bâtiments n’y étaient pas au mouillage!…

Enfin, même en cas que cette terre ne fût qu’un îlot, y aurait-il lieu de s’étonner que la Grande-Bretagne en eût pris possession, puisque son gisement le plaçait sur les limites de l’océan Indien et de l’océan Pacifique?… Et même, si c’était une terre, pourquoi n’appartiendrait-elle pas au continent australien dans cette partie peu connue qui se rattachait au domaine britannique?…

Toutes ces hypothèses se présentaient à l’esprit, on les exposait, on les discutait, et avec quelle impatience chacun attendait le moment où la vérité se ferait jour!

A cet instant, un cri d’oiseau retentit, suivi d’un rapide battement d’ailes.

C’était l’albatros de Jenny, qui venait de s’envoler et filait au-dessus des brumes en se dirigeant vers le nord.

Où allait-il ainsi cet oiseau?… Était-ce vers quelque rivage éloigné?…

Son départ produisit un sentiment de tristesse et même d’angoisse… Il semblait que ce fût comme un abandon…

Cependant l’heure s’avançait, et les souffles intermittents de la brise ne parvenaient pas à dissiper ce brouillard dont les grosses volutes roulaient au pied du cône. La nuit arriverait-elle avant que l’horizon du nord se fût révélé aux regards?…

Non, tout espoir n’était pas perdu. Comme les vapeurs commençaient à s’abaisser, Fritz put constater que le cône dominait, non point une falaise, mais de longues pentes qui, probablement, se développaient jusqu’au niveau de la mer…

Puis le vent prit de la force, les plis du pavillon se raidirent et au ras des brumes chacun put observer le talus sur une centaine de pieds.

Ce n’était plus un amoncellement de roches, c’était un revers de montagnes, où réapparaissait une végétation que les yeux n’avaient pas aperçue depuis de long mois!…

Aussi, avec quelle avidité tous regardaient ces larges pans de verdure, ces arbustes, des aloès, des lentisques, des myrtes, qui poussaient ça et là! Assurément, on n’attendrait pas que le brouillard se fût tout à fait dissipé, et il fallait avoir atteint la base de cette montagne avant que la nuit ne l’eût enveloppée d’ombres!…

Mais voici qu’à huit ou neuf cents pieds au-dessous, entre les déchirures des vapeurs, émergèrent les hautes frondaisons d’une forêt qui s’étendait sur plusieurs lieues; puis, toute une plaine fertile, semée de bouquets et de massifs d’arbres avec de larges champs, de vastes prairies, traversés de cours d’eau dont le principal se dirigeait à l’est vers une baie du littoral…

En même temps, au levant et au couchant, la mer se continuait jusqu’à l’extrême périmètre de l’horizon. Elle ne manquait plus que vers le nord pour faire de cette terre, non un îlot, mais une île… une grande île!…

Enfin, à plus grande distance, se dessinaient les vagues linéaments d’un rempart rocheux qui courait de l’ouest à l’est. Était-ce la bordure d’une côte?…

«Partons… partons!… s’écria Fritz.

– Oui… partons… répéta François. Nous serons en bas avant la nuit…

– Et nous la passerons à l’abri des arbres…» ajouta le capitaine Gould.

Jenny allait se joindre à Fritz et demander que l’on ne s’attardât pas plus longtemps, lorsque les dernières vapeurs se dissipèrent. L’Océan apparut alors dans toute son immensité à une distance qui pouvait être de sept à huit lieues.

Une île… c’était bien une île!

On vit alors que la côte septentrionale s’échancrait de trois baies d’étendue inégale, la plus considérable au nord-ouest, la moyenne au nord, la plus petite ouverte au nord-est, plus profondément entaillée que les deux autres. Le bras de mer qui y donnait accès se terminait par deux caps lointains, dont l’un s’appuyait à un promontoire assez élevé.

Au large, aucune autre terre… Pas une voile ne se gonflait à l’horizon.

En redescendant vers le sud, le regard était arrêté à deux lieues environ par l’extrême crête de cette falaise qui fermait la baie des Tortues.

Quel contraste entre l’aride région que le capitaine Gould et ses compagnons venaient de parcourir et celle qui s’étendait sous leurs yeux! Ce qu’ils voyaient, c’était une campagne fertile et variée, ici en forêts, là en plaine, présentant partout cette végétation exubérante des zones tropicales!… D’ailleurs, nulle part, ni hameau, ni village, ni habitation…

Et alors, un cri… un cri de révélation soudaine qu’il n’aurait pu retenir, s’échappa de la poitrine de Fritz, tandis que ses bras se tendaient vers le nord:

«La Nouvelle-Suisse!…

– Oui… la Nouvelle-Suisse… s’écria François à son tour.

– La Nouvelle-Suisse!» répétèrent d’une voix brisée par l’émotion Jenny et Doll.

Ainsi, devant eux, au delà de cette forêt, au delà de ces prairies, c’était la barrière rocheuse qu’ils apercevaient, le rempart où s’ouvrait le défilé de Cluse sur la vallée de Grünthal!… Au delà, c’était la Terre-Promise, ses bois, ses métairies, le ruisseau des Chacals!… C’était Falkenhorst au milieu de son massif de mangliers, puis Felsenheim, et les arbres de son enclos!… Cette baie, à gauche, c’était la baie de Perles, et, plus loin, comme un point noirâtre, la Roche-Fumante, couronnée de vapeurs volcaniques, puis la baie des Nautiles, d’où se projetait le cap de l’Espoir-Trompé, puis la baie du Salut, défendue par l’îlot du Requin!… Et pourquoi ne serait-ce pas sa batterie dont on avait entendu les détonations la veille, car il n’y avait aucun navire ni dans la baie ni au large?…

Et, pénétrés d’une indicible joie, le cœur palpitant, les yeux mouillés des larmes de la reconnaissance, tous s’unirent à François dans la prière qui s’éleva vers le Ciel!

 

 

Chapitre XXVII

Une grotte au pied de la chaîne. – Retour sur le passé. – A travers la forêt.
– Capture d’une antilope. – La rivière Montrose. – La vallée de Grünthal.
– Le défilé de Cluse. – Une nuit à l’ermitage d’Eberfurt.

 

a grotte dans laquelle M. Wolston, Ernest et Jack avaient passé la nuit, quatre mois auparavant, lors de leur excursion aux montagnes, la veille du jour où le pavillon anglais fut arboré au sommet du pic Jean-Zermatt, s’emplissait ce soir-là de la plus vive et de la plus légitime animation. La joie y débordait. Si personne, la nuit venue, n’y dormait d’un tranquille sommeil, cette insomnie ne serait pas due aux mauvais rêves, mais à l’agitation des esprits, au tumulte des pensées provoquées par les derniers événements.

Après leur élan d’actions de grâces, le capitaine Gould, Fritz, François, James, le bosseman, Jenny, Doll et Suzan Wolston n’avaient pas voulu s’attarder une minute à la cime du cône. Deux heures allaient s’écouler avant que le jour eût remplacé la nuit, et ce temps devait suffire à gagner le pied de la chaîne.

«Il serait bien étonnant, observa Fritz, que nous n’y trouvions pas quelque cavité assez grande pour nous abriter tous…

– Et, d’ailleurs, répliqua François, nous coucherons sous les arbres… sous les arbres de la Nouvelle-Suisse… de la Nouvelle-Suisse!…»

Et François ne pouvait se retenir de répéter ce cher nom, béni de tous.

«Mais redites-le donc avec moi, ma chère Doll, reprit-il, redites-le donc que je l’entende encore…

– Oui… la Nouvelle-Suisse!… dit la fillette, dont les yeux brillaient de joie.

– La Nouvelle-Suisse!» répéta à son tour Jenny, sa main dans la main de Fritz.

Et il n’y eut pas jusqu’à Bob qui ne fît écho. Il en avait plein sa petite bouche, ce qui lui valut nombre de baisers.

«Mes amis, dit alors le capitaine Harry Gould, si l’on décide de redescendre au pied de la montagne, nous n’avons pas de temps à perdre…

– Et manger?… répliqua John Block, et pourvoir à notre nourriture en route?…

– Dans quarante-huit heures, nous serons à Felsenheim, affirma François.

– D’ailleurs, reprit Fritz, est-ce que le gibier n’abonde pas sur les plaines de la Nouvelle-Suisse?…

– Et comment chasser sans fusil?… demanda Harry Gould. Si adroits que soient Fritz et François, je n’imagine pas qu’en faisant seulement le geste de tirer…

– Bah! répondit Fritz, nous avons des jambes!… Vous verrez cela, capitaine!… Demain, avant midi, nous aurons de la bonne et vraie viande, au lieu de cette chair de tortue…

– Fritz, ne disons pas de mal des tortues… ne fût-ce que par reconnaissance… déclara Jenny.

– Tu as raison, chère femme, mais partons!… Bob ne veut pas rester plus longtemps ici… n’est-ce pas, Bob?…

– Non… non… répondit l’enfant, et si papa et maman viennent avec moi…

– Oui… ils viendront, lui assura Jenny, et ils ne seront pas les derniers à se mettre en route…

– Partons… partons!…»

Tel fut le cri général.

«Et dire, fit observer d’un ton malicieux le bosseman, dire que nous avons là-bas… dans le sud… une belle plage où abondent tortues et mollusques… une belle grotte où il y a des provisions pour plusieurs semaines… et dans cette grotte, une belle literie de varechs… et que nous allons abandonner tout cela pour…

– Nous reviendrons plus tard rechercher nos trésors, promit Fritz.

– Cependant… insista John Block.

– Veux-tu bien te taire, maudit John!… ordonna Harry Gould en riant.

– Je me tais, mon capitaine, et je ne demande qu’à ajouter encore deux mots.

– Lesquels?…

– En route!…»

Suivant son habitude, Fritz prit la tête. Les autres se groupèrent comme ils l’avaient fait déjà. Après avoir descendu sans difficultés sur les flancs du cône, ils atteignirent le pied de la chaîne. Un heureux instinct, un véritable sens de l’orientation, leur avait fait prendre le chemin que M. Wolston, Ernest et Jack avaient suivi, et il était à peine huit heures, lorsqu’ils furent sur la limite de la vaste sapinière.

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Enfin, par un hasard non moins heureux, – et pourquoi s’en étonner puisqu’on était entré dans la période des bonnes chances? – le bosseman découvrit la grotte dans laquelle M. Wolston et les deux frères avaient trouvé abri. Qu’elle fût étroite, peu importait, du moment qu’elle suffirait à Jenny, à Doll, à Suzan et au petit Bob, tandis que les hommes dormiraient à la belle étoile. On reconnut, d’ailleurs, aux cendres blanches d’un foyer, qu’elle avait été occupée précédemment. Ainsi, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack, peut-être même les deux familles, étaient venus à travers cette forêt, puis avaient gravi le cône sur lequel se dressait le pavillon britannique!… Et, en cas de retard des uns et d’avance des autres, ils auraient pu se rencontrer en cet endroit.

Après le repas, lorsque Bob fut endormi dans un coin de la grotte, la conversation, malgré les fatigues de cette journée, se reporta sur les incidents du Flag.

Oui!… pendant les huit jours que le capitaine Gould, le bosseman, Fritz, François, James avaient été emprisonnés, le navire s’était dirigé vers le nord. Cela ne pouvait s’expliquer que par la persistance de vents contraires, car l’intérêt de Robert Borupt et de l’équipage était assurément de rallier les lointaines mers du Pacifique. S’ils ne l’avaient pas fait, c’est que le temps ne leur avait pas permis de le faire. Tout indiquait que le Flag avait été drossé vers les parages de l’océan Indien, à proximité de la Nouvelle-Suisse. En tenant compte du temps écoulé et de la direction suivie depuis que la chaloupe fut abandonnée, il ressortait incontestablement que, ce jour-là, Harry Gould et ses compagnons ne devaient pas se trouver à plus d’une centaine de lieues de l’île dont ils se croyaient si éloignés, puisque, après une semaine de navigation, la chaloupe accostait la Nouvelle-Suisse.

Il est vrai, c’était sur cette partie sud du littoral que Fritz et François ne connaissaient pas, derrière cette chaîne de montagnes qu’ils avaient aperçue pour la première fois en débouchant sur la vallée de Grünthal. Et qui eût pu imaginer qu’une telle différence au point de vue de la nature du sol et de ses productions existât entre la riche contrée située au nord de cette chaîne et ce plateau aride qui s’étendait depuis le cône jusqu’à la mer?…

De cette façon s’expliquait également l’arrivée de l’albatros sur le revers de la falaise. Après le départ de Jenny Montrose, cet oiseau était probablement revenu à la Roche-Fumante, d’où il s’envolait parfois jusqu’aux rivages de la Nouvelle-Suisse, sans avoir jamais atteint Falkenhorst ou Felsenheim. Mais, au total, quelle part ce fidèle oiseau avait eue dans le salut commun!… N’était-ce pas à lui qu’on devait la découverte de cette seconde grotte où l’avait accompagné le petit Bob, et, par suite, celle du passage qui aboutissait au plateau de la falaise?…

Oui! tel était cet enchaînement de circonstances, cette succession de faits, où des cœurs reconnaissants sentaient l’intervention providentielle. Et, d’ailleurs, malgré tant d’épreuves, tant de misères, même devant les menaces d’un hivernage, avaient-ils jamais perdu leur confiance en Dieu?…

On comprendra que cette conversation se fût prolongée fort avant dans la nuit. Mais enfin, la fatigue l’emportant, les dernières heures s’écoulèrent dans le sommeil. Puis, dès l’aube, ayant pris quelque nourriture, tous se mirent en route avec non moins de gaîté que d’impatience.

Du reste, après les restes du foyer de la grotte, la petite troupe allait rencontrer d’autres traces à travers la forêt et la campagne. En ce qui concerne les foulées d’herbes, les brisures de branches, elles étaient dues au passage des animaux, ruminants pu fauves, mais en retrouvant certains vestiges de campement, il était impossible de se tromper.

«Et puis, fit observer Fritz, quels autres que mon père, mes frères, M. Wolston, auraient pu planter le pavillon au sommet de ce cône?…

– A moins qu’il ne soit allé s’y planter tout seul!… répondit en riant le bosseman.

– Ce qui ne serait pas étonnant de la part d’un pavillon anglais!… répliqua François sur le même ton, car ils sont nombreux, les endroits où il semble avoir poussé tout seul!»

Le capitaine Gould ne put que sourire à cette boutade. Toutefois, si doué de qualités végétatives que soit le pavillon de la Grande-Bretagne, nul doute que celui du cône eût été arboré de main d’homme. Donc, M. Zermatt et les siens avaient fait une excursion jusqu’à la chaîne en gagnant par le plus court, et le plus simple serait de suivre leurs traces.

Guidés par Fritz, ses compagnons descendirent les premières pentes que la forêt recouvrait en partie.

Qu’il y eût des obstacles à surmonter, des dangers à courir sur le parcours entre cette chaîne et la Terre-Promise, cela ne semblait guère probable.

Quant à la distance entre ces deux points, on pouvait l’estimer à une huitaine de lieues. A faire quatre lieues par jour, coupées d’une halte de midi à deux heures, en se reposant la nuit, il serait possible d’atteindre le lendemain soir le défilé de Cluse.

De ce défilé à Felsenheim ou à Falkenhorst, ce serait l’affaire de quelques heures.

«Ah! disait François, si nous avions seulement nos deux braves buffles Sturm et Brummer, ou Rash, l’onagre de Fritz, ou Brausewind, l’autruche de Jack, il ne nous faudrait pas une journée pour arriver en vue de Felsenheim!

– Je suis sûre, répondit Jenny en plaisantant, que François aura oublié de mettre à la poste la lettre par laquelle nous demandions de nous les envoyer…

– Comment, François, ajouta Fritz, toi… un homme si sérieux… si attentif!…

– Eh non! répliqua François, c’est Jenny qui a négligé d’attacher un billet à la patte de son albatros, avant qu’il ne prît son vol…

– Étourdie que je suis!… répondit la jeune femme.

– Mais, dit Doll, il n’est pas certain que le messager aurait porté le message à son adresse…

– Et qui sait?… répondit François. Tout ce qui nous arrive maintenant est si extraordinaire…

– Eh bien, conclut le capitaine Gould, puisque nous ne devons compter ni sur Sturm, ni sur Brummer, ni sur Rash, ni sur Brausewind, le mieux est de ne compter que sur nos jambes…

– Et d’allonger le pas», acheva John Block.

On partit avec l’intention de ne s’arrêter que pour la halte de midi. De temps en temps, James, François, le bosseman, se chargeaient de Bob, bien que l’enfant voulût absolument marcher. Il n’y eut donc pas de retard pendant la traversée de la forêt.

Tout en cheminant, James et Suzan Wolston, qui ne connaissaient rien des merveilles de la Nouvelle-Suisse, ne cessaient d’admirer cette végétation puissante, très supérieure à celle de la colonie du Cap.

Et ils n’étaient que dans la partie de l’île abandonnée à elle-même, celle que la main de l’homme n’avait pas transformée! Que serait-ce donc lorsqu’ils visiteraient la région cultivée du district, les métairies de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Waldegg, de Prospect-Hill, ce riche domaine de la Terre-Promise!…

Le gibier abondait, des agoutis, des pécaris, des cabiais, des antilopes, des lapins, et aussi outardes, perdrix, coqs de bruyère, gelinottes, pintades, canards. Assurément, Fritz et François eurent quelque raison de regretter que le fusil de chasse leur fit défaut… Ah!… si les chiens Braun et Falb et même le vieux Turc eussent gambadé à leurs côtés!… Et même, si l’aigle de Fritz ne fût pas mort et eût rejoint son maître, celui-ci n’aurait pas tardé à rapporter une demi-douzaine de belles pièces!… Mais comme les cabiais, les pécaris, les agoutis, ne se laissèrent point approcher, toutes les tentatives ne donnèrent aucun résultat pendant la première étape, et l’on serait probablement réduit à dévorer, au prochain repas, le reste des provisions.

Or, voici comment la question de nourriture fut résolue par un incident des plus heureux.

Vers onze heures, Fritz, qui marchait en avant, fit un signal d’arrêter sur la limite d’une petite clairière, traversée d’un étroit rio, au bord duquel se désaltérait un animal d’assez grande taille.

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C’était une antilope, et quelle chair saine et réconfortante on se procurerait, à la condition de s’emparer du ruminant par un moyen quelconque!

Le plus simple, en somme, parut être de cerner la clairière, sans se laisser voir, et, dès que l’antilope essayerait d’en sortir, de lui barrer la route, – au risque d’en recevoir quelques coups de corne, – puis de la maîtriser et de l’abattre.

C’est que le difficile allait précisément être d’exécuter cette opération sans donner l’éveil à un animal dont la vue est si perçante, l’ouïe si fine, l’odorat si subtil.

Cependant, tandis que Jenny, Suzan, Doll et Bob se tenaient à l’écart derrière un buisson, Fritz, François, James, le capitaine Gould, le bosseman, qui ne possédaient pour toute arme que leurs couteaux de poche, commencèrent à contourner la clairière, en s’abritant le long des fourrés.

L’antilope continuait à boire au ruisseau, sans donner aucun signe d’inquiétude, lorsque Fritz surgit brusquement en poussant un grand cri.

Aussitôt l’animal de se redresser, de tendre le cou, de se lancer vers le fourré qu’il saurait franchir d’un seul bond.

C’était du côté où se tenaient François et John Block, le couteau à la main. S’ils ne pouvaient l’empêcher de passer par-dessus leur tête, l’antilope serait rapidement hors de portée.

La bête sauta, mais, ayant mal pris son élan, retomba, renversa le bosseman, et chercha à se relever afin de fuir à travers la forêt, où l’on aurait perdu toute chance de la capturer.

A cet instant arriva Fritz, qui, se jetant sur l’antilope, parvint à lui enfoncer son couteau dans le flanc. Mais ce coup n’eût pas suffi, si Harry Gould n’eût réussi à la frapper à la gorge.

Cette fois, l’animal resta sans mouvement au milieu des branches, tandis que le bosseman se dressait lestement.

«Satanée bête! s’écria John Block, qui en était quitte pour quelques contusions. J’ai reçu plus d’un paquet de mer dans ma vie, mais jamais aucun ne m’a fait faire pareille culbute!»

James, Jenny, Doll et Suzan venaient d’accourir.

«J’espère que tu n’as pas grand mal, Block?… demanda Harry Gould.

– Non… des écorchures, et ça ne compte pas, mon capitaine… Ce qui est désagréable et même humiliant, c’est d’avoir été bousculé de la sorte…

– Eh bien, pour votre peine, répondit Jenny, on vous réservera le meilleur morceau.

– Non, madame Fritz, non… et je préfère celui qui m’a flanqué par terre… et comme c’était sa tête, à cet animal, je demande à manger sa tête!»

On se mit en mesure de dépecer l’antilope et d’en retirer les parties comestibles. Quant à la nourriture, puisqu’elle serait assurée jusqu’au lendemain soir, il n’y aurait donc plus à s’en préoccuper avant l’arrivée au défilé de Cluse.

Fritz et François n’en étaient pas à apprendre la manière d’opérer, lorsqu’il s’agissait de préparer un gibier quelconque. N’avaient-ils pas acquis théorie et pratique pendant douze années de chasse à travers les champs et les bois de la Terre-Promise? En outre, le bosseman n’était pas maladroit à cette besogne. Il semblait, d’ailleurs, qu’il éprouvait un certain plaisir à se venger de la bête en la dépouillant. En moins d’un quart d’heure, les cuissots, les côtelettes et autres morceaux savoureux furent prêts à être grillés sur la braise.

Comme il était près de midi, il parut convenable de camper dans la clairière, dont le rio fournirait une eau limpide et fraîche. Harry Gould et James allumèrent un feu de bois sec au pied d’un manglier. Puis, sur des charbons ardents, Fritz plaça les meilleures parties de l’antilope, laissant à Suzan et Doll le soin de surveiller les grillades.

Par un heureux hasard, Jenny venait de découvrir quantité de ces racines qui se cuisent sous la cendre. De nature à satisfaire des estomacs affamés, elles compléteraient fort agréablement le menu de ce déjeuner.

Or, rien n’est plus délicat que la chair de l’antilope, à la fois parfumée et tendre, et ce fut un vrai régal pour tout le monde.

«Que c’est bon, s’écria John Block, de manger enfin de la viande sérieuse, qui a marché de son vivant… au lieu de ramper lourdement sur le sol!…

– Ne disons pas de mal des tortues, répliqua le capitaine, même pour célébrer les mérites de l’antilope.

– Monsieur Gould a raison, ajouta Jenny. Sans ces excellentes bêtes, qui nous ont nourris depuis notre arrivée sur l’île, que serions-nous devenus?…

– Alors, vivent les tortues! cria le bosseman, mais redonnez-moi une troisième côtelette.»

Ce réconfortant repas terminé, on se remit en route. Il n’y avait pas une heure à perdre pour que l’étape de l’après-midi complétât la moyenne de quatre lieues à la journée.

Assurément, si Fritz et François eussent été seuls, ils n’auraient pas compté avec la fatigue. C’eût été tout d’une traite, en marchant la nuit, qu’ils se fussent dirigés vers le défilé de Cluse. Peut-être même en eurent-ils l’idée, et c’était bien tentant, puisque, dans l’après-midi du lendemain, ils fussent arrivés à Felsenheim. Mais ils ne se hasardèrent pas à faire cette proposition d’aller en avant, sachant bien que personne ne les laisserait partir.

D’ailleurs, quelle joie d’arriver tous au but tant désiré, de se jeter ensemble dans les bras de ces parents, de ces amis, qui les attendaient depuis si longtemps, qui désespéraient peut-être de les revoir!… Et avec quelle émotion, quelle explosion de joie, ils s’écrieraient:

«Nous voilà… nous voilà!»

Cette seconde étape s’effectua donc dans les mêmes conditions que la première, de façon à ménager les forces de Jenny, de Doll et de Suzan Wolston.

Aucun incident ne se produisit, et, vers quatre heures de l’après-midi, la lisière de la forêt fut atteinte.

Une fertile campagne se développait au delà. Sa végétation était due à la seule puissance productive du sol, des prairies verdoyantes, des bois ou des bouquets d’arbres, qui s’espaçaient jusqu’à l’entrée de la vallée de Grünthal.

Quelques bandes de cerfs, de daims passaient au loin. Il ne fut pas question de leur donner la chasse. On aperçut aussi de nombreuses troupes d’autruches, dont la présence rappela à la mémoire de Fritz et de François leur expédition aux environs de la tour des Arabes.

Plusieurs éléphants apparurent également; ils longeaient d’épais massifs d’un pas tranquille, et quels regards d’envie leur aurait jetés Jack, s’il eût été là!

«Pendant notre absence, dit Fritz, pourquoi Jack ne serait-il pas parvenu à capturer un éléphant… à l’apprivoiser… à le dresser!… comme nous l’avions fait pour Sturm, Brummer et Leichtfus?…

– C’est très possible, mon ami, répondit Jenny. Après quatorze mois d’absence, il faut s’attendre à trouver du nouveau dans la Nouvelle-Suisse…

– Notre seconde patrie! dit François.

– Je me figure déjà, s’écria Doll, qu’elle possède d’autres habitations… d’autres métairies… peut-être un village…

– Eh! fît le bosseman, je me contenterais très bien de ce que nous voyons… et je n’imagine pas qu’il y ait dans votre île une plus belle campagne que celle-ci…

– Ce n’est rien auprès de la Terre-Promise, monsieur Block… affirma Doll.

– Rien, ajouta Jenny, et si M. Zermatt l’a nommée de ce nom biblique, c’est qu’elle le mérite, et, plus favorisés que les Hébreux, nous allons mettre le pied sur la terre de Chanaan.»

John Block dut se laisser convaincre que ces éloges n’étaient nullement exagérés.

A six heures, Fritz organisa la halte de nuit, et pourtant, il lui en coûta, ainsi qu’à son frère, qui eussent volontiers doublé l’étape jusqu’à la vallée de Grünthal.

A cette époque de l’année, le temps ne menaçait pas de se modifier, et le froid n’était pas à craindre. Le capitaine Gould et ses compagnons avaient plutôt souffert de la chaleur pendant la journée, malgré l’abri des grands arbres aux heures de la méridienne. Au delà, quelques bois isolés avaient permis de cheminer à l’ombre, sans trop s’écarter de la ligne droite, et, par conséquent, sans subir aucun retard.

Devant le foyer garni de bois sec et pétillant, le repas fut préparé comme l’avait été celui du matin. Sans doute, cette nuit ne se passerait pas à l’intérieur d’une grotte; mais, la fatigue aidant, le sommeil n’eût fait défaut à personne.

Toutefois, par prudence, Fritz, François et le bosseman voulurent veiller tour à tour. Avec l’obscurité, des rugissements se laissaient entendre au loin, et rappelaient que des fauves fréquentaient cette partie de l’île.

Le lendemain, départ dès la pointe de l’aube. On pouvait avoir franchi le défilé de Cluse à la seconde étape, s’il ne se présentait aucun obstacle sur cette route où se relevaient toujours des empreintes de fraîche date.

La marche n’offrit pas plus de difficultés ce jour-là que la veille. On gagnait, pour ainsi dire, de massifs en massifs, de manière à se garantir des rayons solaires.

Après le repas de midi au bord d’une rivière au cours rapide, large de neuf à dix toises, qui s’enfuyait vers le nord, il n’y eut qu’à en suivre la rive gauche.

Ni Fritz ni François ne connaissaient cette rivière, puisque leurs excursions ne les avaient jamais amenés sur la partie centrale de l’île. Ils ne se doutaient guère, en vérité, qu’elle eût déjà reçu un nom, qu’elle s’appelât la Montrose, pas plus qu’ils ne connaissaient le nouveau nom de pic Jean-Zermatt, sur lequel flottait le pavillon britannique. Et quelle satisfaction pour Jenny, lorsqu’elle apprendrait que ce cours d’eau, l’un des plus importants de la Nouvelle-Suisse, portait le nom de sa famille!

Après une heure de marche, on abandonna la Montrose, qui obliquait brusquement vers l’est. Deux heures plus tard, Fritz, François, qui avaient pris les devants, mettaient enfin le pied sur une région déjà connue d’eux.

«La vallée de Grünthal!» s’écrièrent-ils, en la saluant d’un hurrah.

C’était bien la vallée de Grünthal, et il n’y avait plus qu’à la remonter jusqu’au rempart qui fermait la Terre-Promise pour se trouver au défilé de Cluse.

Cette fois, aucune considération, faim ou fatigue, n’aurait pu les retenir ni les uns ni les autres! A la suite de Fritz et de François, tous avançaient d’un pas rapide, bien que le chemin fût raide. Ils étaient comme poussés en avant, à l’approche de ce but qu’ils avaient désespéré de jamais atteindre!

Ah! par une bonne fortune extraordinaire, si M. Zermatt et M. Wolston étaient à l’ermitage d’Eberfurt, si leurs familles les y avaient accompagnés, ainsi que c’était l’habitude pendant la belle saison…

Mais, comme on dit, «c’eût été trop de bonheur», et John Block lui-même n’aurait pas voulu l’espérer.

Enfin l’extrémité nord-ouest de la vallée de Grünthal apparut près de la barrière des roches, et Fritz se dirigea vers le défilé.

Les poutres de l’entrée étaient en place, solidement engagées entre les interstices du roc, de manière à résister aux efforts des plus vigoureux quadrupèdes.

«Voilà notre porte… s’écria Fritz.

– Oui, dit Jenny, la porte de cette Terre-Promise, où vivent tous ceux que nous aimons!»

Il n’y avait qu’un madrier à déplacer, ce qui ne demanda que quelques minutes.

Enfin le défilé fut franchi, et chacun eut le sentiment qu’il rentrait chez soi, – ce chez-soi dont, il y avait trois jours, on se croyait encore à des centaines et des centaines de lieues!…

Fritz, François et John Block rajustèrent la poutre dans son entaille, afin de ne laisser l’entrée libre ni aux fauves ni aux pachydermes.

Vers sept heures et demie, la nuit tombait avec cette rapidité particulière aux zones tropicales lorsque Fritz et ses compagnons atteignirent l’ermitage d’Eberfurt.

Personne dans la métairie, et, s’il y avait lieu de le regretter, il ne fallait cependant pas en être surpris.

La maisonnette était en bon état. Après que la porte et les fenêtres eurent été ouvertes, on procéda à une installation qui ne devait durer qu’une dizaine d’heures.

Suivant l’habitude de M. Zermatt, l’habitation était prête à recevoir les deux familles qui la visitaient plusieurs fois par an. Les couchettes furent destinées à Jenny, Doll, Suzan, au petit Bob et au capitaine Gould. Le sol du hangar, couvert d’herbes sèches, suffirait aux autres pour cette dernière nuit qui précédait leur retour.

En outre, Eberfurt était toujours muni de provisions pour une semaine.

Jenny n’eut que la peine d’ouvrir de grands paniers d’osiers renfermant des conserves de diverses sortes, du sagou, de la cassave ou farine de manioc, de la viande et du poisson salés. En fait de fruits, figues, mangles, bananes, poires, pommes, il n’y avait qu’un pas à faire pour les cueillir aux arbres, et aussi pour récolter les légumes dans le potager.

Il va sans dire que la cuisine et l’office étaient garnis de leurs ustensiles. Dès qu’un bon feu de bois pétilla dans l’âtre, la marmite fut placée sur son trois-pieds. On puisa l’eau à une dérivation de la rivière Orientale, qui alimentait le réservoir de la métairie. D’ailleurs, ce qui réjouit particulièrement, ce fut de pouvoir s’offrir quelques verres d’un vin de palme, provenant des tonneaux du cellier.

«Eh! eh! s’écria le bosseman, il y a longtemps que nous étions au régime de l’eau claire…

– Aussi, nous allons vous faire raison, mon brave Block, s’écria Fritz.

– Tant que vous voudrez, répondit le bosseman. Rien d’agréable comme de boire à la santé les uns des autres avec ce bon vin de pays!…

– Buvons donc, répondit François, au bonheur de revoir nos parents et nos amis à Falkenhorst ou à Felsenheim!»

Au choc des verres, trois hurrahs furent poussés en l’honneur des familles Zermatt et Wolston.

«En vérité, fit observer John Block, il y a en Angleterre et ailleurs bien des auberges qui ne valent pas celle de l’ermitage d’Eberfurt…

– Et remarquez, Block, répondit Fritz, qu’ici l’hospitalité ne coûte rien!»

Le repas achevé, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant dans une chambre, le capitaine Gould dans l’autre, Fritz, François, James et le bosseman sous le hangar, allèrent prendre un repos dont ils avaient grand besoin après une si longue étape.

Cette nuit se passa dans les meilleures conditions de sécurité, et tous ne firent qu’un somme jusqu’au lever du soleil.

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