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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre VI-X)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VI

Qui engage le lecteur à suivre le capitaine Servadac pendant sa première excursion sur son nouveau domaine

 

e caractère aventureux du capitaine Servadac étant donné, on accordera sans peine qu’il ne se montrât point définitivement abasourdi de tant d’événements extraordinaires. Seulement, moins indifférent que Ben-Zouf, il aimait assez à savoir le pourquoi des choses. L’effet lui importait peu, mais à cette condition que la cause lui fût connue. A l’entendre, être tué par un boulet de canon n’était rien, du moment que l’on savait en vertu de quelles lois de balistique et par quelle trajectoire il vous arrivait en pleine poitrine. Telle était sa manière d’envisager les faits de ce monde. Aussi, après s’être préoccupé, autant que le comportait son tempérament, des conséquences du phénomène qui s’était produit, il ne songeait plus guère qu’à en découvrir la cause.

«Pardieu! s’écria-t-il, au moment où la nuit se faisait subitement, il faudra voir cela au grand jour… en admettant que le jour, grand ou petit, revienne, car je veux qu’un loup me croque si je sais où s’en est allé le soleil!

– Mon capitaine, dit alors Ben-Zouf, sans vous commander, que faisons-nous maintenant?

– Nous restons ici, et demain, s’il y a un demain, nous reviendrons au gourbi, après avoir reconnu la côte à l’ouest et au sud. Le plus important est de savoir où nous sommes et où nous en sommes, à défaut de pouvoir nous rendre compte de ce qui s’est passé par là-bas. Donc, après avoir suivi la côte à l’ouest et au sud.

– S’il y a une côte, fit observer l’ordonnance.

– Et s’il y a un sud! répondit le capitaine Servadac.

– Alors on peut dormir?

– Oui, si on le peut!»

Et sur cette autorisation, Ben-Zouf, que tant d’incidents ne pouvaient émouvoir, se blottit dans une anfractuosité du littoral, mit ses deux poings sur ses yeux et s’endormit du sommeil de l’ignorant, qui est quelquefois plus profond que celui du juste.

Le capitaine Servadac, lui, alla errer sur le rivage de la nouvelle mer, au milieu d’un fourmillement de points d’interrogation qui s’entrecroisaient devant ses yeux.

Et d’abord, quelle pouvait être l’importance de la catastrophe? S’était-elle exercée sur une portion restreinte de l’Afrique? Alger, Oran, Mostaganem, ces villes si voisines cependant, avaient-elles été épargnées? Hector Servadac devait-il croire que ses amis, ses camarades de la subdivision, étaient présentement engloutis avec les nombreux habitants de cette côte, ou que la Méditerranée, déplacée par une commotion quelconque avait seulement envahi cette partie du territoire algérien par l’embouchure du Chéliff? Cela expliquait bien, dans une certaine mesure, la disparition du fleuve. Mais les autres faits cosmiques, cela ne les expliquait pas du tout.

Autre hypothèse. Fallait-il admettre que le littoral africain avait été soudain reporté jusqu’à la zone équatoriale? Cela expliquait à la fois et le nouvel arc diurne décrit par le soleil et l’absence totale de crépuscule, mais non pas pourquoi des jours de six heures remplaçaient ceux de douze, ni comment il se faisait que le soleil se levait à l’ouest et se couchait à l’est!

«Et il est pourtant bien certain, se répétait le capitaine Servadac, que nous n’avons eu aujourd’hui que six heures de jour, et que les points cardinaux sont changés cap pour cap, comme dirait un marin, du moins en ce qui concerne le levant et le couchant! Enfin, nous verrons demain, quand le soleil reviendra, – s’il revient!»

Le capitaine Servadac était devenu très méfiant.

Il était vraiment fâcheux que le ciel fût couvert et que le firmament ne montrât pas son habituel étincellement d’étoiles. Bien que peu savant en cosmographie, Hector Servadac n’était pas sans connaître les principales constellations. Il aurait donc vu si la polaire était toujours à sa place, ou si, au contraire, quelque autre étoile ne la remplaçait pas, – ce qui eût irréfutablement prouvé que le globe terrestre tournait sur un nouvel axe, et peut-être en sens inverse, ce qui eût déjà donné la raison de bien des choses. Mais aucune trouée ne se fit dans ces nuages qui semblaient être assez denses pour contenir un déluge, et pas une étoile ne s’offrit aux yeux de l’observateur désappointé.

Quant a la lune, il ne fallait pas l’attendre, car elle était précisément nouvelle à cette époque du mois, et, par conséquent, elle avait disparu avec le soleil au-dessous de l’horizon.

Quelle fut donc la surprise du capitaine Servadac, lorsque, après une heure et demie de promenade, il aperçut au-dessus de l’horizon une forte lueur dont les rayons se tamisaient à travers le rideau de nuages.

«La lune! s’écria-t-il. Mais non, ce ne peut être elle! Est-ce que, par hasard, la chaste Diane ferait aussi des siennes et se lèverait dans l’ouest? Non! ce n’est pas la lune! Elle ne produirait pas une lumière aussi intense, à moins qu’elle ne se fût singulièrement rapprochée de la terre.»

En effet, la lumière développée par cet astre, quel qu’il fût, était si considérable, qu’elle traversa l’écran des vapeurs, et un véritable demi-jour se répandit sur la campagne.

«Serait-ce donc le soleil? se demanda l’officier. Mais il n’y a pas cent minutes qu’il s’est couché dans l’est! Et pourtant, si ce n’est ni le soleil ni la lune, qu’est-ce donc? Quelque monstrueux bolide? Ah! mille diables! ces satanés nuages ne s’entrouvriront donc pas?»

Puis, faisant un retour sur lui-même:

«Je vous demande un peu, se dit-il, si je n’aurais pas mieux fait d’employer une partie du temps que j’ai si sottement perdu, à apprendre l’astronomie! Qui sait? C’est peut-être très simple, tout ce que je me casse la tête à vouloir comprendre maintenant!»

Les mystères de ce nouveau ciel restèrent impénétrables. L’énorme lueur, évidemment projetée par un disque éblouissant, de dimension gigantesque, inonda de ses rayons le dôme supérieur des nuages pendant une heure environ. Puis – particularité non moins surprenante – le disque, au lieu de décrire un arc, comme tout astre fidèle aux lois de la mécanique céleste, au lieu de redescendre sur l’horizon opposé, sembla s’éloigner suivant une ligne perpendiculaire au plan de l’équateur, entraînant avec lui ce demi-jour, si doux à l’œil, qui imprégnait vaguement l’atmosphère.

Tout rentra donc dans l’obscurité, et le cerveau du capitaine Servadac n’échappa point à cet assombrissement général. Le capitaine n’y comprenait absolument rien. Les règles les plus élémentaires de la mécanique étaient enfreintes, la sphère céleste ressemblait à une horloge dont le grand ressort vient de s’affoler subitement, les planètes manquaient à toutes les lois de la gravitation, et il n’existait plus aucune raison de penser que le soleil dût reparaître jamais sur un horizon quelconque de ce globe.

Trois heures après, cependant, l’astre du jour, sans aube à son lever, revenait à l’ouest, la lumière matinale blanchissait l’amas des nuées, le jour succédait à la nuit, et le capitaine Servadac, consultant sa montre, notait que cette nuit avait duré exactement six heures.

Six heures ne pouvaient faire le compte de Ben-Zouf. Il fallut donc réveiller l’intrépide dormeur.

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Hector Servadac le secoua sans plus de façon.

«Allons! lève-toi, et en route! lui cria-t-il.

– Eh, mon capitaine! répondit Ben-Zouf en se frottant les yeux, il me semble que je n’ai pas mon compte! C’est à peine si-je commence à m’endormir!

– Tu as dormi toute la nuit!

– Une nuit, ça!…

– Une nuit de six heures, mais il faudra bien t’y faire!

– On s’y fera.

– En route. Pas de temps à perdre. Retournons au gourbi par le plus court, et voyons ce que sont devenus nos chevaux et ce qu’ils pensent de tout cela!

– Ils pensent, sans doute, répondit l’ordonnance, qui ne répugnait pas au calembour, que je ne les ai guère «pansés» depuis hier. Aussi, je vais leur faire une toilette complète, mon capitaine!

– C’est bon, c’est bon! mais tu feras vite, et, dès qu’ils seront sellés, nous opérerons une reconnaissance. C’est bien le moins que nous sachions ce qui reste de l’Algérie!

– Et puis?…

– Et puis, si nous ne pouvons gagner Mostaganem par le sud, nous nous rabattrons sur Tenez par l’est.»

Le capitaine Servadac et son ordonnance reprirent le sentier des falaises, pour revenir au gourbi. Comme ils se sentaient grand appétit, ils ne se firent pas faute de cueillir, chemin faisant, figues, dattes et oranges qui pendaient à portée de leur main. Sur cette partie du territoire, absolument déserte, dont de nouvelles plantations avaient fait un riche et vaste verger, ils n’avaient à craindre aucun procès-verbal.

Une heure et demie après avoir quitté ce rivage qui avait été la rive droite du Chéliff, ils arrivaient au gourbi. Là, ils retrouvèrent les choses dans l’état où ils les avaient laissées. Personne, évidemment, n’était venu en cet endroit pendant leur absence, et la partie est du territoire semblait être aussi déserte que cette partie ouest qu’ils venaient de parcourir.

Les préparatifs de départ furent lestement faits. Quelques biscuits et des conserves de gibier emplirent la musette de Ben-Zouf. Quant à la boisson, l’eau ne manquait pas. De nombreux et limpides ruisseaux coulaient à travers la plaine. Ces anciens affluents d’un fleuve, devenus fleuves à leur tour, étaient maintenant tributaires de la Méditerranée.

Zéphyr – c’était le cheval du capitaine Servadac – et Galette (un souvenir du moulin de Montmartre) – c’était la jument de Ben-Zouf – furent harnachés en un tour de main. Les deux cavaliers se mirent rapidement en selle, et les voilà galopant vers le Chéliff.

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Mais si eux-mêmes avaient déjà ressenti le effets de la diminution de la pesanteur, si leur force musculaire leur avait paru au moins quintuplée, les deux chevaux subirent dans la même proportion les mêmes modifications physiques. Ce n’étaient plus de simples quadrupèdes. Véritables hippogriffes, c’est à peine si leurs pieds touchaient le sol. Fort heureusement, Hector Servadac et Ben-Zouf étaient bons cavaliers, et, rendant la main, ils excitèrent plutôt qu’ils ne retinrent leurs montures.

En vingt minutes, les huit kilomètres qui séparaient le gourbi de l’embouchure du Chéliff furent franchis, et, prenant une allure plus modérée, les deux chevaux commencèrent à descendre vers le sud-est, en suivant l’ancienne rive droite du fleuve.

Ce littoral avait gardé l’aspect qui le caractérisait, lorsqu’il ne formait qu’une simple berge du Chéliff. Seulement, toute l’autre partie riveraine, on se le rappelle, avait disparu, et elle était remplacée par un horizon de mer. Ainsi donc, au moins jusqu’à la limite tracée par cet horizon, toute cette portion de la province d’Oran, en avant de Mostaganem, devait avoir été engloutie pendant la nuit du 31 décembre au 1er janvier.

Le capitaine Servadac connaissait parfaitement ce territoire, qu’il avait exploré. Il en avait fait autrefois la triangulation, et il pouvait s’orienter avec une exactitude parfaite. Son but, après l’avoir reconnu sur la plus grande étendue possible, était de faire un rapport qu’il adresserait… où, à qui et quand? il l’ignorait.

Pendant les quatre heures de jour qui restaient, les deux cavaliers firent environ trente-cinq kilomètres depuis l’embouchure du Chéliff. La nuit venue, ils campèrent près d’un léger coude de ce qui avait été le fleuve, et devant lequel, la veille encore, se déversaient les eaux d’un affluent de sa rive gauche, la Mina, maintenant absorbée par la nouvelle mer.

Pendant cette excursion, on n’avait pas rencontré âme qui vive, ce qui ne laissait pas d’être surprenant.

Ben-Zouf organisa la couchée tant bien que mal. Les chevaux furent entravés et purent paître à loisir l’herbe épaisse qui tapissait la berge. La nuit se passa sans incident.

Le lendemain, 2 janvier, c’est-à-dire au moment ou aurait dû commencer la nuit du 1er au 2 janvier suivant l’ancien calendrier terrestre, le capitaine Servadac et son ordonnance, remontant à cheval, continuèrent l’exploration du littoral. Partis au lever du soleil, ils franchirent pendant les six heures de jour une distance de soixante-dix kilomètres.

La délimitation du territoire était toujours formée par l’ancienne rive droite du fleuve. Seulement, à vingt kilomètres environ de la Mina, une portion importante de la rive avait disparu, et, avec elle, s’étaient engloutis l’annexe de Surkelmittou et les huit cents habitants qu’elle renfermait. Et qui sait si tel n’avait pas été le sort d’autres villes plus considérables de cette partie de l’Algérie, située au-delà du Chéliff, telles que Mazagran, Mostaganem, Orléansville?

Après avoir contourné la petite baie créée nouvellement par la rupture de la rive, le capitaine Servadac retrouva la berge du fleuve, précisément en face de la place qu’aurait dû occuper la commune mixte d’Ammi-Moussa, l’ancienne Khamis des Béni-Ouragh. Mais il ne restait pas un seul vestige de ce chef-lieu de cercle, ni même du pic de Mankoura, haut de onze cent vingt-six mètres, en avant duquel il était bâti.

Ce soir-là, les deux explorateurs campèrent à un angle qui, de ce côté, terminait brusquement leur nouveau domaine. C’était presque à l’endroit où aurait dû se trouver l’importante bourgade de Memounturroy, dont il n’y avait plus aucune trace.

«Et moi qui comptais, ce soir, souper et coucher à Orléansville! dit le capitaine Servadac, en considérant la sombre mer, étendue alors devant ses yeux.

– Impossible, mon capitaine, répondit Ben-Zouf, à moins d’y aller en bateau!

– Sais-tu bien, Ben-Zouf, que, tous les deux, nous avons eu une fière chance!

– Bon, mon capitaine! C’est notre habitude! Et vous verrez que nous trouverons le moyen de traverser cette mer pour aller flâner du côté de Mostaganem!

– Hum! si nous sommes sur une presqu’île, ce qu’il faut espérer, c’est plutôt à Tenez que nous irons chercher des nouvelles!…

– Ou en donner», répondit fort judicieusement Ben-Zouf.

Au retour du soleil, six heures plus tard, le capitaine Servadac pouvait examiner la nouvelle conformation du territoire.

Du point où il avait campé pendant la nuit, le littoral courait maintenant sud et nord. Ce n’était plus une rive naturelle, ainsi que l’était autrefois celle du Chéliff. Une brisure, nouvellement faite, délimitait là l’ancienne plaine. A cet angle manquait, on l’a dit, la bourgade de Memounturroy. En outre, Ben-Zouf, ayant sauté sur une colline située en arrière, ne put rien apercevoir au-delà de l’horizon de mer. Pas de terre en vue. Par conséquent, rien d’Orléansville, qui aurait dû se trouver à dix kilomètres dans le sud-ouest.

Le capitaine Servadac et lui, abandonnant donc le lieu de campement, suivirent la nouvelle lisière au milieu des terres éboulées, des champs tranchés brusquement, des arbres à demi déracinés et pendant sur les eaux, – entre autres quelques vieux oliviers dont le tronc, fantastiquement contourné, semblait avoir été coupé à la hache.

Les deux cavaliers allaient plus lentement, car le littoral, frangé de criques et de caps, les obligeait à faire d’incessants détours. Si bien qu’au soleil couchant, après un nouveau parcours de trente-cinq kilomètres, ils avaient seulement atteint le pied des montagnes de Dj Merjejah, qui, avant la catastrophe, terminaient de ce côté la chaîne du Petit-Atlas.

En cet endroit, la chaîne était violemment rompue et s’élevait à pic sur le littoral.

Le lendemain matin, après avoir franchi à cheval une des gorges de la montagne, le capitaine Servadac et Ben-Zouf gravissaient à pied l’un des plus hauts sommets, et ils prenaient enfin une connaissance exacte de cette étroite portion du territoire algérien, dont, maintenant, ils semblaient être les seuls habitants.

Une nouvelle côte se développait depuis la base de la Merjejah jusqu’aux derniers rivages de la Méditerranée, sur une longueur de trente kilomètres environ. Aucun isthme ne rattachait ce territoire à celui de Tenez, qui avait disparu. Ce n’était donc point une presqu’île, mais une île que les deux explorateurs venaient d’explorer. Des hauteurs qu’il occupait, le capitaine Servadac fut obligé à sa grande surprise, de constater que la mer l’entourait de toutes parts, et, si loin que se portassent ses regards, il ne put découvrir aucune apparence de terre.

Cette île, nouvellement découpée dans le sol algérien, affectait la forme d’un quadrilatère irrégulier, presque un triangle, dont le périmètre pouvait se décomposer ainsi: cent vingt kilomètres sur l’ancienne rive droite du Chéliff; trente-cinq kilomètres du sud au nord, en remontant vers la chaîne du Petit-Atlas; trente kilomètres d’une ligne oblique qui aboutissait à la mer, et cent kilomètres de l’ancien littoral de la Méditerranée. En tout, deux cent quatre-vingt-cinq kilomètres.

«Très bien! dit l’officier, mais pourquoi?

– Bah! Pourquoi pas? répondit Ben-Zouf. C’est comme ça, parce que c’est comme ça! Si le Père éternel l’a voulu, mon capitaine, faudra s’en arranger tout de même!»

Tous deux redescendirent la montagne et reprirent leurs chevaux, qui broutaient tranquillement l’herbe verte. Ce jour-là, ils poussèrent jusqu’au littoral de la Méditerranée, sans trouver aucun vestige de la petite ville de Montenotte, disparue comme Tenez, dont pas une maison en ruine ne put même être aperçue à l’horizon.

Le lendemain, 5 janvier, ils firent une marche forcée le long du rivage méditerranéen. Ce littoral n’avait pas été respecté aussi complètement que le pensait l’officier d’état-major. Quatre bourgades manquaient sur cette côte: Callaat-Chimah, Agmiss, Marabout et Pointe-Basse. Les caps n’avaient pu résister au choc et s’étaient détachés du territoire. Du reste, les explorateurs avaient pu constater que leur île était absolument dépourvue d’habitants autres qu’eux-mêmes, mais la faune y était représentée par quelques troupeaux de ruminants qui erraient à travers la plaine.

Le capitaine Servadac et son ordonnance avaient employé à parcourir le périmètre de cette île cinq des nouveaux jours, soit, en réalité, deux et demi des anciens. Il y avait donc soixante heures qu’ils avaient quitté le gourbi, lorsqu’ils y rentrèrent.

«Eh bien, mon capitaine? dit Ben-Zouf.

– Eh bien, Ben-Zouf?

– Vous voilà gouverneur général de l’Algérie!

– Une Algérie sans habitants!

– Bon! Est-ce que je ne compte pas?

– Alors tu serais?…

– La population, mon capitaine, la population!

– Et mon rondeau? dit le capitaine Servadac en se couchant. C’était bien la peine de tant m’escrimer à le faire!»

 

 

Chapitre VII

Dans lequel Ben-Zouf croit devoir se plaindre de la négligence du gouverneur général à son égard

 

ix minutes après, le gouverneur général et la «population» dormaient profondément dans une des chambres du poste, le gourbi ne s’étant pas encore relevé de ses ruines. Cependant, le sommeil de l’officier fut légèrement troublé par cette pensée que, s’il avait constaté tant d’effets nouveaux, les causes premières lui étaient toujours inconnues. Sans être autrement cosmographe, un effort de sa mémoire lui rappela certaines lois générales qu’il croyait avoir oubliées. Il se demanda donc si un changement dans l’inclinaison de l’axe terrestre sur l’écliptique n’avait pas engendré ces phénomènes. Mais, si un pareil changement eût expliqué le déplacement des mers et peut-être celui des points cardinaux, il n’avait pu produire raccourcissement des jours, ni la diminution de l’intensité de la pesanteur à la surface du globe. Hector Servadac dut bientôt renoncer à cette hypothèse, – ce qui ne laissa pas de le tracasser fort, car il était, comme on dit, au bout de son rouleau. Mais, sans doute, la série des singularités n’était pas close, et il était possible que quelque autre étrangeté le mît sur la voie. Il espérait, du moins.

Le lendemain, le premier soin de Ben-Zouf fut de préparer un bon déjeuner. Il fallait se refaire, que diable! Lui avait faim comme trois millions d’Algériens. C’était le cas ou jamais d’en finir avec une douzaine d’œufs, que le cataclysme qui avait «cassé le pays» avait cependant respectés. Avec un bon plat de ce couscoussou que l’ordonnance savait préparer remarquablement, cela ferait un excellent repas.

Or, le fourneau était là, dans le poste, la casserole de cuivre luisait comme si elle sortait des mains du fourbisseur, l’eau fraîche attendait dans une de ces grandes alcarazas dont l’évaporation perlait la surface. Avec trois minutes d’immersion dans l’eau bouillante, Ben-Zouf se chargeait d’obtenir d’excellents œufs à la coque.

Le feu fut allumé en un tour de main, et, suivant sa coutume, l’ordonnance entonna le refrain militaire:

Y a-t-il du sel

Dans la gamelle?

Y a-t-il du veau

Pour le fricot?

Le capitaine Servadac, allant et venant, observait d’un œil curieux ces préparatifs culinaires. A l’affût de nouveaux phénomènes qui pussent le tirer d’incertitude, il se demandait si quelque singularité n’allait pas encore se produire. Le fourneau fonctionnerait-il comme d’habitude? L’air, modifié, lui apporterait-il son contingent d’oxygène?

Oui, le fourneau s’alluma, et, sous le souffle un peu haletant de Ben-Zouf, une belle flamme se dégagea des brindilles mêlées aux morceaux de charbon. Donc, à cet égard, rien d’extraordinaire.

La casserole fut mise sur le fourneau, l’eau remplit la casserole, et Ben-Zouf attendit que le liquide entrât en ébullition pour y plonger ses œufs, qui paraissaient vides, tant ils pesaient peu à sa main.

La casserole n’était pas depuis deux minutes sur le fourneau, que l’eau bouillait déjà.

«Diable! comme le feu chauffe à présent! s’écria Ben-Zouf.

– Ce n’est pas le feu qui chauffe davantage, répondit le capitaine Servadac, après avoir réfléchi, c’est l’eau qui bout plus vite.»

Et, prenant un thermomètre centigrade suspendu au mur du poste, il le plongea dans l’eau bouillante.

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L’instrument ne marqua que soixante-six degrés.

«Bon! s’écria l’officier, voilà l’eau qui bout à soixante-six degrés au lieu de cent!

– Eh bien, mon capitaine?

– Eh bien, Ben-Zouf, je te conseille de laisser tes œufs un bon quart d’heure dans ta casserole, et encore seront-ils à peine cuits!

– Mais ils seront durs?

– Non, mon ami, et c’est tout au plus s’ils seront assez cuits pour colorer nos mouillettes!»

La cause de ce phénomène était évidemment une diminution de hauteur de la couche atmosphérique, ce qui concordait avec la diminution de densité de l’air déjà observée. Le capitaine Servadac ne s’y trompa pas. La colonne d’air, au-dessus de la surface du globe, avait décru d’un tiers environ, et c’est pourquoi l’eau, soumise à une moindre pression, bouillait à soixante-six degrés au lieu de cent. Un phénomène identique se fût produit au sommet d’une montagne dont l’altitude aurait été de onze mille mètres, et si le capitaine Servadac avait possédé un baromètre, il eût déjà constaté cette décroissance de la colonne atmosphérique. C’est même cette circonstance qui avait provoqué chez Ben-Zouf et chez lui cet affaiblissement de la voix, cette aspiration plus vive, et cette décompression des vaisseaux sanguins, à laquelle ils étaient faits déjà.

«Et cependant, se dit-il, il me paraît difficile d’admettre que notre campement ait été transporté à une telle hauteur, puisque la mer est là, qui baigne les falaises!»

Mais si, en cette occasion, Hector Servadac avait tiré des conséquences justes, il ne pouvait encore dire quelle en était la cause, Inde irœ.

Cependant, grâce à une immersion plus longue, les œufs furent presque cuits. Il en fut de même pour le couscoussou. Ben-Zouf observa justement qu’il en serait quitte, à l’avenir, pour commencer ses opérations culinaires une heure plus tôt, et il servit son capitaine.

Et pendant que celui-ci mangeait de grand appétit, en dépit de ses préoccupations:

«Eh bien, mon capitaine? dit Ben-Zouf, qui n’entrait jamais en matière sans employer cette formule interrogative.

– Eh bien, Ben-Zouf? répondit l’officier, suivant l’invariable habitude qu’il avait de répondre ainsi à son ordonnance.

– Qu’allons-nous faire?

– Nous allons attendre.

– Attendre?…

– Que l’on vienne nous chercher.

– Par mer?

– Par mer, nécessairement, puisque nous sommes maintenant campés dans une île.

– Alors, mon capitaine, vous pensez que les camarades…

– Je pense, ou du moins j’espère que la catastrophe a limité ses ravages à quelques points de la côte algérienne, et que, par conséquent, nos camarades sont sains et saufs.

– Oui, mon capitaine, il faut l’espérer.

– Il n’est donc pas douteux que le gouverneur général ne veuille avoir le cœur net de ce qui s’est passé. Il a dû expédier d’Alger quelque bâtiment pour explorer le littoral, et j’ose croire qu’il ne nous aura pas oubliés. Surveille donc la mer, Ben-Zouf, et, dès qu’un navire sera en vue, nous lui ferons des signaux.

– Et s’il ne vient pas de navire?

– Alors nous construirons une embarcation, et nous irons à ceux qui ne seront pas venus à nous.

– Bon, mon capitaine. Vous êtes donc marin?

– On est toujours marin quand il est nécessaire de l’être», répondit imperturbablement l’officier d’état-major.

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Et voilà pourquoi Ben-Zouf, une longue-vue aux yeux, ne cessa d’interroger l’horizon pendant les jours qui suivirent. Mais aucune voile n’apparut dans le champ de sa lunette.

«Nom d’un Kabyle! s’écriait-il, Son Excellence le gouverneur général met quelque négligence à notre endroit!»

Au 6 janvier, la situation des deux insulaires ne s’était aucunement modifiée. Ce 6 janvier était la date vraie, c’est-à-dire celle du calendrier, avant que les anciens jours terrestres eussent perdu douze heures sur vingt-quatre. Le capitaine Servadac, non sans raison et dans le but de mieux s’y reconnaître, avait préféré s’en tenir à l’ancienne méthode. Aussi, bien que le soleil se fût levé et couché douze fois sur l’horizon de l’île, ne comptait-il que six jours depuis le 1er janvier à minuit, commencement du jour de l’année civile. Sa montre lui servait à noter exactement les heures écoulées. Bien évidemment, une horloge à balancier, dans les circonstances où il se trouvait, ne lui eût donné que des indications fausses, par suite de la diminution de la pesanteur; mais une montre, mue par un ressort, n’est pas soumise aux effets de l’attraction, et, si la montre du capitaine Servadac était bonne, elle devait marcher régulièrement, même après tant de trouble apporté à l’ordre physique des choses. C’est ce qui arriva en cette occasion.

«Bigre! mon capitaine, dit alors Ben-Zouf, qui avait quelque littérature, il me semble que vous tournez au Robinson et que je frise le Vendredi! Est-ce que je suis Nègre?…

– Non, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac, tu es encore d’un joli blanc… foncé!

– Un Vendredi blanc, reprit Ben-Zouf, ça n’est pas complet, mais j’aime mieux ça!»

Donc, le 6 janvier, n’ayant rien vu venir, le capitaine jugea convenable de faire ce qu’ont fait tous les Robinsons avant lui, c’est-à-dire d’inventorier les ressources végétales et animales de son domaine.

L’île Gourbi – il lui donna ce nom – avait une contenance superficielle de trois mille kilomètres carrés environ, soit trois cent mille hectares. Bœufs, vaches, chèvres et moutons s’y trouvaient en assez grand nombre, mais le chiffre ne pouvait en être fixé. Le gibier abondait, et il n’y avait plus à craindre qu’il abandonnât le territoire. Les céréales ne manquaient pas. Trois mois plus tard, les récoltes de blé, de maïs, de riz et autres seraient bonnes à engranger. Donc, la nourriture du gouverneur, de la population, des deux chevaux était assurée et bien au-delà. Si même de nouveaux habitants atterrissaient sur l’île, leur existence s’y trouverait complètement garantie.

Du 6 au 13 janvier, la pluie tomba avec une extrême abondance. Le ciel était constamment couvert d’épais nuages, que leur condensation ne parvenait pas à diminuer. Plusieurs gros orages éclatèrent aussi, – météores rares à cette époque de l’année. Mais Hector Servadac n’avait pas été sans observer que la température avait une tendance anormale à s’élever. Été singulièrement précoce que celui-là, car il commençait au mois de janvier! Remarque encore plus étonnante, cet accroissement de température était non seulement constant, mais progressif, comme si le globe terrestre se fût rapproché du soleil d’une manière régulière et continue.

En même temps que la chaleur, la lumière devenait aussi plus intense, et, sans cet épais écran de vapeurs que les nuages interposaient entre le ciel et la surface de l’île, l’irradiation solaire eût éclairé les objets terrestres avec une vivacité tout à fait nouvelle.

Ce qu’était la rage d’Hector Servadac de ne pouvoir observer ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni aucun point de ce firmament qui eût peut-être répondu à ses questions si la brume se fût dissipée, on le comprend de reste. Ben-Zouf essaya une ou deux fois de calmer son capitaine en lui prêchant cette résignation qu’il poussait, lui, jusqu’à l’indifférence; mais il fut si mal reçu, qu’il ne se hasarda plus à rien dire. Il se bornait donc à remplir convenablement ses fonctions de vigie. Malgré la pluie, malgré le vent, malgré l’orage, il montait sa garde, jour et nuit, au sommet de la falaise, ne donnant que quelques heures au sommeil. Mais c’était vainement qu’il parcourait des yeux cet horizon invariablement désert. D’ailleurs, quel navire eût pu tenir par ce mauvais temps et sous de telles bourrasques? La mer soulevait ses lames à une inconcevable hauteur, et l’ouragan s’y déchaînait avec une fureur incomparable. Certes, à la seconde période de formation, lorsque les premières eaux, volatilisées par la chaleur interne, s’élevaient en vapeurs dans l’espace pour retomber en torrents sur la terre, les phénomènes de l’époque diluvienne n’avaient pu s’accomplir avec une plus surprenante intensité.

Mais, le 13, ce déluge cessa comme par enchantement. Les dernières violences du vent dissipèrent les derniers nuages dans la nuit du 13 au 14. Hector Servadac, depuis six jours confiné dans le poste, le quitta dès qu’il vit la pluie cesser et le vent calmir. Il courut se poster, lui aussi, sur la falaise. Qu’allait-il lire dans les astres? Ce gros disque, un instant entrevu dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, reparaîtrait-il à ses yeux? Le secret de sa destinée lui serait-il révélé enfin?

Le ciel resplendissait. Aucune vapeur ne voilait les constellations. Le firmament se tendait au regard comme une immense carte céleste, et quelques nébuleuses se dessinaient là où l’œil d’un astronome n’eût pu autrefois les distinguer sans télescope.

Le premier soin de l’officier fut d’observer la polaire, car observer la polaire, c’était son fort.

Elle était là, mais très abaissée sur l’horizon, et il était probable qu’elle ne servait plus de pivot central à tout le système stellaire. En d’autres termes, l’axe de la terre, indéfiniment prolongé, ne passait plus par le point fixe que cette étoile occupait ordinairement dans l’espace. Et en effet, une heure après, elle s’était sensiblement déplacée déjà et s’abaissait sur l’horizon, comme si elle eût appartenu à quelque constellation zodiacale.

Restait donc à trouver quelle était l’étoile qui la remplaçait, c’est-à-dire par quel point du ciel passait maintenant l’axe prolongé de la terre. Ce fut à cette observation que, pendant plusieurs heures, Hector Servadac s’attacha uniquement. La nouvelle polaire devait être immobile comme l’était l’ancienne, au milieu des autres étoiles qui, dans leur mouvement apparent, accomplissent autour d’elle leur révolution diurne.

Le capitaine Servadac reconnut bientôt que l’un de ces astres, très rapproché de l’horizon septentrional, remplissait ces conditions d’immobilité et semblait être stationnaire entre tous. C’était l’étoile Véga de la Lyre, – celle-là même qui, par suite de la précession des équinoxes, doit remplacer la polaire dans douze mille ans. Or, comme il ne s’était pas écoulé douze mille ans depuis quatorze jours, il fallait bien en conclure que l’axe de la terre avait été brusquement changé.

«Et alors, observa le capitaine, non seulement l’axe aurait été changé, mais, puisqu’il passe par un point si rapproché de l’horizon, il faudrait admettre que la Méditerranée se trouverait reportée à l’équateur.»

Et il tomba dans un abîme de réflexions, pendant que ses regards erraient de la Grande Ourse, devenue une constellation zodiacale et dont la queue seule sortait alors des eaux, jusqu’à ces nouvelles étoiles de l’hémisphère austral, qui, pour la première fois, se levaient à ses yeux.

Un cri de Ben-Zouf le ramena sur la terre.

«La lune! s’écria l’ordonnance.

– La lune?

– Oui! la lune!» répliqua Ben-Zouf, enchanté de revoir «la compagne des nuits terrestres», comme on dit en langage poétique.

Et il montrait un disque qui s’élevait à l’opposé de la place que devait occuper le soleil en ce moment.

Était-ce la lune ou quelque autre planète inférieure, grossie par le rapprochement? Le capitaine Servadac eût été fort embarrassé de se prononcer. Il prit une assez forte lunette, dont il se servait habituellement dans ses opérations géodésiques, et il la braqua sur l’astre signalé.

«Si c’est la lune, dit-il, il faut avouer qu’elle s’est considérablement éloignée de nous! Ce ne serait plus par milliers, ce serait par millions de lieues qu’il faudrait maintenant évaluer sa distance!»

Après une minutieuse observation, il crut pouvoir affirmer que ce n’était point la lune. Il ne reconnaissait pas sur ce disque pâli ces jeux de lumière et d’ombre qui lui donnent en quelque sorte l’apparence d’une face humaine. Il n’y retrouvait aucune trace des plaines ou mers, ni de cette auréole de rainures qui rayonnent autour du splendide mont Tycho.

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«Eh non! Ce n’est pas la lune! dit-il.

– Pourquoi n’est-ce pas la lune? demanda Ben-Zouf, qui tenait particulièrement à sa découverte.

– Parce que cet astre-là possède lui-même une petite lune, qui lui sert de satellite!»

En effet, un point lumineux, tel qu’apparaissent les satellites de Jupiter au foyer des instruments de médiocre puissance, se montrait assez nettement dans le champ de la lunette.

«Mais, si ce n’est pas la lune, qu’est-ce donc alors? s’écria le capitaine Servadac en frappant du pied. Ce n’est pas Vénus, ce n’est pas Mercure, puisque ces deux planètes n’ont pas de satellites! Et, cependant, il s’agit là d’une planète dont l’orbite est contenue dans celle de la terre, puisqu’elle accompagne le soleil dans son mouvement apparent! Mais, mordioux! si ce n’est ni Vénus ni Mercure, ce ne peut être que la lune, et, si c’est la lune, où diable a-t-elle volé ce satellite-là?»

 

 

Chapitre VIII

Où il est question de Vénus et de Mercure, qui menacent de devenir des planètes d’achoppement

 

e soleil reparut bientôt, et tout le fourmillement des étoiles s’effaça devant son intense irradiation. Plus d’observations possibles. Il fallait les remettre aux nuits prochaines, si l’état du ciel le permettait.

Quant à ce disque dont la lueur s’était glissée à travers la couche de nuages, le capitaine Servadac en avait en vain cherché quelque trace. Il avait disparu, soit que son éloignement, soit que les détours d’une course vagabonde l’eussent entraîné au-delà des limites du regard.

Le temps était décidément devenu magnifique. Le vent s’était presque complètement calmé, après avoir sauté à l’ancien ouest. Le soleil se levait toujours sur son nouvel horizon et se couchait à l’opposé avec une exactitude remarquable. Les jours et les nuits étaient mathématiquement de six heures, – d’où cette conséquence que le soleil ne s’écartait point du nouvel équateur, dont le cercle passait par l’île Gourbi.

En même temps, la température s’accroissait d’une manière continue. Le capitaine Servadac interrogeait plusieurs fois par jour le thermomètre, suspendu dans sa chambre, et, le 15 janvier, il constata que cet instrument marquait, à l’ombre, cinquante degrés centigrades.

Il va sans dire que, si le gourbi ne s’était pas encore relevé de ses ruines, le capitaine Servadac et Ben-Zouf avaient confortablement approprié la principale chambre du poste. Après les avoir mieux abrités contre les pluies diluviennes des premiers jours, ces murs de pierre les préservaient mieux aussi des ardeurs du jour. La chaleur commençait à devenir insoutenable, d autant plus qu’aucun nuage ne tempérait l’ardeur du soleil, et jamais ni le Sénégal ni les parties équatoriales de l’Afrique n’avaient reçu pareilles averses de feu. Si cette température se maintenait, toute végétation serait inévitablement brûlée sur l’île.

Fidèle à ses principes, Ben-Zouf ne voulait point paraître surpris d’éprouver cette température anormale; mais la sueur qui l’inondait protestait pour lui. Il n’avait pas voulu, d’ailleurs, et malgré les recommandations de son capitaine, abandonner sa faction sur le se met de la falaise. Là, tandis qu’il observait cette Méditerranée, calme comme un lac, mais toujours déserte, il se laissait consciencieusement rôtir. Il fallait qu’il eût la peau doublée et le crâne blindé pour supporter si impunément les rayons perpendiculaires du soleil de midi.

Et un jour que le capitaine Servadac, le regardant, lui en faisait l’observation en disant:

«Ah ça, tu es donc né au Gabon?

– Non, mon capitaine, à Montmartre, et c’est tout comme!»

Du moment que le brave Ben-Zouf prétendait qu’il faisait aussi chaud sur sa butte favorite que dans les régions intertropicales, il n’y avait même pas à discuter.

Cette température ultra-caniculaire devait nécessairement influer sur les produits du sol de l’île Gourbi. Aussi la nature éprouva-t-elle les conséquences de cette modification climatérique. En peu de jours, la sève eut porté la vie jusqu’aux plus extrêmes branches des arbres, les bourgeons éclatèrent, les feuilles se développèrent, les fleurs s’épanouirent, les fruits apparurent. Il en fut de même pour les céréales. Épis de blé, de maïs poussèrent a vue d’œil, on peut l’affirmer, et les prairies se tapissèrent d’une herbe épaisse. Ce fut à la fois l’époque de la fenaison, de la moisson et de la récolte des fruits. Été et automne se confondirent dans une saison unique.

Pourquoi le capitaine Servadac n’était-il pas plus ferré sur la cosmographie? Il se fût dit, en effet:

«Si l’inclinaison de l’axe de la terre a été modifiée, et si, comme tout semble l’indiquer, il forme un angle droit avec l’écliptique, les choses se passeront maintenant comme elles se passent dans Jupiter. Il n’y aura plus de saison sur le globe, mais des zones invariables, pour lesquelles l’hiver, le printemps, l’été et l’automne seront éternels.»

Et il n’eût pas manqué d’ajouter:

«Mais, de par tous les crus de la Gascogne! Qu’est-ce qui peut nous avoir amené ce changement-là?»

Cette saison hâtive ne laissa pas d’embarrasser le capitaine et son ordonnance. Il était bien évident que les bras manqueraient pour tant de travaux à la fois. Quand même on eût réquisitionné toute la «population» de l’île, on n’y fût pas arrivé. L’extrême chaleur eût empêché aussi de faire la besogne d’une façon continue. En tout cas, il n’y avait pas encore péril en la demeure. Les provisions du gourbi étaient abondantes, et, d’ailleurs, on pouvait espérer maintenant, la mer étant calme et le temps magnifique, qu’un navire ne tarderait pas à passer en vue de l’île. En effet, cette partie de la Méditerranée est très visitée, soit par les bâtiments de l’État qui font le service de la côte, soit par les caboteurs de toutes nationalités, dont les relations sont fréquentes avec les moindres points du littoral.

Cette façon de raisonner était juste, mais enfin, pour une raison ou pour une autre, aucun bâtiment n’apparaissait sur les eaux de la mer, et Ben-Zouf eût inutilement cuit à la cime des roches calcinées de la falaise, s’il ne s’y fût abrité sous une sorte de parasol.

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Pendant ce temps, le capitaine Servadac essayait, mais en vain, de rappeler ses souvenirs de collège et d’école. Il se livrait à des calculs furibonds pour tirer au clair cette nouvelle situation faite au sphéroïde terrestre, mais sans trop y réussir. Et, cependant, il aurait dû être amené à penser que si le mouvement de rotation de la terre sur son axe s’était modifié, son mouvement de translation autour du soleil avait dû l’être également, et que, par conséquent, la durée de l’année ne pouvait plus être la même, soit qu’elle se fût accrue, soit qu’elle se fût restreinte.

Manifestement, en effet, la terre se rapprochait de l’astre radieux. Son orbite s’était évidemment déplacée, et ce déplacement concordait non seulement avec l’accroissement progressif de la température, mais de nouvelles observations auraient dû permettre au capitaine Servadac de constater ce rapprochement qui ramenait le globe vers son centre attractif.

En effet, le disque du soleil apparaissait alors sous un diamètre double de celui qu’il présentait à l’œil nu avant ces faits extraordinaires. Des observateurs, placés à la surface de Vénus, c’est-à-dire à une distance moyenne de vingt-cinq millions de lieues, l’auraient vu tel qu’il se montrait maintenant sous ces dimensions agrandies. Donc, comme conséquence à tirer de cette remarque, la terre ne devait plus être éloignée du soleil que de vingt-cinq millions de lieues au lieu de trente-huit millions. Restait à savoir si cette distance ne diminuerait pas encore, auquel cas on pouvait craindre que, par suite d’une rupture d’équilibre, le globe terrestre ne fût irrésistiblement entraîné jusqu’à la surface du soleil. C’eût été son complet anéantissement.

Si les jours, très beaux alors, donnaient toute facilité pour observer le ciel, les nuits, non moins belles, mettaient à la disposition du capitaine Servadac le magnifique ensemble du monde stellaire. Étoiles et planètes étaient là comme les lettres d’un immense alphabet qu’il enrageait de ne pouvoir qu’épeler. Sans doute, les étoiles n’eussent offert aucun changement à ses yeux, ni dans leurs dimensions, ni dans leurs distances relatives. On sait, en effet, que le soleil, qui s’avance vers la constellation d’Hercule avec une vitesse de soixante millions de lieues par an, n’a pas encore présenté un changement de position appréciable, tant est considérable l’éloignement de ces astres. Il en est de même pour Arcturus, qui se meut dans l’espace sidéral avec une vitesse de vingt-deux lieues par seconde, soit trois fois plus rapidement que la terre.

Mais si les étoiles ne pouvaient rien enseigner, il n’en était pas de même des planètes, – du moins de celles dont l’orbite se dessine intérieurement à l’orbite de la terre.

Deux planètes sont dans ces conditions, Vénus et Mercure. La première gravite à une distance moyenne de vingt-sept millions de lieues du soleil, la seconde à une distance de quinze millions. L’orbite de Vénus enveloppe donc celle de Mercure, et l’orbite de la terre les enveloppe toutes deux. Or, après longues observations et réflexions profondes, le capitaine Servadac fit cette remarque que la quantité de chaleur et de lumière, actuellement reçue par la terre, égalait à peu près celle que Vénus reçoit du soleil, soit le double de celle que lui envoyait le soleil avant la catastrophe. Or, s’il en tira cette conséquence que la terre avait dû considérablement se rapprocher de l’astre radieux, il en fut bien autrement certain, lorsqu’il eut observé de nouveau cette splendide Vénus, que les plus indifférents admirent eux-mêmes, lorsque, le soir ou le matin, elle se dégage des rayons du soleil.

Phosphorus ou Lucifer, Hespérus ou Vesper, comme l’appelaient les anciens, l’étoile du soir, l’étoile du matin, l’étoile du berger – jamais astre ne reçut autant de noms, si ce n’est peut-être l’astre de la nuit –, Vénus, enfin, s’offrait aux regards du capitaine Servadac sous la forme d’un disque relativement énorme. C’était comme une petite lune, et l’on distinguait parfaitement bien ses phases à l’œil nu. Tantôt pleine, tantôt en quadrature, toutes ses parties étaient nettement visibles. Les échancrures de son croissant montraient que les rayons solaires, réfractés par son atmosphère, pénétraient dans des régions pour lesquelles cependant il devait être déjà couché. Preuve que Vénus possédait une atmosphère, puisque les effets de réfraction se produisaient à la surface de son disque. Certains points lumineux, détachés du croissant, étaient autant de hautes montagnes auxquelles Schroeter a eu raison de donner en altitude dix fois la hauteur du mont Blanc, soit la cent quarante-quatrième partie du rayon de la planète.1

Or, le capitaine Servadac, vers cette époque, se crut en droit d’affirmer que Vénus n’était pas à plus de deux millions de lieues de la terre, et il le dit à Ben-Zouf.

«Eh bien, mon capitaine, répondit l’ordonnance, c’est encore joli, cela, d’être séparé par deux millions de lieues!

– Ce serait quelque chose pour deux armées en campagne, répondit le capitaine Servadac, mais pour deux planètes, ce n’est rien!

– Que peut-il donc arriver?

– Mordioux! Que nous allions tomber sur Vénus!

– Eh! eh! mon capitaine, y a-t-il de l’air par là?

– Oui.

– Et de l’eau?

– Évidemment.

– Bon! Allons voir Vénus!

– Mais le choc sera épouvantable, car les deux planètes paraissent marcher en sens inverse à présent, et, comme leurs masses sont à peu près égales, la collision sera terrible pour l’une et pour l’autre!

– Deux trains, quoi! deux trains qui se rencontrent! répondit Ben-Zouf d’un ton calme qui risquait de mettre le capitaine hors de lui.

– Oui! deux trains, animal! s’écria Hector Servadac, mais deux trains marchant mille fois plus vite que des express, ce qui amènera certainement la dislocation de l’une des planètes, de toutes deux peut-être, et nous verrons ce qui restera alors de ta motte de terre de Butte-Montmartre!»

C’était toucher au vif Ben-Zouf. Ses dents se serrèrent, ses poings se crispèrent, mais il se contint, et, après quelques instants, pendant lesquels il parvint à digérer «motte de terre»:

«Mon capitaine, dit-il, je suis là!… Commandez!… S’il y a un moyen d’empêcher cette rencontre…

– Il n’y en a pas, imbécile, et va-t’en au diable!»

Sur cette réponse, le déconfit Ben-Zouf quitta la place et ne prononça plus un mot.

Pendant les jours suivants, la distance qui séparait les deux astres diminua encore, et il fut évident que la terre, en suivant une nouvelle orbite, allait couper celle de Vénus. En même temps, elle s’était aussi très rapprochée de Mercure. Cette planète, rarement visible à l’œil nu, à moins qu’elle ne soit dans le voisinage de ses plus grandes digressions orientales ou occidentales, se montrait alors avec toute sa splendeur. Ses phases, analogues aux phases lunaires, sa réverbération des rayons du soleil, qui lui versent une chaleur et une lumière sept fois plus fortes qu’au globe terrestre, ses zones glaciales et torrides, presque entièrement confondues grâce à l’inclinaison considérable de son axe de rotation, ses bandes équatoriales, ses montagnes hautes de dix-neuf kilomètres, tout cela rendait digne du plus curieux examen ce disque auquel les anciens donnèrent le nom d’«Étincelant».

Mais le danger ne venait pas encore de Mercure. C’était Vénus, dont le choc menaçait la terre. Vers le 18 janvier, la distance des deux astres était réduite environ à un million de lieues. L’intensité lumineuse de la planète faisait projeter aux objets terrestres des ombres violentes. On la voyait tourner sur elle-même en vingt-trois heures et vingt et une minutes, ce qui démontrait que la durée de ses jours n’avait pas changé. On pouvait distinguer les nuages dont une atmosphère, continuellement chargée de vapeurs, zébrait son disque. On apercevait les sept taches qui, ainsi que l’a prétendu Bianchini, sont de véritables mers communiquant entre elles. Enfin, la superbe planète était visible en plein jour, visibilité qui flatta le capitaine Servadac infiniment moins qu’elle n’avait flatté le général Bonaparte, lorsque, sous le Directoire, il aperçut Vénus en plein midi et laissa volontiers dire que c’était «son étoile».

Au 20 janvier, la distance «réglementaire», assignée aux deux astres par la mécanique céleste, avait encore décru.

«Dans quelles transes doivent être nos camarades d’Afrique, nos amis de France, et tous les habitants des deux continents? se demandait parfois le capitaine Servadac. Quels articles doivent publier les journaux des deux continents! Quelle foule dans les églises! On peut se croire à la fin du monde! J’imagine, Dieu me pardonne, qu’elle n’a jamais été si proche! Et moi, dans ces circonstances, je m’étonnerais qu’un navire ne parût pas en vue de l’île pour nous rapatrier! Est-ce que le gouverneur général, est-ce que le ministre de la Guerre ont le temps de s’occuper de nous? Avant deux jours, la terre sera brisée en mille pièces, et ses morceaux iront graviter capricieusement dans l’espace!»

Il ne devait pas en être ainsi.

Au contraire, à partir de ce jour, les deux astres menaçants semblèrent s’éloigner peu à peu l’un de l’autre. Très heureusement, les plans des orbites de Vénus et de la Terre ne coïncidaient pas, et par conséquent, la terrible collision ne put se produire.

Ben-Zouf voulut bien pousser un soupir de confiance, lorsque son capitaine lui apprit la bonne nouvelle.

Au 25 janvier, la distance était déjà suffisamment augmentée pour que toute crainte dût disparaître à cet égard.

«Allons, dit le capitaine Servadac, ce rapprochement aura toujours servi à nous démontrer que Vénus n’a pas de lune!»

Et, en effet, Dominique Cassini, Short, Montaigne de Limoges, Montbarron et quelques autres astronomes, ont très sérieusement cru à l’existence de ce satellite.

«Et cela est fâcheux, ajouta Hector Servadac, car cette lune, nous l’aurions peut-être prise en passant, ce qui en eût mis deux à notre service. Mais, mordioux! je ne parviendrai donc pas à avoir l’explication de tout ce dérangement de la mécanique céleste!

– Mon capitaine? dit Ben-Zouf.

– Que veux-tu?

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– Est-ce qu’il n’y a pas à Paris, au bout du Luxembourg, une maison avec une grosse calotte sur la tête?

– L’Observatoire?

– Précisément. Eh bien, est-ce que ce n’est pas aux messieurs qui demeurent dans cette calotte d’expliquer tout cela?

– Sans doute.

– Alors, attendons patiemment leur explication, mon capitaine, et soyons philosophes!

– Eh, Ben-Zouf! sais-tu seulement ce que c’est que d’être philosophe?

– Oui! puisque je suis soldat.

– Et qu’est-ce donc?

– C’est de se soumettre, quand on ne peut pas faire autrement, et c’est notre cas, mon capitaine.»

Hector Servadac ne répondit rien à son ordonnance, mais on est fondé à croire qu’il renonça, provisoirement du moins, à vouloir expliquer ce qui était alors inexplicable pour lui.

D’ailleurs, un événement inattendu allait se produire, dont les conséquences devaient être très importantes.

Le 27 janvier, Ben-Zouf, vers neuf heures du matin, vint tranquillement trouver l’officier dans la chambre du poste.

«Mon capitaine? dit-il avec le plus grand calme.

– Qu’est-ce qu’il y a? répondit le capitaine Servadac.

– Un navire!

– Animal, qui vient me dire cela, tranquillement, comme il me dirait que la soupe est servie!

– Dame, puisque nous sommes philosophes!» répondit Ben-Zouf.

 

 

Chapitre IX

Dans lequel le capitaine Servadac pose une série de demandes qui restent sans réponses

 

ector Servadac s’était élancé hors du poste, et, à toutes jambes, il avait gagné le haut de la falaise.

Un bâtiment était en vue de l’île, ce n’était pas douteux, et il se trouvait alors à moins de dix kilomètres de la côte; mais la convexité actuelle de la terre, raccourcissant le rayon de vue, ne laissait encore apercevoir que le haut d’une mâture au-dessus des flots.

Cependant, quoique la coque du navire ne fût pas visible, ce que l’on apercevait du gréement devait permettre de reconnaître à quelle catégorie de bâtiments il appartenait. C’était évidemment une goélette, et d’ailleurs, deux heures après qu’elle eut été signalée par Ben-Zouf, elle était absolument reconnaissable.

Le capitaine Servadac, sa longue-vue à l’œil, n’avait pas cessé un instant de l’observer.

«La Dobryna! s’écria-t-il.

– La Dobryna? répondit Ben-Zouf. Ce ne peut être elle. On ne voit pas sa fumée!

– Elle est sous voile, répliqua le capitaine Servadac, mais c’est bien la goélette du comte Timascheff!»

C’était la Dobryna, en effet, et si le comte était à bord, le plus grand des hasards allait le remettre en présence de son rival.

Il va sans dire que le capitaine Servadac ne voyait plus que l’un de ses semblables, non un adversaire, dans celui que la goélette ramenait à l’île, et qu’il ne songea pas un instant à la rencontre projetée entre le comte et lui, ni aux motifs qui l’avaient décidée. Les circonstances se trouvaient tellement changées, qu’il n’éprouva que le plus vif désir de revoir le comte Timascheff et de s’entretenir avec lui de tant d’événements extraordinaires. La Dobryna, en effet, après vingt-sept jours d’absence, avait pu reconnaître les côtes voisines de l’Algérie, remonter peut-être jusqu’à l’Espagne, jusqu’à l’Italie, jusqu’à la France, parcourir cette Méditerranée si étrangement modifiée, et, conséquemment, elle devait apporter des nouvelles de toutes ces contrées dont l’île Gourbi était séparée maintenant. Hector Servadac allait donc apprendre non seulement quelle avait été l’importance de la catastrophe, mais aussi quelle pouvait être la cause qui l’avait provoquée. En outre, le comte Timascheff était un galant homme et se ferait un devoir de les rapatrier, son ordonnance et lui.

«Mais où la goélette va-t-elle accoster, dit alors Ben-Zouf, maintenant que l’embouchure du Chéliff n’existe plus?

– Elle n’accostera pas, répondit le capitaine. Le comte enverra son canot à terre, et nous nous y embarquerons.»

La Dobryna approchait, mais assez lentement, car elle avait vent debout et ne pouvait gagner qu’en naviguant plus près. Il était même singulier qu’elle n’utilisât pas sa machine, car on devait avoir hâte, à bord, de reconnaître quelle était cette île nouvelle qui se relevait à l’horizon. Il était possible, après tout, que le combustible manquât et que la Dobryna fût réduite à se servir seulement de sa voilure, que, d’ailleurs, elle ménageait. Très heureusement, bien que le ciel fût sillonné de nouveau par quelques nuages effilés, le temps était beau, la brise maniable, la mer belle, et la goélette, que la houle ne contrariait pas, faisait bonne route.

Hector Servadac ne douta pas un instant que la Dobryna, ne cherchât à atterrir sur ce littoral. Le comte Timascheff devait être fort dérouté. Où il croyait rencontrer le continent africain, il ne voyait plus qu’une île. Ne pouvait-il craindre, toutefois, de ne trouver aucun refuge sur cette côte nouvelle et de n’y pouvoir relâcher? Peut-être le capitaine Servadac ferait-il bien de chercher un poste de mouillage, au cas où la goélette eût hésité à s’approcher, et, le poste trouvé, de l’indiquer par des signaux.

Il fut bientôt évident que la Dobryna se dirigeait vers l’ancienne embouchure du Chéliff. Le capitaine Servadac prit donc rapidement son parti. Zéphyr et Galette furent sellés, et, leurs cavaliers au dos, s’élancèrent vers la pointe ouest de l’île.

Vingt minutes après, l’officier d’état-major et son ordonnance mettaient pied à terre et exploraient cette portion du littoral.

Hector Servadac remarqua bientôt qu’en retour de la pointe et abritée par elle, se dessinait une petite crique, dans laquelle un bâtiment de médiocre tonnage pouvait utilement chercher refuge. Cette crique était couverte au large par un semis de gros écueils, entre lesquels un étroit canal donnait passage. Même par les gros temps, les eaux devaient y rester assez calmes. Mais alors, en examinant attentivement les roches du rivage, le capitaine Servadac fut tout surpris d’y voir les traces d’une très haute marée, nettement figurées par de longues bandes de varech.

«Ah ça! dit-il, il y a donc de véritables marées maintenant dans la Méditerranée?»

Évidemment, le flux et le reflux des eaux s’y étaient fait sérieusement sentir, et même à une hauteur considérable, – nouvelle étrangeté ajoutée à tant d’autres, car jusqu’alors les marées avaient toujours été à peu près nulles dans le bassin méditerranéen.

Toutefois, on pouvait remarquer que depuis la plus haute de ces marées, provoquée sans doute par le voisinage de cet énorme disque dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, le phénomène avait toujours été diminuant, et qu’il était réduit, maintenant, aux modestes proportions qui le caractérisaient avant la catastrophe.

Mais cette observation notée, le capitaine Servadac ne s’occupa que de la Dobryna.

La goélette n’était plus qu’à deux ou trois kilomètres du littoral. Les signaux qui lui furent faits ne pouvaient manquer d’être aperçus et compris. En effet, elle modifia légèrement sa direction et commença à amener ses voiles hautes. Bientôt elle ne porta plus que ses deux huniers, sa brigantine et son grand foc, de façon à être bien dans la main du timonier. Enfin elle tourna la pointe de l’île, et, manœuvrant vers le canal que l’officier d’état-major indiquait du geste, elle y entra hardiment. Quelques minutes après, son ancre mordait le fond de sable de la crique, le canot était mis à la mer, et le comte Timascheff débarquait sur le rivage.

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Le capitaine Servadac courut vers lui.

«Monsieur le comte, s’écria l’officier d’état-major, avant toute autre explication, qu’est-il arrivé?»

Le comte Timascheff, homme froid, dont le flegme inaltérable contrastait singulièrement avec la vivacité de l’officier français, s’inclina légèrement, et, avec l’accent particulier aux Russes:

«Capitaine, répondit-il, avant toute autre explication, permettez-moi d’affirmer que je ne m’attendais pas à l’honneur de vous revoir ici. Je vous avais laissé sur un continent, et je vous retrouve dans une île…

– Sans que j’aie quitté la place, monsieur le comte.

– Je le sais, capitaine, et je vous prie de m’excuser si j’ai manqué au rendez-vous convenu, mais…

– Oh! monsieur le comte, répondit vivement le capitaine Servadac, nous reparlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien.

– Je serai toujours à vos ordres.

– Et moi aux vôtres. Laissez-moi seulement vous répéter cette question. Qu’est-il arrivé?

– J’allais vous le demander, capitaine.

– Quoi! Vous ne savez rien?

– Rien.

– Et vous ne pouvez me dire par suite de quel cataclysme cette portion du continent africain s’est changée en île?

– Je ne le puis.

– Ni jusqu’où se sont étendus les effets de la catastrophe?

– Je ne le sais pas plus que vous, capitaine.

– Mais, au moins, pouvez-vous m’apprendre si, sur le littoral nord de la Méditerranée…

– Est-ce toujours la Méditerranée? demanda le comte Timascheff, interrompant le capitaine Servadac par cette question singulière.

– Vous devez le savoir mieux que moi, monsieur le comte, puisque vous venez de la parcourir.

– Je ne l’ai point parcourue.

– Vous n’avez relâché sur aucun point du littoral?

– Ni un jour ni une heure, et je n’ai pas même eu connaissance d’une terre quelconque!»

L’officier d’état-major regardait son interlocuteur, en homme qui est absolument stupéfié.

«Mais au moins, monsieur le comte, dit-il, vous avez observé que, depuis le 1er janvier, le levant a pris la place du couchant?

– Oui.

– Que la durée du jour n’est plus que de six heures?

– En effet.

– Que l’intensité de la pesanteur a diminué?

– Parfaitement.

– Que nous avons perdu notre lune?

– Complètement.

– Que nous avons failli nous heurter à Vénus?

– Comme vous dites.

– Et que, par conséquent, les mouvements de translation et de rotation du globe terrestre sont modifiés.

– Rien n’est plus certain.

– Monsieur le comte, dit le capitaine Servadac, veuillez excuser mon étonnement. Je pensais bien que je n’aurais rien à vous apprendre, mais je comptais beaucoup apprendre de vous.

– Je ne sais rien de plus, capitaine, répondit le comte Timascheff, si ce n’est que, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, j’allais par mer à notre rendez-vous, lorsque ma goélette a été enlevée, par une lame énorme, à une hauteur inappréciable. Les éléments nous ont paru bouleversés par un phénomène cosmique dont la cause m’échappe. Depuis ce moment, nous avons erré à l’aventure, désemparés de notre machine, qui avait subi quelques avaries, et à la merci de la terrible bourrasque qui s’est déchaînée pendant quelques jours. C’est un miracle que la Dobryna ait résisté, et je l’attribue à ce fait, qu’occupant le centre de ce vaste cyclone, elle ne s’est que fort peu déplacée sous l’action des éléments. Aussi n’avons-nous vu aucune terre, et votre île est-elle la première dont nous ayons connaissance.

– Mais alors, monsieur le comte, s’écria le capitaine Servadac, il faut reprendre la mer, il faut explorer la Méditerranée, il faut voir jusqu’où le cataclysme a porté ses désastres.

– C’est mon avis.

– M’offrez-vous passage à votre bord, monsieur le comte?

– Oui, capitaine, et pour faire le tour du monde, si cela est nécessaire à nos recherches.

– Oh! le tour de la Méditerranée suffira!

– Qui nous dit, répliqua le comte Timascheff en secouant la tête, que le tour de la Méditerranée ne sera pas le tour du monde?»

Le capitaine Servadac ne répondit pas et demeura pensif.

Cependant, il n’y avait pas autre chose à faire que ce qui venait d’être décidé, c’est-à-dire reconnaître, ou plutôt rechercher ce qui restait du littoral africain, aller prendre à Alger des nouvelles du reste de l’univers habité, puis, si ce littoral sud de la Méditerranée avait totalement disparu, revenir au nord pour se mettre en relation avec les populations riveraines de l’Europe.

Toutefois, il fallait attendre que les avaries survenues à la machine de la Dobryna fussent réparées. Plusieurs des tubes, placés à l’intérieur de sa chaudière, avaient crevé, et l’eau fuyait dans les fourneaux. On ne pouvait donc chauffer avant que ces réparations eussent été faites. Quant à naviguer à la voile, c’était à la fois lent et difficile, si la mer devenait mauvaise et le vent contraire. Or, comme la Dobryna, appropriée pour une assez longue campagne aux Échelles du Levant, possédait encore pour deux mois de charbon dans ses soutes, mieux valait utiliser ce combustible dans une traversée rapide, quitte à se réapprovisionner au premier port de relâche.

Donc, point d’hésitation à cet égard.

Très heureusement, les avaries purent être promptement réparées. Dans le matériel de la goélette se trouvaient plusieurs tubes de rechange, qui remplacèrent les anciens mis hors d’usage. Trois jours après son arrivée à l’île Gourbi, la chaudière de la Dobryna était en état de fonctionner.

Pendant son séjour sur l’île, Hector Servadac avait mis le comte Timascheff au courant de ce qu’il avait observé sur son étroit domaine. Tous deux parcoururent à cheval le périmètre du nouveau littoral, et, cette exploration faite, ils n’eurent plus d’autre pensée que d’aller chercher au-dehors la raison de tout ce qui s’était passé sur cette partie de l’Afrique.

Le 31 janvier, la goélette était prête à partir. Aucun nouveau changement ne s’était produit dans le monde solaire. Seulement, les thermomètres commençaient à indiquer un léger abaissement de la température, qui avait été excessive pendant un mois. Fallait-il donc en conclure que le mouvement de translation du globe autour du soleil s’opérait sur la courbe d’une orbite nouvelle? on ne pouvait se prononcer avant quelques jours.

Quant au temps, il se maintenait imperturbablement au beau, bien que de nouvelles vapeurs s’accumulassent dans l’air et eussent provoqué une certaine baisse de la colonne barométrique. Mais ce n’était pas là une raison suffisante pour retarder le départ de la Dobryna.

Restait la question de savoir si Ben-Zouf accompagnerait ou non son capitaine. Une raison, entre bon nombre d’autres assez graves, l’engagea à rester dans l’île. En effet, on ne pouvait embarquer les deux chevaux sur la goélette, qui n’était pas aménagée à cet effet, et Ben-Zouf n’eût jamais consenti à se séparer de Zéphyr et de Galette, – de Galette surtout. D’ailleurs, la surveillance du nouveau domaine, la possibilité que des étrangers vinssent y atterrir, le soin d’une partie des troupeaux qu’il ne fallait pas abandonner absolument à eux-mêmes, pour le cas improbable où ils deviendraient l’unique ressource des survivants de l’île, etc., ces divers motifs décidèrent l’ordonnance à rester, et le capitaine Servadac y consentit, quoiqu’à regret Il n’y avait, au surplus, pour le brave garçon, aucun danger probable à ne pas quitter l’île. Lorsque le nouvel état de choses serait connu, on reviendrait prendre Ben-Zouf, et on le rapatrierait.

Le 31 janvier, Ben-Zouf, un peu ému, il en convenait, et «investi de tous les pouvoirs du gouverneur», fit ses adieux au capitaine Servadac. Il lui recommanda, au cas où, par hasard, il pousserait jusqu’à Montmartre, de voir si la «montagne» n’avait pas été déplacée par quelque phénomène, et la Dobryna, sortant de l’étroite crique sous l’action de son hélice, flotta bientôt en pleine mer.

 

 

Chapitre X

Où, la lunette aux yeux, la sonde a la main, on cherche à retrouver quelques vestiges de la province d’Alger

 

a Dobryna, admirablement et solidement construite dans les chantiers de l’île de Wight, était une excellente embarcation de deux cents tonneaux, qui eût parfaitement suffi à un voyage de circumnavigation. Colomb et Magellan n’eurent jamais, à beaucoup près, de navires ni aussi grands ni aussi sûrs, lorsqu’ils s’aventurèrent à travers l’Atlantique et le Pacifique. En outre, la Dobryna avait pour plusieurs mois de vivres dans ses cambuses, – ce qui, le cas échéant, lui permettrait de faire le tour de la Méditerranée sans être obligée à se ravitailler en route. Il faut ajouter qu’il n’avait pas été nécessaire d’accroître son lest à l’île Gourbi. En effet, si elle pesait moins, comme tous les objets matériels, depuis la catastrophe, l’eau qui la portait pesait moins aussi. Le rapport des deux poids était donc exactement le même, et la Dobryna se trouvait dans les mêmes conditions de navigabilité.

Le comte Timascheff n’était pas marin. Aussi, la direction, sinon le commandement de la goélette, appartenait-elle au lieutenant Procope.

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Ce lieutenant était un homme de trente ans. Né sur les terres du comte, fils d’un serf affranchi bien avant le fameux édit du tsar Alexandre, par reconnaissance autant que par amitié, il appartenait corps et âme à son ancien maître. Excellent marin, ayant appris son métier à bord des navires de l’État et sur les bâtiments de commerce, il était pourvu du brevet de lieutenant, lorsqu’il passa sur la Dobryna. C’était à bord de cette goélette que le comte Timascheff naviguait la plus grande partie de l’année, parcourant la Méditerranée pendant l’hiver, pendant l’été sillonnant les mers du Nord.

Le lieutenant Procope était un homme très instruit, même en dehors des choses de son métier. Il faisait honneur au comte Timascheff et à lui-même, ayant acquis une instruction digne de celui qui l’avait fait élever. La Dobryna ne pouvait être entre des mains meilleures. En outre, son équipage était excellent. Il se composait du mécanicien Tiglew, des quatre matelots Niegoch, Tolstoy, Etkef, Panofka, du cuisinier Mochel, tous fils de tenanciers du comte Timascheff, qui continuait sur mer les traditions des grandes familles russes. Ces marins ne s’inquiétaient pas autrement du trouble apporté à l’ordre physique, du moment que leur ancien maître partageait leur destinée. Quant au lieutenant Procope, il était fort inquiet et savait bien qu’au fond le comte Timascheff éprouvait la même inquiétude.

La Dobryna courait donc dans l’est, mue par ses voiles et sa vapeur, car le vent était favorable, et elle aurait certainement marché avec une vitesse de onze nœuds à l’heure, si les hautes lames n’eussent à chaque moment «cassé» cette vitesse.

En effet, bien que le vent, qui soufflait de l’ouest – maintenant le nouvel est –, ne fût qu’à l’état de belle brise, la mer était, sinon très forte, du moins soumise à des dénivellations considérables. Et cela se comprenait. Les molécules liquides, moins pesantes, grâce à la moindre attraction de la masse terrestre, s’élevaient, par un simple effet d’oscillation, à des hauteurs énormes. De son temps, Arago, qui ramenait au chiffre maximum de sept à huit mètres l’élévation possible des plus hautes lames, eût été singulièrement surpris en les voyant portées jusqu’à cinquante et soixante pieds. Et ce n’étaient point de ces lames déferlantes qui rebondissent après s’être entrechoquées, mais de longues ondulations, et elles imprimaient parfois à la goélette des différences de niveau de vingt mètres. La Dobryna, moins lourde aussi, depuis la décroissance de l’attraction, s’enlevait avec plus de facilité et, franchement, si le capitaine Servadac eût été sujet au mal de mer, il aurait été bien malade dans de telles conditions!

Cependant, ces dénivellations ne se produisaient pas brusquement, car elles n’étaient dues qu’à une sorte de houle très allongée. Aussi, la goélette ne fatiguait pas plus, en somme, que si elle eût été soumise à l’action des lames ordinairement si courtes et si dures de la Méditerranée. Le seul inconvénient du nouvel état de choses était surtout une diminution de la vitesse normale de l’embarcation.

La Dobryna suivait, à une distance de deux à trois kilomètres environ, la ligne qu’aurait dû occuper le littoral algérien. Il n’y avait aucune apparence de terre dans le sud. Bien que le lieutenant Procope ne fût plus à même de relever la situation de la goélette par l’observation des planètes, dont les positions respectives étaient troublées, et quoiqu’il ne pût faire son point, c’est-à-dire obtenir sa longitude et sa latitude en calculant la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon, puisque le résultat de son calcul n’aurait pu être reporté utilement sur des cartes établies avant le nouveau système cosmographique, cependant, la route de la Dobryna pouvait être relevée d’une manière assez approximative. D’une part, l’estime du chemin parcouru obtenue au moyen du loch, de l’autre, la direction exactement indiquée par la boussole étaient suffisantes pour cette petite navigation.

Il faut dire que, très heureusement, la boussole n’avait été ni troublée ni affolée, même un seul instant. Les phénomènes cosmiques n’avaient eu aucune influence sur l’aiguille aimantée, qui marquait toujours le nord magnétique dans ces parages, à vingt-deux degrés environ du nord du monde. Si donc l’est et l’ouest s’étaient substitués l’un à l’autre, en ce sens que le soleil se levait à l’occident et se couchait à l’orient, le nord et le sud avaient immuablement gardé leur position dans l’ordre des points cardinaux. On pouvait donc s’en rapporter aux indications de la boussole et du loch, à défaut du sextant, dont l’usage était impossible, – du moins provisoirement.

Pendant ce premier jour d’exploration, le lieutenant Procope, plus instruit en ces matières que l’officier d’état-major, lui expliqua ces différentes particularités en présence du comte Timascheff. Il parlait parfaitement français, comme la plupart des Russes. La conversation avait naturellement porté sur ces phénomènes, dont la cause échappait encore au lieutenant Procope tout aussi bien qu’au capitaine Servadac. Or, précisément et dès le début, il fut question du nouvel orbe que traçait le globe terrestre à travers le monde solaire depuis le 1er janvier.

«Il est évident, capitaine, dit le lieutenant Procope, que la terre ne suit plus sa route habituelle autour du soleil, dont une cause inconnue l’a singulièrement rapprochée!

– Je n’en suis que trop certain, répondit le capitaine Servadac, et la question, maintenant, est de savoir si, après avoir coupé l’orbite de Vénus, nous n’irons pas couper l’orbite de Mercure!…

– Pour tomber, en fin de compte, et nous anéantir sur le soleil, ajouta le comte Timascheff.

– Ce serait alors une chute, et une chute terrible! s’écria le capitaine Servadac.

– Non, répondit le lieutenant Procope, je crois pouvoir affirmer que ce n’est pas une chute dont la terre est menacée en ce moment! Elle ne se précipite pas vers le soleil, et c’est incontestablement une nouvelle trajectoire qu’elle décrit autour de lui.

– As-tu donc une preuve à l’appui de cette hypothèse? demanda le comte Timascheff.

– Oui, père, répondit le lieutenant Procope, et une preuve qui te convaincra. En effet, si c’était une chute que subissait le globe terrestre, la catastrophe finale se produirait à bref délai, et nous serions extrêmement rapprochés déjà de notre centre attractif. Si c’était une chute, c’est que la vitesse tangentielle, qui, combinée avec l’action solaire, fait circuler les planètes suivant des ellipses, aurait été subitement anéantie, et, dans ce cas, la terre ne mettrait que soixante-quatre jours et demi à tomber sur le soleil.

– Et vous en concluez?… demanda le capitaine Servadac.

– Qu’il n’y a pas chute, répondit le lieutenant Procope. En effet, voilà plus d’un mois déjà que son orbite a été modifiée, et, cependant, c’est à peine si le globe terrestre a dépassé celle de Vénus. Il ne s’est donc rapproché du soleil, dans ce laps de temps, que de onze millions de lieues sur trente-huit millions que mesure le rayon terrestre. Donc, nous avons le droit d’affirmer que ce n’est point une chute que subit la terre. C’est là une circonstance très heureuse. D’ailleurs, j’ai lieu de croire que nous commençons à nous éloigner du soleil, car la température a progressivement diminué, et la chaleur n’est pas plus forte maintenant à la surface de l’île Gourbi qu’elle ne le serait en Algérie, si l’Algérie se trouvait encore située sur le trente-sixième parallèle.

– Vous devez avoir raison dans vos déductions, lieutenant, répondit le capitaine Servadac. Non. La terre n’est pas précipitée sur le soleil, et elle gravite encore autour de lui.

– Mais il est non moins évident, répondit le lieutenant Procope, que, par suite du cataclysme dont nous cherchons vainement la cause, la Méditerranée, comme le littoral africain, a été brusquement reportée sous la zone équatoriale.

– S’il y a encore un littoral africain, dit le capitaine Servadac.

– Et une Méditerranée», ajouta le comte Timascheff.

Autant de questions à résoudre. En tout cas, il paraissait certain que, à cette époque, la terre s’éloignait peu à peu du soleil, et qu’une chute à la surface de ce centre attractif n’était plus à craindre.

Mais que restait-il de ce continent africain dont la goélette cherchait à retrouver au moins les débris?

Vingt-quatre heures après avoir quitté l’île, la Dobryna avait évidemment passé devant les points qu’auraient dû occuper, sur la côte algérienne, Tenez, Cherchell, Koleah, Sidi-Ferruch. Cependant, pas une de ces villes n’avait apparu dans le champ des lunettes. La mer s’étendait à l’infini, là où le continent aurait dû arrêter ses flots.

Le lieutenant Procope n’avait pu se tromper, cependant, sur la direction qu’il avait donnée à la Dobryna. En tenant compte des indications de la boussole, de l’orientation assez constante des vents, de la vitesse de la goélette, relevée au loch, en même temps que du parcours effectué, ce jour-là, à la date du a février, il pouvait se dire par 36° 47’ de latitude et 0° 44’ de longitude, c’est-à-dire à la place qu’aurait dû occuper la capitale de l’Algérie.

Et Alger, aussi bien que Tenez, Cherchell, Koleah, Sidi-Ferruch, s’était abîmée dans les profondeurs du globe.

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Le capitaine Servadac, sourcils froncés, dents serrées, regardait d’un œil farouche l’immense mer, qui s’étendait au-delà d’un horizon sans bornes. Tous les souvenirs de sa vie lui revenaient. Son cœur battait à se rompre. Dans cette ville d’Alger, où il avait vécu pendant plusieurs années, il revoyait ses camarades, ses amis qui n’étaient plus. Sa pensée se reportait sur son pays, sur la France. Il se demandait si l’épouvantable cataclysme n’avait pas poussé jusque-là ses ravages. Puis, il essayait de chercher, sous ces eaux profondes, quelques traces de la capitale engloutie.

«Non! s’écriait-il. Une telle catastrophe est impossible! Une ville ne disparaît pas ainsi tout entière! On en retrouverait des épaves! Les hauts sommets auraient émergé! De la Casbah, du fort l’Empereur, bâti à cent cinquante mètres de hauteur, il resterait au moins quelques portions au-dessus des flots, et, à moins que toute l’Afrique ne soit descendue dans les entrailles du globe, il faut bien que nous en retrouvions les vestiges!»

C’était, en effet, une circonstance fort extraordinaire, que pas une épave ne flottât à la surface de la mer, pas un seul de ces arbres brisés dont les branches auraient dû aller en dérive, pas une planche de ces bâtiments mouillés dans la magnifique baie, large de vingt kilomètres, qui s’ouvrait, un mois auparavant, entre le cap Matifou et la pointe Pescade.

Mais, si le regard s’arrêtait à la surface de ces eaux, ne pouvait-on les interroger avec la sonde et tenter de ramener quelque épave de la ville si étrangement disparue?

Le comte Timascheff, ne voulant pas qu’un doute pût exister dans l’esprit du capitaine Servadac, donna l’ordre de sonder. Le plomb de sonde fut garni de suif et envoyé par le fond.

A l’extrême surprise de tous, et plus particulièrement à l’extrême étonnement du lieutenant Procope, la sonde indiqua une cote de nivellement presque constante, à quatre ou cinq brasses seulement au-dessous de la surface de la mer. Cette sonde fut promenée pendant deux heures sur un large espace, et elle n’accusa jamais ces différences de niveau qu’aurait dû présenter une ville telle qu’Alger, bâtie en amphithéâtre. Fallait-il donc admettre que, la catastrophe produite, les eaux eussent nivelé tout cet emplacement de la capitale algérienne?

C’était bien invraisemblable.

Quant au fond de la mer, il ne se composait ni de roches, ni de vase, ni de sable, ni de coquille. Le plomb ne ramena qu’une sorte de poussière métallique, remarquable par ses irisations dorées, mais dont il fut impossible de déterminer la nature. Ce n’était pas, à coup sûr, ce que les sondes rapportaient habituellement du fond méditerranéen.

«Vous le voyez, lieutenant! dit Hector Servadac. Nous sommes plus loin de la côte algérienne que vous ne le supposiez.

– Si nous en étions plus loin, répondit le lieutenant Procope en secouant la tête, nous n’aurions pas seulement cinq brasses de profondeur, mais deux ou trois cents!

– Alors?… demanda le comte Timascheff.

– Je ne sais que penser.

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– Monsieur le comte, dit le capitaine Servadac, je vous le demande en grâce, poussons une pointe au sud, et voyons si nous ne trouverons pas plus loin ce que nous cherchons vainement ici!»

Le comte Timascheff conféra avec le lieutenant Procope, et, le temps étant maniable, il fut convenu que, pendant trente-six heures encore, la Dobryna descendrait vers le sud.

Hector Servadac remercia son hôte, et la route nouvelle fut donnée au timonier.

Pendant trente-six heures, c’est-à-dire jusqu’au 4 février, l’exploration de cette mer fut faite avec le soin le plus scrupuleux. On ne se contenta pas d’envoyer sous ces eaux suspectes la sonde, qui accusa partout un fond plat par quatre et cinq brasses, mais ce fond fut raclé avec des dragues de fer, et ces dragues ne rencontrèrent jamais ni une pierre taillée, ni un débris de métal, ni un morceau de branche brisée, ni même une seule de ces hydrophytes ou de ces zoophytes dont est ordinairement semé le sol des mers. Quel fond s’était donc ainsi substitué à l’ancien fond méditerranéen?

La Dobryna descendit jusqu’au trente-sixième degré de latitude. En relevant les terres portées sur les cartes du bord, il fut constant qu’elle naviguait là où devait jadis s’étendre le Sahel, massif qui sépare de la mer la riche plaine de la Mitidja, là où dominait autrefois le point culminant de la Bouzaréah, à une hauteur de quatre cents mètres! Et cependant, même après l’engloutissement des terres environnantes, ce sommet aurait dû encore apparaître comme un îlot au-dessus de cet océan!

La Dobryna, descendant toujours, alla plus loin que Douera, la principale bourgade du Sahel, plus loin que Boufarick, la ville aux larges rues ombragées de platanes, plus loin que Blidah, dont on n’aperçut pas même le fort, qui surpassait l’Oued-el-Kebir de quatre cents mètres!

Le lieutenant Procope, craignant de s’aventurer plus au loin sur cette mer absolument inconnue, demanda alors à revenir vers le nord ou l’est, mais, sur les instances du capitaine Servadac, la Dobryna s’enfonça de plus en plus dans le sud.

L’exploration fut donc prolongée jusqu’à ces montagnes de la Mouzaïa, aux grottes légendaires, que fréquentaient autrefois les Kabyles, que boisaient les caroubiers, les micocouliers et les chênes de toute espèce, qu’habitaient les lions, les hyènes et les chacals!… Leur plus haut sommet, qui se dressait, six semaines auparavant, entre le Bou-Roumi et la Chiffa, aurait dû émerger à une hauteur considérable au-dessus des flots, puisque son altitude dépassait seize cents mètres!… On ne vit rien, ni à cette place ni à l’horizon sur lequel se confondaient le ciel et la mer!

Il fallut enfin revenir au nord, et la Dobryna, virant cap pour cap, se retrouva dans les eaux de l’ancienne Méditerranée, sans avoir retrouvé aucun vestige de ce qui constituait autrefois la province d’Alger.

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1 Les plus hautes montagnes de la terre n’ont que la 740e partie de son rayon.