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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre I-III)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

Les îles Kerguelen.

 

ersonne n’ajoutera foi, sans doute, à ce récit intitulé Le Sphinx des Glaces. N’importe, il est bon, à mon avis, qu’il soit livré au public. Libre à lui d’y croire ou de n’y point croire.

Il serait difficile, pour le début de ces merveilleuses et terribles aventures, d’imaginer un lieu mieux approprié que les îles de la Désolation – nom qui leur fut donné, en 1779, par le capitaine Cook. Eh bien, après ce que j’en ai vu pendant un séjour de quelques semaines, je puis affirmer qu’elles méritent l’appellation lamentable qui leur vient du célèbre navigateur anglais. Îles de la Désolation, cela dit tout.

Je sais que l’on tient, dans les nomenclatures géographiques, au nom de Kerguelen, généralement adopté pour ce groupe situé par 49° 54’ de latitude sud et 69° 6’ de longitude est. Ce qui le justifie, c’est que, dès l’année 1772, le baron français Kerguelen fut le premier à signaler ces îles dans la partie méridionale de l’océan Indien. En effet, lors de ce voyage, le chef d’escadre avait cru découvrir un continent nouveau sur la limite des mers antarctiques; mais, au cours d’une seconde expédition, il dut reconnaître son erreur. Il n’y avait là qu’un archipel. Que l’on veuille bien s’en rapporter à moi, Îles de la Désolation est le seul nom qui convienne à ce groupe de trois cents îles ou îlots, au milieu de ces immenses solitudes océaniques que troublent presque incessamment les grandes tempêtes australes.

Cependant le groupe est habité, et même, à la date du 2 août 1839, depuis deux mois, grâce à ma présence à Christmas-Harbour, le nombre des quelques Européens et Américains qui formaient le principal noyau de la population kergueléenne s’était accru d’une unité. Il est vrai, je n’attendais plus que l’occasion de le quitter, ayant achevé les études géologiques et minéralogiques qui m’y avaient conduit pendant ce voyage.

Ce port de Christmas appartient à la plus importante des îles de cet archipel dont la superficie mesure quatre mille cinq cents kilomètres carrés, – soit la moitié de celle de la Corse. Il est assez sûr, d’accès franc et facile. Les bâtiments peuvent y mouiller par quatre brasses d’eau. Après avoir doublé, au nord, le cap François que le Table-Mount domine de douze cents pieds, regardez à travers l’arcade de basalte, largement évidée à sa pointe. Vous apercevrez une étroite baie, couverte par des îlots contre les furieux vents de l’est et de l’ouest. Au fond se découpe Christmas-Harbour. Que votre navire y donne directement en se tenant sur tribord. Lorsqu’il sera rendu à son poste de mouillage, il pourra rester sur une seule ancre, avec facilité d’évitage, tant que la baie ne sera pas prise par les glaces.

D’ailleurs, les Kerguelen possèdent d’autres fiords, et par centaines. Leurs côtes sont déchiquetées, effilochées comme le bas de jupe d’une pauvresse, surtout la partie comprise entre le nord et le sud-est. Les îlets et les îlots y fourmillent. Le sol, d’origine volcanique, se compose de quartz, mélangé d’une pierre bleuâtre. L’été venu, il y pousse des mousses verdoyantes, des lichens grisâtres, diverses plantes phanérogames, de rudes et solides saxifrages. Un seul arbuste y végète, une espèce de chou d’un goût très âcre, qu’on chercherait vainement en d’autres pays.

Ce sont bien là les surfaces qui conviennent, dans leurs rookerys, à l’habitat des pingouins royaux ou autres, dont les bandes innombrables peuplent ces parages. Vêtus de jaune et de blanc, la tête rejetée en arrière, leurs ailes figurant les manches d’une robe, ces stupides volatiles ressemblent de loin à une file de moines processionnant le long des grèves.

Ajoutons que les Kerguelen offrent de multiples refuges aux veaux marins à fourrure, aux phoques à trompe, aux éléphants de mer. La chasse ou la pêche de ces amphibies, assez fructueuses, peuvent alimenter un certain commerce qui attirait alors de nombreux navires.

Ce jour-là, je me promenais sur le port, lorsque mon aubergiste m’accosta et me dit:

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«A moins que je ne me trompe, le temps commence à vous paraître long, monsieur Jeorling?»

C’était un gros et grand Américain, installé depuis une vingtaine d’années à Christmas-Harbour, et qui tenait l’unique auberge du port.

«Long, en effet, vous répondrai-je, maître Atkins, à la condition que vous ne serez pas blessé de ma réponse.

– En aucune façon, répliqua le brave homme. Vous imaginez bien que je suis fait à ces réparties-là comme les roches du cap François aux houles du large.

– Et vous y résistez comme lui…

– Sans doute! Du jour où vous avez débarqué à Christmas-Harbour, où vous êtes descendu chez Fenimore Atkins, à l’enseigne du Cormoran-Vert, je me suis dit: Dans une quinzaine, si ce n’est dans la huitaine, mon hôte en aura assez, et regrettera d’avoir débarqué aux Kerguelen…

– Non, maître Atkins, et je ne regrette jamais rien de ce que j’ai fait!

– Bonne habitude, monsieur!

– D’ailleurs, à parcourir ce groupe, j’ai gagné d’y observer des choses curieuses. J’ai traversé ses vastes plaines ondulées, coupées de tourbières, tapissées de mousses dures, et j’en rapporterai de curieux échantillons minéralogiques et géologiques. J’ai pris part à vos pêches de veaux marins et de phoques. J’ai visité vos rookerys où les pingouins et les albatros vivent en bons camarades, et cela m’a semblé digne d’observation. Vous m’avez servi, de temps en temps, du pétrel-balthazard, assaisonné de votre main, et qui est très acceptable quand on est doué d’un bel appétit. Enfin j’ai trouvé un excellent accueil au Cormoran-Vert, et je vous en suis fort reconnaissant… Mais, si je sais compter, voici deux mois que le trois-mâts chilien Pênas m’a déposé à Christmas-Harbour, en plein hiver…

– Et vous avez envie, s’écria l’aubergiste, de retourner dans votre pays, qui est le mien, monsieur Jeorling, de regagner le Connecticut, de revoir Hartford, notre capitale…

– Sans doute, maître Atkins, car depuis trois ans bientôt je cours le monde… Il faudra bien s’arrêter un jour ou l’autre… prendre racine…

– Eh! eh! quand on a pris racine, répliqua l’Américain en clignant de l’œil, on finit par pousser des branches!

– Très juste! maître Atkins. Toutefois comme je n’ai plus de famille, il est très probable que je clôturerai la lignée de mes ancêtres! Ce n’est pas à quarante ans que la fantaisie me viendra de pousser des branches, ainsi que vous l’avez fait, mon cher hôtelier, car vous êtes un arbre, vous, et un bel arbre…

– Un chêne, – et même un chêne vert, si vous le voulez bien, monsieur Jeorling.

– Et vous avez eu raison d’obéir aux lois de la nature! Or, si la nature nous a donné des jambes pour marcher…

– Elle nous a donné aussi de quoi nous asseoir! répartit en riant d’un gros rire Fenimore Atkins. C’est pourquoi je suis confortablement assis à Christmas-Harbour. Ma commère Betsey m’a gratifié d’une dizaine d’enfants, qui me gratifieront de petits-enfants à leur tour, lesquels me grimperont aux mollets comme de jeunes chats.

– Vous ne retournerez jamais au pays natal?…

– Qu’y ferais-je, monsieur Jeorling, et qu’y aurais-je fait ?… De la misère!… Au contraire, ici, dans ces Îles de la Désolation, où je n’ai jamais eu l’occasion de me désoler, l’aisance est venue pour moi et les miens.

– Sans doute, maître Atkins, et je vous en félicite, puisque vous êtes heureux… Toutefois il n’est pas impossible que le désir vous attrape un jour…

– De me déplanter, monsieur Jeorling!… Allons donc!… Un chêne, vous ai-je dit, et essayez donc de déplanter un chêne, lorsqu’il s’est enraciné jusqu’à mitrons dans la silice des Kerguelen!»

Il faisait plaisir à entendre, ce digne Américain, si complètement acclimaté sur cet archipel, si vigoureusement trempé dans les rudes intempéries de son climat. Il vivait là, avec sa famille, comme les pingouins dans leurs rookerys, – la mère, une vaillante matrone, les fils, tous solides, en florissante santé, ignorant les angines ou les dilatations de l’estomac. Les affaires marchaient. Le Cormoran-Vert, convenablement achalandé, avait la pratique de tous les navires, baleiniers et autres, qui relâchaient aux Kerguelen. Il les fournissait de suifs, de graisses, de goudron, de brai, d’épices, de sucre, de thé, de conservés, de whisky, de gin, de brandevin. On eût vainement cherché une seconde auberge à Christmas-Harbour. Quant aux fils de Fenimore Atkins, ils étaient charpentiers, voiliers, pêcheurs, et chassaient les amphibies au fond de toutes les passes durant la saison chaude. C’étaient de braves gens, qui avaient, sans tant d’ambages, obéi à leur destinée…

«Enfin, maître Atkins, pour conclure, déclarai-je, je suis enchanté d’être venu aux Kerguelen, et j’en emporterai un bon souvenir… Pourtant, je ne serais pas fâché de reprendre la mer…

– Allons, monsieur Jeorling, un peu de patience! me dit ce philosophe. Il ne faut jamais désirer ni hâter l’heure d’une séparation. N’oubliez pas, d’ailleurs, que les beaux jours ne tarderont pas à revenir… Dans cinq ou six semaines…

– En attendant, me suis-je écrié, les monts et les plaines, les roches et les grèves, sont couverts d’une épaisse couche de neige, et le soleil n’a pas la force de dissoudre les brumes de l’horizon…

– Par exemple, monsieur Jeorling! On voit déjà percer le gazon sauvage sous la chemise blanche!… Regardez bien…

– A la loupe, alors!… Entre nous, Atkins, oseriez-vous prétendre que les glaces n’embâclent pas encore vos baies, en ce mois d’août, qui est le février de notre hémisphère nord?…

– J’en conviens, monsieur Jeorling. Mais, patience, je vous le répète!… L’hiver a été doux, cette année… Les bâtiments vont se montrer au large, dans l’est ou dans l’ouest, car la saison de pêche est prochaine.

– Le Ciel vous entende, maître Atkins, et puisse-t-il guider à bon port le navire qui ne saurait tarder… la goélette Halbrane!…

– Capitaine Len Guy, répliqua l’aubergiste. C’est un fier marin, quoique Anglais – il y a des braves gens partout –, et qui s’approvisionne au Cormoran-Vert.

– Vous pensez que l’Halbrane…

– Sera signalée avant huit jours par le travers du cap François, monsieur Jeorling, ou bien, alors, c’est qu’il n’y aurait plus de capitaine Len Guy, et s’il n’y avait plus de capitaine Len Guy, c’est que l’Halbrane aurait sombré sous voiles entre les Kerguelen et le cap de Bonne-Espérance!»

Là-dessus, après un geste superbe, indiquant que pareille éventualité était hors de toute vraisemblance, me quitta maître Fenimore Atkins.

Du reste, j’espérais que les prévisions de mon aubergiste ne tarderaient pas à se réaliser, car le temps me durait. A l’en croire, se révélaient déjà les symptômes de la belle saison – belle pour ces parages s’entend. Que le gisement de l’île principale soit à peu près le même en latitude que celui de Paris en Europe et de Québec au Canada, soit! Mais c’est de l’hémisphère méridional qu’il s’agit, et, on ne l’ignore pas, grâce à l’orbe elliptique que décrit la terre et dont le soleil occupe un des foyers, cet hémisphère est plus froid en hiver que l’hémisphère septentrional, et aussi plus chaud que lui en été. Ce qui est certain, c’est que la période hivernale est terrible aux Kerguelen à cause des tempêtes, et que la mer s’y prend pendant plusieurs mois, bien que la température n’y soit pas d’une rigueur extraordinaire, – étant en moyenne de deux degrés centigrades pour l’hiver, et de sept pour l’été, comme aux Falklands ou au cap Horn.

Il va sans dire que, durant cette période, Christmas-Harbour et les autres ports n’abritent plus un seul bâtiment. A l’époque dont je parle, les steamers étaient rares encore. Quant aux voiliers, soucieux de ne point se laisser bloquer par les glaces, ils allaient chercher les ports de l’Amérique du Sud, à la côte occidentale du Chili, ou ceux de l’Afrique, – plus généralement Cape-Town du cap de Bonne-Espérance. Quelques chaloupes, les unes prises dans les eaux solidifiées, les autres gîtées sur les grèves et engivrées jusqu’à la pomme de leur mât, c’était tout ce qu’offrait à mes regards la surface de Christmas-Harbour.

Cependant, si les différences de température ne sont pas considérables aux Kerguelen, le climat y est humide et froid. Très fréquemment, surtout dans la partie occidentale, le groupe reçoit l’assaut des bourrasques du nord ou de l’ouest, mêlées de grêle et de pluies. Vers l’est, le ciel est plus clair, bien que la lumière y soit à demi voilée, et, de ce côté, la limite des neiges sur les croupes montagneuses se tient à cinquante toises au-dessus de la mer.

Donc, après les deux mois que je venais de passer dans l’archipel des Kerguelen, je n’attendais plus que l’occasion d’en repartir à bord de la goélette Halbrane, dont mon enthousiaste aubergiste ne cessait de me vanter les qualités au double point de vue sociable et maritime.

«Vous ne sauriez trouver mieux! me répétait-il matin et soir. De tous les capitaines au long cours de la marine anglaise, pas un n’est comparable à mon ami Len Guy, ni pour l’audace, ni pour l’acquis du métier!… S’il se montrait plus causeur, plus communicatif, il serait parfait!»

Aussi avais-je résolu de m’en tenir aux recommandations de maître Atkins. Mon passage serait retenu dès que la goélette aurait mouillé à Christmas-Harbour. Après une relâche de six à sept jours, elle reprendrait la mer, le cap sur Tristan d’Acunha, où elle portait un chargement de minerai d’étain et de cuivre.

Mon projet était de rester quelques semaines de la belle saison dans cette dernière île. De là, je comptais repartir pour le Connecticut. Cependant je n’oubliais pas de réserver la part qui revient au hasard dans les propositions humaines, car il est sage, comme l’a dit Edgar Poe, de toujours «calculer avec l’imprévu, l’inattendu, l’inconcevable, que les faits collatéraux, contingents, fortuits, accidentels, méritent d’obtenir une très large part, et que le hasard doit incessamment être la matière d’un calcul rigoureux.»

Et si je cite notre grand auteur américain, c’est que, quoique je sois un esprit très pratique, d’un caractère très sérieux, d’une nature peu imaginative, je n’en admire pas moins ce génial poète des étrangetés humaines.

Du reste, pour en revenir à l’Halbrane, ou plutôt aux occasions qui me seraient offertes de m’embarquer à Christmas-Harbour, je n’avais à craindre aucune déconvenue. A cette époque, les Kerguelen étaient annuellement visitées par quantité de navires – au moins cinq cents. La pêche des cétacés donnait de fructueux résultats, et on jugera par ce fait qu’un éléphant de mer peut fournir une tonne d’huile, c’est-à-dire un rendement égal à celui de mille pingouins. Il est vrai, depuis ces dernières années, les bâtiments ne sont plus qu’une douzaine à rallier cet archipel, tant la destruction abusive des cétacés en a réduit le chiffre.

Donc, aucune inquiétude à concevoir sur les facilités qui me seraient offertes de quitter Christmas-Harbour, quand bien même, l’Halbrane manquant à son rendez-vous, le capitaine Len Guy ne viendrait pas serrer la main de son compère Atkins.

Chaque jour, je me promenais aux environs du port. Le soleil commençait à prendre de la force. Les roches, terrasses ou colonnades volcaniques, se déshabillaient peu à peu de leur blanche toilette d’hiver. Sur les grèves, à l’aplomb des falaises basaltiques, naissait une mousse de couleur vineuse, et, au large, serpentaient des rubans de ces longues algues de cinquante à soixante yards. En plaine, vers le fond de la baie, quelques graminées levaient leur pointe timide – entre autres le phanérogame lyella, qui est d’origine andine, puis ceux que produit la flore de la terre fuégienne, et aussi l’unique arbuste de ce sol, dont j’ai parlé, ce chou gigantesque, si précieux par ses vertus antiscorbutiques.

En ce qui concerne les mammifères terrestres – car les mammifères marins pullulent dans ces parages –, je n’en avais pas rencontré un seul, non plus que batraciens ou reptiles. Quelques insectes uniquement – papillons ou autres –, et encore n’ont-ils point d’ailes, pour cette raison que, avant qu’ils pussent s’en servir, les courants atmosphériques les emporteraient à la surface des lames roulantes de ces mers.

Une ou deux fois, j’avais embarqué sur une de ces chaloupes solides sur lesquelles les pêcheurs affrontent les coups de vent qui battent comme des catapultes les roches de Kerguelen. Avec ces bateaux-là, on pourrait tenter la traversée de Cape-Town, et atteindre ce port, si on y mettait le temps. Que l’on se rassure, mon intention n’était point de quitter Christmas-Harbour dans ces conditions… Non! «j’espérais» la goélette Halbrane, et la goélette Halbrane ne pouvait tarder.

Au cours de ces promenades d’une baie à l’autre, j’avais curieusement saisi les divers aspects de cette côte tourmentée, de cette ossature bizarre, prodigieuse, toute de formation ignée, qui trouait le suaire blanc de l’hiver et laissait passer les membres bleuâtres de son squelette…

Quelle impatience me prenait, parfois, malgré les sages conseils de mon aubergiste, si heureux de son existence dans sa maison de Christmas-Harbour! C’est qu’ils sont rares, en ce monde, ceux que la pratique de la vie a rendus philosophes. D’ailleurs, chez Fenimore Atkins, le système musculaire l’emportait sur le système nerveux. Peut-être aussi possédait-il moins d’intelligence que d’instinct. Ces gens-là sont mieux armés contre les à-coups de la vie, et il est possible, en somme, que leurs chances de rencontrer le bonheur ici-bas soient plus sérieuses.

«Et l’Halbrane?… lui redisais-je chaque matin.

– L’Halbrane, monsieur Jeorling?… me répondait-il d’un ton affirmatif. Bien sûr, elle arrivera aujourd’hui, et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain!… Il y aura certainement un jour, n’est-ce pas, qui sera la veille de celui où le pavillon du capitaine Len Guy se déploiera à l’ouvert de Christmas-Harbour!»

Assurément, afin d’accroître le champ de vue, je n’aurais eu qu’à faire l’ascension du Table-Mount. Pour une altitude de douze cents pieds, on obtient un rayon de trente-quatre à trente-cinq milles, et, même à travers la brume, peut-être la goélette serait-elle aperçue vingt-quatre heures plus tôt? Mais gravir cette montagne, dont la neige boursouflait encore les flancs jusqu’à sa cime, un fou seul y aurait pu songer.

En courant les grèves, il m’arrivait de mettre en fuite nombre d’amphibies, qui plongeaient sous les eaux nouvelles. Les pingouins, impassibles et lourds, ne décampaient point à mon approche. N’était l’air stupide qui les caractérise, on serait tenté de leur adresser la parole, à la condition de parler leur langue criarde et assourdissante. Quant aux pétrels noirs, aux puffins noirs et blancs, aux grèbes, aux sternes, aux macreuses, ils fuyaient à tire d’aile.

Un jour, il me fut donné d’assister au départ d’un albatros, que les pingouins saluèrent de leurs meilleures croasseries, – comme un ami qui, sans doute, les abandonnait pour toujours. Ces puissants volateurs peuvent fournir des étapes de deux cents lieues, sans prendre un moment de repos, et avec une telle rapidité qu’ils franchissent de longs espaces en quelques heures.

Cet albatros, immobile sur une haute roche, à l’extrémité de la baie de Christmas-Harbour, regardait la mer dont le ressac brisait avec violence sur les écueils.

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Soudain, l’oiseau s’éleva d’une large envergure, les pattes repliées, la tête longuement allongée comme une guibre de navire, jetant son cri aigu, et, quelques instants après, réduit à un point noir au milieu des hautes zones, il disparaissait derrière le rideau brumeux du sud.

 

 

Chapitre II

La goélette Halbrane.

 

rois cents tonnes de jauge, une mâture inclinée qui lui permet de pincer le vent, très rapide sous l’allure du plus près, une surface vélique comprenant – au mât de misaine, misaine-goélette, fortune, hunier et perroquet –, au grand mât, brigantine et flèche –, à l’avant, trinquette grand et petit foc –, tel était le schooner attendu à Christmas-Harbour, telle est la goélette Halbrane.

A bord, il y avait un capitaine, un mat ou lieutenant, un bosseman ou maître d’équipage, un coy ou cuisinier, de plus, huit matelots, – au total, douze hommes, ce qui est suffisant pour la manœuvre. Solidement construit, membrure et bordage chevillés en cuivre, largement voilé, les façons d’arrière assez dégagées, ce bâtiment, très marin, très maniable, approprié à la navigation entre les quarantième et soixantième parallèles sud, faisait honneur aux chantiers de Birkenhead.

Ces renseignements m’avaient été donnés par maître Atkins, et avec quel accompagnement d’éloges!

Le capitaine Len Guy, de Liverpool, était, pour les trois cinquièmes, propriétaire de l’Halbrane qu’il commandait depuis six années environ. Il trafiquait dans les mers méridionales de l’Afrique et de l’Amérique, allant d’îles en îles et d’un continent à l’autre. Si sa goélette ne possédait qu’une douzaine d’hommes, c’est qu’elle se consacrait uniquement au commerce. Pour la chasse des amphibies, phoques et veaux marins, il eût fallu un équipage plus nombreux avec les engins, harpons, foënes, lignes, exigés pour ces rudes opérations. J’ajoute qu’au milieu de ces parages peu sûrs, fréquentés à cette époque par des pirates, et aux approches des îles qui doivent être tenues en défiance, une agression n’eût pas pris l’Halbrane au dépourvu: quatre pierriers, une suffisante quantité de boulets et de paquets de mitraille, une soute aux poudres convenablement garnie, des fusils, des pistolets, des carabines accrochés aux râteliers, enfin des filets de bastingage, cela garantissait sa sécurité. En outre, les hommes de quart ne dormaient jamais que d’un œil. Naviguer sur ces mers, sans avoir pris ces précautions, aurait été de rare imprudence.

Ce matin-là, 7 août, encore couché, à demi-sommeillant, je fus tiré de mon lit par la grosse voix de l’aubergiste et par les coups de poing dont il ébranlait ma porte.

«Monsieur Jeorling, êtes-vous réveillé?…

– Sans doute, maître Atkins, et comment ne le serait-on pas avec tout ce tapage! – Qu’y a-t-il?…

– Un navire à six milles au large dans le nord-est, et le cap sur Christmas!…

– Serait-ce l’Halbrane?… m’écriai-je en rejetant vivement mes couvertures.

– Nous le saurons dans quelques heures, monsieur Jeorling. En tout cas, voilà le premier bateau de l’année, et il n’est que juste de lui faire bon accueil.»

Je m’habillai en un tour de main et rejoignis Fenimore Atkins sur le quai, à l’endroit où l’horizon se présentait aux regards sous un angle très ouvert, entre les deux pointes de la baie de Christmas-Harbour.

Le temps était assez clair, le large dégagé des dernières brumes, la mer tranquille sous petite brise. Le ciel, d’ailleurs, grâce aux vents réguliers, est plus lumineux de ce côté des Kerguelen qu’à l’opposé.

Une vingtaine d’habitants – pêcheurs pour la plupart – entouraient maître Atkins, lequel était sans contredit le personnage le plus considérable et le plus considéré de l’archipel, – en conséquence le plus écouté.

Le vent favorisait alors l’entrée de la baie. Mais, la marée étant basse, le navire signalé – un schooner évoluait sans hâte sous ses basses voiles, attendant le plein du flot.

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Le groupe discutait, et, très impatient, je suivais la discussion sans m’y mêler. Les avis étaient partagés et appuyés avec un égal entêtement.

Je dois l’avouer – et cela me chagrinait –, la majorité tenait contre l’opinion que ce schooner fut la goélette Halbrane. Deux ou trois seulement se déclaraient pour l’affirmative, et, avec eux, le maître du Cormoran-Vert.

«C’est l’Halbrane! répétait-il. Le capitaine Len Guy ne pas arriver le premier aux Kerguelen… allons donc!… C’est lui, et j’en suis aussi certain que s’il était là, sa main dans la mienne, et traitant de cent piculs de pommes de terre pour renouveler sa provision!

– Vous avez de la brume dans les paupières, monsieur Atkins! répliqua l’un des pêcheurs.

– Pas tant que toi dans le cerveau! répondit aigrement l’aubergiste.

– Ce bâtiment-là n’a pas la coupe d’un anglais, déclara un autre. Avec son avant effilé et sa tonture accusée, je le croirais de construction américaine.

– Non… c’est un anglais, répartit M. Atkins, et je serais capable de dire de quels chantiers il est sorti… oui… les chantiers de Birkenhead à Liverpool, d’où l’Halbrane a été lancée!

– Point! affirma un vieux marin. Ce schooner-là a été mis sur tains à Baltimore, chez Nipper et Stronge, et ce sont les eaux de la Chesapeake qui ont étrenné sa quille.

– Dis donc les eaux de la Mersey, abominable nigaud! répliqua maître Atkins. Tiens, essuie tes lunettes, et regarde un peu le pavillon qui monte à sa corne.

– Anglais!», s’écria tout le groupe.

Et, en effet, le pavillon du Royaume-Uni venait de déployer son étamine rouge, frappée à l’angle du yacht britannique.

Plus de doute, c’était bien un navire anglais qui se dirigeait vers la passe de Christmas-Harbour. Mais, ce point établi, il ne s’ensuivait pas nécessairement que ce fût la goélette du capitaine Len Guy.

Deux heures après, cela n’aurait pu faire l’objet d’un débat. Avant midi, l’Halbrane avait pris son mouillage par quatre brasses au milieu de Christmas-Harbour.

Grande démonstration – gestes et paroles – de maître Atkins à l’égard du capitaine de l’Halbrane, qui me parut être moins expansif.

Un homme de quarante-cinq ans, complexion sanguine, membrure solide comme celle de sa goélette, tête forte, chevelure déjà grisonnante, yeux noirs dont la prunelle brillait avec des ardeurs de braise sous des sourcils épais, teint hâlé, lèvres serrées qui découvraient une denture fortement emplantée dans des mâchoires puissantes, menton prolongé par la barbiche en gros poils roux, bras et jambes de toute vigueur, tel m’apparut le capitaine Len Guy. Physionomie non pas dure, plutôt impassible, celle d’un individu très renfermé, qui ne livre pas volontiers ses secrets, – ainsi que cela me fut raconté le jour même par quelqu’un de mieux informé que maître Atkins, bien que mon hôtelier se prétendît grand ami du capitaine. La vérité est que personne ne pouvait se flatter d’avoir pénétré cette nature assez rébarbative.

Autant mentionner tout de suite que l’individu auquel j’ai fait allusion était le bosseman de l’Halbrane, un nommé Hurliguerly, natif de l’île de Wight, quarante-quatre ans, moyenne taille, trapu, vigoureux, les bras écartés du corps, les jambes arquées, la tête en boule sur un cou de taureau, la poitrine large à contenir deux paires de poumons – et je me demandai s’il ne les possédait pas, tant il dépensait d’air dans l’acte de la respiration –, toujours soufflant, toujours parlant, l’œil goguenard, la mine rieuse, avec un réseau de rides sous les yeux, produites par l’incessante contraction du grand zygomatique. Notons une boucle – une seule – qui pendait au lobe de son oreille gauche. Quel contraste avec le commandant de la goélette, et comment deux êtres si dissemblables parvenaient-ils à s’entendre! Ils s’entendaient pourtant, puisque, depuis une quinzaine d’années, ils avaient navigué ensemble, – d’abord sur le brick Power, qui avait été remplacé par le schooner Halbrane, six ans avant le début de cette histoire.

Hurliguerly, dès son arrivée, apprit par Fenimore Atkins que, si le capitaine Len Guy y consentait, je prendrais passage à son bord. Aussi fut-ce sans présentation ni préparation que le bosseman s’approcha de moi dans l’après-midi. Il connaissait déjà mon nom et m’accosta en ces termes:

«Monsieur Jeorling, je vous salue.

– Je vous salue de même, mon ami, répondis-je. Que me voulez-vous?…

– Vous offrir mes services…

– Vos services?… A quel propos?…

– A propos de l’intention que vous avez d’embarquer sur l’Halbrane

– Quiêtes-vous?…

– Le bosseman Hurliguerly, ainsi dénommé et porté sur l’état nominatif de l’équipage, et, en outre, le fidèle compagnon du capitaine Len Guy, qui l’écoute volontiers, bien qu’il ait la réputation de n’écouter personne.»

La pensée me vint alors que je ferais bien d’utiliser un homme si prompt à obliger, lequel ne paraissait pas le moins du monde douter de son influence sur le capitaine Len Guy.

Je répondis donc:

«Eh bien, mon ami, causons, si vos fonctions ne vous réclament pas en ce moment…

– J’ai deux heures devant moi, monsieur Jeorling. D’ailleurs, peu de travail aujourd’hui. Demain, quelques marchandises à débarquer, quelques provisions à renouveler… Tout cela, c’est temps de repos pour l’équipage… Si vous êtes libre… comme je le suis…»

Et ce disant, il agitait sa main vers le fond du port dans une direction qui lui était familière.

«Ne sommes-nous pas bien ici pour causer?… observai-je en le retenant.

– Causer, monsieur Jeorling, causer debout… et le gosier sec… lorsqu’il est si facile de s’asseoir dans un coin du Cormoran-Vert, devant deux tasses de thé au whisky…

– Je ne bois point, bosseman.

– Soit… je boirai pour nous deux. Oh! ne croyez pas que vous ayez affaire à un ivrogne!… Non!…Jamais plus qu’il ne faut, mais autant qu’il faut!»

Je suivis ce marin évidemment habitué à nager dans les eaux des cabarets. Et, tandis que maître Atkins s’occupait, sur le pont de la goélette, à débattre ses prix d’achats et de ventes, nous prîmes place dans la grande salle de son auberge. Tout d’abord, je dis au bosseman:

«C’est précisément sur Atkins que je comptais pour me mettre en rapport avec le capitaine Len Guy, car il le connaît très particulièrement… si je ne me trompe…

– Peuh! fit Hurliguerly. Fenimore Atkins est un brave homme, et il a l’estime du capitaine. En somme, il ne me vaut pas!… Laissez-moi me démarcher, monsieur Jeorling…

– Est-ce donc une affaire si difficile à traiter, bosseman, et n’y a-t-il pas une cabine de libre à bord de l’Halbrane?… La plus petite me conviendra, et je paierai…

– Très bien, monsieur Jeorling! Il y a une cabine, en abord du rouf, qui n’a jamais servi à personne, et puisque vous ne regardez pas à vider votre poche, si cela est nécessaire… Toutefois – entre nous –, il convient d’être plus malin que vous ne le pensez et que ne l’est mon vieil Atkins pour décider le capitaine Len Guy à prendre un passager!… Oui! ce n’est pas trop de toute la malice du bon garçon qui est en train de boire à votre santé, en regrettant que vous ne lui rendiez pas la pareille!»

Et de quel dardement de l’œil droit, tandis qu’il fermait l’œil gauche, Hurliguerly accompagna cette déclaration! Il semblait que toute la vivacité que possédaient ses deux yeux eût passé à travers la prunelle d’un seul! Inutile d’ajouter que la queue de cette belle phrase se noya dans un verre de whisky, dont le bosseman n’en était pas à apprécier l’excellence, puisque le Cormoran-Vert ne se fournissait qu’à la cambuse de l’Halbrane.

Puis, ce diable d’homme tira de sa veste une pipe noire et courte, la bourra, la couronna d’un capuchon de tabac, l’alluma, après l’avoir fortement implantée dans l’interstice de deux molaires au coin de sa bouche, et il s’entourbillonna d’une telle fumée, comme un steamer en pleine chauffe, que sa tête disparaissait derrière un nuage grisâtre.

«Monsieur Hurliguerly?… dis-je.

– Monsieur Jeorling…

– Pourquoi votre capitaine répugnerait-il à m’accepter?…

– Parce que ce n’est pas dans ses idées de prendre des passagers à son bord, et jusqu’ici il a toujours refusé les propositions de ce genre.

– Quelle raison, je vous le demande…

– Eh! parce qu’il veut n’être point embarrassé dans ses allures, aller où il lui plaît, rebrousser chemin pour peu que cela lui convienne, au nord ou au sud, au couchant ou au levant, sans en donner de motifs à personne! Ces mers du sud, il ne les quitte jamais, monsieur Jeorling, et voilà belles années que nous les courons ensemble entre l’Australie à l’est et l’Amérique à l’ouest, allant d’Hobart-Town aux Kerguelen, à Tristan d’Acunha, aux Falklands, ne relâchant que le temps de vendre notre cargaison, quelquefois pointant jusqu’à la mer antarctique. Dans ces conditions, vous le comprenez, un passager pourrait être gênant, et, d’ailleurs, lequel voudrait embarquer sur l’Halbrane, puisqu’elle n’aime pas à taquiner la brise, et va un peu où le vent la pousse!»

Je me demandai si le bosseman ne cherchait point à faire de sa goélette un bâtiment mystérieux, naviguant au hasard, ne s’arrêtant guère en ses relâches, une sorte de navire errant des hautes latitudes, sous le commandement d’un capitaine fantasmatique. Quoi qu’il en soit, je lui dis:

«Enfin l’Halbrane va quitter les Kerguelen dans quatre ou cinq jours?…

– Sûr…

– Et, cette fois, elle mettra le cap à l’ouest pour gagner Tristan d’Acunha?…

– Probable.

– Eh bien, bosseman, cette probabilité me suffira, et, puisque vous m’offrez vos bons offices, décidez le capitaine Len Guy à m’accepter comme passager…

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– C’est comme si c’était fait!

– A merveille, Hurliguerly, et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.

– Eh! monsieur Jeorling, répliqua ce singulier maître d’équipage, en secouant la tête comme s’il fût sorti de l’eau, je n’ai jamais à me repentir de rien, et je sais bien qu’en vous rendant service, je ne m’en repentirai point. Maintenant, si vous le permettez, je vais prendre congé de vous, sans même attendre le retour de l’ami Atkins, et regagner mon bord.»

Après avoir vidé d’un coup son dernier verre de whisky – je crus que le verre allait disparaître dans le gosier avec la liqueur –, Hurliguerly m’adressa un sourire de protection. Puis, son gros torse se balançant sur le double arc de ses jambes, empanaché de l’âcre fumée qui s’échappait du fourneau de sa pipe, il sortit et laissa porter au nord-est du Cormoran-Vert.

Devant la table, je restai sous l’empire de réflexions assez contradictoires. Au vrai, qu’était ce capitaine Len Guy? Maître Atkins me l’avait donné comme un bon marin doublé d’un brave homme. Qu’il fût l’un et l’autre, rien ne m’autorisait à en douter, original toutefois, d’après ce que venait de me dire le bosseman. Jamais, je l’avoue, il ne m’était venu à l’esprit que la proposition d’embarquer sur l’Halbrane pût soulever quelque difficulté, du moment que j’entendais ne point regarder au prix, et me contenter de la vie du bord. Quelle raison le capitaine Len Guy aurait-il de m’opposer un refus?… Était-il admissible qu’il ne voulût pas se lier par un engagement, ni être obligé de se rendre à tel endroit, si, au cours de sa navigation, il lui venait la fantaisie d’aller à tel autre?… Ou bien, avait-il des motifs particuliers pour se défier d’un étranger, eu égard à son genre de navigation?… Faisait-il donc la contrebande ou la traite, – commerce encore très exercé à cette époque dans les mers du sud?… Explication plausible après tout, bien que mon digne aubergiste répondît de l’Halbrane et de son capitaine. Honnête navire, honnête commandant, Fenimore Atkins se portait garant de l’un et de l’autre!… C’était bien quelque chose, s’il ne s’illusionnait pas sur leur compte à tous deux!… En somme, il ne connaissait le capitaine Len Guy que pour le voir, une fois l’an, relâcher aux Kerguelen, où il ne se livrait qu’à des opérations régulières, lesquelles ne pouvaient laisser prise à aucune suspicion…

D’autre part, je me demandais si, dans le but de donner plus d’importance à ses offres de service, le bosseman n’avait pas cherché à se faire valoir… Peut-être le capitaine Len Guy serait-il très satisfait, très heureux d’avoir à son bord un passager aussi accommodant que j’avais la prétention de l’être, et qui ne regarderait pas au prix du passage?…

Une heure plus tard, je rencontrai l’aubergiste sur le port et je le mis au courant.

«Ah! ce satané Hurliguerly, s’écria-t-il, toujours le même!… A l’en croire, le capitaine Len Guy ne se moucherait pas sans le consulter!… Voyez-vous, c’est un drôle d’homme, ce bosseman, monsieur Jeorling, pas méchant, pas bête, mais tireur de dollars ou de guinées en diable!… Si vous tombez entre ses mains, gare à votre bourse!… Boutonnez votre poche ou votre gousset, et ne vous laissez pas attraper!

– Merci du conseil, Atkins. Dites-moi, vous avez déjà causé avec le capitaine Len Guy?… Lui avez-vous parlé?…

– Pas encore, monsieur Jeorling… Nous avons le temps… L’Halbrane ne fait que d’arriver et n’a pas même évité sur son ancre au jusant…

– Soit, mais… vous le comprenez… je désire être fixé le plus tôt possible…

– Un peu de patience!

– J’ai hâte de savoir à quoi m’en tenir…

– Eh! il n’y a rien à craindre, monsieur Jeorling!… Les choses iront toutes seules!… D’ailleurs, à défaut de l’Halbrane, vous ne seriez point embarrassé… Avec la saison de pêche, Christmas-Harbour comptera bientôt plus de navires qu’il n’y a de maisons autour du Cormoran-Vert!…Rapportez-vous-en à moi… Je me charge de votre embarquement!»

Dans tout cela, rien que des mots, le bosseman d’un côté, maître Atkins de l’autre. Aussi, malgré leurs belles promesses, je résolus de m’adresser directement au capitaine Len Guy, si peu abordable qu’il fût, et de l’entretenir de mon projet, dès que je le rencontrerais seul.

L’occasion ne s’offrit que le lendemain. Jusque-là, j’avais flâné le long du quai, examinant le schooner, un navire de construction remarquable et de grande solidité. Et c’est une qualité indispensable dans ces mers où les glaces dérivent parfois au-delà du cinquantième parallèle.

C’était l’après-midi. Lorsque je m’approchai du capitaine Len Guy, je compris qu’il aurait préféré m’éviter.

A Christmas-Harbour, il va de soi que cette petite population de pêcheurs ne se renouvelle guère. Peut-être, sur les bâtiments, assez nombreux à cette époque, je le répète, quelques Kergueléens prennent-ils du service pour remplacer des absents ou des disparus. Au fond, cette population ne se modifie pas, et le capitaine Len Guy devait la connaître individu par individu.

Dans quelques semaines, il eût pu s’y tromper, alors que toute la flottille aurait versé son personnel sur les quais où régnerait une animation peu habituelle, qui finirait avec la saison. Mais, à cette date, en ce mois d’août, l’Halbrane, profitant d’un hiver dont la douceur avait été véritablement exceptionnelle, était seule au milieu du port.

Il était donc impossible que le capitaine Len Guy n’eût pas deviné en moi un étranger, lors même que le bosseman et l’aubergiste n’eussent pas encore fait de démarche à mon sujet.

Or, son attitude ne pouvait signifier que ceci: ou ma proposition lui avait été communiquée, et il n’entendait pas y donner suite, – ou ni Hurliguerly ni Atkins ne lui avaient parlé depuis la veille. Dans ce dernier cas, s’il s’éloignait de moi, c’est qu’il obéissait à sa nature peu communicative, c’est qu’il ne lui convenait pas d’entrer en relation avec un inconnu.

Cependant l’impatience me saisit. Si ce hérisson me refusait, eh bien! j’en serais pour un refus. L’obliger à me prendre à son bord malgré lui, je n’en avais pas la prétention. Je n’étais même pas son compatriote. D’ailleurs, aucun consul ni agent américain ne résidait aux Kerguelen, près duquel j’aurais pu me plaindre. Avant tout, il importait que je fusse fixé, et, si je me heurtais à un non! du capitaine Len Guy, j’en serais quitte pour attendre l’arrivée d’un autre navire plus complaisant, – ce qui ne me retarderait que de deux ou trois semaines.

Au moment où j’allais l’accoster, le lieutenant du bord vint rejoindre son capitaine. Celui-ci profita de l’occasion pour s’éloigner, et, faisant signe à l’officier de le suivre, il contourna le fond du port et disparut à l’angle d’une roche, en remontant la baie sur sa rive septentrionale.

«Au diable! pensai-je. J’ai tout lieu de croire qu’il me sera difficile d’arriver à mes fins! Mais ce n’est que partie remise. Demain, dans la matinée, j’irai à bord de l’Halbrane. Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, il faudra bien que ce Len Guy m’entende, et qu’il me réponde oui ou non!»

D’ailleurs, il se pouvait que, vers l’heure du dîner, le capitaine Len Guy vînt au Cormoran-Vert, où, d’habitude, les marins déjeunaient et dînaient durant les relâches. Après quelques mois de mer, on aime à varier un menu généralement réduit au biscuit et à la viande salée.

La santé l’exige même, et tandis que des vivres frais sont mis à la disposition des équipages, les officiers se trouvent mieux de manger à l’auberge. Je ne doutais pas que mon ami Atkins fût préparé à recevoir convenablement le capitaine, le lieutenant et aussi le bosseman de la goélette.

J’attendis donc, je ne me mis à table que fort tard. J’en fus pour une déception.

Non! ni le capitaine Len Guy ni personne du bord ne vinrent honorer de leur présence le Cormoran-Vert. Je dus dîner seul, comme je le faisais chaque jour depuis deux mois déjà, car, on se le figure aisément, les clients de maître Atkins ne se renouvelaient guère pendant la mauvaise saison.

Le repas terminé, vers sept heures et demie, la nuit faite, j’allai me promener sur le port, du côté des maisons.

Le quai était désert. Les fenêtres de l’auberge donnaient un peu de clarté. De l’équipage de l’Halbrane, pas un homme à terre. Les canots avaient rallié, et, au bout de leur bosse, se balançaient dans le clapotis de la mer montante.

C’était, vraiment, comme un poste de caserne, ce schooner, où l’on consignait les matelots dès le coucher du soleil. Cette mesure devait singulièrement contrarier ce bavard et ce buveur d’Hurliguerly, trop enclin, je le supposais, à courir d’un cabaret à l’autre, au cours des relâches. Je ne l’aperçus pas plus que son capitaine aux alentours du Cormoran-Vert.

Je restai jusqu’à neuf heures, faisant les cent pas par le travers de la goélette. Graduellement la masse du navire s’était assombrie. Les eaux de la baie ne reflétaient plus qu’un tire-bouchon de lumière, celle du fanal de l’avant, suspendu à l’étai de misaine.

Je revins à l’auberge, où je trouvai Fenimore Atkins fumant sa pipe près de la porte.

«Atkins, lui dis-je, il paraît que le capitaine Len Guy n’aime point à fréquenter votre auberge?…

– Il y vient quelquefois le dimanche, et c’est aujourd’hui samedi, monsieur Jeorling…

– Vous ne lui avez pas parlé?…

– Si… me répondit mon hôtelier, d’un ton qui dénotait un visible embarras.

– Vous lui avez annoncé qu’une personne de votre connaissance désirait s’embarquer sur l’Halbrane?

– Oui.

– Et qu’a-t-il répondu?…

– Pas comme je l’aurais voulu ni comme vous le désirez, monsieur Jeorling…

– Il refuse?…

– A peu près, si c’est un refus que de m’avoir dit: «Atkins, ma goélette n’est pas faite pour recevoir des passagers… Je n’en ai jamais pris, et ne compte point en jamais prendre.»

 

 

Chapitre III

Le capitaine Len Guy.

 

e dormis mal. A plusieurs reprises, je «rêvai que je rêvais». Or – c’est une observation d’Edgar Poe – quand on soupçonne que l’on rêve, on se réveille presque aussitôt.

Je me réveillai donc, et toujours très monté contre ce capitaine Len Guy. L’idée de m’embarquer sur l’Halbrane, à son départ des Kerguelen, était enracinée dans ma tête. Maître Atkins n’avait cessé de me vanter ce navire, invariablement le premier de l’année à rallier Christmas-Harbour. Comptant les jours, comptant les heures, que de fois je m’étais vu à bord de cette goélette, au large de l’archipel, cap à l’ouest, en direction sur la côte américaine! Mon aubergiste ne mettait pas en doute la complaisance du capitaine Len Guy, qui serait d’accord avec son intérêt. On ne voit guère un navire de commerce refuser un passager, lorsque cela ne doit pas le contraindre à modifier son itinéraire, et s’il peut retirer un bon prix du passage. Qui aurait cru cela?…

Aussi, grosse colère que je sentais couver en moi contre ce peu complaisant personnage. Ma bile s’échauffait, mes nerfs se tendaient. Un obstacle venait de surgir sur ma route, et devant lequel je me cabrais.

Ce fut une mauvaise nuit d’indignation fiévreuse, et le calme ne me revint qu’au lever du jour.

Au surplus, j’avais résolu de m’expliquer avec le capitaine Len Guy, sur son déplorable procédé. Peut-être n’obtiendrais-je rien, mais, du moins, j’aurais dit ce que j’avais sur le cœur.

Maître Atkins avait parlé pour recevoir la réponse que l’on sait. Quant à cet obligeant Hurliguerly, si pressé de m’offrir son influence et ses services, s’était-il hasardé à tenir sa promesse?… Je ne savais, ne l’ayant point rencontré. En tout cas, il n’avait pu être plus heureux que l’hôtelier du Cormoran-Vert.

Je sortis vers huit heures du matin. Il faisait un temps de chien, comme disent les Français – ou pour employer une expression plus juste –, un chien de temps. De la pluie, mêlée de neige, une bourrasque tombant de l’ouest par-dessus les montagnes du fond, des nuages dégringolant des basses zones, une avalanche d’air et d’eau. Que le capitaine Len Guy fût descendu à terre pour se tremper jusqu’aux os dans les rafales, ce n’était point à supposer.

En effet, personne sur le quai. Quelques barques de pêche avaient quitté le port avant la tourmente, et, sans doute, s’étaient mises à l’abri au fond des criques que ni la mer ni le vent ne pouvaient battre. Quant à me rendre à bord de l’Halbrane, je n’aurais pu le faire sans héler une de ses embarcations, et le bosseman n’eût pas pris sur lui de me l’envoyer.

«D’ailleurs, pensai-je, sur le pont de sa goélette, le capitaine est chez lui, et, pour ce que je compte lui répondre s’il s’obstine dans son inqualifiable refus, mieux vaut un terrain neutre. Je vais le guetter de ma fenêtre, et, si son canot le met à quai, il ne parviendra pas à m’éviter cette fois.»

De retour au Cormoran-Vert, je me postai derrière ma vitre ruisselante dont j’essuyai la buée, ne m’inquiétant guère de la bourrasque qui s’engouffrait à travers la cheminée et chassait les cendres de l’âtre.

J’attendis, nerveux, impatient, rongeant mon frein, dans un état d’irritation croissante.

Deux heures s’écoulèrent. Et, ainsi que cela arrive fréquemment grâce à l’instabilité des vents des Kerguelen, ce fut le temps qui se calma avant moi.

Vers onze heures, les hauts nuages de l’est prirent le dessus, et la tourmente alla s’épuiser à l’opposé des montagnes.

J’ouvris ma fenêtre.

En ce moment, une des embarcations de l’Halbrane se prépara à larguer sa bosse. Un matelot y descendit, arma deux avirons en couple, tandis qu’un homme s’asseyait, à l’arrière, sans tenir les tireveilles du gouvernail. Du reste, une cinquantaine de toises entre le schooner et le quai, pas davantage. Le canot accosta. L’homme sauta à terre.

C’était le capitaine Len Guy.

En quelques secondes, j’eus franchi le seuil de l’auberge, et je m’arrêtai devant le capitaine, très empêché, quoi qu’il en eût, de parer l’abordage.

«Monsieur…» lui dis-je, d’un ton sec et froid – froid comme le temps depuis que les vents soufflaient de l’est.

Le capitaine Len Guy me regarda fixement, et je fus frappé de la tristesse de ses yeux d’un noir d’encre. Puis, la voix basse, les paroles à peine chuchotées:

«Vous êtes étranger?… me demanda-t-il…

– Étranger aux Kerguelen… oui, répondis-je.

– De nationalité anglaise?…

– Non… américaine.»

Il me salua d’un geste bref, et je lui rendis le même salut.

«Monsieur, repris-je, j’ai lieu de croire que maître Atkins, du Cormoran-Vert, vous a touché quelques mots d’une proposition à mon sujet. Cette proposition, ce me semble, méritait un accueil favorable de la part d’un…

– La proposition d’embarquer sur ma goélette?… répondit le capitaine Len Guy.

– Précisément.

– Je regrette, monsieur, de n’avoir pu donner suite à cette demande…

– Me direz-vous pourquoi?…

– Parce que je n’ai pas l’habitude d’avoir des passagers à mon bord, – première raison.

– Et la seconde, capitaine?…

– Parce que l’itinéraire de l’Halbrane n’est jamais arrêté d’avance. Elle part pour un port et va à un autre, suivant que j’y trouve mon avantage. Apprenez, monsieur, que je ne suis point au service d’un armateur. La goélette m’appartient en grande partie, et je n’ai d’ordre à recevoir de personne pour ses traversées.

– Alors il ne dépend que de vous, monsieur, de m’accorder passage…

– Soit, mais je ne puis vous répondre que par un refus – à mon extrême regret.

– Peut-être changerez-vous d’avis, capitaine, lorsque vous saurez que peu m’importe la destination de votre goélette… Il n’est pas déraisonnable de supposer qu’elle ira quelque part…

– Quelque part, en effet…»

Et, à ce moment, il me sembla que le capitaine Len Guy jetait un long regard vers l’horizon du sud.

«Eh bien, monsieur, repris-je, aller ici ou là m’est presque indifférent… Ce que je désirais avant tout, c’était de quitter les Kerguelen par la plus prochaine occasion qui me serait offerte…»

Le capitaine Len Guy ne répondit pas, et demeura pensif, sans chercher à me fausser compagnie.

«Vous me faites l’honneur de m’écouter, monsieur?… demandai-je d’un ton assez vif.

– Oui, monsieur.

– J’ajouterai donc que, sauf erreur, et si l’itinéraire de votre goélette n’a pas été modifié, vous aviez l’intention de partir de Christmas-Harbour pour Tristan d’Acunha…

– Peut-être à Tristan d’Acunha… peut-être au Cap… peut-être… aux Falklands… peut-être ailleurs…

– Eh bien, capitaine Guy, c’est précisément ailleurs où je désire aller!» répliquai-je ironiquement, en faisant effort pour contenir mon irritation.

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Alors un changement singulier s’opéra dans l’attitude du capitaine Len Guy. Sa voix s’altéra, devint plus dure, plus cassante. En termes nets et précis, il me fit comprendre que toute insistance était inutile, que notre entretien avait déjà trop duré, que le temps le pressait, que ses affaires l’appelaient au bureau du port… enfin que nous nous étions dit, et de très suffisante façon, tout ce que nous pouvions avoir à nous dire…

J’avais étendu le bras pour le retenir – le saisir serait un mot plus juste –, et la conversation, mal commencée, risquait de plus mal finir, lorsque ce bizarre personnage se retourna vers moi, et d’un ton adouci, il s’exprima de la sorte:

«Croyez bien, monsieur, qu’il m’en coûte de n’être point en état de vous satisfaire, et de montrer peu d’obligeance envers un Américain. Mais je ne saurais modifier ma conduite. Au cours de la navigation de l’Halbrane, il peut survenir tel ou tel incident imprévu qui rendrait gênante la présence d’un passager… même aussi accommodant que vous l’êtes… Ce serait m’exposer à ne pouvoir profiter de chances que je recherche…

– Je vous ai dit, capitaine, et je vous le répète, que si mon intention est de retourner en Amérique, au Connecticut, il m’est indifférent que ce soit en trois mois ou en six, par un chemin plutôt que par un autre, – et dût votre goélette s’enfoncer au milieu des mers antarctiques…

– Les mers antarctiques!» s’écria le capitaine Len Guy d’une voix interrogatrice, tandis que son regard me fouillait le cœur comme s’il eût été armé d’une pointe.

«Pourquoi parlez-vous des mers antarctiques?… reprit-il en me saisissant la main.

– Mais comme je vous aurais parlé des mers boréales… du pôle Nord aussi bien que du pôle Sud…»

Le capitaine Len Guy ne répondit pas, et je crus voir une larme glisser de ses yeux. Puis, se rejetant dans un autre ordre d’idées, désireux de couper court à quelque cuisant souvenir, évoqué par ma réponse:

«Ce pôle Sud, dit-il, qui oserait s’aventurer…

– L’atteindre est difficile… et cela serait sans utilité, répliquai-je. Il se rencontre pourtant des caractères assez aventureux pour se lancer dans de telles entreprises.

– Oui… aventureux!… murmura le capitaine Len Guy.

– Et, tenez, repris-je, voici que les États-Unis font encore une tentative avec la division de Charles Wilkes, le Vancouver, le Peacock, le Porpoise, le Flying-Fish et plusieurs conserves…

– Les États-Unis, monsieur Jeorling?… Vous affirmez qu’une expédition est envoyée par le gouvernement fédéral dans les mers australes?…

– Le fait est certain, et, l’année dernière, avant mon départ d’Amérique, j’apprenais que cette division venait de prendre la mer. Il y a un an de cela, et il est fort possible que l’audacieux Wilkes ait poussé ses reconnaissances plus loin que les autres découvreurs ne l’avaient fait avant lui.»

Le capitaine Len Guy était redevenu silencieux, et il ne sortit de cette inexplicable préoccupation que pour dire:

«Dans tous les cas, si Wilkes parvient à franchir le cercle polaire, puis la banquise, il est douteux qu’il dépasse de plus hautes latitudes que…

– Que ses prédécesseurs Bellingshausen, Forster, Kendall, Biscoe, Morrell, Kemp, Belleny… répondis-je.

– Et que… ajouta le capitaine Len Guy.

– De qui voulez-vous parler?… demandai-je.

– Vous êtes originaire du Connecticut, monsieur?… dit brusquement le capitaine Len Guy.

– Du Connecticut.

– Et plus spécialement?

– D’Hartford.

– Connaissez-vous l’île Nantucket?…

– Je l’ai visitée à plusieurs reprises.

– Vous le savez, je pense, dit le capitaine Len Guy en me regardant, les yeux dans les yeux, c’est là que votre romancier Edgar Poe a fait naître son héros, Arthur Gordon Pym…

– En effet, répondis-je – cela me revient à la mémoire –, le début de ce roman est placé à l’île Nantucket.

– Vous dites… ce roman?… C’est bien le mot dont vous vous êtes servi?…

– Sans doute, capitaine…

– Oui… et vous parlez comme tout le monde!… Mais, pardon, monsieur, je ne puis attendre plus longtemps… Je regrette… très sincèrement de ne pouvoir vous rendre ce service… Ne croyez pas que la réflexion puisse modifier mes idées relativement à votre proposition… D’ailleurs, vous n’aurez que quelques jours à attendre… La saison va s’ouvrir… Les navires de commerce, les baleiniers relâcheront à Christmas-Harbour, et il vous sera loisible d’embarquer sur l’un d’eux… avec la certitude d’aller là où vos convenances vous appellent… Je regrette, monsieur, je regrette, vivement… et vous donne bien le salut!»

Sur ces derniers mots, le capitaine Len Guy se retira, et l’entretien finit tout autrement que je ne le supposais… je veux dire d’une façon polie quoique formelle.

Comme il ne sert à rien de s’entêter contre l’impossible, j’abandonnai l’espoir de naviguer à bord de l’Halbrane, tout en gardant rancune à son maudit commandant. Et pourquoi ne l’avouerai-je pas? Ma curiosité était éveillée. Je sentais un mystère au fond de cette âme de marin, et il m’aurait plu de le pénétrer. Le tour imprévu de notre conversation, ce nom d’Arthur Pym prononcé d’une façon si inopinée, les interrogations sur l’île Nantucket, l’effet produit par cette nouvelle qu’une campagne à travers les mers australes se poursuivait alors sous le commandement de Wilkes, cette affirmation que le navigateur américain ne s’avancerait pas plus avant dans le sud que… De qui donc avait voulu parler le capitaine Len Guy?… Tout cela était matière à réflexions pour un esprit aussi positif que le mien…

Ce jour-là, maître Atkins voulut savoir si le capitaine Len Guy s’était montré de meilleure composition… Avais-je obtenu l’autorisation d’occuper une des cabines de la goélette?… Je dus avouer à mon hôtelier que je n’avais pas été plus heureux que lui dans mes négociations… Cela ne laissa pas de le surprendre. Il ne comprenait rien aux refus du capitaine, à son entêtement… Il ne le reconnaissait plus… D’où provenait ce changement?… Et – ce qui le touchait d’une façon plus directe –, c’est que, par contradiction avec ce qui se faisait pendant les relâches, le Cormoran-Vert n’avait été fréquenté ni des hommes de l’Halbrane ni de leur officier. Il semblait que l’équipage obéissait à un ordre. Deux ou trois fois seulement, le bosseman vint s’installer dans la salle de l’auberge, et ce fut tout. De là, gros désappointement de maître Atkins.

En ce qui concerne Hurliguerly, après s’être si imprudemment avancé, je compris qu’il ne tenait plus à continuer avec moi des relations à tout le moins inutiles. Avait-il tenté d’ébranler son chef, je ne saurais le dire, et, en somme, il en eût été, à coup sûr, pour son insistance.

Pendant les trois jours qui suivirent, 10, 11 et 12 août, les travaux de ravitaillement et de réparation furent poussés à bord de la goélette. On voyait l’équipage allant et venant sur le pont, – les matelots visiter la mâture, changer les manœuvres courantes, raidir les haubans et galhaubans qui avaient molli pendant la dernière traversée, repeindre les hauts et les bastingages détériorés sous les paquets de mer, réenverguer des voiles neuves, raccommoder les vieilles dont on pourrait encore se servir par beau temps, calfater çà et là les coutures du bordé et du pont à grands coups de maillet.

Ce travail s’accomplissait avec régularité, sans ces cris, ces interpellations, ces querelles, trop ordinaires parmi les marins au mouillage. L’Halbrane devait être bien commandée, son équipage très tenu, très discipliné, silencieux même. Peut-être le bosseman contrastait-il avec ses camarades, car il m’avait paru porté à rire, à plaisanter, à bavarder surtout, – à moins qu’il ne fût démangé de la langue que lorsqu’il descendait à terre.

Enfin, on apprit que le départ de la goélette était fixé au 15 août, et, la veille, je n’avais pas encore lieu de penser que le capitaine Len Guy fût revenu sur son refus si catégorique.

Du reste, je n’y songeais guère, ayant pris mon parti de ce contretemps. Toute envie de récriminer m’était passée. Je n’eusse pas permis à maître Atkins de tenter une autre démarche. Lorsque le capitaine Len Guy et moi, nous nous rencontrions sur le quai, c’était comme des gens qui ne se connaissent même pas, qui ne se sont jamais vus. Il passait d’un côté, moi de l’autre. Je dois observer, cependant, qu’une ou deux fois, quelque hésitation se manifesta dans son attitude… Il semblait qu’il voulût m’adresser la parole… qu’il y fût poussé par un secret instinct… Il ne l’avait point fait, et je n’étais pas un homme à provoquer une explication nouvelle… Au surplus – j’en fus informé le jour même –, Fenimore Atkins, contre ma formelle défense, avait sollicité le capitaine Len Guy à mon sujet sans rien obtenir. C’était une affaire «classée», comme on dit, et pourtant tel n’était pas l’avis du bosseman…

En effet, Hurliguerly, interpellé par l’hôtelier du Cormoran-Vert, contestait que la partie fût définitivement perdue.

«Il est très possible, répétait-il, que le capitaine n’ait pas lâché son dernier mot!»

Mais s’appuyer sur les dires de ce hâbleur, c’eût été introduire un terme faux dans une équation, et, je l’affirme, le prochain départ du schooner m’était indifférent. Je ne songeais plus qu’à guetter l’apparition de quelque autre navire au large.

«Encore une semaine ou deux, me répétait mon aubergiste, et vous serez plus heureux, monsieur Jeorling, que vous ne l’avez été avec le capitaine Len Guy. Il s’en trouvera plus d’un qui ne demandera pas mieux…

– Sans doute, Atkins, mais n’oubliez pas que la plupart des bâtiments à destination de la pêche aux Kerguelen, y séjournent pendant cinq ou six mois, et si je dois attendre de tels délais pour reprendre la mer…

– Pas tous, monsieur Jeorling, pas tous!… Il en est qui ne font que toucher à Christmas-Harbour… Une bonne occasion se présentera, et vous n’aurez point à vous repentir d’avoir manqué votre embarquement sur l’Halbrane»

Je ne sais si j’aurai à m’en repentir ou non, mais ce qui est certain –, c’est qu’il était écrit là-haut que je quitterais les Kerguelen comme passager de la goélette, et qu’elle allait m’entraîner dans la plus extraordinaire des aventures dont les annales maritimes devaient retentir à cette époque.

Dans la soirée du 14 août, vers sept heures et demie, lorsque la nuit enveloppait déjà l’île, je flânais, après mon dîner, sur le quai au nord de la baie. Le temps était sec, le ciel pointillé d’étoiles, l’air vif, le froid piquant. En ces conditions, ma promenade ne pouvait se prolonger. Donc, une demi-heure plus tard, je me dirigeais vers le Cormoran-Vert, lorsqu’un individu me croisa, hésita, revint sur ses pas et s’arrêta.

L’obscurité était assez profonde pour qu’il ne me fût pas aisé de le reconnaître. Mais, à sa voix, à son chuchotement caractéristique, pas d’erreur possible. Le capitaine Len Guy était devant moi.

«Monsieur Jeorling, me dit-il, c’est demain que l’Halbrane doit mettre à la voile… demain matin… avec le jusant…

– A quoi bon me le faire savoir, répliquai-je, puisque vous refusez…

– Monsieur…j’ai réfléchi, et si vous n’avez pas changé d’idée, trouvez-vous à bord à sept heures…

– Ma foi, capitaine, répondis-je, je ne m’attendais guère à ce revirement de votre part…

– J’ai réfléchi, je vous le répète, et j’ajoute que l’Halbrane fera directement route sur Tristan d’Acunha, – ce qui vous convient… je suppose?…

– C’est au mieux, capitaine. Demain matin, à sept heures, je serai à bord…

– Où votre cabine est préparée.

– Quant au prix du passage… dis-je.

– Nous le réglerons plus tard, répliqua le capitaine Len Guy, et à votre satisfaction. A demain donc…

– A demain.»

Mon bras s’était tendu vers cet homme bizarre pour sceller notre engagement. Sans doute, l’obscurité l’empêcha de voir ce geste, car il n’y répondit pas, et, s’éloignant d’un pas rapide, il rejoignit son canot, qui le ramena en quelques coups d’aviron.

Très surpris, je l’étais, et maître Atkins le fut au même degré que moi, lorsque, de retour dans la salle du Cormoran-Vert, je l’eus mis au courant.

«Allons, me répondit-il, ce vieux renard d’Hurliguerly avait décidément raison!… Cela n’empêche pas que son diable de capitaine ne soit plus capricieux qu’une fille mal élevée!… Pourvu qu’il ne change pas d’idée au moment de partir!»

Hypothèse inadmissible, et, en y réfléchissant, je pensai que cette façon d’agir ne comportait ni fantaisie ni caprice. Si le capitaine Len Guy était revenu sur son refus, c’est qu’il avait un intérêt quelconque à ce que je fusse son passager. A mon avis, ce revirement devait tenir à ce que je lui avais dit relativement au Connecticut et à l’île Nantucket. Maintenant, en quoi cela pouvait-il l’intéresser, je laissais à l’avenir le soin de me l’apprendre.

Mes préparatifs furent rapidement terminés. Je suis, d’ailleurs, de ces voyageurs pratiques qui ne s’encombrent jamais de bagages, et feraient le tour du monde une sacoche au côté et une valise à la main. Le plus gros de mon matériel consistait en ces vêtements fourrés, dont l’indispensabilité s’impose à quiconque navigue à travers les hautes latitudes. Lorsque l’on parcourt l’Atlantique méridional, c’est le moins que de telles précautions soient prises par prudence.

Le lendemain, 15, avant le lever du jour, je fis mes adieux au brave et digne Atkins. Je n’avais eu qu’à me louer des attentions et de l’obligeance de mon compatriote, exilé sur ces îles de la Désolation, où les siens et lui vivaient heureux en somme. Le serviable aubergiste parut très sensible aux remerciements que je lui adressai. Ayant souci de mon intérêt, il avait hâte de me savoir à bord, craignant toujours – c’est l’expression dont il se servit – que le capitaine Len Guy eût «changé ses amures» depuis la veille. Il me le répéta même avec insistance, et m’avoua que, pendant la nuit, il s’était mis plusieurs fois à sa fenêtre, afin de s’assurer que l’Halbrane était toujours à son mouillage au milieu de Christmas-Harbour. Il ne fut délivré de ses inquiétudes – que je ne partageais aucunement – qu’à l’heure où l’aube commença de poindre.

Maître Atkins voulut m’accompagner à bord, afin de prendre congé du capitaine Len Guy et du bosseman. Un canot attendait au quai, et il nous transporta tous les deux à l’échelle de la goélette, déjà évitée de jusant.

La première personne que je rencontrai sur le pont fut Hurliguerly. Il me lança un coup d’œil de triomphe. C’était aussi clair que s’il m’eût dit:

«Hein! vous le voyez!… Notre difficultueux capitaine a fini par vous accepter… Et à qui devez-vous cela, si ce n’est à ce brave homme de bosseman, qui vous a servi de son mieux et n’a point surfait son influence?…»

Était-ce la vérité?… J’avais de fortes raisons pour ne pas l’admettre sans grande réserve. Peu importait, après tout. L’Halbrane allait lever l’ancre et j’étais à bord.

Le capitaine Len Guy se montra presque aussitôt sur le pont. Ce dont je ne songeai point à m’étonner autrement, c’est qu’il ne parut même pas remarquer ma présence.

Les préparatifs de l’appareillage étaient commencés, voiles retirées de leurs étuis, manœuvres prêtes, drisses et écoutes parées. Le lieutenant, à l’avant, surveillait le virage du cabestan, et l’ancre ne tarderait pas de venir à pic.

Maître Atkins s’approcha alors du capitaine Len Guy et, d’une voix engageante:

«A l’année prochaine! dit-il.

– S’il plaît à Dieu, monsieur Atkins!»

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Leurs mains se pressèrent. Puis le bosseman vint à son tour vigoureusement serrer celle de l’aubergiste du Cormoran-Vert, que le canot ramena à quai.

A huit heures, dès que le jusant fut bien établi, l’Halbrane éventa ses basses voiles, prit les amures à bâbord, évolua pour redescendre la baie de Christmas-Harbour sous une petite brise de nord, et, une fois au large, mit le cap au nord-ouest.

Avec les dernières heures de l’après-midi disparurent les cimes blanches du Table-Mount et de l’Havergal, sommets aigus, qui s’élèvent, l’un à deux l’autre à trois milles pieds au-dessus du niveau de la mer.

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