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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

Des Îles Kerguelen à L’île du Prince-Édouard.

 

amais, peut-être, traversée n’offrit un début plus heureux! Et, par une chance inespérée, au lieu que l’incompréhensible refus du capitaine Len Guy m’eût laissé, pour quelques semaines encore, à Christmas-Harbour, voici qu’une jolie brise m’entraînait loin de ce groupe, vent sous vergue, sur une mer à peine clapotante, avec une vitesse de huit à neuf milles à l’heure.

L’intérieur de l’Halbrane répondait à son extérieur. Tenue parfaite, propreté minutieuse de galiote hollandaise, dans le rouf comme dans le poste de l’équipage.

A l’avant du rouf à bâbord, se trouvait la cabine du capitaine Len Guy, lequel, par un châssis vitré qui se rabattait, pouvait surveiller le pont et, au besoin, transmettre ses ordres aux hommes de quart, postés entre le grand mât et le mât de misaine. A tribord, disposition identique pour la cabine du lieutenant. Toutes deux possédaient un cadre étroit, une armoire de médiocre capacité, un fauteuil paillé, une table fixée au plancher, une lampe de roulis suspendue au-dessus, divers instruments nautiques, baromètre, thermomètre à mercure, sextant, montre marine renfermée dans la sciure de sa boîte de chêne, et qui n’en sortait qu’au moment où le capitaine se disposait à prendre hauteur.

Deux autres cabines étaient ménagées à l’arrière du rouf, dont la partie médiane servait de carré, avec la table à manger entre des bancs de bois à dossiers mobiles.

L’une de ces cabines avait été préparée pour me recevoir. Elle était éclairée par deux châssis qui s’ouvraient l’un sur la coursive latérale au rouf, l’autre sur l’arrière. En cet endroit, l’homme de barre se tenait debout devant la roue du gouvernail, au-dessus de laquelle passait le gui de la brigantine, lequel se prolongeait de plusieurs pieds au-delà du couronnement, – ce qui rendait la goélette très ardente.

Ma cabine mesurait huit pieds sur cinq. Habitué aux nécessités de la navigation, il ne m’en fallait pas davantage comme espace, – ni comme mobilier: une table, une armoire; un fauteuil canné, une toilette sur pied de fer, un cadre dont le maigre matelas aurait sans doute provoqué quelques récriminations chez un passager moins accommodant. Il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’une traversée relativement courte, puisque l’Halbrane me débarquerait à Tristan d’Acunha. J’entrai donc en possession de cette cabine que je ne devais pas occuper plus de quatre à cinq semaines.

Sur l’avant du mât de misaine, assez rapproché du centre – ce qui allongeait le bordé de la trinquette –, était amarrée la cuisine par des saisines solides. Au-delà s’ouvrait le capot, doublé de grosse toile cirée. Par une échelle il donnait accès au poste de l’équipage et à l’entrepont. Par mauvais temps, on rabaissait hermétiquement ce capot, et le poste était à l’abri des paquets de mer qui se brisaient contre les joues du navire.

Les huit hommes de l’équipage avaient nom Martin Holt, maître voilier; Hardie, maître calfat; Rogers, Drap, Francis, Gratian, Burry, Stern, matelots de vingt-cinq à trente-cinq ans d’âge, tous Anglais des côtes de la Manche et du canal Saint-Georges, tous très entendus à leur métier, tous remarquablement disciplinés sous une main de fer.

J’ai à le noter dès le début: l’homme, d’une énergie exceptionnelle, auquel ils obéissaient sur un mot, sur un geste, ce n’était pas le capitaine de l’Halbrane, c’était le second officier, le lieutenant Jem West, à cette époque dans sa trente-deuxième année.

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Je n’ai jamais rencontré, au cours de mes voyages à travers les océans, un caractère de pareille trempe. Jem West était né sur mer, n’ayant vécu, pendant son enfance, qu’à bord d’une gabare, dont son père était le patron et sur laquelle vivait toute la famille. A aucune époque de son existence, il n’avait respiré d’autre air que l’air salin de la Manche, de l’Atlantique ou du Pacifique. Durant les relâches, il ne débarquait que pour les nécessités de son service, fût-ce à l’État ou au commerce. S’agissait-il de quitter un navire pour un autre, il y portait son sac de toile, et n’en bougeait plus. Marin dans l’âme, ce métier était toute sa vie. Lorsqu’il ne naviguait pas au réel, il naviguait à l’imaginaire. Après avoir été mousse, novice, matelot, il devint quartier-maître, puis maître, puis lieutenant, et maintenant il remplissait les fonctions de second de l’Halbrane, sous le commandement du capitaine Len Guy.

Jem West n’avait même pas l’ambition d’arriver plus haut; il ne cherchait pas à faire fortune; il ne s’occupait ni d’acheter ni de vendre une cargaison. L’arrimer, oui, parce que l’arrimage est de première considération pour qu’un bâtiment porte bien sa toile. Quant aux détails de la navigation, de la science maritime, l’installation du gréement, l’utilisation de l’énergie vélique, la manœuvre sous toutes les allures, les appareillages, les mouillages, la lutte contre les éléments, les observations de longitude et de latitude, bref tout ce qui concerne cet admirable engin qu’est le navire à voiles, Jem West s’y entendait comme pas un.

Voici maintenant le lieutenant au physique: taille moyenne, plutôt maigre, tout nerfs et tout muscles, membres vigoureux, d’une agilité de gymnaste, un regard de marin d’une extraordinaire portée et d’une pénétration surprenante, la figure hâlée, les cheveux drus et courts, les joues et le menton imberbes, les traits réguliers, la physionomie dénotant l’énergie, l’audace et la force physique à leur maximum de tension.

Jem West parlait peu – seulement lorsqu’on l’interrogeait. Il donnait ses ordres d’une voix claire, en mots nets, ne les répétant pas, de manière à être compris du premier coup –, et on le comprenait.

J’appelle l’attention sur ce type d’officier de la marine marchande, qui était dévoué corps et âme au capitaine Len Guy comme à la goélette Halbrane. Il semblait qu’il fût un des organes essentiels de son navire, que cet assemblage de bois, de fer, de toile, de cuivre, de chanvre, tînt de lui sa puissance vitale, qu’il y eût identification complète entre l’un construit par l’homme, et l’autre créé par Dieu. Et si l’Halbrane avait un cœur, c’était dans la poitrine de Jem West qu’il battait.

Je compléterai les renseignements sur le personnel, en citant le cuisinier du bord, – un nègre de la côte d’Afrique, nommé Endicott, âgé d’une trentaine d’années, et qui remplissait depuis huit ans les fonctions de coy ou de coq sous les ordres du capitaine Len Guy. Le bosseman et lui s’entendaient à merveille et causaient le plus souvent ensemble en vrais camarades. Il faut dire que Hurliguerly se prétendait possesseur de merveilleuses recettes culinaires dont Endicott essayait quelquefois, sans jamais attirer l’attention des indifférents convives du carré.

L’Halbrane était partie dans d’excellentes conditions. Il faisait un froid vif, car, sous le 48e parallèle sud, au mois d’août, c’est encore l’hiver qui enveloppe cette portion du Pacifique. Mais la mer était belle, la brise très franchement établie à l’est-sud-est. Si ce temps durait – ce qui était à prévoir et à souhaiter –, nous n’aurions pas à changer une seule fois nos amures, et seulement à mollir les écoutes en douceur, pour nous élever jusqu’aux travers de Tristan d’Acunha.

La vie à bord était très régulière, très simple, et – ce qui est acceptable en mer – d’une monotonie non dépourvue de charme. La navigation, c’est le repos dans le mouvement, le bercement dans le rêve, et je ne me plaignais pas de mon isolement. Peut-être ma curiosité eût-elle demandé à se satisfaire sur un seul point: pourquoi le capitaine Len Guy était-il revenu sur son premier refus à mon égard?… Interroger là-dessus le lieutenant eût été peine perdue. D’ailleurs, connaissait-il les secrets de son chef?… Cela ne relevait pas directement de son service, et, je l’ai marqué, il ne s’occupait de rien en dehors de ses fonctions. Et puis, des réponses monosyllabiques de Jem West qu’aurais-je pu tirer?… Entre nous, pendant les deux repas du matin et le repas du soir, il ne s’échangeait pas dix paroles. Je dois avouer, toutefois, que je surprenais souvent le regard du capitaine Len Guy obstinément fixé sur ma personne, comme s’il avait le désir de m’interroger. Il semblait qu’il eût quelque chose à apprendre de moi, tandis que c’était moi, au contraire, qui avais quelque chose à apprendre de lui. La vérité est que l’on restait muet de part et d’autre.

Au surplus, si j’eusse été démangé de causerie, il aurait suffi de m’adresser au bosseman. Toujours prêt à moudre des phrases, celui-là! Mais qu’aurait-il pu me dire de nature à m’intéresser? J’ajouterai qu’il ne manquait jamais de me souhaiter le bonjour et le bonsoir avec une invariable prolixité. Puis… étais-je content de la vie du bord?… La cuisine me convenait-elle?… Voulais-je qu’il recommandât certains plats de sa façon à ce moricaud d’Endicott?…

«Je vous remercie, Hurliguerly, lui répondis-je un jour. L’ordinaire me suffit… Il est très acceptable… et je n’étais pas mieux traité chez votre ami du Cormoran-Vert.

– Ah! ce diable d’Atkins!… Un brave homme au fond…

– C’est bien mon avis.

– Conçoit-on, monsieur Jeorling, que lui, un Américain, ait consenti à se reléguer aux Kerguelen avec sa famille?…

– Et pourquoi pas?…

– Et qu’il s’y trouve heureux!…

– Ce n’est point déjà tant sot, bosseman!

– Bon! si Atkins me proposait de changer avec lui, il serait le mal venu, car je me flatte d’avoir une vie agréable!

– Mes compliments, Hurliguerly!

– Eh! savez-vous bien, monsieur Jeorling, que d’avoir mis son sac à bord d’un navire comme l’Halbrane, c’est une chance qui ne se rencontre pas deux fois dans l’existence!… Notre capitaine ne parle pas beaucoup, c’est vrai, notre lieutenant use encore moins sa langue…

– Je m’en suis aperçu, déclarai-je.

– N’importe! monsieur Jeorling, ce sont deux fiers marins, je vous en donne l’assurance! Vous les regretterez, quand vous débarquerez à Tristan…

– Je suis heureux de vous l’entendre dire, bosseman.

– Et remarquez que cela ne tardera guère avec cette brise du sud-est par la hanche et une mer qui ne lève que lorsque cachalots et baleines veulent bien la secouer en dessous! Vous le verrez, monsieur Jeorling, nous ne dépenserons pas dix jours à dévorer les treize cents milles qui séparent les Kerguelen des îles du Prince-Édouard, ni quinze pour les deux mille trois cents qui séparent ces dernières de Tristan d’Acunha!

– Inutile de se prononcer, bosseman. Il faut que le temps persiste, et qui veut mentir n’a qu’à prédire le temps… C’est un dicton de marin, bon à connaître!»

Quoi qu’il en soit, le temps persista. Aussi, le 18 août, dans l’après-midi, la vigie signalait-elle, tribord devant, les montagnes du groupe Crozet, par 42° 59’ de latitude sud et 48° de longitude est, dont la hauteur est comprise entre six cents et sept cents toises au-dessus du niveau de la mer.

Le lendemain, on laissa sur bâbord les îles Possession et Schveine, fréquentées seulement pendant la saison de pêche. Pour uniques habitants, à cette époque, rien que des oiseaux, des troupes de pingouins, des bandes de ces chionis dont le vol imite celui du pigeon, et que, pour ce motif, les baleiniers ont nommé «white-pigeons». A travers les capricieuses criques du mont Crozet s’épanchait le trop plein des glaciers en épaisses nappes, lentes et rugueuses, et pendant quelques heures encore je pus apercevoir ses contours. Puis tout se réduisit à une dernière blancheur, tracée à la ligne d’horizon sur laquelle s’arrondissaient de neigeuses coupoles du groupe.

L’approche d’une terre est un incident maritime qui a toujours son intérêt. L’idée me vint que le capitaine Len Guy aurait eu là l’occasion de rompre le silence vis-à-vis de son passager… Il ne le fit point.

Si les pronostics du bosseman se réalisaient, trois jours ne s’écouleraient pas sans que les pics de l’île Marion et de l’île du Prince-Édouard fussent relevés dans le nord-ouest. On ne devait pas y relâcher, d’ailleurs. C’était aux aiguades de Tristan d’Acunha que l’Halbrane renouvellerait sa provision d’eau.

Je pensais donc que la monotonie de notre traversée ne serait interrompue par aucun incident de mer ou autre. Or, dans la matinée du 20, Jem West étant de quart, après la première observation d’angle horaire, le capitaine Len Guy, à mon extrême surprise, monta sur le pont, suivit une des coursives latérales au rouf, et vint se poster à l’arrière, devant l’habitacle, dont il regarda le cadran, plutôt par habitude que par nécessité.

Assis près du couronnement, avais-je été seulement aperçu du capitaine?… Je n’aurais pu le dire, et il est certain que ma présence n’attira point son attention.

J’étais, pour ma part, très résolu à ne pas plus m’occuper de lui qu’il ne s’occupait de moi, et je restai accoudé contre la lisse.

Le capitaine Len Guy fit quelques pas, se pencha au-dessus du bastingage, observa le long sillage traînant à l’arrière, qui ressemblait à un ruban de dentelle blanche étroit et plat, tant les fines façons de la goélette se dérobaient rapidement à la résistance des eaux.

En cet endroit, on ne pouvait alors être entendu que d’une seule personne, – l’homme de barre, le matelot Stern, qui, la main sur les poignées de la roue, maintenait l’Halbrane contre les capricieuses embardées que provoque l’allure du grand largue.

Il paraît, toutefois, que, de cela, le capitaine Len Guy ne s’inquiétait guère, car il s’approcha de moi et, de sa voix toujours chuchotante, me dit:

«Monsieur… j’aurais à vous parler…

– Je suis prêt à vous entendre, capitaine.

– Je ne l’ai pas fait jusqu’à aujourd’hui… étant d’un naturel peu causeur… je l’avoue… Et puis… auriez-vous pris intérêt à ma conversation?…

– Vous avez tort d’en douter, répliquai-je, et votre conversation ne peut qu’être des plus intéressantes.»

Je pense qu’il ne vit rien d’ironique dans cette réponse, – ou, du moins, il ne le témoigna pas.

«Je vous écoute», ajoutai-je.

Le capitaine Len Guy sembla hésiter, montrant l’attitude d’un homme qui, sur le point de parler, se demande s’il ne ferait pas mieux de se taire.

«Monsieur Jeorling, demanda-t-il, avez-vous cherché à savoir pour quelle raison j’avais changé d’avis au sujet de votre embarquement?…

– J’ai cherché, en effet, et je n’ai pas trouvé, capitaine. Peut-être, en votre qualité d’Anglais… n’ayant point affaire à un compatriote… ne teniez-vous pas…

– Monsieur Jeorling, c’est précisément parce que vous êtes Américain que je me suis décidé, en fin de compte, à vous offrir passage sur l’Halbrane

– Parce que je suis Américain?… répondis-je assez surpris de l’aveu.

– Et aussi… parce que vous êtes du Connecticut…

– J’avoue ne pas encore comprendre…

– Vous aurez compris si j’ajoute que, dans ma pensée, puisque vous étiez du Connecticut, puisque vous aviez visité l’île Nantucket, il était possible que vous eussiez connu la famille d’Arthur Gordon Pym…

– Ce héros dont notre romancier Edgar Poe a raconté les surprenantes aventures?…

– Lui-même, monsieur, – récit qu’il a fait d’après le manuscrit où étaient relatés les détails de cet extraordinaire et désastreux voyage à travers la mer Antarctique!»

Je crus rêver à entendre le capitaine Len Guy parler de la sorte!… Comment… il croyait à l’existence d’un manuscrit d’Arthur Pym?… Mais le roman d’Edgar Poe était-il autre chose qu’une fiction, une œuvre d’imagination du plus prodigieux de nos écrivains d’Amérique?… Et voici qu’un homme de bon sens admettait cette fiction comme une réalité…

Je demeurai sans répondre, me demandant in petto à qui j’avais affaire.

«Vous avez entendu ma question?… reprit le capitaine Len Guy en insistant.

– Oui… sans doute… capitaine… sans doute… et je ne sais si j’ai bien saisi…

– Je vais la répéter en termes plus clairs, monsieur Jeorling, car je désire une réponse formelle.

– Je serais heureux de vous satisfaire.

– Je vous demande donc si, au Connecticut, vous avez connu personnellement la famille Pym, qui habitait l’île Nantucket, et était alliée à l’un des plus honorables attorneys de l’État. Le père d’Arthur Pym, fournisseur de la marine, passait pour être l’un des principaux négociants de l’île. C’est son fils qui a été lancé dans les aventures dont Edgar Poe a recueilli de sa propre bouche l’étrange enchaînement…

– Et il aurait pu être plus étrange encore, capitaine, puisque toute cette histoire est sortie de la puissante imagination de notre grand poète… C’est de pure invention…

– De pure invention!…»

Et, en prononçant ces trois mots, le capitaine Len Guy, haussant par trois fois les épaules, fit de chaque syllabe la note d’une gamme ascendante.

«Ainsi, reprit-il, vous ne croyez pas, monsieur Jeorling…

– Ni moi ni personne n’y croit, capitaine Guy, et vous êtes le premier que j’aurai entendu soutenir qu’il ne s’agit pas d’un simple roman…

– Écoutez-moi donc, monsieur Jeorling, car, si ce «roman» – comme vous le qualifiez – n’a paru que l’année dernière, il n’en est pas moins une réalité. Si onze ans se sont écoulés depuis les faits qu’il rapporte, ils n’en sont pas moins vrais, et on attend toujours le mot d’une énigme, qui ne sera jamais révélé peut-être!…»

Décidément, il était fou, le capitaine Len Guy, et sous l’influence d’une crise qui produisait le déséquilibrement de ses facultés mentales!… Par bonheur, s’il avait perdu la raison, Jem West ne serait pas gêné de le remplacer dans le commandement de la goélette! Je n’avais, au surplus, qu’à l’écouter, et, comme je connaissais le roman d’Edgar Poe pour l’avoir lu et relu, j’étais curieux de savoir ce qu’allait en dire le capitaine.

«Et maintenant, monsieur Jeorling – reprit-il d’un ton plus accentué, avec un tremblement de la voix qui dénotait une certaine irritation nerveuse –, il est possible que vous n’ayez pas connu la famille Pym, que vous ne l’ayez rencontrée ni à Hartford ni à Nantucket…

– Ni ailleurs, répondis-je.

– Soit! mais gardez-vous d’affirmer que cette famille n’a pas existé, qu’Arthur Gordon Pym n’est qu’un personnage fictif, que son voyage n’est qu’un voyage imaginaire!… Oui!… gardez-vous de cela comme de nier les dogmes de notre sainte religion!… Est-ce qu’un homme – fût-ce votre Edgar Poe – eût été capable d’inventer, de créer?…»

A la violence croissante du capitaine Len Guy, je compris la nécessité de respecter sa monomanie et d’accepter ses dires sans discussion.

«A présent, monsieur, affirma-t-il, retenez bien les faits que je vais préciser… Ils sont probants, et il n’y a pas à discuter des faits. Vous en tirerez les conséquences qu’il vous plaira… Je l’espère, vous ne me ferez pas regretter d’avoir accepté votre passage à bord de l’Halbrane!»

J’étais averti, bien averti, et fis un signe d’acquiescement. Des faits… des faits sortis d’une cervelle à demi détraquée?… Cela promettait d’être curieux.

«Lorsque le récit d’Edgar Poe parut en 1838, je me trouvais à New York, reprit le capitaine Len Guy. Immédiatement, je partis pour Baltimore où demeurait la famille de l’écrivain, dont le grand-père avait servi comme’ quartier-maître général pendant la guerre de l’Indépendance. Vous admettez, je suppose, l’existence de la famille Poe, si vous niez celle de la famille Pym?…»

Je restai muet, préférant ne plus interrompre les divagations de mon interlocuteur.

«Je m’enquis, continua-t-il, de certains détails relatifs à Edgar Poe… On m’enseigna sa demeure… Je me présentai chez lui… Première déception: il avait quitté l’Amérique à cette époque, et je ne pus le voir…»

La pensée me vint que cela était fâcheux, car, étant donné la merveilleuse aptitude que possédait Edgar Poe pour l’étude des divers genres de folie, il eût trouvé dans notre capitaine un type des plus réussis!

«Par malheur, poursuivit le capitaine Len Guy, si je n’avais pu rencontrer Edgar Poe, il m’était impossible d’en référer à Arthur Gordon Pym… Ce hardi pionnier des terres antarctiques était mort. Ainsi que l’avait déclaré le poète américain, à la fin du récit de ses aventures, cette mort était déjà connue du public, grâce aux communications de la presse quotidienne.»

Ce que disait le capitaine Len Guy était vrai; mais, d’accord avec tous les lecteurs du roman, je pensais que cette déclaration n’était qu’un artifice du romancier. A mon avis, ne pouvant ou n’osant dénouer une si extraordinaire œuvre d’imagination, l’auteur donnait à entendre que les trois derniers chapitres ne lui avaient pas été livrés par Arthur Pym, lequel avait terminé son existence dans des circonstances soudaines et déplorables, qu’il ne faisait, d’ailleurs, pas connaître.

«Donc, continua le capitaine Len Guy, Edgar Poe étant absent, Arthur Pym étant mort, je n’avais plus qu’une chose à faire: retrouver l’homme qui avait été le compagnon de voyage d’Arthur Pym, ce Dirk Peters qui l’avait suivi jusqu’au dernier rideau des hautes latitudes, et d’où tous deux étaient revenus… comment?… on l’ignore!… Arthur Pym et Dirk Peters avaient-ils effectué leur retour ensemble?… Le récit ne s’expliquait pas à cet égard, et il y avait là, comme en maint endroit, des points obscurs. Toutefois, Edgar Poe déclarait que Dirk Peters serait en mesure de fournir quelques renseignements relatifs aux chapitres non communiqués, qu’il résidait dans l’Illinois. Je partis aussitôt pour l’Illinois… j’arrivai à Springfield… je m’informai de cet homme, qui était un métis d’origine indienne… Il habitait la bourgade de Vandalia… Je m’y rendis…

– Et il n’y était pas?… ne pus-je me retenir de répondre en souriant.

– Seconde déception: il n’y était pas, ou plutôt, il n’y était plus, monsieur Jeorling. Depuis un certain nombre d’années déjà, ce Dirk Peters avait quitté l’Illinois et même les États-Unis pour aller… on ne sait où. Mais j’ai causé, à Vandalia, avec des gens qui l’avaient connu, chez lesquels il demeurait en dernier lieu, auxquels il avait raconté ses aventures – sans jamais s’être expliqué sur leur dénouement dont il est seul maintenant à posséder le secret!»

Comment… ce Dirk Peters avait existé… existait encore?… Je fus sur le point de me laisser prendre aux déclarations si affirmatives du commandant de l’Halbrane!… Oui! un instant de plus, je m’emballais à mon tour!…

Voilà donc quelle absurde histoire occupait le cerveau du capitaine Len Guy, à quel état de détraquement intellectuel il en était arrivé!…

Il se figurait avoir fait ce voyage en Illinois, avoir vu, à Vandalia, les gens qui avaient connu Dirk Peters!… Que ce personnage eût disparu, je le crois bien, puisqu’il n’avait jamais existé… que dans le cerveau du romancier!

Cependant, je ne voulus point contrarier le capitaine Len Guy, ni provoquer un redoublement de la crise.

Aussi eus-je l’air d’ajouter foi à tout ce qu’il déclarait, même quand il ajouta:

«Vous n’ignorez pas, monsieur Jeorling, que, dans le récit, il est question d’une bouteille, renfermant une lettre cachetée, que le capitaine de la goélette sur laquelle Arthur Pym était embarqué avait déposée au pied de l’un des pics des Kerguelen?…

– Cela est raconté, en effet… répondis-je.

– Eh bien, à l’un de mes derniers voyages, j’ai recherché la place où devait être cette bouteille… je l’y ai trouvée ainsi que la lettre… et cette lettre disait que le capitaine et son passager Arthur Pym feraient tous leurs efforts pour atteindre les extrêmes limites de la mer antarctique…

– Vous avez trouvé cette bouteille? demandai-je assez vivement.

– Oui.

– Et la lettre… qu’elle contenait?…

– Oui.»

Je regardai le capitaine Len Guy… Il en était positivement, comme certains monomanes, à croire à ses propres inventions. Je fus sur le point de lui répliquer: Voyons cette lettre… mais je me ravisai… N’était-il pas capable de l’avoir écrite lui-même?…

Et alors je répondis:

«Il est vraiment regrettable, capitaine, que vous n’ayez pu rencontrer Dirk Peters à Vandalia!… Il vous aurait appris, du moins, dans quelles conditions Arthur Pym et lui étaient revenus de si loin… Souvenez-vous… à l’avant-dernier chapitre… tous deux sont là… Leur canot est devant le rideau de brumes blanches… Il se précipite dans le gouffre de la cataracte… au moment où se dresse une figure humaine voilée… Puis, il n’y a plus rien… rien que deux lignes de points suspensifs…

– Effectivement, monsieur, il est très fâcheux que je n’aie pu mettre la main sur Dirk Peters!… C’eût été intéressant d’apprendre quel avait été le dénouement de ces aventures! Mais, à mon avis, il m’aurait peut-être paru plus intéressant d’être fixé sur le sort des autres…

– Les autres?… m’écriai-je un peu malgré moi. De qui voulez-vous parler?…

– Du capitaine et de l’équipage de la goélette anglaise qui avait recueilli Arthur Pym et Dirk Peters, après l’épouvantable naufrage du Grampus,et qui les conduisit à travers l’océan polaire jusqu’à l’île Tsalal…

– Monsieur Len Guy, fis-je observer, comme si je ne mettais plus en doute la réalité du roman d’Edgar Poe, est-ce que ces hommes n’avaient pas tous péri, les uns lors de l’attaque de la goélette, les autres dans un éboulement artificiel provoqué par les indigènes de Tsalal?…

– Qui sait, monsieur Jeorling, répliqua le capitaine Len Guy d’une voix altérée par l’émotion, qui sait si quelques-uns de ces malheureux n’ont pas survécu, soit au massacre, soit à l’éboulement, si un ou plusieurs n’ont pu échapper aux indigènes?…

– Dans tous les cas, répliquai-je, il serait difficile d’admettre que ceux qui auraient survécu fussent encore vivants…

– Et pourquoi?…

– Parce que les faits dont nous parlons se seraient passés il y a plus de onze ans…

– Monsieur, répondit le capitaine Len Guy, puisque Arthur Pym et Dirk Peters ont pu s’avancer au-delà de l’île Tsalal plus loin que le 83e parallèle, puisqu’ils ont trouvé le moyen de vivre au milieu de ces contrées antarctiques, pourquoi leurs compagnons, s’ils ne sont pas tombés sous les coups des indigènes, s’ils ont été assez heureux pour gagner les îles voisines entrevues au cours du voyage… pourquoi ces infortunés, mes compatriotes, ne seraient-ils pas parvenus à y vivre?… Pourquoi quelques-uns n’attendraient-ils pas encore leur délivrance?…

– Votre pitié vous égare, capitaine, répondis-je en essayant de le calmer. Il serait impossible…

– Impossible, monsieur!… Et si un fait se produisait, si un témoignage irrécusable sollicitait le monde civilisé, si l’on découvrait une preuve matérielle de l’existence de ces malheureux, abandonnés aux confins de la terre, à qui parlerait d’aller à leur secours, oserait-on crier: Impossible?»

Et, en ce moment – ce qui m’évita de lui répondre, car il ne m’aurait pas entendu –, le capitaine Len Guy, dont la poitrine était gonflée de sanglots, se tourna vers le sud, comme s’il eût essayé d’en percer du regard les lointains horizons.

En somme, je me demandais à quelle circonstance de sa vie le capitaine Len Guy devait d’être tombé dans un tel trouble mental. Était-ce par un sentiment d’humanité, poussé jusqu’à la folie, qu’il s’intéressait à des naufragés qui n’avaient jamais fait naufrage… pour cette bonne raison qu’ils n’avaient jamais existé?…

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Alors le capitaine Len Guy se rapprocha, me posa la main sur l’épaule, et me chuchota à l’oreille:

«Non, monsieur Jeorling, non, le dernier mot n’est pas dit sur ce qui concerne l’équipage de la Jane!…»

Et il se retira.

LaJane,c’était, dans le roman d’Edgar Poe, le nom de la goélette qui avait recueilli Arthur Pym et Dirk Peters sur les débris du Grampus, et, pour la première fois, le capitaine Len Guy venait de le prononcer au terme de cet entretien.

«Au fait, pensai-je alors, ce nom de Guy, c’était aussi celui du capitaine de la Jane… un navire de nationalité anglaise comme lui!… Eh bien, qu’est-ce que cela prouve, et quelle conséquence en prétendrait-on tirer?… Le capitaine de la Jane n’a jamais vécu que dans l’imagination d’Edgar Poe, tandis que le capitaine de l’Halbrane est vivant… bien vivant… Tous deux n’ont de commun que ce nom de Guy très répandu dans la Grande-Bretagne. Mais, j’y songe, c’est, sans doute, la similitude des noms qui aura troublé la cervelle de notre malheureux capitaine!… Il se sera figuré qu’il appartenait à la famille du commandant de la Jane!… Oui! voilà ce qui l’a conduit où il en est, et pourquoi il s’apitoie sur le sort de naufragés imaginaires!»

Il eût été intéressant de savoir si JemWest était au courant de cette situation, si son chef lui avait jamais parlé de ces «folies» dont il venait de m’entretenir. Or, c’était là une question délicate, puisqu’elle touchait à l’état mental du capitaine Len Guy. D’ailleurs, avec le lieutenant, toute conversation ne laissait pas d’être difficile, et, en outre, sur ce sujet, elle présentait certains dangers…

Je me réservai donc. Après tout, ne devais-je pas débarquer à Tristan d’Acunha, et ma traversée à bord de la goélette n’allait-elle pas finir dans quelques jours?… Mais, en vérité, que je dusse me rencontrer un jour avec un homme qui tînt pour des réalités les fictions du roman d’Edgar Poe, jamais je ne me serais attendu à pareille chose!

Le surlendemain, 22 août, dès les naissantes blancheurs de l’aube, ayant laissé à bâbord l’île Marion et le volcan que son extrémité méridionale dresse à une altitude de quatre mille pieds, on aperçut les premiers linéaments de l’île du Prince-Édouard, par 46° 53’ de latitude sud, et 37° 46’ de longitude est. Cette île nous resta sur tribord; puis, à douze heures de là, ses dernières hauteurs s’effacèrent dans les brumes du soir.

Le lendemain, l’Halbrane mit le cap en direction du nord-ouest, vers le parallèle le plus septentrional de l’hémisphère sud qu’elle devait atteindre au cours de cette campagne.

 

 

Chapitre V

Le roman d’Edgar Poe.

 

oici, très succinctement, l’analyse du célèbre ouvrage de notre romancier américain, qui avait été publié à Richmond sous ce titre:

Aventures d’Arthur Gordon Pym.

Il est indispensable que je le résume en ce chapitre. On verra s’il y avait lieu de douter que les aventures de ce héros de roman fussent imaginaires. Et, d’ailleurs, parmi les nombreux lecteurs de cet ouvrage, en est-il un seul qui ait jamais cru à sa réalité, – si ce n’est le capitaine Len Guy?…

Edgar Poe a mis le récit dans la bouche de son principal personnage. Dès la préface du livre, Arthur Pym raconte qu’au retour de son voyage aux mers antarctiques, il rencontra, parmi les gentlemen de la Virginie qui prenaient intérêt aux découvertes géographiques.

Edgar Poe, alors éditeur du Southern Literary Messenger, à Richmond. A l’entendre, Edgar Poe aurait reçu de lui l’autorisation de publier dans son journal, «sous le manteau de la fiction», la première partie de ses aventures. Cette publication ayant été favorablement accueillie du public, un volume suivit, qui comprenait la totalité du voyage et qui fut lancé sous la signature d’Edgar Poe.

Ainsi qu’il ressortait de mon entretien avec le capitaine Len Guy, Arthur Gordon Pym naquit à Nantucket, où il fréquenta l’école de New-Bedford jusqu’à l’âge de seize ans.

Ayant quitté cette école pour l’Académie de M. E. Ronald, ce fut là qu’il se lia avec le fils d’un capitaine de navire, Auguste Barnard, de deux ans plus âgé que lui. Ce jeune homme avait déjà accompagné son père sur un baleinier dans les mers du sud, et ne cessait d’enflammer l’imagination d’Arthur Pym par le narré de sa campagne maritime.

C’est donc de cette intimité des deux jeunes gens que seraient nés l’irrésistible vocation d’Arthur Pym pour les voyages aventureux, et cet instinct qui l’attirait plus spécialement vers les hautes zones de l’Antarctide.

La première équipée d’Auguste Barnard et d’Arthur Pym, ce fut une excursion à bord d’un petit sloop, l’Ariel, canot à demi ponté, qui appartenait à la famille du dernier. Un soir, tous deux très gris, par un temps assez froid du mois d’octobre, ils s’embarquèrent furtivement, hissèrent le foc, la grande voile, et, portant plein, s’élancèrent vers le large, avec une brise fraîche du sud-ouest.

Survint une violente tempête, alors qu’aidé du jusant, l’Ariel avait déjà perdu la terre de vue. Les deux imprudents étaient toujours ivres. Personne à la barre, pas un ris dans la toile. Aussi, sous le coup de furieuses rafales, la mâture du canot fut-elle emportée. Puis, un peu plus tard, apparut un grand navire qui passa sur l’Ariel, comme l’Ariel aurait passé sur une plume flottante.

A la suite de cette collision, Arthur Pym donne les plus précis détails sur le sauvetage de son compagnon et de lui, – sauvetage qui fut opéré dans des conditions très difficiles. Enfin, grâce au second du Pingouin, de New-London, qui arriva sur le lieu de la catastrophe, les deux camarades furent recueillis à moitié morts et ramenés à Nantucket.

Que cette aventure ait les caractères de la véracité, que même elle soit vraie, je n’y contredis point. C’était une habile préparation aux chapitres qui allaient suivre. Également, dans ceux-ci et jusqu’au jour où Arthur Pym franchit le cercle polaire, le récit peut, à la rigueur, être tenu pour véridique. Il s’opère là une succession de faits dont l’admissibilité n’est point en désaccord avec la vraisemblance. Mais, au-delà du cercle polaire, au-dessus de la banquise australe, c’est tout autre chose, et, si l’auteur n’a pas fait œuvre de pure imagination, je veux être… Continuons.

Cette première aventure n’avait point refroidi les deux jeunes gens. Arthur Pym s’enthousiasmait de plus en plus aux histoires de mer que lui racontait Auguste Barnard, bien qu’il ait soupçonné, depuis, qu’elles étaient «pleines d’exagération».

Huit mois après l’affaire de l’Ariel – juin 1827 –, le brick Grampus fut équipé, par la maison Lloyd et Vredenburg, pour la pêche de la baleine dans les mers du sud. Ce n’était qu’une vieille carcasse, mal réparée, ce brick, dont M. Barnard, le père d’Auguste, eut le commandement. Son fils, qui devait l’accompagner dans ce voyage, engagea vivement Arthur Pym à le suivre. Celui-ci n’eût pas mieux demandé; mais sa famille, sa mère surtout, ne se fussent jamais décidées à le laisser partir.

Cela n’était pas pour arrêter un garçon entreprenant, peu soucieux de se soumettre aux volontés paternelles. Les instances d’Auguste lui brûlaient le cerveau. Aussi résolut-il d’embarquer secrètement sur le Grampus, car M. Barnard ne l’aurait point autorisé à braver la défense de sa famille. Se disant invité par un ami à passer quelques jours dans sa maison de New-Bedfort, il prit congé de ses parents et se mit en route. Quarante-huit heures avant le départ du brick, s’étant glissé à bord, il occupait une cachette qui lui avait été préparée par Auguste à l’insu de son père comme de tout l’équipage.

La cabine d’Auguste Barnard communiquait par une trappe avec la cale du Grampus, encombrée de barils, de balles, des mille objets d’une cargaison. C’est par cette trappe qu’Arthur Pym avait gagné sa cachette, – une simple caisse dont une des parois glissait latéralement. Cette caisse contenait un matelas, des couvertures, une cruche d’eau, et, en fait de vivres, biscuits, saucissons, quartier de mouton rôti, quelques bouteilles de cordiaux et de liqueurs, – de quoi écrire aussi. Arthur Pym, muni d’une lanterne, d’une provision de bougies et de phosphore, resta trois jours et trois nuits dans sa cachette. Auguste Barnard ne put venir le visiter qu’au moment où Grampus allait appareiller.

Une heure après, Arthur Pym commença à sentir le roulis et le tangage du brick. Mal à son aise au fond de cette caisse étroite, il en sortit, et, se guidant dans l’obscurité au moyen d’une corde tendue, à travers la cale, jusqu’à la trappe de la cabine de son camarade, il parvint à se débrouiller au milieu de ce chaos. Puis, ayant regagné sa caisse, il mangea et s’endormit.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’Auguste Barnard eût reparu. Ou il n’avait pas pu redescendre dans la cale, ou il ne l’avait pas osé, craignant de trahir la présence d’Arthur Pym, et ne pensant pas que le moment fût venu de tout avouer à M. Barnard.

Arthur Pym, cependant, en cette atmosphère chaude et viciée, commençait à souffrir. Des cauchemars intenses troublaient son cerveau. Il se sentait délirer. En vain cherchait-il, à travers l’encombrement de la cale, quelque endroit où il aurait pu respirer plus à l’aise. Ce fut dans un de ces cauchemars qu’il crut se voir entre les griffes d’un lion des Tropiques, et, au paroxysme de l’épouvante, il allait se trahir par des cris, lorsqu’il perdit connaissance.

La vérité est qu’il ne rêvait pas. Ce n’était point un lion qu’Arthur Pym sentait sur sa poitrine, c’était un jeune chien, blanc de poil, Tigre, son terre-neuve, qui avait été introduit à bord par Auguste Barnard, sans avoir été aperçu de personne, – circonstance assez invraisemblable, il faut en convenir. En ce moment, le fidèle animal, qui avait pu rejoindre son maître, lui léchait le visage et les mains avec toutes les marques d’une joie extravagante.

Le prisonnier avait donc un compagnon. Par malheur, pendant son évanouissement, ledit compagnon avait bu l’eau de la cruche, et, lorsque Arthur Pym voulut se désaltérer, elle n’en contenait plus une seule goutte. Sa lanterne éteinte – car l’évanouissement avait duré plusieurs jours –, ne trouvant plus ni le phosphore ni les bougies, il résolut de reprendre contact avec Auguste Barnard. Sorti de sa cachette la corde le conduisit vers la trappe, bien qu’il fût d’une extrême faiblesse par suffocation et inanition. Mais, au cours de son trajet, une des caisses de la cale, déséquilibrée par le roulis, vint à tomber et lui ferma tout passage. Que d’efforts il employa à franchir cet obstacle, et, en pure perte, puisque, parvenu à la trappe, placée sous la cabine d’Auguste Barnard, il ne put la soulever. En effet, avec son couteau introduit à travers l’un des joints, il sentit qu’une pesante masse de fer reposait sur la trappe, comme si l’on avait voulu la condamner. Aussi dut-il renoncer à son projet, et, se traînant à peine, retourner vers la caisse, où il tomba épuisé, tandis que Tigre le couvrait de ses caresses.

Le maître et le chien mouraient de soif, et, lorsque Arthur Pym étendait sa main, il trouvait Tigre couché sur le dos, ses pattes en l’air, avec une légère érection du poil. Ce fut, en le tâtant de la sorte, que sa main rencontra une ficelle nouée autour du corps du chien. A cette ficelle était attachée une bande de papier, précisément sous l’épaule gauche de l’animal.

Arthur Pym se sentait au dernier degré de la faiblesse. Sa vie intellectuelle était presque anéantie. Cependant, après plusieurs tentatives infructueuses pour se procurer de la lumière, il parvint à frotter le papier d’un peu de phosphore, et, alors – on ne saurait se figurer quels minutieux détails se succèdent dans ce récit d’Edgar Poe –, ces mots effrayants apparurent… les sept derniers mots d’une phrase, qu’une légère lueur éclaira pendant un quart de seconde:… sangrestez caché… votre vie en dépend…

Que l’on imagine la situation d’Arthur Pym, à fond de cale, entre les parois de cette caisse, sans lumière, sans eau, n’ayant plus que d’ardentes liqueurs pour étancher sa soif!… Et cette recommandation, qui lui arrivait, de rester caché, précédée du mot sang, – ce mot suprême, ce roi des mots, si riche de mystère, de souffrance, de terreur!… Y a-t-il donc eu lutte à bord du Grampus?… Le brick a-t-il été attaqué par des pirates?… Est-ce une révolte de l’équipage?… Depuis combien de temps dure cet état de choses?…

On pourrait croire que, dans l’effroyable de cette situation, le prodigieux poète a épuisé les ressources de ses facultés imaginatives?… Il n’en est rien… Sa génialité débordante l’a entraîné plus loin encore!…

En effet, voici qu’Arthur Pym, étendu sur son matelas, en proie à une sorte de léthargie, entend un sifflement singulier, un souffle continu… C’est Tigre qui halète… c’est Tigre dont les yeux étincellent au milieu de l’ombre… c’est Tigre dont les dents grincent… c’est Tigre qui est enragé…

Au comble de l’épouvante, Arthur Pym reprit assez de force pour échapper aux morsures de l’animal qui s’était précipité sur lui. Après s’être enveloppé d’une couverture que déchirèrent les crocs blancs du chien, il s’élança hors de la caisse dont la porte se referma sur Tigre, qui se débattait entre les panneaux…

Arthur Pym parvint à se glisser à travers l’arrimage de la cale. La tête lui tournant alors, il tomba contre une malle, tandis que son couteau lui échappait de la main.

Au moment où il allait peut-être exhaler son dernier soupir, il entendit prononcer son nom… Une bouteille d’eau, portée à sa bouche, se vidait entre ses lèvres… Il revenait à la vie, après avoir aspiré longuement, d’une haleine, cette boisson exquise, – volupté la plus parfaite de toutes…

A quelques instants de là, en un coin de la cale, aux clartés d’une lanterne sourde, Auguste Barnard faisait à son camarade le récit de ce qui s’était passé à bord depuis le départ du brick.

Jusqu’ici, je le répète, cette histoire est admissible; mais nous ne sommes pas encore aux événements dont «l’extraordinaireté» défie toute vraisemblance.

L’équipage du Grampus se montait à trente-six hommes, compris Barnard père et fils. Après que le brick eut mis à la voile, le 20 juin, plusieurs tentatives avaient été faites par Auguste Barnard pour rejoindre Arthur Pym dans sa cachette, – tentatives vaines. A trois ou quatre jours de là, une révolte éclatait à bord. C’était le maître coq qui la dirigeait, – un Nègre comme notre Endicott de l’Halbrane,lequel, je me hâte de le dire n’est pas homme à jamais se rebeller.

De nombreux incidents sont rapportés dans le roman, massacres qui coûtèrent la vie à la plupart des matelots restés fidèles au capitaine Barnard, puis, par le travers des Bermudes, abandon, dans une des petites baleinières, dudit capitaine et de quatre hommes, dont on ne devait plus avoir aucune nouvelle.

Auguste Barnard n’eût point été épargné, sans l’intervention du maître-cordier du Grampus, Dirk Peters, un métis de la tribu des Upsarokas, fils d’un marchand de pelleteries et d’une Indienne des Montagnes-Noires, – celui-là même que le capitaine Len Guy avait eu la prétention de retrouver dans l’Illinois…

Le Grampus fit route au sud-ouest, sous le commandement du second, dont l’intention était de se livrer à la piraterie en courant les mers du Sud.

A la suite de ces événements, Auguste Barnard aurait bien voulu rejoindre Arthur Pym. Mais on l’avait enfermé dans la chambre de l’équipage, les fers aux pieds et aux mains, et le maître coq lui affirma qu’il n’en sortirait que «quand le brick ne serait plus un brick». Cependant, quelques jours après, Auguste Barnard parvint à se délivrer de ses menottes, à découper la mince cloison qui le séparait de la cale, et, suivi de Tigre, il essaya d’arriver jusqu’à la cachette de son camarade. S’il ne put y réussir, le chien, par bonheur, avait «senti» Arthur Pym, ce qui donna à Auguste Barnard ridée d’attacher au cou de Tigre un billet contenant ces mots: «Je griffonne ceci avec du sang… restez caché… votre vie en dépend…»

Ce billet, on le sait, Arthur Pym l’avait reçu. Ce fut alors que, mourant de faim et de soif, il se glissa dans la cale, où le bruit du couteau, qui lui échappa des mains, attira l’attention de son camarade, lequel put enfin arriver jusqu’à lui.

Après avoir raconté ces choses à Arthur Pym, Auguste Barnard ajouta que la division régnait parmi les révoltés. Les uns voulaient conduire le Grampus vers les îles du Cap-Vert; les autres – et Dirk Peters se prononçait dans ce sens – étaient décidés à faire voile vers les îles du Pacifique.

Quant au chien Tigre que son maître avait cru enragé, il ne l’était pas. C’était une soif dévorante qui l’avait mis en cet état de surexcitation, et, finalement, peut-être aurait-il été atteint d’hydrophobie, si Auguste Barnard ne l’avait ramené au gaillard d’avant.

Vient alors une importante digression sur l’arrimage des marchandises dans les navires de commerce, – arrimage d’où dépend en grande partie la sécurité du bord. Or, celui du Grampus ayant été très négligemment établi, le matériel se déplaçant à chaque oscillation, Arthur Pym ne pouvait sans danger demeurer dans la cale. Heureusement, avec l’aide d’Auguste Barnard, il parvint à gagner un coin de l’entrepont, près du poste de l’équipage.

Cependant le métis ne cessait de témoigner grande amitié au fils du capitaine Barnard. Aussi ce dernier se demandait-il si l’on ne pourrait compter sur le maître-cordier pour essayer de reprendre possession du navire?…

Treize jours s’étaient écoulés depuis le départ de Nantucket, lorsque, le 4 juillet, une violente discussion éclata entre les révoltés, à propos d’un petit brick signalé au large, que les uns voulaient poursuivre, les autres laisser échapper. Il s’ensuivit la mort d’un matelot appartenant au parti du maître coq, auquel s’était rallié Dirk Peters, – parti opposé à celui du second.

Il n’y avait plus que treize hommes à bord, en comptant Arthur Pym.

Ce fut dans ces circonstances qu’une effroyable tempête vint bouleverser ces parages. Le Grampus, horriblement secoué, faisait de l’eau par ses coutures. Il fallut constamment manœuvrer la pompe et même appliquer une voile sous l’avant de la coque pour éviter de remplir.

Cette tempête prit fin le 9 juillet, et, ce jour-là, Dirk Peters ayant manifesté l’intention de se débarrasser du second, Auguste Barnard l’assura de son concours, sans lui révéler, toutefois, la présence d’Arthur Pym à bord.

Le lendemain, un des matelots fidèles au maître coq, le nommé Rogers, mourut dans des spasmes, et l’on ne mit pas en doute que le second l’eût empoisonné. Le maître coq ne comptait plus alors que quatre hommes, dont Dirk Peters. Le second en avait cinq, et probablement finirait par l’emporter sur l’autre parti.

Il n’y avait pas une heure à perdre. Aussi le métis ayant déclaré à Auguste Barnard que le moment était venu d’agir, celui-ci lui apprit alors tout ce qui concernait Arthur Pym.

Or, tandis que tous deux s’entretenaient des moyens à employer pour rentrer en possession du navire, une irrésistible rafale le coucha sur le flanc. Le Grampus ne se releva pas sans avoir embarqué une énorme masse d’eau; puis il parvint à prendre la cape sous la misaine au bas ris.

L’occasion parut favorable pour commencer la lutte, bien que les révoltés eussent fait la paix entre eux. Et, pourtant, le poste ne contenait que trois hommes, Dirk Peters, Auguste Barnard et Arthur Pym, alors que la chambre en renfermait neuf. Seul, le maître-cordier possédait deux pistolets et un couteau marin. De là, nécessité d’agir avec prudence.

Arthur Pym, dont les révoltés ne pouvaient soupçonner la présence à bord, eut alors ridée d’une supercherie qui avait quelque chance de réussir. Comme le cadavre du matelot empoisonné gisait encore sur le pont, il se dit que si, ayant revêtu ses habits, il apparaissait au milieu de ces matelots superstitieux, peut-être l’épouvante les mettrait-elle à la merci de Dirk Peters…

Il faisait nuit noire, lorsque le métis se dirigea vers l’arrière. Doué d’une force prodigieuse, il se précipita sur l’homme de barre et, d’un seul coup, renvoya par-dessus le bastingage.

Auguste Barnard et Arthur Pym le rejoignirent aussitôt, tous deux armés d’une bringuebale de pompe. Laissant Dirk Peters à la place du timonier, Arthur Pym, déguisé de manière à avoir l’apparence du mort, et son camarade allèrent se poster près du capot d’échelle de la chambre. Le second, le maître coq, tous étaient là, les uns dormant, les autres buvant ou causant, pistolets et fusils à portée de leur main.

La tempête faisait rage et il était impossible de se tenir debout sur le pont.

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A ce moment, le second donna ordre d’aller chercher Auguste Barnard et Dirk Peters, – ordre qui fut transmis à l’homme de barre, lequel n’était autre que le maître-cordier. Celui-ci et le fils Barnard descendirent dans la chambre, où Arthur Pym ne tarda pas à apparaître.

L’effet de cette apparition fut prodigieux. Épouvanté à la vue du matelot ressuscité, le second se releva, battit l’air des mains, et retomba raide mort. Alors Dirk Peters se précipita sur les autres, secondé d’Auguste Barnard, d’Arthur Pym et du chien Tigre. En quelques instants, tous furent assommés ou étranglés, – sauf le matelot Richard Parker auquel on fit grâce de la vie.

Et maintenant, au plus fort de la tourmente, ils n’étaient plus que quatre hommes pour diriger le brick, qui fatiguait horriblement avec sept pieds d’eau dans sa cale. Il fallut couper le grand mât, et, le matin venu, abattre le mât de misaine. Journée épouvantable et nuit plus épouvantable encore! Si Dirk Peters et ses trois compagnons ne se fussent solidement attachés aux débris du guindeau, ils auraient été emportés par un coup de mer qui enfonça les écoutilles du Grampus.

Suit alors, dans le roman, la minutieuse série d’incidents que devait engendrer cette situation, depuis le 14 juillet jusqu’au 7 août: pêche aux vivres dans la cale noyée d’eau; arrivée d’un brick mystérieux, qui, chargé de cadavres, empeste l’atmosphère et passe, comme un énorme cercueil, au gré d’un vent de mort; tortures de la faim et de la soif; impossibilité de parvenir à la soute aux provisions; tirage à la courte-paille où le sort décide que Richard Parker sera sacrifié pour sauver la vie aux trois autres; mort de ce malheureux frappé par Dirk Peters… dévoré… Enfin, quelques aliments, un jambon, une jarre d’olives sont retirés de la cale, puis une petite tortue… Sous le déplacement de sa cargaison, le Grampus donne une gîte de plus en plus prononcée… Par l’effroyable chaleur qui embrase ces parages, les tortures de la soif arrivent au dernier degré de ce qu’un homme peut souffrir… Auguste Barnard meurt le 1er août… Le brick chavire dans la nuit du 3 au 4… Arthur Pym et le métis, réfugiés sur la carène renversée, en sont réduits à se nourrir des cyrrhopodes dont la coque est couverte, au milieu des bandes de requins qui les guettent… Finalement paraît la goélette Jane, de Liverpool, capitaine William Guy, alors que les naufragés du Grampus n’avaient pas dérivé de moins de 25° vers le sud…

Évidemment, il ne répugne pas à la raison d’admettre la réalité de ces faits, bien que l’outrance des situations soit portée aux dernières limites, – ce qui ne saurait surprendre sous la plume prestigieuse du poète américain. Mais, à partir de ce moment, on va voir si la moindre vraisemblance est observée dans la succession des incidents qui suivent.

Arthur Pym et Dirk Peters, recueillis à bord de la goélette anglaise, furent bien traités. Quinze jours après, remis de leurs souffrances, ils ne s’en souvenaient plus, – «tant la puissance d’oubli est proportionnée à l’énergie du contraste». Avec des alternatives de beau et de mauvais temps, la Jane arriva le 13 octobre en vue de l’île du Prince-Édouard, puis aux îles Crozet par une direction opposée à celle de l’Halbrane, puis aux îles Kerguelen que je venais de quitter onze jours avant.

Trois semaines furent employées à la chasse des veaux marins dont la goélette fit bonne cargaison. Ce fut pendant cette relâche que le capitaine de la Jane déposa cette bouteille dans laquelle son homonyme de l’Halbrane prétendait avoir retrouvé une lettre où William Guy annonçait son intention de visiter les mers australes.

Le 12 novembre, la goélette quitta les Kerguelen et remonta à l’ouest vers Tristan d’Acunha, ainsi que nous le faisions en ce moment. Elle atteignit l’île quinze jours plus tard, y stationna une semaine, et, à la date du 5 décembre, partit pour reconnaître les Auroras par 53° 15’ de latitude sud et 47° 58’ de longitude ouest, – îles introuvables qu’elle ne put trouver.

Le 12 décembre, pointe de la Jane vers le pôle antarctique. Le 26, relèvement des premiers icebergs au-delà du 73e degré, et reconnaissance de la banquise.

Du 1er au 14 janvier 1828, évolutions difficiles, passage du cercle polaire au milieu des glaces, puis doublement de la banquise, et navigation à la surface d’une mer libre, – la fameuse mer libre, découverte par 81° 21’ de latitude sud et 42° de longitude ouest, la température étant de 47° Fahrenheit (8° 33 C. sur zéro), et celle de l’eau étant à 34° (1° 11 C. sur zéro).

Edgar Poe, on en conviendra, est là en pleine fantaisie. Jamais navigateur ne s’était élevé à de telles latitudes, pas même le capitaine James Weddell, de la marine britannique, qui ne dépassa guère le 74e parallèle en 1822.

Mais, si cette pointe de la Jane est déjà difficile à admettre, combien davantage le sont les incidents qui allaient suivre! Et, ces incidents extraordinaires, Arthur Pym – autrement dit Edgar Poe – les raconte avec une inconsciente naïveté, à laquelle personne ne pouvait se méprendre. En vérité, il ne doutait pas de s’élever jusqu’au pôle!…

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Et d’abord, on ne voit plus un seul iceberg sur cette mer fantastique. D’innombrables bandes d’oiseaux volent à sa surface, – entre autres un pélican qui est abattu d’un coup de fusil… On rencontre sur un glaçon, – il y en avait donc encore? – un ours de l’espèce arctique, et d’une dimension ultra-gigantesque… Enfin la terre est signalée par tribord devant… C’est un îlot d’une lieue de circonférence, auquel fut donné le nom d’îlot Bennet, en l’honneur de l’associé du capitaine dans la propriété de la Jane.

Cet îlot est situé par 82° 50’ de latitude sud et 42° 20’ de longitude ouest, dit Arthur Pym dans son journal. J’engage les hydrographes à ne point établir une carte des parages antarctiques sur de si fantaisistes données!

Naturellement, à mesure que la goélette gagnait au sud, la variation de la boussole diminuait, tandis que la température de l’air et de l’eau s’adoucissait, avec un ciel toujours clair et une brise constante de quelques points du nord.

Par malheur, des symptômes de scorbut s’étaient déclarés parmi l’équipage, et peut-être, sans l’insistance d’Arthur Pym, le capitaine William Guy eût-il viré cap pour cap.

Il va de soi que, sous cette latitude et au mois de janvier, on jouissait d’un jour perpétuel, et, en somme, la Jane fit bien de continuer son aventureuse campagne, puisque, le 18 janvier, par 83° 20’ de latitude et 43° 5’ de longitude, une terre fut aperçue.

C’était une île appartenant à un groupe nombreux, éparpillé dans l’ouest.

La goélette s’en étant rapprochée, mouilla par six brasses. Les embarcations furent armées. Arthur Pym et Dirk Peters descendirent dans l’une d’elles, et elle ne s’arrêta que devant quatre canots, chargés d’hommes armés, – des «hommes nouveaux», dit le récit.

Nouveaux, en effet, ces indigènes d’un noir de jais, vêtus de la peau d’un animal noir, ayant une instinctive horreur de la «couleur blanche». Je me demande à quel point devait être portée cette horreur pendant l’hiver?… La neige, s’il en tombait, était-elle donc noire, et les glaçons aussi, – s’il s’en formait?… Tout cela, pure imagination!…

Bref, ces insulaires, sans manifester de dispositions hostiles, ne cessaient de crier anamoo-moo et lama-lama. Lorsque leurs canots eurent accosté la goélette, le chef Too-Wit obtint de monter à bord avec une vingtaine de ses compagnons. De leur part, ce fut un prodigieux étonnement, car ils prenaient le navire pour une créature vivante dont ils caressaient les agrès, la mâture et les bastingages. Dirigée par eux, entre les récifs, à travers une baie dont le fond était de sable noir, elle jeta l’ancre à un mille de la grève, et le capitaine William Guy, ayant eu soin de retenir des otages à bord, débarqua sur les roches du littoral.

Quelle île, à en croire Arthur Pym, cette île Tsalal! Les arbres n’y ressemblaient à aucune des espèces des diverses zones de notre globe. Les roches présentaient, dans leur composition, une stratification inconnue des minéralogistes modernes. Sur le lit des rios coulait une substance liquide sans apparence de limpidité, striée de veines distinctes, lesquelles ne se réunissaient point par une cohésion immédiate, quand on les séparait avec la lame d’un couteau!…

Il y eut trois milles à faire pour atteindre Klock-Klock, principale bourgade de l’île. Là, rien que des habitations misérables, uniquement formées de peaux noires; des animaux domestiques ressemblant au cochon vulgaire, une sorte de mouton à toison noire, des volailles de vingt espèces, des albatros apprivoisés, des canards, des tortues galapagos en grand nombre.

En arrivant à Klock-Klock, le capitaine William Guy et ses compagnons trouvèrent une population qu’Arthur Pym évalue à dix mille âmes, hommes, femmes, enfants, sinon à craindre, du moins à tenir à l’écart, tant ils étaient bruyants et démonstratifs. Enfin, après une assez longue halte à la maison de Too-Wit, on revint au rivage, où la biche de mer – ce mollusque si recherché des Chinois –, plus abondante qu’en aucune autre portion de ces régions australes, devait fournir d’énormes cargaisons.

Ce fut à ce propos qu’on essaya de s’entendre avec Too-Wit. Le capitaine William Guy lui demanda d’autoriser la construction de hangars, où quelques-uns des hommes de la Jane prépareraient la biche de mer, tandis que la goélette continuerait sa route vers le pôle. Too-Wit accepta volontiers cette proposition, et conclut un marché d’après lequel les indigènes prêteraient leur concours pour la récolte du précieux mollusque.

Au bout d’un mois, les aménagements étant achevés, trois hommes furent désignés pour séjourner à Tsalal. Il n’y avait jamais eu lieu de concevoir le plus léger soupçon à l’égard des naturels. Avant de prendre congé, le capitaine William Guy voulut retourner une dernière fois au village de Klock-Klock, après avoir, par prudence, laissé six hommes à bord, les canons chargés, les filets de bastingages en place, l’ancre à pic. Ils devaient s’opposer à toute approche des indigènes.

Too-Wit, escorté d’une centaine de guerriers, se porta au-devant des visiteurs. On remonta l’étroite gorge d’un ravin, entre des collines formées de pierre savonneuse, une sorte de stéatite, comme Arthur Pym n’en avait vu nulle part. Il fallut suivre mille sinuosités, le long de talus hauts de soixante à quatre-vingts pieds sur une largeur de quarante.

Le capitaine William Guy et les siens, sans trop de crainte, bien que l’endroit fût propice à une embuscade, marchaient serrés les uns contre les autres.

A droite, un peu en avant, se tenaient Arthur Pym, Dirk Peters et un matelot nommé Allen.

Arrivé devant une fissure qui s’ouvrait dans le flanc de la colline, Arthur Pym eut l’idée d’y pénétrer, afin de cueillir quelques noisettes qui pendaient en grappes à des coudriers rabougris. Cela fait, il allait revenir sur ses pas, quand il s’aperçut que le métis et Allen l’avaient accompagné. Tous trois se disposaient à regagner l’entrée de la fissure, lorsqu’une soudaine et violente secousse les renversa. Au même moment, les masses savonneuses de la colline s’effondrèrent, et la pensée leur vint qu’ils allaient être enterrés vivants…

Vivants… tous trois?… Non! Allen avait été si profondément enseveli sous les décombres qu’il ne respirait plus.

En se traînant sur les genoux, en s’ouvrant un chemin au couteau, en maniant leur bowie-knife, Arthur Pym et Dirk Peters parvinrent à atteindre certaines saillies d’argile schisteuse un peu plus résistante, puis une plate-forme naturelle à l’extrémité d’une ravine boisée, au-dessus de laquelle plafonnait une tranche de ciel bleu.

De là, leurs regards purent embrasser toute la contrée environnante.

Un éboulement venait de se produire, – éboulement artificiel, oui! artificiel, qui avait été provoqué par ces indigènes. Le capitaine William Guy et ses vingt-huit compagnons, écrasés sous plus d’un million de tonnes de terre et de pierre, avaient disparu.

Le pays fourmillait d’insulaires, venus des îles voisines, sans doute, et attirés par le désir de piller la Jane. Soixante-dix bateaux à balanciers se dirigeaient alors vers la goélette. Les six hommes restés à bord leur envoyèrent une première bordée mal ajustée, puis une seconde bordée de mitraille et de boulets ramés, dont l’effet fut terrible. Néanmoins, la Jane ayant été envahie, puis livrée aux flammes, ses défenseurs furent massacrés. Enfin se produisit une formidable explosion, lorsque les poudres prirent feu, – explosion qui détruisit un millier d’indigènes et en mutila autant, tandis que les autres s’enfuyaient, poussant le cri de tékéli-li!… tékéli-li!

Pendant la semaine suivante, Arthur Pym et Dirk Peters, vivant de noisettes, de chair de butors, de cochléarias, échappèrent aux naturels qui ne soupçonnaient pas leur présence. Il se trouvaient au fond d’une sorte d’abîme noir, sans issue, creusé dans la stéatite et une sorte de marne à grains métalliques. En le parcourant, ils descendirent à travers une succession de gouffres. Edgar Poe en donne le croquis suivant leur plan géométral, dont l’ensemble reproduisait un mot de racine arabe, qui signifie «être blanc», et le mot égyptien ΠΦUΓPHC, qui signifie «région du sud»

On le voit, l’auteur américain est ici dans l’invraisemblable poussé jusqu’aux dernières limites. Du reste, non seulement j’avais lu et relu ce roman d’Arthur Gordon Pym, mais je connaissais aussi les autres ouvrages d’Edgar Poe. Jesavais ce qu’il fallait penser de ce génie plus sensitif qu’intellectuel. Un de ses critiques n’a-t-il pas dit et eut raison de dire: «L’imagination, chez lui, est la reine des facultés… une faculté quasi divine, qui perçoit les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies…»

Ce qui est certain, c’est que jamais personne n’avait vu dans ces livres autre chose que des œuvres d’imagination!… Comment donc, à moins d’être fou, un homme tel que le capitaine Len Guy avait-il admis la réalité de faits purement irréels?…

Je continue:

Arthur Pym et Dirk Peters ne pouvaient demeurer au milieu de ces abîmes, et, après nombre de tentatives, ils parvinrent à se laisser glisser sur une des pentes de la colline. Aussitôt cinq sauvages s’élancèrent sur eux. Mais, grâce à leurs pistolets, grâce à la vigueur extraordinaire du métis, quatre des insulaires furent tués. Le cinquième fut entraîné par les fugitifs, qui gagnèrent une embarcation amarrée au rivage et chargée de trois grosses tortues. Une vingtaine d’insulaires, lancés à leur poursuite, essayèrent vainement de les arrêter. Ils furent repoussés, et le canot, muni de ses pagaies, prit la mer en se dirigeant vers le sud.

Arthur Pym naviguait alors au-delà du 83e degré de latitude australe. On était au début de mars, c’est-à-dire à rapproche de l’hiver antarctique. Cinq ou six îles se montraient vers l’ouest, qu’il importait d’éviter par prudence. L’opinion d’Arthur Pym était que la température s’adoucirait graduellement aux approches du pôle. A l’extrémité de deux pagaies, dressées en abord de l’embarcation, fut installée une voile faite avec les chemises liées ensemble de Dirk Peters et de son compagnon, – chemises blanches dont la couleur affecta d’épouvante l’indigène prisonnier, qui répondait au nom de Nu-Nu. Durant huit jours, se continua cette étrange navigation favorisée par une brise douce du nord, avec un jour permanent, sur une mer sans un morceau de glace, et, d’ailleurs, grâce à la température unie, élevée de l’eau, on n’en avait pas aperçu un seul depuis le parallèle de l’îlot Bennet.

C’est alors qu’Arthur Pym et Dirk Peters entrèrent dans une région de nouveauté et d’étonnement. A l’horizon se dressait une large barrière de vapeur grise et légère; empanachée de longues raies lumineuses, telles qu’en projettent les aurores polaires. Un courant de grande force venait en aide à la brise. L’embarcation filait sur une surface liquide excessivement chaude et d’apparence laiteuse, qui semblait être agitée par en dessous. Une cendre blanchâtre vint à tomber, – ce qui redoubla les terreurs de Nu-Nu, dont les lèvres se relevaient sur une denture noire…

Le 9 mars, il y eut redoublement de cette pluie et accroissement de la température de l’eau, que la main ne pouvait même plus supporter. L’immense rideau de vapeur, tendu sur le lointain périmètre de l’horizon méridional, ressemblait à une cataracte sans limites, roulant en silence du haut de quelque immense rempart perdu dans les hauteurs du ciel…

Douze jours après, ce sont les ténèbres qui planent sur ces parages, ténèbres sillonnées par les effluves lumineux s’échappant des profondeurs laiteuses de l’océan Antarctique, où venait se fondre l’incessante averse cendreuse…

L’embarcation s’approchait de la cataracte avec une impétueuse vélocité, dont la raison n’est point indiquée dans le récit d’Arthur Pym. Parfois la nappe se fendait, laissant apercevoir en arrière un chaos d’images flottantes et indistinctes, secouées par de puissants courants d’air…

Au milieu de cet enténèbrement effroyable passaient des bandes d’oiseaux gigantesques, d’une blancheur livide, poussant leur éternel tékéli-li,et c’est alors que le sauvage, aux suprêmes affres de l’épouvante, exhala son dernier soupir.

Et soudain, pris d’une folie de vitesse, le canot se précipite dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvre comme pour l’y aspirer… Mais voici qu’en travers se dresse une figure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre… Et la couleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de la neige…

Tel est ce bizarre roman, enfanté par le génie ultra-humain du plus grand poète du Nouveau Monde. C’est ainsi qu’il se termine… ou plutôt qu’il ne se termine pas. A mon avis, dans l’impuissance d’imaginer un dénouement à de si extraordinaires aventures, on comprend qu’Edgar Poe ait interrompu leur récit par la mort «soudaine et déplorable de son héros», tout en laissant espérer que si l’on retrouve jamais les deux ou trois chapitres qui manquent, ils seront livrés au public.

 

 

Chapitre VI

«Comme un linceul qui s’entrouvre!».

 

a navigation de l’Halbrane ne cessait de s’opérer avec l’aide du courant et du vent. En quinze jours, si ils persistaient, la distance qui sépare l’île du Prince-Édouard de celle de Tristan d’Acunha – deux mille trois cents milles environ – serait franchie, et, comme l’avait annoncé le bosseman, il n’aurait pas été nécessaire de changer une seule fois les amures. L’invariable brise du sud-est bien établie, quelquefois au grand frais, n’exigeait qu’une diminution des voiles hautes.

Du reste, le capitaine Len Guy laissait à JemWest le soin de manœuvrer, et l’audacieux porte-toile, – que l’on me passe cette expression – ne se décidait à prendre des ris qu’à l’instant où la mâture menaçait de venir en bas. Mais je ne craignais rien, et il n’y avait aucune avarie à redouter avec un tel marin. Il avait trop l’œil à son affaire.

«Notre lieutenant n’a pas son pareil, me dit un jour Hurliguerly, et il mériterait de commander un vaisseau amiral!

– En effet, ai-je répondu, JemWest me paraît être un véritable homme de mer.

– Et aussi, quelle goélette, notre Halbrane! Félicitez-vous, monsieur Jeorling, et félicitez-moi puisque j’ai pu amener le capitaine Len Guy à changer d’avis à votre sujet!

– Si c’est vous qui avez obtenu ce résultat, bosseman, je vous en remercie.

– Et il y a de quoi, car il hésitait diantrement, notre capitaine, malgré les instances du compère Atkins! Mais je suis parvenu à lui faire entendre raison…

– Jene l’oublierai pas, bosseman, je ne l’oublierai pas, puisque, grâce à votre intervention, au lieu de me morfondre aux Kerguelen, je ne tarderai pas à être en vue de Tristan d’Acunha…

– Dans quelques jours, monsieur Jeorling. Voyez-vous, d’après ce que j’ai ouï dire, on s’occupe maintenant en Angleterre et en Amérique de bateaux qui ont une machine dans le ventre, et des roues dont ils se servent comme un canard de ses pattes!… C’est bien, et l’on saura ce que ça vaut à l’usage. M’est avis, pourtant, que jamais ces bateaux-là ne pourront lutter avec une belle frégate de soixante, filant au plus près par fraîche brise! Le vent, monsieur Jeorling, même quand il faut le pincer à cinq quarts, cela suffit et un marin n’a pas besoin de roulettes à sa coque!»

Je n’avais point à contrarier les idées du bosseman relativement à l’emploi de la vapeur en navigation. On en était encore aux tâtonnements, et l’hélice n’avait pas remplacé les aubes. Quant à l’avenir, qui eût pu le prévoir?…

Et, en ce moment, il me revint à la mémoire que la Jane – cette Jane dont le capitaine Len Guy m’avait parlé comme si elle eût existé, comme s’il l’eût vue de ses propres yeux – s’était rendue, précisément en quinze jours, de l’île du Prince-Édouard à Tristan d’Acunha. Il est vrai, Edgar Poe disposait à son gré des vents et de la mer.

Au surplus, pendant la quinzaine qui suivit, le capitaine Len Guy ne m’entretint plus d’Arthur Pym. Il ne semblait même pas qu’il m’eût jamais rien dit des aventures de ce héros des mers australes. S’il avait espéré, d’ailleurs, me convaincre de leur authenticité, il aurait fait preuve de médiocre intelligence. Je le répète, comment un homme de bon sens aurait-il consenti à discuter sérieusement sur cette matière? A moins d’avoir perdu la raison, d’être tout au moins un monomane sur ce cas spécial, comme l’était Len Guy, personne – je le répète pour la dixième fois –, personne ne pouvait voir autre chose qu’une œuvre d’imagination dans le récit d’Edgar Poe.

Qu’on y songe! D’après ledit récit, une goélette anglaise se serait avancée jusqu’au 84e degré de latitude sud, et ce voyage n’aurait pas pris l’importance d’un grand fait géographique?… Arthur Pym, revenu des profondeurs de l’Antarctide, n’eût pas été mis au-dessus des Cook, des Weddell, des Biscoe?… A lui comme à Dirk Peters, les deux passagers de laJane, qui se seraient même élevés au-dessus dudit parallèle, on n’aurait pas rendu des honneurs publics?… Et que penser de cette mer libre découverte par eux… de cette vitesse extraordinaire des courants qui les entraînaient vers le pôle… de la température anormale de ces eaux, chauffées en dessous, que la main ne pouvait supporter… de ce rideau de vapeurs tendu à l’horizon… de cette cataracte gazeuse, qui s’entrouvre, et derrière laquelle apparaissent des figures de grandeur surhumaine?…

Et puis, sans parler de ces invraisemblances, comment Arthur Pym et le métis étaient revenus de si loin, comment leur embarcation tsalalienne les avait ramenés par-delà le cercle polaire, comment, en fin de compte, ils furent recueillis et rapatriés, j’eusse été curieux de le savoir. Avec un fragile canot à pagaies, franchir une vingtaine de degrés, repasser la banquise, gagner les terres les plus proches, comment le journal d’Arthur Pym n’a-t-il pas mentionné les incidents de ce retour?… Mais, dira-ton, Arthur Pym est mort avant d’avoir pu livrer les derniers chapitres de son récit… Soit! Est-il donc vraisemblable qu’il n’en ait dit mot à l’éditeur du Southern Literary Messenger?… Et pourquoi Dirk Peters, qui, pendant plusieurs années, aurait résidé dans l’Illinois, se serait-il tu sur le dénouement de ces aventures?… Est-ce qu’il aurait eu quelque intérêt à ne point parler?…

Il est vrai, le capitaine Len Guy, à l’entendre, s’était rendu à Vandalia, où, disait le roman, demeurait ce Dirk Peters, et il ne l’avait point rencontré… Je le crois bien! Comme Arthur Pym, il n’avait existé, je le répète, que dans la troublante imagination du poète américain… Et, on en conviendra, cela ne témoigne-t-il pas de l’extraordinaire puissance de ce génie, puisqu’il a pu imposer à quelques esprits comme réel ce qui n’était que fictif?…

Toutefois, je le comprenais, j’eusse été mal venu à discuter de nouveau avec le capitaine Len Guy, obsédé par cette idée fixe, et à reprendre une argumentation qui n’aurait pu le convaincre. Plus sombre, plus renfermé, il ne paraissait jamais sur le pont de la goélette à moins que cela ne fût nécessaire. Et alors ses regards parcouraient obstinément l’horizon méridional, qu’ils cherchaient à percer…

Et, peut-être, croyait-il voir cette nappe de vapeurs, zébrée de larges fentes, et les hauteurs du ciel épaissies d’impénétrables ténèbres, et des éclats lumineux jaillissant des profondeurs laiteuses de la mer, et le géant blanc lui montrant la route à travers les gouffres de la cataracte…

Singulier monomane, que notre capitaine! Heureusement, sur tout autre sujet que celui-ci, son intelligence gardait sa lucidité. Quant à ses qualités de marin, elles restaient intactes, et les craintes que j’avais pu concevoir ne menaçaient pas de se réaliser.

Je dois le dire, ce qui me paraissait plus intéressant, c’était de découvrir la raison pour laquelle le capitaine Len Guy portait tant d’intérêt aux prétendus naufragés de la Jane. Même en tenant pour véridique le récit d’Arthur Pym, en admettant que la goélette anglaise eût traversé ces infranchissables parages, à quoi bon de si inutiles regrets? Que quelques-uns des matelots de la Jane, son chef ou ses officiers eussent survécu à l’explosion et à l’engloutissement provoqué par les naturels de l’île Tsalal, pouvait-on raisonnablement espérer qu’ils fussent encore vivants? Il y avait onze ans que les faits se seraient passés, d’après les dates indiquées par Arthur Pym, et dès lors, en admettant que ces malheureux eussent échappé aux insulaires, comment auraient-ils subvenu à leurs besoins dans de telles conditions, et ne devaient-ils pas avoir péri jusqu’au dernier?…

Allons! voici que je me mets à discuter sérieusement de semblables hypothèses, bien qu’elles ne reposent sur aucun fondement? Un peu plus, j’allais croire à l’existence d’Arthur Pym, de Dirk Peters, de leurs compagnons, de la Jane perdue derrière les banquises de la mer australe? Est-ce que la folie du capitaine Len Guy m’aurait gagné? Et, de fait, tout à l’heure, est-ce que je ne me suis pas surpris à établir une comparaison entre la route qu’avait suivie la Jane en remontant vers l’ouest et celle que suivait l’Halbrane en ralliant les parages de Tristan d’Acunha?…

Nous étions au 3 septembre. Si aucun retard ne se produisait – et il n’aurait pu provenir que d’un incident de mer –, notre goélette serait dans trois jour, en vue du port. D’ailleurs, telle est l’altitude de la principale île du groupe que, par beau temps, on l’aperçoit d’une grande distance.

Ce jour-là, entre dix et onze heures du matin, je me promenais de l’avant à l’arrière, du côté du vent. Nous glissions légèrement à la surface d’une mer ondulée, un peu clapoteuse. Il semblait que l’Halbrane fût un énorme oiseau – un de ces gigantesques albatros signalés par Arthur Pym –, qui déployait sa large envergure et emportait tout un équipage à travers l’espace. Oui! Pour un esprit imaginatif, ce n’était plus de la navigation, c’était du vol, et le battement des voiles, c’était le battement des ailes!

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JemWest, debout près du guindeau, abrité de la trinquette, sa longue-vue aux yeux, regardait sous le vent par bâbord un objet flottant à deux ou trois milles que plusieurs matelots, penchés au-dessus des bastingages, montraient du doigt.

C’était une masse de dix à douze yards superficiels, irrégulièrement formée, relevée à sa partie centrale par une tumescence d’un vif éclat. Cette masse montait et descendait au gré des lames qui se déplaçaient dans la direction du nord-ouest.

Je me rendis vers la lisse de l’avant, et j’observai attentivement cet objet.

A mon oreille arrivaient les propos des marins, toujours intéressés par les moindres apports de la mer.

«Ce n’est point une baleine, déclara le maître-voilier Martin Holt. Elle aurait déjà soufflé une ou deux fois depuis le temps que nous l’examinons!

– Bien sûr, il ne s’agit pas d’une baleine, affirma Hardie, le maître-calfat. Peut-être est-ce quelque carcasse de navire abandonné…

– Le diable l’envoie par le fond! s’écria Rogers. Allez donc vous jeter là-dessus pendant la nuit! Il y aurait de quoi se crever les joues et couler sans avoir eu le temps de se reconnaître!

– Je te crois, ajouta Drap, et ces épaves-là, c’est plus dangereux qu’une roche, car elles sont un jour ici, un autre là-bas, et comment les parer?…»

Hurliguerly venait de s’approcher.

«Qu’en pensez-vous, bosseman?» lui demandai-je, lorsqu’il se fut accoudé près de moi.

Hurliguerly regarda avec attention, et comme la goélette, servie par une fraîche brise, gagnait rapidement vers la masse, il devenait plus facile de se prononcer.

«A mon avis, monsieur Jeorling, répliqua le bosseman, ce que nous voyons là n’est ni un souffleur ni une épave, mais tout simplement un glaçon…

– Un glaçon…. m’écriai-je.

– Hurliguerly ne se trompe pas, affirma JemWest. Il s’agit bien d’un glaçon, un morceau d’iceberg que les courants ont entraîné…

– Comment, ai-je repris, entraîné jusqu’au 45e parallèle?…

– Cela se voit, monsieur, répondit le lieutenant, et les glaces remontent parfois jusque par le travers du Cap, à en croire un navigateur français, le capitaine Blosseville, qui en aurait rencontré à cette hauteur en 1828.

– Alors celui-là ne peut tarder à se fondre?… déclarai-je, assez étonné que le lieutenant West m’eût honoré d’une aussi longue réponse.

– Il doit même s’être dissous en grande partie, affirma le lieutenant, et ce que nous voyons est certainement ce qui reste d’une montagne de glace qui devait peser des millions de tonnes.»

Le capitaine Len Guy venait de sortir du rouf. Lorsqu’il aperçut le groupe de matelots rangés autour de Jem West, il se dirigea vers l’avant.

Après quelques mots échangés à voix basse, le lieutenant lui passa sa longue-vue.

Len Guy la braqua sur l’objet flottant dont la goélette s’était rapprochée d’un mille environ, et, après l’avoir observé près d’une minute:

«C’est un glaçon, dit-il, et il est heureux qu’il se dissolve. L’Halbrane aurait pu se faire de graves avaries en se jetant dessus pendant la nuit…»

Je fus frappé du soin que le capitaine Len Guy mettait à son observation. Il semblait que ses regards ne pussent quitter l’oculaire de la longue-vue, devenu, pour ainsi dire, la pupille de son œil. Il demeurait immobile, comme s’il eût été cloué au pont. Insensible au roulis et au tangage, les deux bras rigides, grâce à sa grande habitude, il maintenait imperturbablement le glaçon dans le champ de l’objectif. Son visage hâlé présentait çà et là des plaques hectiques, des taches de pâleur, et de ses lèvres s’échappaient de vagues paroles.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’Halbrane, sous rapide allure, était sur le point de dépasser le glaçon en dérive.

«Laissez porter d’un quart», dit le capitaine Len Guy, sans abaisser sa longue-vue.

Je devinai ce qui se passait dans l’esprit de cet homme sous l’obsession d’une idée fixe. Ce morceau de glace, arraché de la banquise australe, venait de ces parages où sa pensée l’entraînait sans cesse. Il voulait le voir de plus près… peut-être l’accoster… peut-être en recueillir quelque débris…

Cependant, sur l’ordre transmis par JemWest, le bosseman avait légèrement fait mollir les écoutes, et la goélette, arrivant d’un quart, se dirigea vers le glaçon. Nous n’en fûmes bientôt qu’à deux encablures, et je pus l’examiner.

Ainsi que cela avait été remarqué, la tumescence centrale fondait de toutes parts. Des filets liquides s’égouttaient le long de ses parois. Au mois de septembre de cette année si précoce, le soleil possédait assez de force pour provoquer la dissolution, l’activer, la précipiter même.

Assurément, avant la fin de la journée, il ne resterait plus rien de ce glaçon, entraîné par les courants jusqu’à la hauteur du 45e parallèle.

Le capitaine Len Guy l’observait toujours, et sans qu’il eût besoin de recourir à sa longue-vue. On commençait même à distinguer un corps étranger qui, peu à peu, se dégageait à mesure que s’opérait la fusion, – une forme, de couleur noirâtre, étendue sur la couche blanche.

Et quelle fut notre surprise, mêlée d’horreur, lorsqu’on vit un bras apparaître, puis une jambe, puis un torse, puis une tête, non point en état de nudité, mais recouverts de vêtements sombres…

Un instant, je crus même que ces membres remuaient… que ces mains se tendaient vers nous…

L’équipage ne put retenir un cri.

Non! ce corps ne s’agitait pas, mais il glissait doucement sur la surface glacée…

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Je regardai le capitaine Len Guy. Son visage était aussi livide que celui de ce cadavre, venu en dérive des lointaines latitudes de la zone australe!

Ce qu’il y avait à faire, on le fit à l’instant pour recueillir ce malheureux, – et qui sait si quelque souffle ne l’animait pas encore!… Dans tous les cas, ses poches contenaient peut-être quelque document qui permettrait d’établir son identité!… Puis, en les accompagnant d’une dernière prière, on abandonnerait ces restes humains aux profondeurs de l’Océan, ce cimetière des marins morts à la mer!…

Le canot fut descendu. Le bosseman y prit place avec les matelots Gratian et Francis, placés chacun à un des avirons. Par la disposition contrariée de sa voilure, ses focs et sa trinquette traversés, sa brigantine bordée à bloc, JemWest avait cassé l’erre de la goélette, presque immobile, s’élevant ou s’abaissant sur les longues lames.

Je suivais des yeux le canot, qui accosta la marge latérale du glaçon rongée par les eaux.

Hurliguerly prit pied à un endroit qui présentait encore quelque résistance. Gratian débarqua après lui, tandis que Francis maintenait le canot par la chaîne du grappin.

Tous deux rampèrent alors jusqu’au cadavre, le tirèrent l’un par les jambes, l’autre par les bras, et l’embarquèrent.

En quelques coups d’avirons, le bosseman eut rejoint la goélette.

Le cadavre, congelé de la tête aux pieds, fut déposé à l’emplanture du mât de misaine.

Aussitôt le capitaine Len Guy alla vers lui et le considéra longuement, comme s’il eût cherché à le reconnaître.

Ce corps était celui d’un marin, vêtu d’une grossière étoffe, pantalon de laine, vareuse rapiécée, chemise d’épais molleton, ceinture entourant deux fois sa taille. Nul doute que sa mort remontât à plusieurs mois déjà, – peu après, probablement, que cet infortuné eût été entraîné par la dérive…

L’homme que nous avions ramené à bord ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années, bien que ses cheveux fussent grisonnants. Sa maigreur était effrayante, – un squelette dont l’ossature saillait sous la peau. Il avait dû subir les affreuses tortures de la faim, pendant ce trajet d’au moins vingt degrés depuis le cercle polaire antarctique.

Le capitaine Len Guy venait de relever les cheveux de ce cadavre, conservé par le froid. Il lui redressa la tête, il chercha son regard sous les paupières collées l’une à l’autre, et enfin ce nom lui échappa avec un déchirement de sanglot:

«Patterson… Patterson!

– Patterson?…» m’écriai-je.

Et il me sembla que ce nom, si commun qu’il fût, tenait par quelque lien à ma mémoire!… Quand l’avais-je entendu prononcer, – ou bien ne l’avais-je pas lu quelque part?…

Alors le capitaine Len Guy, debout, parcourut lentement l’horizon des yeux, comme s’il allait donner l’ordre de mettre le cap au sud…

En ce moment, sur un mot de JemWest, le bosseman plongea sa main dans les poches du cadavre. Il en retira un couteau, un bout de fil de caret, une boîte à tabac vide, puis un carnet de cuir, muni d’un crayon métallique.

Le capitaine Len Guy se retourna, et, au moment où Hurliguerly tendait le carnet à Jem West:

«Donne», dit-il.

Quelques feuillets étaient couverts d’une écriture que l’humidité avait presque entièrement effacée. Mais la dernière page portait des mots déchiffrables encore, et peut-on imaginer de quelle émotion je fus saisi, lorsque j’entendis le capitaine Len Guy lire d’une voix tremblante:

La Jane… île Tsalal… par quatre-vingt trois… Là… depuis onze ans… Capitaine… cinq matelots survivants… Qu’on se hâte de les secourir…»

Et, sous ces lignes, un nom… une signature… le nom de Patterson…

Patterson!… Je me souvins alors!… C’était le second de la Jane… le second de cette goélette qui avait recueilli Arthur Pym et Dirk Peters sur l’épave du Grampus… la Jane, conduite jusqu’à cette latitude de l’île Tsalal… la Jane attaquée par les insulaires et anéantie par l’explosion!…

Tout cela était donc vrai!… Edgar Poe avait donc fait œuvre d’historien, non de romancier!… Il avait donc eu communication du journal d’Arthur Gordon Pym!… Des relations directes s’étaient donc établies entre eux!… Arthur Pym existait ou plutôt il avait existé… lui… un être réel!… Et il était mort – d’une mort soudaine et déplorable, dans des circonstances non révélées, avant qu’il eût complété le récit de son extraordinaire voyage!… Et jusqu’à quel parallèle s’était-il élevé en quittant l’île Tsalal avec son compagnon Dirk Peters, et comment tous deux avaient-ils pu être rapatriés en Amérique?…

Je crus que ma tête allait éclater, que je devenais fou, moi qui accusais le capitaine Len Guy de l’être!… Non! j’avais mal entendu… j’avais mal compris!… Cela n’était que pure extravagance de mon cerveau!…

Et, pourtant, comment récuser ce témoignage trouvé sur le corps du second de la Jane, de ce Patterson, dont le dire si affirmatif s’appuyait de dates certaines?… Et, surtout, comment conserver un doute, après que JemWest, plus calme, fut parvenu à déchiffrer ces autres lambeaux de phrases:

«Entraîné depuis le 3 juin dans le nord de l’île Tsalal… Là… encore… capitaine William Guy et cinq des hommes de la Jane… Mon glaçon dérive à travers la banquise… nourriture va me manquer… Depuis le 13 juin… épuisé mes dernières ressources… Aujourd’hui… 16 juin… plus rien…»

Ainsi, il y avait près de trois mois que gisait le corps de Patterson à la surface de ce glaçon rencontré sur la route des Kerguelen à Tristan d’Acunha!… Ah! que n’avions-nous sauvé le second de la Jane!… Il eût pu dire ce qu’on ne savait pas, ce qu’on ne saurait jamais, peut-être, – le secret de cette effrayante aventure!

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Enfin, il fallait me rendre à l’évidence. Le capitaine Len Guy, qui connaissait Patterson, venait d’en retrouver le cadavre glacé!… C’était bien lui qui accompagnait le capitaine de la Jane, lorsque, pendant une relâche, il avait enterré cette bouteille aux Kerguelen, et dans cette bouteille cette lettre à l’authenticité de laquelle je refusais de croire!… Oui!… depuis onze années, les survivants de la goélette anglaise étaient là-bas, sans espoir d’être jamais recueillis!…

Alors s’opéra dans mon esprit surexcité le rapprochement de deux noms, qui allait m’expliquer cet intérêt que portait notre capitaine à tout ce qui rappelait l’affaire Arthur Pym.

Len Guy se retourna vers moi, et, me regardant, ne prononça que ces mots:

«Y croyez-vous, maintenant?…

– J’ycrois… j’y crois! balbutiai-je. Mais le capitaine William Guy de la Jane…

– Et le capitaine Len Guy de l’Halbrane sont frères!» s’écria-t-il d’une voix tonnante, qui fut entendue de tout l’équipage.

Puis, lorsque nos yeux se reportèrent vers la place où flottait le glaçon, la double influence des rayons solaires et des eaux de cette latitude avait produit son effet, et il n’en restait plus trace à la surface de la mer.

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