Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

sphinx02.jpg (20629 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Tristan d’Acunha.

 

uatre jours après, l’Halbrane relevait cette curieuse île de Tristan d’Acunha, dont on a pu dire qu’elle est comme la chaudière des mers africaines.

Certes, c’était un fait bien extraordinaire, cette rencontre à plus de cinq cents lieues du cercle antarctique, cette apparition du cadavre de Patterson! A présent, voici que le capitaine de l’Halbrane et son frère le capitaine de la Jane étaient rattachés l’un à l’autre par ce revenant de l’expédition d’Arthur Pym!… Oui! cela doit sembler invraisemblable… Et qu’est-ce donc, pourtant, auprès de ce que j’ai à raconter encore?…

Au surplus, ce qui me paraissait, à moi, aller jusqu’aux limites de l’invraisemblance, c’était que le roman du poète américain fût une réalité. Mon esprit se révolta d’abord… Je voulus fermer les yeux à l’évidence!…

Finalement, il fallut se rendre, et mes derniers doutes s’ensevelirent avec le corps de Patterson dans les profondeurs de l’Océan.

Et, non seulement le capitaine Len Guy s’enchaînait par les liens du sang à cette dramatique et véridique histoire, mais – comme je l’appris bientôt – notre maître-voilier s’y reliait aussi. En effet, Martin Holt était le frère de l’un des meilleurs matelots du Grampus, l’un de ceux qui avaient dû périr avant le sauvetage d’Arthur Pym et de Dirk Peters opéré par la Jane.

Ainsi donc, entre le 83e et le 84e parallèles sud, sept marins anglais, actuellement réduits à six, avaient vécu depuis onze ans sur l’île Tsalal, le capitaine William Guy, le second Patterson et les cinq matelots de la Jane qui avaient échappé – par quel miracle? – aux indigènes de Klock-Klock!…

Et maintenant, qu’allait faire le capitaine Len Guy?… pas l’ombre d’une hésitation à ce sujet, – il ferait tout pour sauver les survivants de la Jane… Il lancerait l’Halbrane vers le méridien désigné par Arthur Pym… Il la conduirait jusqu’à l’île Tsalal, indiquée sur le carnet de Patterson… Son lieutenant JemWest irait où il lui ordonnerait d’aller… Son équipage n’hésiterait pas à le suivre, et la crainte des dangers que comporterait une expédition, peut-être au-delà des limites assignées aux forces humaines, ne saurait l’arrêter… L’âme de leur capitaine serait en eux… le bras de leur lieutenant dirigerait leurs bras…

Voilà donc pourquoi le capitaine Len Guy refusait d’accepter des passagers à son bord, pourquoi il m’avait dit que ses itinéraires n’étaient jamais assurés, espérant toujours qu’une occasion s’offrirait à lui de s’aventurer vers la mer glaciale!…

J’ai même lieu de croire que si l’Halbrane eût été prête d’ores et déjà à entreprendre cette campagne, le capitaine Len Guy aurait donné l’ordre de mettre le cap au sud… Et, d’après les conditions de mon embarquement, je n’eusse pu l’obliger à continuer sa route pour me déposer à Tristan d’Acunha?…

Du reste, la nécessité s’imposait de refaire de l’eau dans cette île, dont nous n’étions plus éloignés. Là, peut-être, aurait-on la possibilité de mettre la goélette en état de lutter contre les icebergs, d’atteindre la mer libre, puisque libre elle était au-delà du 82e parallèle, de s’engager plus loin que ne l’avaient fait les Cook, les Weddell, les Biscoe, les Kemp, pour tenter enfin ce que tentait alors le lieutenant Wilkes de la marine américaine.

Eh bien, une fois à Tristan d’Acunha, j’attendrais le passage d’un autre navire. D’ailleurs, lors même que l’Halbrane eût été prête pour une telle expédition, la saison ne lui aurait pas encore permis de franchir le cercle polaire. En effet, la première semaine de septembre n’était pas achevée, et deux mois au moins devaient s’écouler avant que l’été austral eût rompu la banquise et provoqué la débâcle des glaces.

Les navigateurs le savaient déjà à cette époque, – c’est depuis la mi-novembre jusqu’au commencement de mars que ces audacieuses tentatives peuvent être suivies de quelque succès. La température est alors plus supportable, les tempêtes sont moins fréquentes, les icebergs se détachent de la masse, la barrière se troue, et un jour perpétuel baigne ce lointain domaine. Il y avait là des règles de prudence dont l’Halbrane ferait sagement de ne point s’écarter. Aussi, en cas que cela fût nécessaire, notre goélette, ayant renouvelé sa provision d’eau aux aiguades de Tristan d’Acunha, approvisionnée de vivres frais, aurait le temps de rallier, soit aux Falklands, soit à la côte américaine, un port mieux outillé, au point de vue des réparations, que ceux de ce groupe isolé sur le désert du Sud-Atlantique.

La grande île, lorsque l’atmosphère est pure, est visible de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix milles. Ces divers renseignements sur Tristan d’Acunha, je les obtins du bosseman. Comme il l’avait visitée à diverses reprises, il pouvait s’exprimer en connaissance de cause.

Tristan d’Acunha gît au sud de la zone des vents réguliers du sud-ouest. Son climat, doux et humide, comporte une température modérée, qui ne s’abaisse pas au-dessous de 25° Fahrenheit (environ 4° C. sous zéro) et ne s’élève pas au-dessus de 68° (20° C. sur zéro). Les vents dominants sont ceux de l’ouest et du nord-ouest, et, pendant l’hiver – août et septembre –, ceux du sud.

L’île fut habitée, dès 1811, par l’Américain Lambert et plusieurs autres de même origine, équipés pour la pêche des mammifères marins. Après eux, vinrent s’y installer des soldats anglais, chargés de surveiller les mers de Sainte-Hélène, et ils ne partirent que postérieurement à la mort de Napoléon en 1821.

Que, quelque trente ou quarante ans plus tard, Tristan d’Acunha ait compté une centaine d’habitants d’un assez beau type, issus d’Européens, d’Américains et de Hollandais du Cap, que la république y ait été établie avec un patriarche pour chef – celui des pères de famille qui possédait le plus d’enfants –, qu’enfin le groupe ait fini par reconnaître la suzeraineté de la Grande-Bretagne, il n’en était pas encore là en cette année 1839, pendant laquelle l’Halbrane se préparait à y relâcher.

Au surplus, je devais bientôt constater, par mes observations personnelles, que la possession de Tristan d’Acunha ne valait pas d’être disputée. Pourtant, «Terre de vie» avait été son nom au XVIe siècle. Si elle jouit d’une flore spéciale, cette flore est uniquement représentée par les fougères, les lycopodes, une graminée piquante, la spartine, qui tapisse la pente inférieure des montagnes. Quant à la faune domestique, les bœufs, les brebis, les pourceaux, composent sa seule richesse et sont l’objet de quelque commerce avec Sainte-Hélène. Il est vrai, pas un reptile, pas un insecte, et les forêts n’abritent qu’une sorte de félin peu dangereux, – un chat retourné à l’état sauvage.

Le seul arbre que possède l’île est un nerprun de dix-huit à vingt pieds. Du reste, les courants apportent assez de bois flotté pour suffire au chauffage. Je ne devais trouver, en fait de légumes, que des choux, des betteraves, des oignons, des navets, des citrouilles, et, en fait de fruits, poires, pêches et raisins de médiocre qualité. J’ajoute que l’amateur d’oiseaux serait réduit à ne chasser que la mouette, le pétrel, le pingouin et l’albatros. L’ornithologie de Tristan d’Acunha n’aurait pas d’autre échantillon à lui offrir.

sphinx17.jpg (169059 bytes)

C’est dans la matinée du 5 septembre que fut signalé le haut volcan de l’île principale, – un massif neigeux de douze cents toises, dont le cratère éteint forme la cuvette d’un petit lac. Le lendemain, en s’approchant, on put distinguer un vaste éboulis d’anciennes laves, disposé comme un champ de moraines.

A cette distance de gigantesques fucus zébraient la surface de la mer, véritables câbles végétaux d’une longueur qui varie de six cents à douze cents pieds, et dont la grosseur égale celle d’une barrique.

Je dois mentionner ici que, pendant les trois jours qui avaient suivi la rencontre du glaçon, le capitaine Len Guy ne s’était montré sur le pont que pour prendre hauteur. Il rentrait dans sa cabine après l’opération terminée, et je n’avais plus eu l’occasion de le revoir, sauf aux heures des repas. D’une taciturnité que l’on peut comparer au mutisme, il n’avait pas été possible de l’en tirer. JemWest lui-même n’y eût point réussi. Aussi m’étais-je tenu sur une absolue réserve. A mon avis, l’heure viendrait où Len Guy me reparlerait de son frère William, des tentatives qu’il comptait faire pour sauver ses compagnons et lui. Or, je le répète, étant donné la saison, cette heure n’était pas arrivée, lorsque la goélette, le 6 septembre, vint jeter l’ancre par dix-huit brasses de profondeur près de la grande île, sur la côte nord-ouest, à Ansiedlung, au fond de Falmouth-bay, – précisément à la place indiquée, dans le récit d’Arthur Pym, pour le mouillage de la Jane.

J’ai dit la grande île, parce que le groupe de Tristan d’Acunha en comprend deux autres de moindre importance. A une huitaine de lieues dans le sud-ouest, gît l’île Inaccessible, et au sud-est, à cinq lieues de celle-ci, l’île Nightingale. L’ensemble de cet archipel se trouve par 37° 5’ de latitude méridionale et 13° 4’ de longitude occidentale.

Ces îles sont circulaires. Projetée en plan, Tristan d’Acunha ressemble à une ombrelle déployée d’une circonférence de quinze milles et dont l’armature, rayonnant vers le centre, est figurée par les crêtes régulières qui aboutissent au volcan central.

Ce groupe forme un domaine océanique à peu près indépendant. Il fut découvert par le Portugais qui lui a donné son nom. Après l’exploration des Hollandais en 1643 et celle des Français en 1767, quelques Américains vinrent s’y installer pour la pêche des veaux marins, qui abondent sur ces parages. Enfin des Anglais ne tardèrent pas à leur succéder.

A l’époque où la Jane y avait relâché, un ex-caporal de l’artillerie anglaise, nommé Glass, régnait sur une petite colonie de vingt-six individus, qui commerçaient avec le Cap, n’ayant pour tout bâtiment qu’une goélette de médiocre tonnage. A notre arrivée, ledit Glass comptait bien une cinquantaine de sujets, et, ainsi que l’avait marqué Arthur Pym, «en dehors de tout concours du gouvernement britannique».

Une mer dont la profondeur est comprise entre douze cents et quinze cents brasses baigne ce groupe, longé par le courant équatorial qui dévie vers l’ouest. Il est soumis au régime des vents réguliers du sud-ouest. Les tempêtes y sévissent rarement. Pendant l’hiver, les glaces en dérive dépassent souvent son parallèle d’une dizaine de degrés, mais ne descendent jamais par le travers de Sainte-Hélène, – non plus que les grands souffleurs peu enclins à rechercher des eaux si chaudes.

Les trois îles, disposées en triangle, sont séparées les unes des autres par diverses passes larges d’une dizaine de milles, aisément navigables. Leurs côtes sont franches, et, autour de Tristan d’Acunha, la mer mesure cent brasses de profondeur.

Ce fut avec l’ex-caporal que les relations s’établirent dès l’arrivée de l’Halbrane. Il y mit beaucoup de bienveillance. JemWest, auquel le capitaine Len Guy laissa le soin de remplir les caisses à eau, de s’approvisionner de viande fraîche et de légumes variés, n’eut qu’à se louer de l’obligeance de Glass, qui, d’ailleurs, s’attendait à être payé d’un bon prix et le fut.

Du reste, on reconnut, dès notre arrivée, que l’Halbrane ne trouverait pas à Tristan d’Acunha les ressources nécessaires pour se mettre en état d’entreprendre la campagne projetée dans l’océan Antarctique. Mais, au point de vue des ressources alimentaires, il est certain que Tristan d’Acunha peut être utilement fréquentée par les navigateurs. Leurs prédécesseurs ont enrichi ce groupe de toutes les espèces domestiques, moutons, porcs, bœufs, volailles, alors que le capitaine américain Patten, commandant l’Industry, n’y avait aperçu que quelques chèvres sauvages vers la fin du dernier siècle. Après lui, le capitaine Colquhouin, du brick américain Betsey, y fit des plantations d’oignons, de pommes de terre et autres sortes de légumes, dont un sol fertile assure la prospérité. C’est du moins ce que raconte Arthur Pym dans son récit, et il n’y a pas lieu de lui refuser créance.

On l’aura remarqué, je parle maintenant du héros d’Edgar Poe comme d’un homme dont je n’ai plus à mettre en doute l’existence. Aussi m’étonnais-je que le capitaine Len Guy ne m’eût pas de nouveau interpellé à ce sujet. Il est évident que les renseignements si formels déchiffrés sur le carnet de Patterson n’avaient point été fabriqués pour la circonstance, et j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas reconnaître mon erreur.

Au surplus, si quelque hésitation me fût demeurée, un autre et irrécusable témoignage vint s’ajouter aux dires du second de la Jane.

Le lendemain du mouillage, j’avais débarqué à Ansiedlung, sur une belle plage de sable noirâtre. Je fis même cette réflexion qu’une telle plage n’eût point été déplacée à l’île Tsalal, où se rencontrait cette couleur de deuil, à l’exclusion de la couleur blanche qui causait aux insulaires de si violentes convulsions, suivies de prostration et de stupeur. Mais, en donnant pour certains ces effets extraordinaires, peut-être Arthur Pym avait-il été le jouet de quelque illusion?… D’ailleurs, on saurait à quoi s’en tenir, si l’Halbrane arrivait jamais en vue de l’île Tsalal…

Je rencontrai l’ex-caporal Glass, – un homme vigoureux, bien conservé, de physionomie assez rusée, je dois en convenir, et dont les soixante ans n’avaient point amoindri l’intelligente vivacité. Indépendamment du commerce avec le Cap et les Falklands, il faisait un important trafic de peaux de phoques, d’huile d’éléphants marins, et ses affaires prospéraient.

Comme il paraissait très désireux de bavarder, ce gouverneur nommé par lui-même et reconnu par la petite colonie, j’entamai sans peine, dès notre première entrevue, une conversation qui devait être intéressante par plus d’un côté.

«Avez-vous souvent des navires en relâche à Tristan d’Acunha? lui demandai-je.

– Tout autant qu’il nous en faut, monsieur, me répondit-il en se frottant les mains derrière le dos, – une habitude invétérée, paraît-il.

– Dans la belle saison?… ajoutai-je.

– Oui… dans la belle saison, si tant est que nous en ayons une mauvaise en ces parages!

– Je vous en félicite, monsieur Glass. Mais ce qui est regrettable, c’est que Tristan d’Acunha n’ait pas un seul port, et quand un navire est obligé de mouiller au large…

sphinx18.jpg (174784 bytes)

– Au large, monsieur?… Qu’entendez-vous par le large? s’écria l’ex-caporal avec une animation qui indiquait un grand fond d’amour-propre.

– J’entends, monsieur Glass, que si vous possédiez des quais de débarquement…

– Et à quoi bon, monsieur, lorsque la nature nous a dessiné une baie comme celle-ci, où l’on est à l’abri des rafales, et lorsqu’il est facile d’accoster le nez contre les roches!… Non! Tristan n’a point de port, et Tristan peut s’en passer!»

Pourquoi aurais-je contrarié ce brave homme? Il était fier de son île comme le prince de Monaco a le droit d’être fier de sa principauté minuscule…

Je n’insistai point, et nous causâmes de choses et d’autres. Il m’offrit d’organiser une excursion au milieu des forêts épaisses qui montent jusqu’à mi-flanc du cône central.

Je le remerciai et m’excusai de ne point accepter son offre. Je saurais bien employer les heures de la relâche à quelques études minéralogiques. D’ailleurs, l’Halbrane devait déraper dès que son ravitaillement serait achevé.

«Il est singulièrement pressé, votre capitaine! me dit le gouverneur Glass.

– Vous trouvez?…

– Et si pressé que son lieutenant ne parle même pas de m’acheter des peaux ou de l’huile…

– Nous n’avons besoin que de vivres frais et d’eau douce, monsieur Glass.

– Eh bien, monsieur, répondit le gouverneur un peu dépité, ce que l’Halbrane n’emportera pas, d’autres navires l’emporteront!…»

Puis, reprenant:

«Et où va votre goélette en nous quittant?…

– Aux Falklands, afin de se réparer.

– Vous, monsieur… vous n’êtes que passager, je suppose!…

– Comme vous le dites, monsieur Glass, et j’avais même l’intention de séjourner à Tristan d’Acunha pendant quelques semaines… J’ai dû modifier ce projet…

– Je le regrette, monsieur, je le regrette! déclara le gouverneur. Nous aurions été heureux de vous offrir l’hospitalité, en attendant l’arrivée d’un autre navire…

– Hospitalité qui m’eût été très précieuse, répondis-je. Malheureusement, je ne pourrai profiter…»

En effet, ma résolution définitive était prise de ne point quitter la goélette. Dès que sa relâche serait terminée, elle mettrait le cap sur les Falklands, où s’effectueraient les préparatifs nécessités par une expédition dans les mers antarctiques. J’irais donc jusqu’aux Falklands, où je trouverais, sans éprouver trop de retard, à m’embarquer pour l’Amérique, et, assurément, le capitaine Len Guy ne refuserait point de m’y conduire.

Et alors, l’ex-caporal de me dire, en manifestant quelque contrariété:

«Au fait, je n’ai pas vu la couleur de ses cheveux ni le teint de son visage, à votre capitaine…

– Je ne pense pas que son intention soit de venir à terre, monsieur Glass.

– Est-ce qu’il est malade?

– Pas que je sache! Mais peu vous importe, puisqu’il s’est fait remplacer par son lieutenant…

– Oh! guère causeur, celui-là!… Deux mots qu’on lui arrache de temps en temps!… Par bonheur, les piastres sortent plus facilement de sa bourse que les paroles de sa bouche!

– C’est l’important, monsieur Glass.

– Comme vous dites, monsieur?…

– Monsieur Jeorling, du Connecticut.

– Bon… voici que je sais votre nom… tandis que j’en suis encore à savoir celui du capitaine de l’Halbrane…

– Il se nomme Guy… Len Guy…

– Un Anglais?

– Oui… un Anglais.

– Il aurait bien pu se déranger pour rendre visite à un compatriote, monsieur Jeorling!… Mais… attendez donc… j’ai déjà eu des relations avec un capitaine de ce nom… Guy… Guy…

– William Guy?… demandai-je.

– Précisément… William Guy…

– Lequel commandait la Jane?…

– La Jane, en effet.

– Une goélette anglaise venue en relâche à Tristan d’Acunha, il y a onze ans?…

– Onze ans, monsieur Jeorling. Il y en avait déjà sept que j’étais installé sur l’île, où m’avait trouvé le capitaine Jeffrey, du Berwick de Londres, en l’année 1824. Je me rappelle ce William Guy… comme si je le voyais… un brave homme, très ouvert, lui, et auquel je livrai un chargement de peaux de phoques. Il avait l’air d’un gentleman… un peu fier… de bonne nature.

– Et la Jane?… interrogeai-je.

– Je la vois encore, à la place même où est mouillée l’Halbrane… au fond de la baie… un joli bâtiment de cent quatre-vingts tonnes… avec un avant effilé… effilé… Elle avait Liverpool pour port d’attache…

– Oui… cela est vrai… tout cela est vrai! répétai-je.

– Et la Jane continue-t-elle à naviguer, monsieur Jeorling?…

– Non, monsieur Glass.

– Est-ce qu’elle aurait péri?…

– Le fait n’est que trop certain, et la plus grande partie de son équipage a disparu avec elle!

– Me direz-vous comment ce malheur est arrivé, monsieur Jeorling?…

– Volontiers, monsieur Glass. Partie de Tristan d’Acunha, la Jane fit voile vers le gisement des îles Auroras et autres, que William Guy espérait reconnaître d’après les renseignements…

– Qui venaient de moi-même, monsieur Jeorling! répliqua l’ex-caporal. Eh bien… ces autres îles… puis-je savoir si la Jane les a découvertes?…

– Non, pas plus que les Auroras, bien que William Guy fût resté pendant plusieurs semaines sur ces parages, courant de l’est à l’ouest, et ayant toujours une vigie en tête de mât…

– Il faut donc que ce gisement lui ait échappé, monsieur Jeorling, car, à en croire plusieurs baleiniers qui ne peuvent être suspects, ces îles existent, et il était même question de leur donner mon nom…

– Ce qui eût été justice, répondis-je avec politesse.

– Et si on n’arrive pas à les découvrir un jour, ce sera vraiment fâcheux, ajouta le gouverneur d’un ton qui dénotait une bonne dose de vanité.

– C’est alors, repris-je, que le capitaine William Guy voulut réaliser un projet mûri depuis longtemps déjà, et auquel le poussait un certain passager qui se trouvait à bord de la Jane…

– Arthur Gordon Pym, s’écria Glass, et son compagnon un certain Dirk Peters… qui avaient été tous deux recueillis en mer par la goélette…

– Vous les avez connus, monsieur Glass?… demandai-je vivement.

– Si je les ai connus, monsieur Jeorling!… Oh! c’était un personnage singulier, cet Arthur Pym, toujours avide de se lancer dans les aventures, – un audacieux Américain… capable de partir pour la lune!… Il n’y serait point allé, par hasard?…

– Non, monsieur Glass, mais, pendant son voyage, la goélette de William Guy, paraît-il, a franchi le cercle polaire, elle a dépassé la banquise, elle s’est avancée plus loin que ne l’avait fait aucun navire avant elle…

– Voilà une campagne prodigieuse! s’écria Glass.

– Par malheur, répondis-je, la Jane n’est jamais revenue…

– Ainsi, monsieur Jeorling, Arthur Pym et Dirk Peters, – une sorte de métis indien d’une force terrible, capable de résister à six hommes auraient péri?…

– Non, monsieur Glass, Arthur Pym et Dirk Peters ont échappé à la catastrophe dont la plupart des hommes de la Jane furent les victimes. Ils sont même revenus en Amérique… de quelle façon, je l’ignore. Depuis son retour, Arthur Pym est mort dans je ne sais quelles circonstances. Quant au métis, après avoir habité l’Illinois, il est parti un jour sans prévenir personne, et sa trace n’a pu être retrouvée.

– Et William Guy?…» demanda M. Glass.

Je racontai comment le cadavre de Patterson, le second de la Jane, venait d’être recueilli sur un glaçon, et j’ajoutai que tout portait à croire que le capitaine de la Jane et cinq de ses compagnons étaient encore vivants sur une île des régions australes, à moins de sept degrés du pôle.

«Ah! monsieur Jeorling, s’écria Glass, puisse-t-on sauver un jour William Guy et ses matelots, qui m’ont paru être de braves gens!

– C’est ce que l’Halbrane va certainement tenter, dès qu’elle aura été remise en état, car son capitaine Len Guy est le propre frère de William Guy…

– Pas possible, monsieur Jeorling! s’écria M. Glass. Eh bien, quoique je ne connaisse pas le capitaine Len Guy, j’ose affirmer que les deux frères ne se ressemblent point, – du moins dans la façon dont ils se sont comportés envers le gouverneur de Tristan d’Acunha!»

Je vis que l’ex-caporal était très mortifié de l’indifférence de Len Guy, qui ne lui avait pas même rendu visite. Que l’on y songe, le souverain de cette île indépendante, dont le pouvoir s’étendait jusqu’aux deux îles voisines, Inaccessible et Nightingale! Mais il se consolait, sans doute, à la pensée de vendre sa marchandise vingt-cinq pour cent plus cher qu’elle ne valait.

Ce qui est certain, c’est que le capitaine Len Guy ne manifesta à aucun instant l’intention de débarquer. Cela était d’autant plus singulier qu’il ne devait pas ignorer que la Jane avait relâché sur cette côte nord-ouest de Tristan d’Acunha, avant de partir pour les mers australes. Et de se mettre en relation avec le dernier Européen qui eût serré la main de son frère, cela paraissait assez indiqué…

Néanmoins, JemWest et ses hommes furent seuls à descendre à terre. Là, c’est avec la plus grande hâte qu’ils s’occupèrent de décharger le minerai d’étain et de cuivre qui formait la cargaison de la goélette, et, ensuite, d’embarquer des provisions, de remplir les caisses à eau, etc.

Tout le temps, le capitaine Len Guy demeura à bord, sans même monter sur le pont, et, par le châssis vitré de sa cabine, je le voyais incessamment courbé sur sa table.

Des cartes étaient déployées, des livres étaient ouverts. Il n’y avait pas à douter que ces cartes fussent celles des régions australes, et ces livres, ceux qui racontaient les voyages des précurseurs de la Jane dans ces mystérieuses régions de l’Antarctide.

Sur cette table s’étalait aussi un volume, cent fois lu et relu! La plupart de ses pages étaient cornées, dont les marges portaient de multiples notes au crayon… Et, sur la couverture, brillait ce titre comme s’il eût été imprimé en lettres de feu: Aventures d’Arthur Gordon Pym.

 

 

Chapitre VIII

En direction vers les Falklands.

 

e 8 septembre, dans la soirée, j’avais pris congé de Son Excellence le gouverneur général de l’archipel de Tristan d’Acunha, – c’est le titre officiel que se donnait ce brave Glass, ex-caporal d’artillerie britannique. Le lendemain, avant le lever du jour, l’Halbrane mit à la voile.

Il va sans dire que j’avais obtenu du capitaine Len Guy de rester son passager jusqu’aux îles Falklands. C’était une traversée de deux mille milles, qui n’exigerait qu’une quinzaine de jours, pour peu qu’elle fût favorisée comme notre navigation venait de l’être entre les Kerguelen et Tristan d’Acunha. Le capitaine Len Guy n’avait point même paru surpris de ma demande: on eût dit qu’il l’attendait. Mais, ce à quoi je m’attendais de mon côté, c’était qu’il reprît la question Arthur Pym, dont il affectait de ne pas me reparler depuis que l’infortuné Patterson lui avait donné raison contre moi relativement au livre d’Edgar Poe.

Cependant, bien qu’il ne l’eût pas essayé jusqu’alors, peut-être se réservait-il de le faire en temps et lieu. Au surplus, cela ne pouvait en aucune façon influer sur ses projets ultérieurs, et il était résolu à conduire l’Halbrane dans les lointains parages où avait péri la Jane.

Après avoir contourné Herald-Point, les quelques maisonnettes d’Ansiedlung disparurent derrière l’extrémité de Falmouth-Bay. Le cap au sud-ouest, une belle brise de l’est permit alors de porter bon plein.

Pendant la matinée, la baie Elephanten, Hardy-Rock, West-Point, Cotton-Bay et le promontoire de Daley furent successivement laissés en arrière. Toutefois, il ne fallut pas moins de la journée entière pour perdre de vue le volcan de Tristan d’Acunha, d’une altitude de huit mille pieds, et dont les ombres du soir voilèrent enfin le faîte neigeux.

Au cours de cette semaine, la navigation s’accomplit dans des conditions très heureuses, et si elle se maintenait le mois de septembre ne s’achèverait pas avant que nous eussions connaissance des premières hauteurs du groupe des Falklands. Cette traversée devait nous ramener notablement au sud, la goélette devant descendre du 38e parallèle jusqu’au 55e degré de latitude.

Or, puisque le capitaine Len Guy a l’intention de s’engager dans les profondeurs antarctiques, il est utile, je crois, indispensable même, de rappeler sommairement les tentatives faites pour atteindre le pôle sud, ou tout au moins le vaste continent dont il se pourrait qu’il fût le point central. Il m’est d’autant plus aisé de résumer ces voyages, que le capitaine Len Guy avait mis à ma disposition des livres où ils sont racontés avec une grande abondance de détails – et aussi l’œuvre entière d’Edgar Poe, ces Histoires extraordinaires, que, sous l’influence de ces événements étranges, je relisais en proie à une véritable passion.

Il va de soi que si Arthur Pym a cru, lui aussi, devoir citer les principales découvertes des premiers navigateurs, il a dû s’arrêter à celles qui étaient antérieures à 1828. Or, comme j’écris douze ans après lui, il m’incombe de dire ce qu’avaient fait ses successeurs jusqu’au présent voyage de l’Halbrane, 1839-1840.

La zone qui, géographiquement peut être comprise sous la dénomination générale d’Antarctide, semble être circonscrite par le 60e parallèle austral.

En 1772, la Résolution, capitaine Cook, et l’Adventure, capitaine Furneaux, rencontrèrent les glaces sur le 58e degré, étendues du nord-ouest au sud-est. En se glissant non sans de très sérieux dangers, à travers un labyrinthe d’énormes blocs, ces deux navires atteignirent à la mi-décembre, le 64e parallèle, franchirent le cercle polaire en janvier, et furent arrêtés devant des masses de huit à vingt pieds d’épaisseur, par 67° 15’ de latitude, – ce qui est, à quelques minutes près, la limite du cercle antarctique1.

sphinx19.jpg (175423 bytes)

L’année suivante, au mois de novembre, la tentative fut reprise par le capitaine Cook. Cette fois, profitant d’un fort courant bravant les brouillards, les rafales et un froid très rigoureux encore, il dépassa d’un demi-degré environ le 70e parallèle, et vit sa route définitivement barrée par d’infranchissables packs, glaçons de deux cent cinquante à trois cents pieds qui se touchaient par leurs bords, et que dominaient de monstrueux icebergs, entre 71° 10’ de latitude et 106° 54’ de longitude ouest.

Le hardi capitaine anglais ne devait pas pénétrer plus avant au milieu des mers de l’Antarctide.

Trente ans après lui, en 1803, l’expédition russe des capitaines Krusenstern et Lisiansky, repoussée par les vents de sud, ne put s’élever au-delà de 59° 52’ de latitude par 70° 15’ de longitude ouest bien que le voyage fût fait en mars et qu’aucune glace n’eût fermé le passage.

En 1818, William Smith, puis Barnesfield découvrirent les South-Shetlands; Botwell, en 1820, reconnut les South-Orkneys; Palmer et autres chasseurs de phoques aperçurent les terres de la Trinité, mais ne s’aventurèrent pas plus loin.

En 1819, le Vostok et le Mirni, de la marine russe, sous les ordres du capitaine Bellingshausen et du lieutenant Lazarew, après avoir pris connaissance de l’île Georgia, et contourné la terre de Sandwich, s’avancèrent de six cents milles au sud jusqu’au 70e parallèle. Une seconde tentative, par 160° de longitude est, ne leur permit pas de s’avancer plus près du pôle. Toutefois, ils relevèrent les îles de Pierre Ieret d’Alexandre Ier, qui rejoignent peut-être la terre signalée par l’Américain Palmer.

Ce fut en 1822, que le capitaine James Weddell, de la marine anglaise, atteignit, si son récit n’est point exagéré, par 74° 15’ de latitude, une mer dégagée de glaces – ce qui lui a fait nier l’existence d’un continent polaire. Je ferai remarquer, d’ailleurs, que la route de ce navigateur est celle que, six ans après lui, devait suivre la Jane d’Arthur Pym.

En 1823, l’Américain, Benjamin Morrell, sur la goélette Wash, entreprit, au mois de mars, une première campagne qui le porta par 69° 15’ de latitude, puis par 70° 14’, à la surface d’une mer libre, avec la température de l’air à 47° Fahrenheit (8° 33 C. sur zéro) et celle de l’eau à 44° (6° 67 C. sur zéro), – observations qui concordent manifestement avec celles faites à bord de la Jane dans les parages de l’île Tsalal. Si les provisions ne lui eussent pas manqué, le capitaine Morrell affirme qu’il aurait atteint, sinon le pôle austral, du moins le 85e parallèle. En 1829 et 1830, une seconde expédition sur l’Antarctique le conduisit par 116° de longitude, sans rencontrer d’obstacles jusqu’à 70° 30’, et il découvrit la terre Sud-Groënland.

Précisément à l’époque où Arthur Pym et William Guy remontaient plus avant que leurs devanciers, les Anglais Foster et Kendal, chargés par l’Amirauté de déterminer la figure de la Terre au moyen des oscillations du pendule en différents lieux, ne dépassèrent pas 64° 45’ de latitude méridionale.

En 1830, John Biscoe, commandant le Tuba et le Lively, appartenant aux frères Enderby, fut chargé d’explorer les régions australes en chassant la baleine et le phoque. En janvier 1831, il coupa le 60e parallèle, atteignit 68° 51’, par 10° de longitude est, s’arrêta devant d’infranchissables glaces, découvrit, par 65° 57’ de latitude et 45° de longitude est, une terre considérable à laquelle il donna le nom d’Enderby, et qu’il ne put accoster. En 1832, une seconde campagne ne lui permit pas de franchir le 66e degré de plus de vingt-sept minutes. Il trouva cependant et dénomma l’île Adélaïde, en avant d’une terre haute et continue qui fut appelée Terre de Graham. De cette campagne, la Société royale géographique de Londres tira la conclusion qu’entre le 47e et le 69e degré de longitude est, se prolongeait un continent par le 66e et le 67e degré de latitude. Toutefois, Arthur Pym a eu raison de soutenir que cette conclusion ne saurait être rationnelle, puisque Weddell avait navigué à travers ces prétendues terres, et que la Jane avait suivi cette direction, bien au-delà du 74e parallèle.

En 1835, le lieutenant anglais Kemp quitta les Kerguelen. Après avoir relevé des apparences de terre, par 70° de longitude est, il rejoignit le 66e degré, reconnut une côte qui probablement se rattachait à la terre d’Enderby, et ne poussa pas plus loin sa pointe vers le sud.

Enfin, au début de cette année 1839, le capitaine Balleny, sur le navire Élisabeth-Scott, le 7 février, dépassait 67° 7’ de latitude par 104° 25’ de longitude ouest, et découvrait le chapelet d’îles qui porte son nom; puis, en mars, par 65° 10’ de latitude et 116° 10’ de longitude est, il relevait la terre à laquelle on donna le nom de Sabrina. Ce marin, un simple baleinier – cela je l’appris plus tard – avait ainsi ajouté des indications précises qui, tout au moins en cette partie de l’océan austral, laissaient pressentir l’existence d’un continent polaire.

Enfin, comme je l’ai marqué déjà au commencement de ce récit, alors que l’Halbrane méditait une tentative qui devait l’entraîner plus loin que les navigateurs pendant la période de 1772 à 1839, le lieutenant Charles Wilkes de la marine des Etats-Unis, commandant une division de quatre bâtiments, le Vincennes, le Peacock, le Porpoise, le Flying-Fish et plusieurs conserves, cherchait à se frayer passage vers le pôle par la longitude orientale du 102e degré. Bref, à cette époque, il restait encore à découvrir près de cinq millions de milles carrés de l’Antarctide.

Telles sont les campagnes qui ont procédé dans les mers australes celle de la goélette l’Halbrane sous les ordres du capitaine Len Guy. En résumé, les plus audacieux de ces découvreurs, ou les plus favorisés, si l’on veut, n’avaient dépassé, – Kemp que le 66e parallèle, Balleny que le 67e, Biscoe que le 68e, Bellingshausen et Morrell que le 70e, Cook que le 71e, Weddell que le 74e… Et c’était au-delà du 83e, à près de cinq cent cinquante milles plus loin qu’il fallait aller au secours des survivants de la Jane!…

Je dois l’avouer, depuis la rencontre du glaçon de Patterson, si homme pratique que je fusse et de tempérament si peu imaginatif, je me sentais étrangement surexcité. Une nervosité singulière ne me laissait plus aucun repos. J’étais hanté par ces figures d’Arthur Pym et de ses compagnons abandonnés au milieu des déserts de l’Antarctide. En moi s’ébauchait le désir de prendre part à la campagne projetée par le capitaine Len Guy. J’ysongeais sans cesse. En somme, rien ne me rappelait en Amérique. Que mon absence se prolongeât de six mois ou d’un an, peu importait. Il est vrai, restait à obtenir l’assentiment du commandant de l’Halbrane. Après tout, pourquoi se refuserait-il à me garder comme passager?… Est-ce que, de me prouver «matériellement» qu’il avait eu raison contre moi, de m’entraîner sur le théâtre d’une catastrophe que j’avais considérée comme fictive, de me montrer les débris de la Jane à Tsalal, de me débarquer sur cette île dont j’avais nié l’existence, de me placer en présence de son frère William, enfin, de me mettre face à face avec l’éclatante vérité, est-ce que cela ne serait pas une satisfaction bien humaine?…

Cependant je me réservais d’attendre, avant d’arrêter une résolution définitive, que l’occasion se fût présentée de parler au capitaine Len Guy.

Il n’y avait pas lieu de se presser, d’ailleurs. Après un temps à souhait pendant les dix jours qui suivirent notre départ de Tristan d’Acunha, survinrent vingt-quatre heures de calme. Puis la brise hâla le sud. L’Halbrane, marchant au plus près, dut réduire sa voilure, car il ventait grand frais. Impossible de compter, désormais, sur la centaine de milles que nous couvrions en moyenne d’un lever de soleil à l’autre. De ce fait, la durée de la traversée allait s’allonger au moins du double, et encore ne fallait-il pas attraper une de ces tempêtes qui obligent un navire à prendre la cape pour faire tête au vent ou à fuir vent arrière.

Par bonheur – et j’ai pu le constater –, la goélette tenait admirablement la mer. Rien à craindre pour sa solide mâture, même quand elle portait toute la toile. Du reste, si audacieux qu’il fût, et manœuvrier de premier ordre, le lieutenant fit prendre des ris, toutes les fois que la violence des rafales risquait de compromettre son navire. Il n’y avait point à redouter quelque imprudence ou quelque inhabileté de JemWest.

Du 22 septembre au 3 octobre, pendant douze jours, on fit évidemment peu de route. La dérive fut si sensible vers la côte américaine que, sans un courant qui, la dressant en dessous, maintint la goélette contre le vent, nous aurions probablement eu connaissance des terres de la Patagonie…

Durant cette période de mauvais temps, je cherchai vainement l’occasion de m’entretenir seul à seul avec le capitaine Len Guy. En dehors des repas, il restait confiné dans sa cabine, laissant, comme d’habitude, la direction du navire à son lieutenant, et ne paraissant sur le pont que pour faire le point, lorsque le soleil se montrait au milieu d’une éclaircie. J’ajoute que JemWest était admirablement secondé par son équipage, le bosseman en tête, et il eût été difficile de rencontrer une dizaine d’hommes plus habiles, plus hardis, plus résolus.

Dans la matinée du 4 octobre, l’état du ciel et de la mer se modifia d’une manière assez marquée. Le vent calmit, la grosse lame tomba peu à peu, et, le lendemain, la brise accusait une tendance à s’établir au nord-ouest. Nous ne pouvions espérer un changement plus heureux. Les ris furent largués, et les hautes voiles hissées, hunier, perroquet, flèche, bien que le vent commençât à fraîchir. S’il tenait bon, la vigie, avant une dizaine de jours, signalerait les premières hauteurs des Falklands.

Du 5 au 10 octobre, la brise souffla avec la constance et la régularité d’un alizé. Il n’y eut ni à raidir ni à mollir une seule écoute. Bien que sa force eût diminué graduellement, sa direction ne cessa pas d’être favorable.

L’occasion que je cherchais de pressentir le capitaine Len Guy se présenta l’après-midi du 11. Ce fut lui-même qui me la fournit en m’interpellant dans les circonstances suivantes.

J’étais assis sous le vent du rouf, en abord de la coursive, lorsque le capitaine Len Guy sortit de sa cabine, tourna ses regards vers l’arrière, et prit place près de moi.

Évidemment, il désirait me parler, et de quoi, si ce n’est de ce qui l’absorbait tout entier. Aussi, d’une voix moins chuchotante que d’ordinaire, débuta-t-il en disant:

«Je n’ai pas encore eu le plaisir de causer avec vous, monsieur Jeorling, depuis notre départ de Tristan d’Acunha…

– Je l’ai regretté, capitaine, répondis-je, en demeurant sur la réserve, de façon à le voir venir.

– Je vous prie de m’excuser, reprit-il. Tant de préoccupations me tourmentent!… Un plan de campagne à organiser… ne rien laisser à l’imprévu… Je vous prie de ne pas m’en vouloir…

– Je ne vous en veux pas, croyez-le bien…

– C’est entendu, monsieur Jeorling, et, aujourd’hui que je vous connais, que j’ai pu vous apprécier, je me félicite de vous avoir comme passager jusqu’à notre arrivée aux Falklands.

– Je suis fort reconnaissant, capitaine, de ce que vous avez fait pour moi, et cela m’encourage à…»

Le moment me semblait propice pour émettre ma proposition, lorsque le capitaine Len Guy m’interrompit.

«Eh bien, monsieur Jeorling, me demanda-t-il, étes-vous maintenant fixé sur la réalité du voyage de la Jane, et considérez-vous toujours le livre d’Edgar Poe comme une œuvre de pure imagination?…

– Non, capitaine.

– Vous ne mettez plus en doute qu’Arthur Pym et Dirk Peters aient existé, ni que William Guy, mon frère, et cinq de ses compagnons soient vivants…

– Il faudrait que je fusse le plus incrédule des hommes, et je ne fais qu’un vœu: c’est que le Ciel vous favorise et assure le salut des naufragés de la Jane!

– J’y emploierai tout mon zèle, monsieur Jeorling, et, par le Dieu puissant, j’y réussirai!

– Je l’espère, capitaine… j’en ai même la certitude… et si vous consentez…

– Est-ce que vous n’avez pas eu l’occasion de parler de tout cela avec un certain Glass, cet ex-caporal anglais qui se prétend le gouverneur de Tristan d’Acunha?… s’informa le capitaine Len Guy, sans me laisser achever.

– En effet, répliquai-je, et ce que m’a dit cet homme n’a pas peu contribué à changer mes doutes en certitudes…

– Ah! il vous a affirmé?…

– Oui… et se souvient parfaitement d’avoir vu la Jane, lorsqu’elle était en relâche, il y a onze ans…

– La Jane… mon frère?…

– Je tiens de lui qu’il a connu personnellement le capitaine William Guy…

– Et il a trafiqué avec la Jane?…

– Oui… comme il vient de trafiquer avec l’Halbrane…

– Elle était mouillée dans cette baie?…

– Au même endroit que votre goélette, capitaine.

– Et… Arthur Pym… Dirk Peters?…

– Il avait eu avec eux des rapports fréquents.

– A-t-il demandé ce qu’ils étaient devenus?…

– Sans doute, et je lui ai appris la mort d’Arthur Pym, qu’il considérait comme un audacieux… un téméraire… capable des plus aventureuses folies…

– Dites un fou et un fou dangereux, monsieur Jeorling. N’est-ce pas lui qui a entraîné mon malheureux frère dans cette funeste campagne?…

– Il y a, en effet, lieu de le croire d’après son récit…

– Et de ne jamais l’oublier! ajouta vivement le capitaine Len Guy.

– Ce Glass, repris-je, avait aussi connu le second de la Jane… Patterson…

– C’était un excellent marin, monsieur Jeorling, un cœur chaud… d’un courage à toute épreuve!… Patterson n’avait que des amis… Il était dévoué corps et âme à mon frère…

– Comme Jem West l’est pour vous, capitaine…

– Ah! pourquoi faut-il que nous ayons retrouvé le malheureux Patterson mort sur ce glaçon… mort depuis plusieurs semaines déjà!…

sphinx20.jpg (192718 bytes)

– Sa présence vous eût été bien utile pour vos futures recherches, observai-je.

– Oui, monsieur Jeorling, dit le capitaine Len Guy. Glass sait-il où sont actuellement les naufragés de la Jane?…

– Je le lui ai appris, capitaine, ainsi que tout ce que vous avez résolu de faire pour les sauver!»

Je crus inutile d’ajouter que Glass avait été très surpris de ne pas avoir reçu la visite du capitaine Len Guy, que l’ex-caporal, confit dans sa prétentieuse vanité, attendait cette visite, et qu’il ne pensait pas que ce fût à lui, gouverneur de Tristan d’Acunha, de commencer. D’ailleurs, changeant alors le cours de la conversation, le capitaine Len Guy me dit:

«Je voulais vous demander, monsieur Jeorling, si vous pensez que tout soit exact dans le journal d’Arthur Pym, qui a été publié par Edgar Poe…

– Il y a, je crois, nombre de réserves à faire, répondis-je, – étant donné la singularité du héros de ces aventures –, tout au moins sur l’étrangeté de certains phénomènes qu’il signale dans ces parages au-delà de l’île Tsalal. Et, précisément, en ce qui concerne William Guy et plusieurs de ses compagnons, vous voyez qu’Arthur Pym s’est à coup sûr trompé en affirmant qu’ils avaient péri dans l’éboulement de la colline de Klock-Klock…

– Oh! il ne l’affirme pas, monsieur Jeorling! répliqua le capitaine Len Guy. Il dit simplement que, lorsque Dirk Peters et lui eurent atteint l’ouverture à travers laquelle ils pouvaient apercevoir la campagne environnante, le secret du tremblement de terre artificiel leur fut révélé. Or, comme la paroi de la colline avait été précipitée dans le fond du ravin, le sort de mon frère et de vingt-huit de ses hommes ne pouvait plus être l’objet d’un doute dans son esprit. C’est pour ce motif qu’il fut conduit à penser que Dirk Peters et lui étaient les seuls hommes blancs restés sur l’île Tsalal… Il ne dit que cela… rien de plus!… Ce n’étaient que des suppositions… très admissibles, vous en conviendrez… de simples suppositions…

– Je le reconnais, capitaine.

– Mais nous avons, maintenant, grâce au carnet de Patterson, la certitude que mon frère et cinq de ses compagnons avaient échappé à cet écrasement préparé par les naturels…

– C’est l’évidence même, capitaine. Quant à ce que sont devenus les survivants de la Jane, s’ils ont été repris par les indigènes de Tsalal dont ils seraient encore les prisonniers, ou s’ils sont libres, les notes de Patterson n’en disent rien, ni des circonstances dans lesquelles lui-même a été entraîné loin d’eux…

– Cela… nous le saurons, monsieur Jeorling… Oui! nous le saurons… L’essentiel, c’est que nous ayons assurance que mon frère et six de ses matelots étaient vivants, il y a moins de quatre mois, sur une partie quelconque de l’île Tsalal. Il ne s’agit plus à présent d’un roman signé Edgar Poe, mais d’un récit véridique signé Patterson…

– Capitaine, dis-je alors, voulez-vous que je sois des vôtres jusqu’à la fin de cette campagne de l’Halbrane à travers les mers antarctiques?…»

Le capitaine Len Guy me regarda, – d’un regard pénétrant comme une lame effilée. Il ne parut point autrement surpris de la proposition que je venais de lui faire – qu’il attendait peut-être – et il ne prononça que ce seul mot:

«Volontiers!»

 

 

Chapitre IX

Mise en état de l’Halbrane.

 

ormez un rectangle long de soixante-cinq lieues de l’est à l’ouest, large de quarante du nord au sud, enfermez-y deux grandes îles et une centaine d’îlots entre 60° 10’ et 64° 36’ de longitude occidentale, et 51° et 52°45’ de latitude méridionale, – vous aurez le groupe géographiquement dénommé Îles Falklands ou Malouines, à trois cents milles du détroit de Magellan, et qui forme comme le poste avancé des deux grands océans Atlantique et Pacifique.

En 1592, c’est John Davis qui découvrit cet archipel, c’est le pirate Hawkins qui le visita en 1593, c’est Strong qui le baptisa en 1689, – tous Anglais.

Près d’un siècle plus tard, les Français, expulsés de leurs établissements du Canada, cherchèrent à fonder, dans ledit archipel, une colonie de ravitaillement pour les navires du Pacifique. Or, comme la plupart étaient des corsaires de Saint-Malo, ils baptisèrent ces îles du nom de Malouines qu’elles portent avec celui de Falklands. Leur compatriote Bougainville vint poser les premières assises de la colonie en 1763, amenant vingt-sept individus – dont cinq femmes –, et, dix mois après, les colons étaient au nombre de cent cinquante.

Cette prospérité ne manqua pas de provoquer les réclamations de la Grande-Bretagne. L’Amirauté expédia le Tamar et le Dauphin, sous les ordres du commandant Byron. En 1766, à la fin d’une campagne dans le détroit de Magellan, les Anglais mirent le cap sur les Falklands, se contentèrent de reconnaître à l’ouest l’île de Port-Egmont, et continuèrent leur voyage vers les mers du sud.

La colonie française ne devait pas réussir, et, d’ailleurs, les Espagnols firent valoir leurs droits en vertu d’une concession papale antérieure. Aussi le gouvernement de Louis XV se décida-t-il à reconnaître ces droits, moyennant indemnité pécuniaire, et Bougainville, en 1767, vint remettre les îles Falklands aux représentants du roi d’Espagne.

Tous ces échanges, ces «passes» de main en main, amenèrent ce résultat inévitable en matière d’entreprises coloniales: c’est que les Espagnols furent chassés par les Anglais. Donc, depuis 1833, ces étonnants accapareurs sont les maîtres des Falklands.

Or, il y avait six ans que le groupe comptait parmi les possessions britanniques de l’Atlantique méridional, lorsque notre goélette rallia Port-Egmont, à la date du 16 octobre.

Les deux grandes îles, selon la position qu’elles occupent l’une par rapport à l’autre, se nomment East-Falkland ou Soledad, et West-Falkland. C’est au nord de la seconde que s’ouvre Port-Egmont.

Lorsque l’Halbrane fut mouillée au fond de ce port, le capitaine Len Guy donna congé à tout l’équipage pour une douzaine d’heures. Dès le lendemain, on commencerait la besogne par une visite minutieuse et indispensable de la coque et du gréement, en vue d’une navigation prolongée à travers les mers antarctiques.

Le capitaine Len Guy descendit aussitôt à terre, afin de conférer avec le gouverneur du groupe – dont la nomination appartient à la Reine – au sujet d’un prompt ravitaillement de la goélette. Il entendait ne point regarder à la dépense, car d’une économie faite mal à propos peut dépendre l’insuccès d’une si difficile campagne. Prêt, d’ailleurs, à l’aider de ma bourse – je ne le lui laissai pas ignorer –, je comptais m’associer pour une part dans les frais de cette expédition.

Et, en effet, j’étais pris maintenant… pris par le prodigieux imprévu, le bizarre enchaînement de tous ces faits. Il me semblait, comme si j’eusse été le héros du Domaine d’Arnheim, «qu’un voyage aux mers du sud convient à tout être auquel l’isolement complet, la réclusion absolue, la difficulté d’entrer et de sortir seraient le charme des charmes!» A force de lire ces œuvres fantastiques d’Edgar Poe, voilà où j’en étais arrivé!… Et puis, il s’agissait de porter secours à des malheureux, et, j’eusse été enchanté de contribuer personnellement à leur salut…

Si le capitaine Len Guy débarqua ce jour-là, Jem West, suivant son habitude, ne quitta point le bord. Tandis que l’équipage se reposait, le second ne s’accordait aucun repos, et c’est à visiter la cale qu’il s’occupa jusqu’au soir.

Pour moi, je ne voulus débarquer que le lendemain. Durant la relâche, j’aurais tout le temps d’explorer les alentours de Port-Egmont et de m’y livrer à des recherches relatives à la minéralogie et à la géologie de l’île.

Il y avait donc là, pour ce causeur d’Hurliguerly, une excellente occasion de renouer conversation avec moi, et il ne négligea point d’en profiter.

«Mes très sincères et très vifs compliments, monsieur Jeorling, me dit-il en m’accostant.

– Et à quel propos, bosseman?…

– A propos de ce que j’ai appris, c’est-à-dire que vous alliez nous suivre jusqu’au fin fond des mers antarctiques?…

– Oh!… pas si loin, j’imagine, et il ne s’agit point de dépasser le 84e parallèle…

– Que sait-on! répondit le bosseman. Dans tous les cas, l’Halbrane va gagner plus de degrés en latitude qu’elle n’a de garcettes de ris à sa brigantine ou d’enfléchures à ses haubans?…

– Nous le verrons bien!

– Et cela ne vous effraie pas, monsieur Jeorling?…

– En aucune façon.

– Nous, pas davantage, croyez-le bien! affirma Hurliguerly. Hé! hé!… vous voyez que notre capitaine, s’il n’est pas causeur, a du bon!… Il n’est que de savoir le prendre!… Après vous avoir donné jusqu’à Tristan d’Acunha le passage qu’il vous refusait d’abord, voici qu’il vous l’accorde jusqu’au pôle…

– Il n’est pas question du pôle, bosseman!

– Bon! on finira bien par l’atteindre un jour!…

– La chose n’est point faite. D’ailleurs, à mon avis, cela n’est pas de grand intérêt, et je n’ai pas l’ambition de le conquérir!… Dans tous les cas, c’est uniquement à l’île Tsalal…

– A l’île Tsalal… entendu! répliqua Hurliguerly. Néanmoins, reconnaissez que notre capitaine ne s’en est pas moins montré fort accommodant à votre égard…

– Aussi lui en suis-je très obligé, bosseman – et à vous, me hâtai-je d’ajouter, puisque c’est à votre influence que je dois d’avoir fait cette traversée…

– Et celle que vous allez faire encore…

– Je n’en doute pas, bosseman.»

Il était possible que Hurliguerly – un brave homme au fond, et je le vis bien par la suite – eût senti une pointe d’ironie dans ma réponse. Toutefois, il n’en laissa rien paraître, résolu à continuer envers moi son rôle de protecteur. Du reste, sa conversation ne pouvait que m’être profitable, car il connaissait les Falklands comme toutes ces îles du Sud-Atlantique qu’il visitait depuis tant d’années.

Il en résulta que j’étais suffisamment préparé et documenté, lorsque, le lendemain, le canot qui me transportait à terre vint accoster ce rivage, dont l’épais matelas d’herbes semble posé là pour amortir le choc des embarcations.

A cette époque, les Falklands n’étaient pas utilisées comme elles l’ont été depuis. C’est, plus tard, à la Soledad, que l’on a découvert le port Stanley – ce port que le géographe français Élisée Reclus a traité «d’idéal». Abrité qu’il est sur toutes les aires du compas, il pourrait contenir les flottes de la Grande-Bretagne. C’était sur la côte nord de West-Falkland ou Falkland proprement dite, que l’Halbrane était allée chercher Port-Egmont.

Eh bien, si, depuis deux mois, j’eusse navigué, un bandeau aux yeux, sans avoir le sentiment de la direction suivie par la goélette, au cas que l’on m’eût demandé, dès les premières heures de cette relâche: Êtes-vous aux Falklands ou en Norvège?… ma réponse aurait témoigné de quelque embarras.

Assurément, devant ces côtes découpées en criques profondes, devant ces montagnes escarpées aux flancs à pic, devant ces falaises où s’étagent les roches grisâtres, l’hésitation est permise. Il n’y a pas jusqu’à ce climat maritime, exempt des grands écarts de la chaleur et du froid, qui ne soit commun aux deux pays. En outre, les pluies fréquentes du ciel scandinave sont versées avec la même abondance par le ciel magellanique. Puis, ce sont des brouillards intenses au printemps et à l’automne, des vents d’une telle violence qu’ils arrachent les légumes des potagers.

Il est vrai, quelques promenades m’eussent suffi pour reconnaître que l’Équateur me séparait toujours des parages de l’Europe septentrionale.

En effet, aux environs de Port-Egmont, que j’explorai pendant les premiers jours, que me fut-il donné d’observer? Rien que les indices d’une végétation maladive, nulle part arborescente. Çà et là ne poussaient que de rares arbustes, au lieu de ces admirables sapinières des montagnes norvégiennes, – tels le bolax, une sorte de glaïeul, étroit comme un jonc de six à sept pieds, qui distille une gomme aromatique, des valérianes, des bomarées, des usnées, des fétuques, des cénomyces, des azorelles, des cytises rampants, des bionies, des stipas, des calcéolaires, des hépathiques, des violettes, des vinaigrettes, et des plants de ce céleri rouge et blanc, si bienfaisant contre les affections scorbutiques. Puis, à la surface d’un sol tourbeux, qui fléchit et se relève sous le pied, s’étendait un tapis bariolé de mousses, de sphaignes, d’againes, de lichens… Non! ce n’était pas cette contrée attrayante, où retentissent les échos des sagas, ce n’était pas ce poétique domaine d’Odin, des Erses et des Valkyries!

Sur les eaux profondes du détroit de Falkland, qui sépare les deux principales îles, s’étalaient d’extraordinaires végétations aquatiques, ces baudeux, que soutient un chapelet de petites ampoules gonflées d’air, et qui appartiennent uniquement à la flore falklandaise.

Reconnaissons aussi que les baies de cet archipel, où les baleines se raréfiaient déjà, étaient fréquentées par d’autres mammifères marins de taille énorme, – des phoques otaries à crinière de chèvre, longs de vingt-cinq pieds sur une vingtaine de circonférence, et, par bandes, des éléphants, loups ou lions de mer, de proportions non moins gigantesques. On ne saurait se figurer la violence des cris que poussent ces amphibies, – particulièrement les femelles et les jeunes. C’est à croire que des troupeaux de bœufs mugissent sur ces plages. La capture, ou tout au moins l’abattage de ces animaux, n’offre ni difficultés ni périls. Les pêcheurs les tuent d’un coup de bâton lorsqu’ils sont blottis sous le sable des grèves.

Voilà donc les particularités qui différencient la Scandinavie des Falklands, sans parler du nombre infini d’oiseaux qui se levaient à mon approche, des outardes, des cormorans, des grèbes, des cygnes à tête noire, et surtout ces tribus de manchots ou de pingouins, dont on massacre annuellement plusieurs centaines de mille.

Et, un jour, tandis que l’air était rempli de braiements à vous rendre sourd, comme je demandais à un vieux marin de Port-Egmont:

«Est-ce qu’il y a des ânes dans les environs?…

– Monsieur, me répondit-il, ce ne sont point des ânes que vous entendez, ce sont des pingouins…»

Soit, mais les ânes eux-mêmes s’y tromperaient à entendre braire ces stupides volatiles!

sphinx21.jpg (179528 bytes)

Pendant les journées des 17, 18 et 19 octobre, Jem West fit procéder à un examen très attentif de la coque. Il fut constaté qu’elle n’avait aucunement souffert. L’étrave parut assez solide pour briser les jeunes glaces aux abords de la banquise. On fit à l’étambot plusieurs réparations confortatives, de manière à assurer le jeu du gouvernail sans qu’il risquât d’être démonté par les chocs. La goélette étant gîtée sur tribord et sur bâbord, plusieurs coutures furent étoupées et brayées très soigneusement. Ainsi que la plupart des navires destinés à naviguer dans les mers froides, l’Halbrane n’était point doublée en cuivre, – ce qui est préférable, lorsqu’on doit frôler des icefields dont les arêtes aiguës détériorent facilement un carénage. On remplaça un certain nombre des gournables qui liaient le bordé à la membrure, et, sous la direction de Hardie, notre maître-calfat, les maillets «chantèrent» avec un ensemble et une sonorité de bon augure.

Dans l’après-midi du 20, en compagnie de ce vieux marin dont j’ai parlé – un brave homme très sensible à l’appât d’une piastre arrosée d’un verre de gin –, je poussai plus avant ma promenade à l’ouest de la baie. Cette île de West-Falkland dépasse en étendue sa voisine la Soledad, et possède un autre port, à l’extrémité de la pointe méridionale de Byron’s-Sound, – trop éloigné pour que je pusse m’y rendre.

Je ne saurais – même approximativement – évaluer la population de cet archipel. Peut-être ne comptait-il alors que deux à trois centaines d’individus, Anglais la plupart, puis quelques Indiens, Portugais, Espagnols, Gauchos des Pampas argentines, Fuégiens de la Terre de Feu. D’autre part, c’était par milliers et milliers de têtes qu’il fallait chiffrer les représentants de la race ovine disséminés à sa surface. Plus de cinq cent mille moutons fournissent, chaque année, pour plus de quatre cent mille dollars de laine. On élève aussi sur ces îles des bœufs dont la taille semble s’être accrue, alors qu’elle diminuait chez les autres quadrupèdes, chevaux, porcs, lapins, – tous, d’ailleurs, vivant à l’état sauvage. Quant au chien-renard, d’une espèce particulière à la faune falklandaise, il est seul à rappeler dans ce pays la gent carnassière.

Ce n’est pas sans raison que ce groupe a été qualifié de «ferme à bestiaux». Quels inépuisables pâturages, quelle abondance de cette herbe savoureuse, le tussock, que la nature réserve aux animaux avec une prodigalité inépuisable! L’Australie, si riche sous ce rapport, n’offre pas une table mieux servie à ses convives des espèces ovine et bovine.

Les Falklands doivent donc être recherchées, lorsqu’il s’agit du ravitaillement des navires. Ce groupe est, à coup sûr, d’une réelle importance pour les navigateurs, ceux qui se dirigent vers le détroit de Magellan comme ceux qui vont pêcher dans le voisinage des terres polaires.

Les travaux de la coque terminés, le lieutenant s’occupa dela mâture et du gréement avec l’aide de notre maître-voilier Martin Holt très entendu à ce genre de travail.

«Monsieur Jeorling, me dit, ce jour-là – 21 octobre – le capitaine Len Guy, vous le voyez, rien ne sera négligé pour assurer le succès de notre campagne. Tout ce qui était à prévoir est prévu. Et si l’Halbrane doit périr en quelque catastrophe, c’est qu’il n’appartient pas à des êtres humains d’aller contre les desseins de Dieu!

– Je vous le répète, j’ai bon espoir, capitaine, ai-je répondu. Votre goélette et votre équipage méritent toute confiance.

– Vous avez raison, monsieur Jeorling, et nous serons dans de bonnes conditions pour pénétrer à travers les glaces. J’ignore ce que la vapeur donnera un jour; mais je doute que des bâtiments, avec leurs roues encombrantes et fragiles, puissent valoir un voilier pour la navigation australe… Et puis, il y aura toujours la nécessité de refaire du charbon… Non! il est plus sage d’être à bord d’un navire qui gouverne bien, de se servir du vent qui, après tout, est utilisable sur les trois cinquièmes du compas, de se fier à la voilure d’une goélette qui peut porter à près de cinq quarts…

– Je suis de votre avis, capitaine, et au point de vue marin, jamais on ne trouverait un meilleur navire!… Mais, dans le cas où la campagne se prolongerait, peut-être les vivres…

– Nous en emporterons pour deux ans, monsieur Jeorling, et ils seront de bonne qualité. Port-Egmont a pu nous fournir tout ce qui nous était nécessaire…

– Une autre question, si vous permettez?…

– Laquelle?…

– N’aurez-vous pas besoin d’un équipage plus nombreux à bord de l’Halbrane?… Si ses hommes sont en nombre suffisant pour la manœuvrer, peut-être y aura-t-il lieu d’attaquer ou de se défendre dans ces parages de la mer antarctique?… N’oublions pas que, d’après le récit d’Arthur Pym, les indigènes de l’île Tsalal se comptaient par milliers… Et si votre frère William Guy, si ses compagnons sont prisonniers…

– J’espère, monsieur Jeorling, que l’Halbrane sera mieux protégée par notre artillerie que la Jane ne l’a été avec la sienne. A dire vrai, l’équipage actuel, je le sais, ne saurait suffire pour une expédition de ce genre. Aussi me suis-je préoccupé de recruter un supplément de matelots…

– Sera-ce difficile?…

– Oui et non, car j’ai la promesse du gouverneur de m’aider à ce recrutement.

– J’estime, capitaine, qu’il faudra s’attacher ces recrues par une haute paie…

– Une paie double, monsieur Jeorling, telle qu’elle le sera, d’ailleurs, pour tout l’équipage.

– Vous le savez, capitaine, je suis disposé… je désire même contribuer aux frais de cette campagne… Veuillez me considérer comme votre associé…

– Tout cela s’arrangera, monsieur Jeorling, et je vous suis fort reconnaissant. L’essentiel, c’est que notre armement se complète à court délai. Il faut que dans huit jours nous soyons prêts pour l’appareillage.»

La nouvelle que la goélette devait faire route à travers les mers de l’Antarctide avait produit une certaine sensation dans les Falklands, à Port-Egmont comme aux divers ports de la Soledad. Il s’y trouvait, à cette époque, nombre de marins inoccupés, – de ceux qui attendent le passage des baleiniers pour offrir leurs services, bien rétribués d’habitude. S’il ne se fût agi que d’une campagne de pêche sur les limites du cercle polaire, entre les parages des Sandwich et de la Nouvelle-Georgie, le capitaine Len Guy n’aurait eu que l’embarras du choix. Mais, de s’enfoncer au-delà de la banquise, de pénétrer plus avant qu’aucun autre navigateur n’y avait réussi jusqu’alors, et bien que ce fût dans le but d’aller au secours de naufragés, cela pouvait donner à réfléchir, faire hésiter la plupart. Il fallait être de ces anciens marins de l’Halbrane pour ne point s’inquiéter des dangers d’une pareille navigation, et consentir à suivre leur chef aussi loin qu’il lui plairait d’aller.

En réalité, il n’était question de rien de moins que de tripler l’équipage de la goélette. En comptant le capitaine, le lieutenant, le bosseman, le cuisinier et moi, nous étions treize à bord. Or, de trente-deux à trente-quatre hommes, ce ne serait point trop, et il ne faut pas oublier qu’ils étaient trente-huit sur la Jane.

Il est vrai, de s’adjoindre le double des matelots qui formaient actuellement l’équipage, cela ne laissait pas de causer certaine appréhension. Ces marins des Falklands, à la disposition des baleiniers en relâche, offraient-ils toutes les garanties désirables? Si, d’en introduire quatre ou cinq à bord d’un navire dont le personnel est déjà élevé, ne comporte pas de graves inconvénients, il n’en serait pas ainsi en ce qui concernait la goélette.

Cependant le capitaine Len Guy espérait qu’il n’aurait point à se repentir de ses choix, du moment que les autorités de l’archipel y prêtaient les mains.

Le gouverneur déploya un véritable zèle en cette affaire, à laquelle il s’intéressait de tout cœur.

Au surplus, grâce à la haute paie qui fut promise, les demandes affluèrent.

Aussi, la veille du départ, fixé au 27 octobre, l’équipage était-il au complet.

Il est inutile de faire connaître chacun des nouveaux embarqués par leur nom et par leurs qualités individuelles. On les verra, on les jugera à l’œuvre. Il y en avait de bons, il y en avait de mauvais.

La vérité est qu’il eût été impossible de trouver mieux – ou moins mal, comme on voudra.

Je me bornerai donc à noter que, parmi ces recrues, on comptait six hommes d’origine anglaise –, et parmi eux un certain Hearne, de Glasgow.

Cinq étaient d’origine américaine (États-Unis), et huit de nationalité plus douteuse –, les uns appartenant à la population hollandaise, les autres mi-Espagnols et mi-Fuégiens de la Terre de Feu. Le plus jeune avait dix-neuf ans, le plus âgé en avait quarante-quatre. La plupart n’étaient point étrangers au métier de marin, ayant déjà navigué, soit au commerce, soit à la pêche des baleines, phoques et autres amphibies des parages antarctiques. L’engagement des autres n’avait eu pour but que d’accroître le personnel défensif de la goélette.

Cela faisait donc un total de dix-neuf recrues, enrôlées pour la durée de la campagne, qui ne pouvait être déterminée d’avance, mais qui ne devait pas les entraîner au-delà de l’île Tsalal. Quant aux gages, ils étaient tels qu’aucun de ces matelots n’en avait jamais eu même la moitié au cours de leur navigation antérieure.

Tout compte fait, sans parler de moi, l’équipage, compris le capitaine et le lieutenant de l’Halbrane, se montait à trente et un hommes –, plus un trente-deuxième sur lequel il convient d’attirer l’attention d’une façon spéciale.

La veille du départ, le capitaine Len Guy fut accosté, à l’angle du port, par un individu – assurément un marin –, ce qui se reconnaissait à ses vêtements, à sa démarche, à son langage.

Cet individu, d’une voix rude et peu compréhensible, dit:

«Capitaine… j’ai à vous faire une proposition…

– Laquelle?

– Comprenez-moi… Avez-vous encore une place à bord?…

– Pour un matelot?

– Pour un matelot.

– Oui et non, répliqua le capitaine Len Guy.

– Est-ce oui?… demanda l’homme.

– C’est oui, si celui qui se propose me convient.

sphinx22.jpg (181918 bytes)

– Voulez-vous de moi?…

– Tu es marin?…

– J’ai navigué pendant vingt-cinq ans.

– Où?…

– Dans les mers du sud.

– Loin?…

– Oui… comprenez-moi… loin.

– Ton âge?…

– Quarante-quatre ans…

– Et tu es à Port-Egmont?…

– Depuis trois années… vienne le prochain Christmas.

– Comptais-tu embarquer à bord d’un baleinier de passage?…

– Non.

– Alors que faisais-tu ici?…

– Rien… et je ne songeais plus à naviguer…

– Alors pourquoi t’embarquer?

– Une idée… La nouvelle de l’expédition que va faire votre goélette s’est répandue… Je désire… oui je désire en faire partie… avec votre aveu, s’entend!

– Tu es connu à Port-Egmont?…

– Connu… et jamais je n’ai encouru aucun reproche depuis que j’y suis.

– Soit, répondit le capitaine Len Guy. Je demanderai des renseignements…

– Demandez, capitaine, et si vous dites oui, mon sac sera ce soir à bord.

– Comment t’appelles-tu?…

– Hunt.

– Et tu es?…

– Américain.»

Ce Hunt était un homme de petite taille, le teint fortement hâlé, d’une coloration de brique, la peau jaunâtre comme celle d’un Indien, le torse énorme, la tête volumineuse, les jambes très arquées. Ses membres attestaient une vigueur exceptionnelle –, les bras surtout que terminaient des mains d’une largeur!… Sa chevelure grisonnait, semblable à une sorte de fourrure, poil en dehors.

Ce qui imprimait à la physionomie de cet individu un caractère particulier – cela ne prévenait guère en sa faveur –, c’était la superacuité du regard de ses petits yeux, sa bouche presque sans lèvres, fendue d’une oreille à l’autre, et dont les dents longues, à l’émail intact, n’avaient jamais été attaquées du scorbut, si commun chez les marins des hautes latitudes.

Il y avait trois ans que Hunt habitait les Falklands, d’abord un des ports de la Soledad, à la baie des Français, puis, en dernier lieu, Port-Egmont. Peu communicatif, il vivait seul, d’une pension de retraite –, à quel titre, on l’ignorait. N’étant à la charge ni de l’un ni de l’autre, il s’occupait de pêche, et ce métier aurait suffi à lui assurer l’existence, soit qu’il se fût nourri de son produit, soit qu’il en eût fait le commerce.

Les renseignements que rapporta le capitaine Len Guy sur le compte de Hunt ne pouvaient être que très incomplets, sauf en ce qui concernait sa conduite depuis qu’il résidait à Port-Egmont. Cet homme ne se battait pas, il ne buvait pas, on ne le voyait point avec un coup de trop, et maintes fois, il avait donné des preuves d’une force herculéenne. Quant à son passé, on ne savait, mais certainement c’était celui d’un marin. Il en avait dit là-dessus au capitaine Len Guy plus qu’il n’en eut jamais dit à personne. Pour le reste, silence obstiné, aussi bien sur la famille à laquelle il appartenait, que sur le lieu précis de sa naissance. Peu importait, d’ailleurs, si l’on pouvait tirer de bons services de ce matelot.

En somme, renseignements recueillis, il ne résulta rien qui fût de nature à faire repousser la proposition de Hunt. Au vrai, il était à désirer que les autres recrues de Port-Egmont n’eussent point mérité plus de reproches. Hunt obtint donc une réponse favorable, et, dès le soir, il s’installa à bord.

Tout était prêt pour le départ. L’Halbrane avait embarqué deux années de vivres, viande préparée au demi-sel, légumes de diverses sortes, quantité de vinaigrettes, de céleris et de cochléarias, propres à prévenir ou à combattre les affections scorbutiques. La cale renfermait des fûts de brandevin, de whisky, de bière, de gin, de vin, destinés à la consommation quotidienne, et un large approvisionnement de farines et de biscuits, achetés aux magasins du port.

Ajoutons qu’en fait de munitions, poudre, boulets, balles pour fusils et pierriers avaient été fournis par ordre du gouverneur. Le capitaine Len Guy s’était même procuré les filets d’abordage d’un navire qui avait récemment fait côte sur les roches en dehors de la baie.

Le 27, au matin, en présence des autorités de l’archipel, les préparatifs de l’appareillage s’achevèrent avec une remarquable célérité. On échangea les derniers souhaits et les derniers adieux. Puis, l’ancre remonta du fond, et la goélette prit de l’erre.

Le vent soufflait du nord-ouest, en petite brise, et, sous ses hautes et basses voiles, l’Halbrane se dirigea vers les passes. Une fois au large, elle mit le cap à l’est, afin de doubler la pointe de Tamar-Hart, à l’extrémité du détroit qui sépare les deux îles. Dans l’après-midi, la Soledad fut contournée et laissée sur bâbord. Enfin, le soir venu, les caps Dolphin et Pembroke disparurent derrière les brumes de l’horizon.

La campagne était commencée. A Dieu seul appartenait de savoir si le succès attendait ces hommes courageux, qu’un sentiment d’humanité poussait vers les plus effrayantes régions de l’Antarctide!

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 Soit 66° 32’ 3’’.