Jules Verne
Le sphinx des glaces
(Chapitre X-XII)
68illustrations par George Roux
12 grandes gravures en chromotypographie et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Au début de la campagne.
’est du groupe des Falklands que le Tuba et le Lively, sous le commandement du capitaine Biscoe, étaient partis le 27 septembre 1830, en ralliant la terre des Sandwich, dont, le Ier janvier suivant, ils doublaient la pointe septentrionale. Il est vrai, six semaines après, le Lively venait malheureusement se perdre sur les Falklands, et – il fallait l’espérer –, tel n’était pas le sort réservé à notre goélette.
Le capitaine Len Guy partait donc du même point que Biscoe, qui avait employé cinq semaines pour gagner les Sandwich. Mais, dès les premiers jours, très contrarié par les glaces au-delà du cercle polaire, le navigateur anglais avait dû se déhaler vers le sud-est jusqu’au 45e degré de longitude orientale. C’est même à cette circonstance que fut due la découverte de la Terre Enderby.
Cet itinéraire, le capitaine Len Guy le montra sur sa carte à Jem West et à moi, ajoutant:
«Ce n’est point, d’ailleurs, sur les traces de Biscoe que nous devons nous lancer, mais sur celles de Weddell, dont le voyage à la zone australe se fit en 1822 avec le Beaufoy et la Jane… La Jane!… un nom prédestiné, monsieur Jeorling! Mais cette Jane de Biscoe fut plus heureuse que celle de mon frère, et ne se perdit pas au-delà de la banquise1.
– Allons de l’avant, capitaine, répondis-je, et si nous ne suivons pas Biscoe, suivons Weddell. Simple pêcheur de phoques, cet audacieux marin a pu s’élever vers le pôle plus près que ses prédécesseurs, et il nous indique la direction à prendre…
– Et nous la prendrons, monsieur Jeorling. D’ailleurs, si nous n’éprouvons aucun retard, si l’Halbrane rencontrait la banquise vers la mi-décembre, ce serait arriver trop tôt. En effet, les premiers jours de février étaient déjà écoulés, lorsque Weddell atteignit le 72° parallèle, et, alors, comme il l’a dit, «pas une parcelle de glace n’était visible». Puis, le 20 février, il arrêtait, par 74° 36’, sa pointe extrême vers le sud. Aucun navire n’est allé au-delà –, aucun, sauf la Jane, qui n’est pas revenue… Il existe donc de ce côté, dans les terres antarctiques, une profonde entaille entre les 30° et 40° méridiens, puisque, après Weddell, William Guy a pu s’approcher à moins de 7° du pôle austral.»
Conformément à son habitude, Jem West écoutait sans parler. Il mesurait du regard les espaces que le capitaine Len Guy renfermait entre les pointes de son compas. Toujours l’homme qui reçoit un ordre, l’exécute et ne le discute jamais, il irait où on lui commanderait d’aller.
«Capitaine, ai-je repris, votre intention, sans doute, est de vous conformer à l’itinéraire de la Jane?
– Aussi exactement que possible.
– Eh bien, votre frère William s’est dirigé au sud de Tristan d’Acunha pour chercher le gisement des îles Aurora qu’il n’a pas trouvé, pas plus que celui de ces îles auxquelles l’ex-caporal-gouverneur Glass eût été si fier de donner son nom. C’est alors qu’il a voulu mettre à exécution le projet, dont Arthur Pym l’avait fréquemment entretenu, et c’est entre le 41° et le 42° degré de longitude qu’il a coupé le cercle polaire, à la date du 1er janvier…
– Je le sais, répliqua le capitaine Len Guy, et c’est ce que fera l’Halbrane afin d’atteindre l’îlot Bennet, puis l’île Tsalal… Et le Ciel permette que, comme la Jane, comme les navires de Weddell, elle rencontre devant elle la mer libre!
– Si les glaces l’encombrent encore, à l’époque où notre goélette sera sur la limite de la banquise, dis-je, nous n’aurons qu’à attendre au large…
– C’est bien mon intention, monsieur Jeorling, et il est préférable d’être en avance. La banquise, c’est une muraille dans laquelle une porte s’ouvre soudain et se referme aussitôt… Il faut être là… prêt à passer… et sans s’inquiéter du retour!»
Du retour, il n’était personne qui y songeât!
«Forward!» en avant! eût été le seul cri qui se fût échappé de toutes les bouches!
Jem West fit alors cette réflexion:
«Grâce aux renseignements contenus dans le récit d’Arthur Pym, nous n’aurons pas à regretter l’absence de son compagnon Dirk Peters!
– Et c’est fort heureux, répondit le capitaine Len Guy, puisque je n’ai pu retrouver le métis, qui avait disparu de l’Illinois. Les indications fournies par le journal d’Arthur Pym, sur le gisement de l’île Tsalal, doivent nous suffire…
– A moins qu’il ne soit nécessaire de pousser les recherches au-delà du 84e degré… fis-je observer.
– Et pourquoi le faudrait-il, monsieur Jeorling, du moment que les naufragés de la Jane n’ont pas quitté l’île Tsalal… Est-ce que ce n’est pas écrit en toutes lettres dans les notes de Patterson?…»
Enfin, bien que Dirk Peters ne fût pas à bord – personne n’en doutait –, l’Halbrane saurait atteindre son but. Mais qu’elle n’oublie pas de mettre en pratique les trois vertus théologales du marin: vigilance, audace, persévérance!
Me voici donc lancé dans les aléas d’une aventure qui, selon toute probabilité, dépasserait en imprévu mes voyages antérieurs. Qui aurait cru cela de moi?… Mais j’étais saisi dans un engrenage qui me tirait vers l’inconnu, cet inconnu des contrées polaires, cet inconnu, dont tant d’intrépides pionniers avaient en vain tenté de pénétrer les secrets!… Et, cette fois, qui sait si le sphinx des régions antarctiques ne parlerait pas pour la première fois à des oreilles humaines?…
Je n’oubliais pas cependant qu’il s’agissait uniquement d’une œuvre d’humanité. La tâche que s’imposait l’Halbrane, c’était de recueillir le capitaine William Guy et ses cinq compagnons. C’était pour les retrouver que notre goélette allait suivre l’itinéraire de la Jane. Et cela fait, l’Halbrane n’aurait qu’à regagner les mers de l’ancien continent, puisqu’il n’y avait plus à rechercher ni Arthur Pym ni Dirk Peters, revenus, on ne sait comment, mais revenus de leur extraordinaire voyage!…
Pendant les premiers jours, l’équipage nouveau a dû se mettre au courant du service, et les anciens – braves gens, en vérité – lui ont facilité la besogne. Bien que le capitaine Len Guy n’ait pas eu un grand choix, il semble avoir eu la main assez heureuse. Ces matelots, de nationalités différentes, montrent du zèle et de la bonne volonté. Ils savaient, d’ailleurs, que le lieutenant ne plaisantait pas. Hurliguerly leur avait fait entendre que Jem West casserait la tête à quiconque ne marcherait pas droit. Son chef lui laissait toute latitude à cet égard.
«Une latitude, ajoutait-il, qui s’obtient en prenant la hauteur de l’œil avec le poing fermé!»
A cette manière d’avertir les intéressés, je reconnaissais bien là mon bosseman!
Les nouveaux se le tinrent donc pour dit, et il n’y eut pas lieu d’en punir aucun. Quant à ce Hunt, s’il apportait dans ses fonctions la docilité d’un vrai marin, il se tenait toujours à l’écart, ne parlant à personne, et il couchait même sur le pont, en quelque coin, sans vouloir occuper sa place dans le poste de l’équipage.
La température était encore froide. Les hommes avaient gardé les vareuses et chemises de laine, les caleçons de même étoffe, les pantalons de gros drap, la capote imperméable à capuchon en épaisse toile peinte, très propre à garantir contre la neige, la pluie et les coups de mer.
L’intention du capitaine Len Guy était de prendre les îles Sandwich pour point de départ vers le sud, après avoir eu connaissance de la Nouvelle-Géorgie, située à huit cents milles des Falklands. La goélette se trouverait alors en longitude sur la route de la Jane, et elle n’aurait qu’à la remonter pour pénétrer jusqu’au 84° parallèle.
Cette navigation nous amena, le 2 novembre, sur le gisement que certains navigateurs ont assigne aux lies Aurora, par 53° 15’ de latitude et 47° 33’ de longitude occidentale.
Eh bien, malgré les affirmations – suspectes à mon avis – des capitaines de l’Aurora, en 1762, du San Miguel, en 1769, du Pearl, en 1779, du Prinicus et du Dolorès, en 1790, de l’Atrevida, en 1794, qui donnèrent le relèvement des trois îles du groupe, nous n’avons pas aperçu un indice de terre sur tout l’espace parcouru. Ainsi en avait-il été lors des recherches de Weddell, en 1820, et de William Guy en 1827.
Ajoutons qu’il en fut de même des prétendues îles du vaniteux Glass. Nous n’en avons pas reconnu un seul petit îlot sur la position indiquée, bien que le service des vigies eût été fait avec soin. Il est donc à craindre que Son Excellence le gouverneur de Tristan d’Acunha ne voie jamais figurer son nom dans la nomenclature géographique.
On était alors au 6 novembre. Le temps continuait à être favorable. Cette traversée promettait de s’opérer plus brièvement que celle de la Jane. Nous n’avions pas à nous hâter, d’ailleurs. Ainsi que je l’ai fait observer, notre goélette arriverait avant que les portes de la banquise fussent ouvertes.
Pendant deux jours, l’Halbrane essuya plusieurs grains qui obligèrent Jem West à haler bas: hunier, perroquet, flèche et grand foc. Débarrassée de ses hautes voiles, elle se comporta remarquablement, mouillant à peine, tant elle s’élevait avec aisance à la lame. A l’occasion de ces manœuvres, le nouvel équipage fit preuve d’adresse, – ce qui lui valut les félicitations du bosseman, Hurliguerly dut constater que Hunt, si gauchement bâti qu’il fût, valait trois hommes à lui seul.
«Une fameuse recrue!… me dit-il.
– En effet, répondis-je, et elle est arrivée tout juste à la dernière heure.
– Tout juste, monsieur Jeorling!… Mais quelle tête il vous a, ce Hunt!
– J’ai souvent rencontré des Américains de ce genre dans la région du Far-West, répondis-je, et je ne serais pas surpris que celui-ci eût du sang indien dans les veines!
– Bon! fit le bosseman, il y a de nos compatriotes qui le valent dans le Lancashire ou le comté de Kent!
– Je vous crois volontiers, bosseman… entre autres… vous, j’imagine!…
– Eh!… on vaut ce qu’on vaut, monsieur Jeorling!
– Causez-vous quelquefois avec Hunt?… demandai-je.
– Peu, monsieur Jeorling. Et que tirer d’un marsouin qui se tient à l’écart et ne dit mot à personne?… Pourtant, ce n’est pas faute de bouche!… Jamais je n’en ai vu de pareille!… Elle va de tribord à bâbord, comme le grand panneau de l’avant… Si, avec pareil outil, Hunt est gêné pour fabriquer des phrases!… Et ses mains!… Avez-vous vu ses mains?… Se défier, monsieur Jeorling, s’il voulait serrer les vôtres!… Je suis sûr que vous y laisseriez cinq doigts sur dix!…
– Heureusement, bosseman, Hunt ne paraît pas querelleur… Tout indique en lui un homme tranquille, qui ne cherche pas à abuser de sa force.
– Non… excepté quand il pèse sur une drisse, monsieur Jeorling. Vrai Dieu!… J’ai toujours peur que la poulie vienne en bas et la vergue avec!»
Ledit Hunt, à le bien considérer, était un être bizarre, qui méritait d’attirer l’attention. Lorsqu’il s’accotait contre les montants du guindeau, ou debout à l’arrière sa main posée sur les poignées de la roue du gouvernail, je le dévisageais non sans une réelle curiosité.
D’autre part, il me semblait que ses regards honoraient les miens d’une certaine insistance. Il ne devait pas ignorer ma qualité de passager à bord de la goélette, et dans quelles conditions je m’étais associé aux risques de cette campagne. Quant à penser qu’il voulût atteindre un autre but que nous, au-delà de l’île Tsalal, après que nous aurions sauvé les naufragés de la Jane, cela n’était guère admissible. Le capitaine Len Guy, d’ailleurs, ne cessait de le répéter:
«Notre mission, c’est de sauver nos compatriotes! L’île Tsalal est le seul point qui nous attire, et puissions-nous ne pas engager notre navire au-delà!»
Le 10 novembre, vers deux heures de l’après-midi, un cri de la vigie se fit entendre:
«Terre par tribord devant!…»
Une bonne observation avait donné 55° 7’ de latitude et 41° 13’ de longitude ouest.
Cette terre ne pouvait être que l’île Saint-Pierre – de ses noms britanniques, Georgie-Australe, Nouvelle-Georgie, Île du Roi-George –, qui, par son gisement, appartient aux régions circumpolaires.
Dès 1675, avant Cook, elle fut découverte par le Français Barbe. Mais, sans tenir compte de ce qu’il n’était plus que le second en date, le célèbre navigateur anglais lui imposa la série des noms qu’elle porte aujourd’hui.
La goélette prit direction sur cette île dont les hauteurs neigeuses – des masses formidables de roches anciennes, gneiss et schiste argileux – montent à douze cents toises à travers les brouillards jaunâtres de l’espace.
Le capitaine Len Guy avait l’intention de relâcher vingt-quatre heures dans la baie Royale, afin de renouveler sa provision d’eau, car les caisses s’échauffent facilement à fond de cale. Plus tard, lorsque l’Halbrane naviguerait au milieu des glaces, l’eau douce serait à discrétion.
Pendant l’après-midi, la goélette doubla le cap Buller, au nord de l’île, laissa la baie Possession et la baie Cumberland par tribord, et vint attaquer la baie Royale, évoluant entre les débris tombés du glacier de Ross. A six heures du soir, l’ancre fut envoyée par six brasses de fond, et, comme la nuit approchait, on remit le débarquement au lendemain.
La Nouvelle-Georgie mesure, en longueur, une quarantaine de lieues sur une vingtaine en largeur. Située à cinq cents lieues du détroit de Magellan, elle appartient au domaine des Falklands. L’administration britannique n’y est représentée par personne, puisque l’île n’est point habitée, bien qu’elle soit habitable, au moins pendant la saison d’été.
Le lendemain, alors que les hommes partaient à la recherche d’une aiguade, j’allai me promener seul aux alentours de la baie Royale. Ces lieux étaient déserts, car nous n’étions pas à l’époque où les pécheurs s’occupent de chasser le phoque, et il s’en fallait d’un bon mois. Exposée à l’action directe du courant polaire antarctique, la Nouvelle-Georgie est volontiers fréquentée par les mammifères marins. J’en vis plusieurs troupes s’ébattre sur les grèves, le long des roches, jusqu’au fond des grottes du littoral. Des smalas de pingouins, immobiles en rangées interminables, protestaient par leurs braiements contre cet envahissement d’un intrus – c’est moi que je veux dire.
A la surface des eaux et des sables volaient des nuées d’alouettes, dont le chant évoquait dans mon esprit le souvenir de pays plus favorisés de la nature. Il est heureux que ces oiseaux n’aient pas besoin de branches pour nicher, puisqu’il n’existe pas un arbre sur tout le sol de la Nouvelle-Georgie. Çà et là végètent quelques phanérogames, des mousses à demi-décolorées, et surtout cette herbe si abondante, ce tussock, qui tapisse les pentes jusqu’à la hauteur de cent cinquante toises, et dont la récolte suffirait à nourrir de nombreux troupeaux.
Le 12 novembre, l’Halbrane appareilla sous ses basses voiles. Après avoir doublé la pointe Charlotte à l’extrémité de la baie Royale, elle mit le cap au sud-sud-est, dans la direction des îles Sandwich, situées à quatre cents milles de là.
Jusqu’ici nous n’avions rencontré aucune glace flottante. Cela tenait à ce que le soleil de l’été ne les avait pas détachées, soit de la banquise, soit des terres australes. Plus tard, le courant les entraînerait à la hauteur de ce 50e parallèle qui, dans l’hémisphère septentrional, est celui de Paris ou de Québec.
Le ciel, dont la pureté commençait à s’altérer, menaçait de se charger vers le levant. Un vent froid, mêlé de pluie et de grenasses, soufflait avec une certaine force. Comme il nous favorisait, il n’y eut pas lieu de se plaindre. On en fut quitte pour s’abriter plus étroitement sous le capuchon des capotes.
Ce qu’il y avait de gênant, c’étaient les larges bancs de brumes, qui masquaient fréquemment l’horizon. Toutefois, puisque ces parages ne présentaient aucun danger et qu’il n’y avait point à redouter la rencontre de packs ou d’icebergs en dérive, l’Halbrane, sans grandes préoccupations, put continuer sa route au sud-est vers le gisement des Sandwich.
Au milieu de ces brouillards passaient des bandes d’oiseaux au cri strident, au vol plané contre le vent, et remuant à peine leurs ailes, des pétrels, des plongeons, des alcyons, des sternes, des albatros, qui fuyaient du côté de la terre comme pour nous en indiquer le chemin.
Ce furent sans doute ces épaisses brumailles qui empêchèrent le capitaine Len Guy de relever dans le sud-ouest, entre la Nouvelle-Georgie et les Sandwich, cette île Traversey découverte par Bellingshausen, ainsi que les quatre petites îles Welley, Polker, Prince’s Island et Christmas, dont l’Américain James Brown du schooner Pacific avait, d’après Fanning, reconnu la position. L’essentiel, d’ailleurs, était de ne point se jeter sur leurs accores, lorsque la vue ne s’étendait qu’à deux ou trois encablures.
Aussi la surveillance fut-elle sévèrement établie à bord, et les vigies observaient-elles le large, dès qu’une subite éclaircie permettait au champ de vision de s’agrandir.
Dans la nuit du 14 au 15, de vagues lueurs vacillantes illuminèrent l’espace vers l’ouest. Le capitaine Len Guy pensa que ces lueurs devaient provenir d’un volcan, peut-être celui de l’île Traversey, dont le cratère est souvent couronné de flammes.
Comme l’oreille ne put saisir aucune de ces longues détonations qui accompagnent les éruptions volcaniques, nous en conclûmes que la goélette se tenait à une distance rassurante des écueils de cette île.
Il n’y eut donc pas lieu de modifier la route, et le cap fut maintenu sur les Sandwich.
La pluie cessa dans la matinée du 16, et le vent hala d’un quart le nord-ouest. Il n’y avait qu’à s’en réjouir, puisque les brouillards ne tardèrent pas à se dissiper.
A ce moment, le matelot Stern, qui était en observation sur les barres, crut apercevoir un grand trois-mâts dont le phare de voilure se dessinait vers le nord-est. A notre vif regret, ce bâtiment disparut avant qu’il eût été possible de reconnaître sa nationalité. Peut-être était-ce un des navires de l’expédition Wilkes, ou quelque baleinier qui se rendait sur les lieux de pêche, car les souffleurs se montraient en assez grand nombre.
Le 17 novembre, dès dix heures du matin, la goélette releva l’archipel auquel Cook avait d’abord donné le nom de Southern-Thulé, la terre la plus méridionale qui eût été découverte à cette époque et qu’il baptisa ensuite Terre des Sandwich, nom que ce groupe d’îles a gardé sur les cartes géographiques et qu’il portait déjà en 1830, lorsque Biscoe s’en éloigna afin de chercher dans l’est le passage du pôle.
Bien d’autres navigateurs, depuis lors, ont visité les Sandwich, et les pêcheurs chassent les baleines, les cachalots, les phoques aux abords de leurs parages.
En 1820, le capitaine Morrell y avait atterri dans l’espoir de trouver du bois de chauffage dont il manquait. Fort heureusement, le capitaine Len Guy ne s’y arrêta point dans ce but. Il en eût été pour sa peine, le climat de ces îles ne permettant pas à l’arborescence de s’y développer.
Si la goélette venait relâcher aux Sandwich durant quarante-huit heures, c’est qu’il était prudent de visiter toutes ces îles des régions australes rencontrées sur notre itinéraire. Un document, un indice, une empreinte, pouvaient s’y trouver. Patterson ayant été entraîné sur un glaçon, cela n’avait-il pu arriver à l’un ou l’autre de ses compagnons?
Il convenait donc de ne rien négliger, puisque le temps ne pressait pas. Après la Nouvelle-Georgie, l’Halbrane irait aux Sandwich. Après les Sandwich, elle irait aux New-South-Orkneys, puis, après le cercle polaire, elle porterait droit sur la banquise.
On put débarquer le jour même, à l’abri des roches de l’île Bristol, au fond d’une sorte de petit port naturel de la côte orientale.
Cet archipel, situé par 59° de latitude et 30° de longitude occidentale, se compose de plusieurs îles dont les principales sont Bristol et Thulé. Nombre d’autres ne méritent que la qualification plus modeste d’îlots.
Ce fut à Jem West que revint la mission de se rendre à Thulé, à bord du grand canot, afin d’en explorer les points abordables, tandis que le capitaine Len Guy et moi nous descendions sur les grèves de Bristol.
En somme, quel pays désolé, n’ayant pour habitants que les tristes oiseaux des espèces antarctiques! La rare végétation est celle de la Nouvelle-Georgie. Mousses et lichens recouvrent la nudité d’un sol improductif. En arrière des plages s’élèvent quelques maigres pins à une hauteur considérable sur le flanc de collines décharnées, d’où des masses pierreuses s’éboulent parfois avec un fracas retentissant. Partout, l’affreuse solitude. Rien n’attestait le passage d’un être humain ni la présence de naufragés sur cette île Bristol. Les excursions que nous avons faites ce jour-là et le lendemain ne donnèrent aucun résultat.
Il en fut de même en ce qui concerne l’exploration du lieutenant West à Thulé, dont il avait inutilement longé la côte si effroyablement déchiquetée. Quelques coups de canon, tirés par notre goélette, n’eurent d’autre effet que de chasser au loin des bandes de pétrels et de sternes, et d’effaroucher les stupides manchots rangés sur le littoral.
En me promenant avec le capitaine Len Guy, je fus amené à lui dire:
«Vous n’ignorez pas, sans doute, quelle fut l’opinion de Cook au sujet du groupe des Sandwich, lorsqu’il l’eut découvert. Tout d’abord, il crut avoir mis le pied sur un continent. A son avis, c’était de là que se détachaient les montagnes de glace que la dérive entraîne hors de la mer antarctique. Il reconnut plus tard que les Sandwich ne formaient qu’un archipel. Toutefois, son opinion relative à l’existence d’un continent polaire plus au sud n’en est pas moins formelle.
– Je le sais, monsieur Jeorling, répondit le capitaine Len Guy, mais si ce continent existe, il faut en conclure qu’il présente une large échancrure – celle par laquelle Weddell et mon frère ont pu pénétrer à six ans de distance. Que notre grand navigateur n’ait pas eu la chance de découvrir ce passage, puisqu’il s’est arrêté au 71° parallèle, soit! D’autres l’ont fait après lui, d’autres vont le faire…
– Et nous serons de ceux-là, capitaine…
– Oui… avec l’aide de Dieu! Si Cook n’a pas craint d’affirmer que personne ne se hasarderait jamais plus loin que lui, et que les terres, s’il en existait, ne seraient jamais reconnues, l’avenir prouvera qu’il s’est trompé… Elles l’ont été jusqu’au-delà du 83° degré de latitude…
– Et qui sait, dis-je, peut-être plus loin, par cet extraordinaire Arthur Pym…
– Peut-être, monsieur Jeorling. Il est vrai, nous n’avons pas à nous préoccuper d’Arthur Pym, puisque Dirk Peters et lui sont revenus en Amérique…
– Mais… s’ils ne fussent pas revenus…
– J’estime que nous n’avons pas à envisager cette éventualité», répondit simplement le capitaine Len Guy.
Des Sandwich au cercle polaire.
ix jours après son appareillage, la goélette, cap au sud-ouest, toujours favorisée par le temps, arrivait en vue du groupe des New-South-Orkneys.
Deux îles principales le composent: à l’ouest, la plus étendue, l’île Coronation, dont la cime géante ne se dresse pas à moins de deux mille cinq cents pieds: à l’est, l’île Laurie, terminée par le cap Dundas projeté vers le couchant. Autour émergent des îles moindres, Saddle, Powell, et nombre d’îlots en pains de sucre. Enfin, dans l’ouest, gisent l’île Inaccessible et l’île du Désespoir, ainsi baptisées, sans doute, parce qu’un navigateur n’avait pu accoster rune et avait désespéré d’atteindre l’autre.
Cet archipel fut découvert conjointement par l’Américain Palmer et l’Anglais Botwel, 1821-1822. Traversé par le 61° parallèle, il est compris entre le 44° et le 47° méridien.
En s’approchant, l’Halbrane nous permit d’observer, du côté nord, des masses convulsionnées, des mornes abrupts, dont les pentes, plus particulièrement à l’île Coronation, s’adoucissaient en descendant vers le littoral. Au pied s’entassaient de monstrueuses glaces dans un pêle-mêle formidable, lesquelles, avant deux mois, iraient en dérive vers les eaux tempérées.
Ce serait alors la saison où les baleiniers apparaîtraient pour s’adonner à la pêche des souffleurs, tandis que quelques-uns de leurs hommes resteraient sur ces îles afin d’y poursuivre les phoques et les éléphants de mer.
Oh! qu’elles sont les bien nommées, ces terres de deuil et de frimas, lorsque leur linceul d’hiver n’est pas encore troué par les premiers rayons de l’été austral!
Désireux de ne point s’engager à travers le détroit, encombré de récifs et de glaçons, qui sépare le groupe en deux lots distincts, le capitaine Len Guy rallia d’abord l’extrémité sud-est de l’île Laurie, où il passa la journée du 24: puis, après l’avoir contournée par le cap Dundas, il rangea la côte méridionale de l’île Coronation, près de laquelle la goélette stationna le 25. Le résultat de nos recherches fut nul en ce qui concernait les marins de la Jane.
Si, en 1822 – au mois de septembre, il est vrai –, Weddell, dans l’intention de se procurer des phoques à fourrure sur ce groupe, perdit son temps et ses peines, c’est que l’hiver était encore trop rigoureux. L’Halbrane, cette fois, aurait pu faire pleine cargaison de ces amphibies.
Les volatiles occupaient îles et îlots par milliers. Sans parler des pingouins, sur ces roches tapissées d’une couche de fientes, il y avait un grand nombre de ces pigeons blancs dont j’avais déjà vu quelques échantillons. Ce sont des échassiers, non des palmipèdes, au bec conique peu allongé, aux paupières cerclées de rouge, et on les abat sans se donner grand mal.
Quant au règne végétal des New-South-Orkneys, où dominent les schistes quartzeux, et d’origine non volcanique, il est uniquement représenté par des lichens grisâtres et quelques rares fucus, de l’espèce laminaire. En quantité foisonnent des patelles sur les grèves, et, le long des roches, des poules, dont on fit ample provision.
Je dois dire que le bosseman et ses hommes ne laissèrent point échapper cette occasion d’exterminer à coups de bâton plusieurs douzaines de pingouins. En cela, ils n’obéissaient pas à un blâmable instinct de destruction, mais au désir très légitime de se procurer de la nourriture fraîche.
«Cela vaut le poulet, monsieur Jeorling, m’affirma Hurliguerly. Est-ce que vous n’en avez pas mangé aux Kerguelen?…
– Si, bosseman, mais c’était Atkins qui le préparait.
– Eh bien, ici, c’est Endicott, et vous n’y verrez pas de différence!»
Et, en effet, dans le carré comme dans le poste de l’équipage, on se régala de ces pingouins, qui témoignaient des talents culinaires de notre maître coq.
L’Halbrane mit à la voile le 26 novembre, dès six heures du matin, cap au sud. Elle remonta le 43° méridien, qu’une bonne observation avait permis d’établir très exactement. C’était celui que Weddell, puis William Guy avaient suivi, et, si la goélette ne s’en écartait ni à l’est ni à l’ouest, elle tomberait inévitablement sur l’île Tsalal. Toutefois, il fallait compter avec les difficultés de la navigation.
Les vents d’est, très fixés, nous favorisaient. La goélette portait sa voilure au complet, même les bonnet tes de hunier, le foc volant et les voiles d’étais. Sous cette large envergure, elle filait avec une vitesse qui devait se maintenir entre onze et douze milles. Que cette vitesse continuât, et la traversée serait courte des New-South-Orkneys au cercle polaire.
Au-delà, je le sais, il s’agirait de forcer la porte de l’épaisse banquise – ou, ce qui est plus pratique –, de découvrir une brèche à travers cette courtine de glace. Et, comme le capitaine Len Guy et moi nous nous entretenions à ce sujet:
«Jusqu’ici, dis-je, l’Halbrane a toujours eu vent sous vergue, et, pour peu que cela persiste, nous devons atteindre la banquise avant la débâcle…
– Peut-être oui… peut-être non… monsieur Jeorling, car la saison est extraordinairement précoce cette année. A l’île Coronation, je l’ai constaté, les blocs se détachaient déjà du littoral, et six semaines plus tôt que d’habitude.
– Heureuse circonstance, capitaine, et il est possible que notre goélette puisse franchir la banquise dès les premières semaines de décembre, alors que la plupart des navires n’y parviennent qu’à la fin de janvier.
– En effet, nous sommes servis par la douceur de la température, répondit le capitaine Len Guy.
– J’ajoute, repris-je, que, lors de sa deuxième expédition, Biscoe n’accosta qu’au milieu de février cette terre que dominent le mont William et le mont Stowerby sur le 64° degré de longitude. Les livres de voyage que vous m’avez communiqués l’attestent…
– D’une façon précise, monsieur Jeorling.
– Dès lors, avant un mois, capitaine…
– Avant un mois, j’espère avoir retrouvé, au-delà de la banquise, la mer libre, signalée avec tant d’insistance par Weddell et Arthur Pym, et nous n’aurons plus qu’à naviguer dans les conditions ordinaires jusqu’à l’îlot Bennet d’abord, jusqu’à l’île Tsalal ensuite. Sur cette mer largement dégagée, quel obstacle pourrait nous arrêter, ou même nous occasionner des retards?…
– Je n’en prévois aucun, capitaine, dès que nous serons au revers de la banquise. Ce passage, c’est le point difficile, c’est ce qui doit être l’objet de nos constantes préoccupations, et pour peu que les vents d’est tiennent…
– Ils tiendront, monsieur Jeorling, et tous les navigateurs des mers australes ont pu constater, comme je l’ai fait moi-même, la permanence de ces vents. Je sais bien qu’entre le 30° et le 60° parallèle, les rafales viennent le plus communément de la partie ouest. Mais, au-delà, par suite d’un renversement très marqué, les vents opposés prennent le dessus, et, vous ne l’ignorez pas, depuis que nous avons dépassé cette limite, ils soufflent régulièrement dans cette direction…
– Cela est vrai, et je m’en réjouis, capitaine. D’ailleurs, je l’avoue – et cet aveu ne me gêne en rien –, je commence à devenir superstitieux…
– Et pourquoi ne point l’être, monsieur Jeorling?… Qu’y a-t-il de déraisonnable à admettre l’intervention d’une puissance surnaturelle dans les plus ordinaires circonstances de la vie?… Et nous, marins de l’Halbrane, nous serait-il permis d’en douter?… Souvenez-vous donc… cette rencontre de l’infortuné Patterson sur la route de notre goélette… ce glaçon emporté jusqu’aux parages que nous traversions, et qui se dissout presque aussitôt… Réfléchissez, monsieur Jeorling, est-ce que ces faits ne sont pas d’ordre providentiel?… Je vais plus loin, et j’affirme qu’après avoir tant fait pour nous guider vers nos compatriotes de la Jane, Dieu ne voudra pas nous abandonner…
– Je le pense comme vous capitaine! Non! son intervention n’est pas niable, et, à mon avis, il est faux que le hasard joue sur la scène humaine le rôle que des esprits superficiels lui attribuent!… Tous les faits sont rattachés par un lien mystérieux… une chaîne…
– Une chaîne, monsieur Jeorling, dont, en ce qui nous regarde, le premier maillon est le glaçon de Patterson, et dont le dernier sera l’île Tsalal!… Ah! mon frère, mon pauvre frère!… Délaissé là-bas depuis onze ans… avec ses compagnons de misère… sans qu’ils aient même pu conserver l’espoir d’être secourus!… Et Patterson, entraîné loin d’eux… dans quelles conditions, nous l’ignorons, comme ils ignorent ce qu’il est devenu!… Si mon cœur se serre, lorsque je songe à ces catastrophes, du moins ne faiblira-t-il pas, monsieur Jeorling, si ce n’est peut-être au moment où mon frère se jettera dans mes bras!…»
Le capitaine Len Guy était en proie à une émotion si pénétrante, que mes yeux se mouillèrent. Non! je n’aurais pas eu le courage de lui répondre que ce sauvetage comportait bien des malchances! Certes, à n’en point douter, il y a moins de six mois, William Guy et cinq des matelots de la Jane se trouvaient encore à l’île Tsalal, puisque le carnet de Patterson l’affirmait… Mais quelle était leur situation?… Étaient-ils au pouvoir de ces insulaires dont Arthur Pym estimait le nombre à plusieurs milliers, sans parler des habitants des îles situées à l’ouest?… Dès lors, ne devions-nous pas attendre du chef de l’île Tsalal, de ce Too-Wit, quelque attaque à laquelle l’Halbrane ne résisterait peut-être pas plus que la Jane?…
Oui!… mieux valait s’en rapporter à la Providence! Son intervention s’était déjà manifestée d’une manière éclatante, et cette mission que Dieu nous avait confiée, nous ferions tout ce qu’il est humainement possible de faire pour l’accomplir!
Je dois le mentionner, l’équipage de la goélette, animé des mêmes sentiments, partageait les mêmes espérances, – j’entends les anciens du bord, si dévoués à leur capitaine. Quant aux nouveaux, il se pouvait qu’ils fussent indifférents, ou à peu près, au résultat de la campagne, du moment qu’ils en rapporteraient les profits assurés par leur engagement.
C’est, du moins, ce que m’affirmait le bosseman, – en exceptant Hunt, toutefois. Il ne semblait point que cet homme eût été poussé à prendre du service par l’appât des gages ou des primes. Ce qui est certain, c’est qu’il n’en parlait pas, et du reste, ne parlait jamais de rien à personne.
«Et j’imagine qu’il n’en pense pas davantage! me dit Hurliguerly. Je suis encore à connaître la couleur de ses paroles!… En fait de conversation, il ne va pas plus de l’avant qu’un navire mouillé sur sa maîtresse ancre!
– S’il ne vous parle pas, bosseman, il ne me parle pas davantage.
– A mon idée, monsieur Jeorling, savez-vous ce qu’il a déjà dû faire, ce particulier?…
– Dites!
– Eh bien, c’est d’être allé loin dans les mers australes… oui… loin… bien qu’il soit muet là-dessus comme une carpe dans la friture!… Pourquoi se tait-il, cela le regarde! Mais si ce marsouin-là n’a pas franchi le cercle antarctique et même la banquise d’une bonne dizaine de degrés, je veux que le premier coup de mer m’élingue par-dessus le bord…
– A quoi avez-vous vu cela, bosseman?…
– A ses yeux, monsieur Jeorling, à ses yeux!… N’importe à quel moment, que la goélette ait le cap ici ou là, ils sont toujours braqués vers le sud… des yeux qui ne brasillent jamais… fixes comme des feux de position…»
Hurliguerly n’exagérait pas, et je l’avais déjà remarqué. Pour employer une expression d’Edgar Poe, Hunt avait des yeux de faucon étincelants…
«Lorsqu’il n’est pas de bordée, reprit le bosseman, ce sauvage-là reste tout le temps accoudé sur le bastingage, aussi immobile que muet!… En vérité, sa véritable place serait au bout de notre étrave, où il servirait de figure de proue à l’Halbrane!… une vilaine figure, par exemple!… Et puis, lorsqu’il est à la barre, monsieur Jeorling, observez-le!… Ses énormes mains en tiennent les poignées comme si elles étaient rivées à la roue!… Lorsque son œil regarde l’habitacle, on dirait que l’aimant du compas l’attire!… Je me vante d’être bon timonier, mais pour être de la force de Hunt, point!… Avec lui, pas un instant l’aiguille ne s’écarte de la ligne de foi, quelque rude que soit l’embardée!… Tenez… la nuit… si la lampe de l’habitacle venait à s’éteindre, je suis sûr que Hunt n’aurait pas besoin de la rallumer!… Rien qu’avec le feu de ses prunelles, il éclairerait le cadran et se maintiendrait en bonne direction!»
Décidément le bosseman aimait à se rattraper, en ma compagnie, de l’inattention que le capitaine Len Guy ou Jem West prêtaient d’ordinaire à ses interminables bavardages. En somme, si Hurliguerly s’était fait de Hunt une opinion qui paraîtra quelque peu excessive, je dois avouer que l’attitude de ce singulier personnage l’y autorisait. Positivement, il était permis de le ranger dans la catégorie des êtres semi-fantastiques. Et, pour tout dire, si Edgar Poe l’avait connu, il l’eût pu prendre comme type de l’un de ses plus étranges héros.
Durant plusieurs jours, sans un seul incident, sans que rien vînt en rompre la monotonie, notre navigation se continua dans des conditions excellentes. Avec le vent d’est, bon frais, la goélette obtenait son maximum de vitesse, – ce qu’indiquait un long sillage, plat et régulier, traînant à plusieurs milles en arrière.
D’autre part, la saison printanière progressait. Les baleines commençaient à se montrer en troupe. Sur ces parages, une semaine eût suffi à des bâtiments de fort tonnage pour remplir leurs cuves de la précieuse huile. Aussi, les nouveaux matelots du bord – surtout les Américains – ne cachaient-ils point leurs regrets à voir l’indifférence du capitaine en présence de tant d’animaux qui valaient leur pesant d’or, et plus abondants qu’ils ne les eussent jamais aperçus à cette époque de l’année.
De tout l’équipage, celui qui marquait surtout son désappointement c’était Hearne, un maître de pêche, que ses compagnons écoutaient volontiers. Avec ses manières brutales, l’audace farouche que révélait toute sa personne, il avait su s’imposer aux autres matelots. Ce sealing-master, âgé de quarante-quatre ans, était de nationalité américaine. Adroit et vigoureux, je me le figurais, lorsque, debout sur sa baleinière à double pointe, il brandissait le harpon, le lançait dans le flanc d’une baleine et lui filait de la corde… Il devait être superbe! Or, étant donné sa violente passion pour ce métier, je ne m’étonnerais pas que son mécontentement se fit jour à l’occasion.
Somme toute, notre goélette n’était pas armée pour la pêche, et les engins que nécessite cette besogne ne se trouvaient point à bord. Depuis qu’il naviguait avec l’Halbrane, le capitaine Len Guy s’était uniquement borné à trafiquer entre les îles méridionales de l’Atlantique et du Pacifique.
Quoi qu’il en soit, la quantité de souffleurs que nous apercevions dans un rayon de quelques encablures devait être considérée comme extraordinaire.
Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, j’étais venu m’appuyer sur la lisse de l’avant, afin de suivre les ébats de plusieurs couples de ces énormes animaux. Hearne les montrait de la main à ses compagnons, en même temps que de sa bouche s’échappaient ces phrases entrecoupées:
«Là… là… c’est un fin-back… et même, en voici deux… trois… avec leur nageoire dorsale de cinq à six pieds!… Les voyez-vous nager entre deux eaux… tranquillement… sans faire aucun bond!… Ah! si j’avais un harpon, je parie ma tête que je l’enverrais dans l’une des quatre taches jaunâtres qu’ils ont sur le corps!… Mais rien à faire dans cette boîte à trafic… et pas moyen de se dégourdir le bras!… Mille noms du diable! quand on navigue sur ces mers, c’est pour pêcher et non pour…»
Puis, s’interrompant, après un juron de colère:
«Et cette autre baleine!… s’écria-t-il.
– Celle qui vous a une bosse comme un dromadaire?… demanda un des matelots.
– Oui… c’est un hump-back, répondit Hearne. Distingues-tu son ventre plissé, et aussi sa longue nageoire dorsale?… Une capture pas commode, ces hump-backs, car ils coulent à de grandes profondeurs, et vous mangent des brassées de ligne!… Vrai! nous mériterions qu’il nous envoie un coup de queue dans le flanc, celui-là, puisque nous ne lui envoyons pas un coup de harpon dans le sien!…
– Attention… attention!» cria le bosseman.
Ce n’était point qu’il y eût à craindre de recevoir ce formidable coup de queue souhaité par le sealing-master. Non! un énorme souffleur venait d’élonger la goélette, et presque aussitôt, une trombe d’eau infecte s’échappa de ses évents avec un bruit comparable à une lointaine détonation d’artillerie. Tout l’avant fut inondé jusqu’au grand panneau.
«C’est bien fait!» grogna Hearne en haussant les épaules, tandis que ses compagnons se secouaient en pestant contre les aspergements du hump-back.
En outre de ces deux espèces de cétacés, on apercevait aussi des baleines franches – les right-whales –, et ce sont celles que l’on rencontre plus communément dans les mers australes. Dépourvues d’ailerons, elles portent une épaisse couche de lard. Les poursuivre n’offre pas de grands dangers. Aussi les baleines franches sont-elles recherchées au milieu de ces eaux antarctiques, où fourmillent par milliards les petits crustacés – ce qu’on appelle le «manger de la baleine» –, dont elles forment leur unique nourriture.
Précisément, à moins de trois encablures de la goélette, flottait une de ces right-whales, mesurant soixante pieds de longueur, c’est-à-dire de quoi fournir cent barils d’huile. Tel est le rendement de ces monstrueux animaux que trois suffisent à compléter le chargement d’un navire de moyen tonnage.
«Oui!… c’est une baleine franche! s’écriait Hearne. On la reconnaîtrait rien qu’à son jet gros et court!… Tenez… celui que vous voyez là-bas, par bâbord… comme une colonne de fumée… ça vient d’une right-whale!… Et tout cela nous passe devant le nez… en pure perte!… Vingt dieux!… ne pas remplir ses cuves, quand on le peut, autant vider des sacs de piastres à la mer!… Capitaine de malheur, qui laisse perdre toute cette marchandise, et quel tort il fait à son équipage…
– Hearne, dit une voix impérieuse, monte dans les barres!… Tu y seras plus à l’aise pour compter les baleines!,,
C’était la voix de Jem West.
«Lieutenant…
– Pas de réplique, ou je te tiendrai là-haut jusqu’à demain!… Allons… déhale-toi en double!»
Et, comme il eût été mal venu à résister, le sealing-master obéit sans mot dire. En somme, je le répète, l’Halbrane ne s’est pas engagée sous ces hautes latitudes pour se livrer à la pêche des mammifères marins, et les matelots n’ont point été recrutés aux Falklands comme pêcheurs. Le seul but de notre campagne, on le connaît, et rien ne doit nous en détourner.
La goélette cinglait alors à la surface d’une eau rougeâtre, colorée par des bancs de crustacés, ces sortes de crevettes, qui appartiennent au genre des thysanopodes. On voyait lesbaleines, nonchalamment couchées sur le flanc, les rassembler avec les barbes de leurs fanons, tendus comme un filet entre les deux mâchoires, et les engloutir par myriades dans leur énorme estomac.
Au total, puisque dans ce mois de novembre, en cette portion de l’Atlantique méridional, il y avait un tel nombre de cétacés de diverses espèces, c’est que, je ne saurais trop le répéter, la saison était d’une précocité vraiment anormale. Cependant, pas un baleinier ne se montrait sur ces lieux de pêche.
Observons, en passant, que, dès cette première moitié du siècle, les pêcheurs de baleines avaient à peu près abandonné les mers de l’hémisphère boréal, où ne se rencontraient plus que de rares baleinoptères par suite d’une destruction immodérée. Ce sont actuellement les parages sud de l’Atlantique et du Pacifique que recherchent les Français, les Anglais et les Américains pour cette pêche qui ne pourra plus s’exercer qu’au prix d’extrêmes fatigues. Il est même probable que cette industrie, si prospère autrefois, finira par prendre fin.
Voici ce qu’il y avait lieu de déduire de cet extraordinaire rassemblement de cétacés.
Depuis que le capitaine Len Guy avait eu avec moi cette conversation au sujet du roman d’Edgar Poe, je dois noter qu’il était devenu moins réservé. Nous causions assez souvent de choses et d’autres, et, ce jour-là, il me dit:
«La présence de ces baleines indique généralement que la côte se trouve à courte distance, et cela pour deux raisons. La première, c’est que les crustacés qui leur servent de nourriture ne s’écartent jamais très au large des terres. La seconde, c’est que les eaux peu profondes sont nécessaires aux femelles pour déposer leurs petits.
– S’il en est ainsi, capitaine, répondis-je, comment se fait-il que nous ne relevions aucun groupe d’îles entre les New-South-Orkneys et le cercle polaire?…
– Votre observation est juste, répliqua le capitaine Len Guy, et, pour avoir connaissance d’une côte, il faudrait nous écarter d’une quinzaine de degrés dans l’ouest, où gisent les New-South-Shetlands de Bellingshausen, les îles Alexandre et Pierre, enfin la Terre de Graham qui fut découverte par Biscoe.
– C’est donc, repris-je, que la présence des baleines n’indique pas nécessairement la proximité d’une terre?…
– Je ne sais trop que vous répondre, monsieur Jeorling, et il est possible que la remarque dont je vous ai parlé ne soit pas fondée. Aussi est-il plus raisonnable d’attribuer le nombre de ces animaux aux conditions climatériques de cette année…
– Je ne vois pas d’autre explication, déclarai-je, et elle concorde avec nos propres constatations.
– Eh bien, nous nous hâterons de profiter de ces circonstances… répondit le capitaine Len Guy.
– Et sans tenir compte, ai-je ajouté, des récriminations d’une partie de l’équipage…
– Et pourquoi récrimineraient-ils, ces gens-là?… s’écria le capitaine Len Guy. Ils n’ont pas été recrutés en vue de la pêche, que je sache!… Ils n’ignorent pas pour quel service ils ont été embarqués, et Jem West a bien fait de couper court à ces mauvaises dispositions!… Ce ne sont pas mes vieux compagnons qui se seraient permis!… Voyez-vous, monsieur Jeorling, il est regrettable que je n’aie pas pu me contenter de mes hommes!… Par malheur, ce n’était pas possible, eu égard à la population indigène de l’île Tsalal!»
Je m’empresse de dire que si l’on ne chassait pas la baleine, aucune autre pêche n’était interdite à bord de l’Halbrane. Étant donné sa vitesse, il eût été difficile d’employer la seine ou le tramail. Mais le bosseman avait fait mettre des lignes à la traîne, et le menu quotidien en profitait à l’extrême satisfaction des estomacs un peu fatigués de la viande au demi-sel. Ce que ramenaient nos lignes, c’étaient des gobies, des saumons, des morues, des maquereaux, des congres, des mulets, des scares. Quant aux harpons, ils frappaient soit des dauphins, soit des marsouins de chair noirâtre, laquelle ne déplaisait point à l’équipage, et dont le filet et le foie sont des morceaux excellents.
En ce qui concerne les oiseaux, toujours les mêmes à venir de tous les points de l’horizon, des pétrels d’espèces variées – les uns blancs, les autres bleus, d’une remarquable élégance de formes –, des alcyons, des plongeurs, des damiers par troupes innombrables.
Je vis également – hors de portée – un pétrel géant dont les dimensions étaient bien pour causer quelque étonnement. C’était un de ces quebrantahuesos, ainsi dénommés par les Espagnols. Très remarquable, cet oiseau des parages magellaniens, avec l’arquement et l’effilement de ses larges ailes, son envergure de treize à quatorze pieds, équivalente à celle des grands albatros. Ces derniers ne manquaient pas non plus, – entre autres, parmi ces puissants volateurs, l’albatros au plumage fuligineux, l’hôte des froides latitudes, qui regagnait la zone glaciale.
A noter, pour mémoire, que si Hearne et ceux de ses compatriotes que nous avions parmi les recrues, montraient tant d’envie et de regrets à la vue de ces troupeaux de cétacés, c’est que ce sont les Américains dont les campagnes se poursuivent plus spécialement au milieu des mers australes. Il m’est revenu à la mémoire que, vers 1827, une enquête ordonnée par les États-Unis démontrait que le nombre des navires armés pour la pêche de la baleine dans ces mers s’élevait à deux cents, d’un total de cinquante mille tonnes, rapportant chacun dix-sept cents barriques d’huile qui provenait du dépeçage de huit mille baleines, sans compter deux mille autres perdues. Il y a quatre ans, d’après une seconde enquête, ce nombre montait à quatre cent soixante, et le tonnage à cent soixante-douze mille cinq cents – soit le dixième de toute la marine marchande de l’Union –, valant près de dix-huit cent mille dollars, et quarante millions étaient engagés dans les affaires.
On comprendra que le sealing-master et quelques autres fussent passionnés pour ce rude et fructueux métier. Mais, que les Américains prennent garde de se livrer à une destruction exagérée!… Peu à peu les baleines deviendront rares sur ces mers du sud, et il faudra les pourchasser jusqu’au-delà des banquises.
A cette observation que je fis au capitaine Len Guy, il me répondit que les Anglais se sont toujours montrés plus réservés, – ce qui mériterait confirmation.
Le 30 novembre, après un angle horaire pris à dix heures, la hauteur fut très exactement obtenue à midi. De ces calculs il résulta que nous étions à cette date par 66° 23’2" de latitude.
L’Halbrane venait donc de franchir le cercle polaire, qui circonscrit la zone antarctique.
Entre le cercle polaire et la banquise.
epuis que l’Halbrane a dépassé cette courbe imaginaire, tracée à 23° et demi du pôle, il semble qu’elle soit entrée en une contrée nouvelle, «cette contrée de la Désolation et du Silence», comme le dit Edgar Poe, cette magique prison de splendeur et de gloire dans laquelle le chantre d’Éléonora souhaite d’être enfermé comme pour l’éternité, cet immense océan de lumière ineffable…
A mon avis – pour demeurer dans des hypothèses moins fantaisistes –, cette région de l’Antarctide, d’une superficialité qui dépasse cinq millions de milles carrés, est restée ce qu’était notre sphéroïde pendant la période glaciaire…
Durant l’été, l’Antarctide, on le sait, jouit du jour perpétuel, dû aux rayons que l’astre radieux, dans sa spirale ascendante, projette au-dessus de son horizon. Puis, dès qu’il a disparu, c’est la longue nuit qui commence, nuit souvent illuminée par les irradiations des aurores polaires.
C’était donc en pleine saison de lumière que notre goélette allait parcourir ces redoutables régions. La clarté permanente ne lui ferait pas défaut jusqu’au gisement de l’île Tsalal, où nous ne doutions pas de retrouver les hommes de la Jane.
Un esprit plus imaginatif eût, sans doute, éprouvé de singulières surexcitations lors des premières heures passées sur cette limite de la nouvelle zone, – des visions, des cauchemars, des hallucinations d’hypnobate… Il se fût senti comme transporté au milieu du surnaturel… A l’approche de ces contrées antarctiques, il se serait demandé ce que cachait le voile nébuleux qui en dérobait la plus grande étendue… y découvrirait-il des éléments nouveaux dans le champ des trois règnes minéral, végétal, animal, des êtres d’une «humanité» spéciale, tels qu’affirme les avoir vus Arthur Pym?… Que lui offrirait ce théâtre des météores, sur lequel est encore baissé le rideau des brumes?… Sous l’intense oppression de ses rêves, lorsqu’il songerait au retour, ne perdrait-il pas tout espoir?… N’entendrait-il pas, à travers les stances du plus étrange des poèmes, le corbeau du poète lui crier de sa voix croassante:
«Never more… jamais plus!… jamais plus!»
Il est vrai, cet état mental n’était pas le mien, et, quoique je fusse très surexcité depuis quelque temps, je parvenais à me maintenir dans les limites du réel. Je ne formais plus qu’un seul vœu: c’était que la mer et le vent restassent aussi propices au-delà qu’en deçà du cercle antarctique.
En ce qui concerne le capitaine Len Guy, le lieutenant, les anciens matelots de l’équipage, une évidente satisfaction se peignit sur leurs traits rudes, leurs figures bronzées par le hâle, lorsqu’ils apprirent que le 70e parallèle venait d’être franchi par la goélette. Le lendemain, d’un ton guilleret, la face épanouie, Hurliguerly m’accosta sur le pont.
«Hé! hé! monsieur Jeorling, s’exclama-t-il, le voilà derrière nous, le fameux cercle…
– Pas assez, bosseman, pas assez!
– Ça viendra… Ça viendra!… Mais j’ai un désappointement…
– Lequel?
– C’est que nous ne fassions pas ce qui se fait à bord des navires au passage de la ligne!
– Vous le regrettez?… demandai-je.
– Sans doute, et l’Halbrane aurait pu s’accorder la cérémonie d’un baptême austral!…
– D’un baptême?… Et qui auriez-vous baptisé, bosseman, puisque nos hommes, tout comme vous, ont déjà navigué au-delà de ce parallèle?
– Nous… oui!… Vous… non, monsieur Jeorling!… Et pourquoi, s’il vous plaît, cette cérémonie ne se serait-elle pas faite en votre honneur?…
– Il est vrai, bosseman, c’est la première fois, au cours de mes voyages, que je me serai élevé si haut en latitude…
– Ce qui eût mérité un baptême, monsieur Jeorling… Oh! sans grand fracas… sans tambour ni trompette… et sans faire intervenir le Père Antarctique avec sa mascarade habituelle!… Si vous vouliez me permettre de vous bénir…
– Soit, Hurliguerly! répondis-je en portant la main à la poche. Bénissez et baptisez à votre aise!… Voici une piastre pour boire à ma santé au plus prochain cabaret…
– Alors ce ne sera que sur l’îlot Bennet ou sur l’île Tsalal, s’il y a toutefois des auberges dans ces îles sauvages, et s’il s’est trouvé des Atkins pour s’y établir!…
– Dites-moi, bosseman, j’en reviens toujours à Hunt… Paraît-il aussi satisfait que les anciens matelots de l’Halbrane d’avoir dépassé le cercle polaire?
– Le sait-on!… me répondit Hurliguerly. Il navigue toujours à sec de toile, celui-là, et on n’en peut rien tirer d’un bord ou de l’autre… Mais, comme je vous l’ai dit, s’il n’a pas déjà tâté des glaces et de la banquise…
– Qui vous le donne à penser?…
– Tout et rien, monsieur Jeorling!… Ces choses-là se sentent!… Hunt est un vieux loup de mer, qui a traîné son sac dans tous les coins du monde!…»
L’opinion du bosseman était la mienne, et, par je ne sais quel pressentiment, je ne cessais d’observer Hunt, qui occupait très particulièrement ma pensée.
Pendant les premiers jours de décembre, du 1er au 4, à la suite de quelques accalmies, le vent montra une certaine tendance à hâler le nord-ouest. Or, il en est du nord de ces hautes régions, comme du sud de l’hémisphère boréal – rien de bon à attendre. Des mauvais temps, voilà le plus ordinairement ce qu’on y attrape sous forme de rafales et de bourrasques. Cependant il n’y aurait pas lieu de trop se plaindre, si le vent ne retombait pas jusqu’au sud-ouest. En ce dernier cas, la goélette aurait été rejetée hors de sa route, ou, du moins, elle eût dû lutter pour s’y maintenir, et mieux valait, en définitive, ne point s’écarter du méridien suivi depuis notre départ des New-South-Orkneys.
Cette modification présumable de l’état atmosphérique ne laissait pas de causer une inquiétude au capitaine Len Guy. En outre, la vitesse de l’Halbrane subit une sensible diminution, car la brise commença à mollir pendant la journée du 4, et même, au milieu de la nuit du 4 au 5, elle refusa.
Le matin, les voiles pendaient, inertes et dégonflées, le long des mâts, ou battaient d’un bord à l’autre. Bien qu’aucun souffle n’arrivât jusqu’à nous et que la surface de l’Océan fût sans rides, les longues oscillations de la houle, qui venait de l’ouest, imprimaient de rudes balancements à la goélette.
«La mer sent quelque chose, me dit le capitaine Len Guy, et il doit y avoir du gros temps de ce côté, ajouta-t-il, en étendant la main dans la direction du couchant.
– L’horizon est brumeux, en effet, répondis-je. Peut-être que le soleil vers midi…
– Il n’a plus grande force à cette latitude, même en été, monsieur Jeorling! – Jem?»
Le lieutenant s’approcha.
«Que penses-tu du ciel?
– Je ne suis pas rassuré… Aussi faut-il être prêt à tout, capitaine. Je vais amener les voiles hautes, rentrer le grand foc, et parer le tourmentin. Il est possible que l’horizon se dégage dans l’après-midi… Si le coup de chien tombe à bord, nous serons en mesure de le recevoir.
– Ce qui est essentiel, Jem, c’est de conserver notre direction en longitude…
– Autant que faire se pourra, capitaine, car nous sommes en bonne route.
– Est-ce que la vigie n’a pas signalé les premières glaces en dérive?… demandai-je.
– Oui, répondit le capitaine Len Guy, et dans un abordage avec les icebergs, le dommage ne serait pas pour eux. Si donc la prudence exige que l’on s’écarte à l’est ou à l’ouest, nous nous y résignerons, mais en cas de force majeure seulement.»
La vigie n’avait point fait erreur. Dans l’après-midi, on vit des masses se déplacer avec lenteur au sud, quelques îles de glace, qui n’étaient encore considérables ni par leur étendue ni par leur hauteur. Par exemple, en assez grande quantité, surnageaient des débris d’ice-fields. C’étaient ce que les Anglais appellent des packs, pièces longues de trois à quatre cents pieds, dont les bords se touchent, des palchs, quand elles ont la forme circulaire, des streams quand elles sont de forme allongée. Ces débris, faciles à éviter, ne pouvaient gêner la navigation de l’Halbrane. Il est vrai, si le vent lui avait permis de conserver sa direction jusqu’alors, elle n’allait guère de l’avant, à cette heure, et, faute de vitesse, ne gouvernait pas sans peine. Et, ce qu’il y avait de plus désagréable, c’est qu’une mer creuse et dure nous affligeait de contrecoups insupportables.
Vers deux heures, de grands courants atmosphériques se précipitèrent en tourbillons, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Le vent soufflait de toutes les aires du compas.
La goélette fut horriblement secouée, et le bosseman dut faire saisir sur le pont les objets susceptibles de se déralinguer au roulis ou au tangage.
Vers trois heures, des rafales d’une force extraordinaire se déchaînèrent décidément à l’ouest-nord-ouest. Le lieutenant mit au bas ris la brigantine, la misaine-goélette et la trinquette. Il espérait ainsi se maintenir contre la bourrasque et ne pas être rejeté à l’est, en dehors de l’itinéraire de Weddell. Il est vrai, les drifts ou glaces flottantes tendaient à se masser de ce côté, et rien de dangereux pour un navire comme de s’engager à travers ce labyrinthe mouvant…
Sous les coups de l’ouragan, accompagné de grosse houle, la goélette donnait parfois une bande excessive. Heureusement, sa cargaison ne pouvait se déplacer, l’arrimage ayant été fait avec une parfaite entente des éventualités nautiques. Nous n’avions point à redouter le sort du Grampus, ce chavirement, dû à la négligence, qui avait amené sa perte. On n’a pas oublié que ce brick s’était retourné quille en l’air, et qu’Arthur Pym et Dirk Peters restèrent plusieurs jours accrochés à sa coque.
Du reste, les pompes ne donnèrent pas une goutte d’eau. Aucune des coutures du bordé et du pont ne s’était ouverte, grâce aux réparations qui avalent été soigneusement faites pendant notre relâche des Falklands.
Ce que durerait cette tempête, le meilleur «weather-wise», le plus habile pronostiqueur, ne l’aurait pu dire. Vingt-quatre heures, deux jours, trois jours de mauvais temps, on ne sait jamais ce que vous réservent ces mers australes.
Une heure après que la bourrasque fut tombée à bord, les grains se succédèrent presque sans interruption avec pluie, grenasse et neige, ou plutôt averses neigeuses. Cela tenait à ce que la température avait notablement baissé. Le thermomètre ne marquait plus que 36° Fahrenheit (2° 22 C. sur zéro), et la colonne barométrique vingt-six pouces huit lignes (721 millimètres).
Il était dix heures du soir, – force m’est d’employer ce mot, bien que le soleil se maintînt toujours au-dessus de l’horizon. En effet, il s’en fallait d’une quinzaine de jours qu’il atteignît le point culminant de son orbite; et, à 23° du pôle, il ne cessait de lancer à la surface de l’Antarctide ses pâles et obliques rayons.
A dix heures trente-cinq se produisit un redoublement de la bourrasque.
Je ne pus me décider à regagner ma cabine, et je m’abritai derrière le rouf.
Le capitaine Len Guy et le lieutenant discutaient à quelques pas de moi. Au milieu de ce fracas des éléments, c’est à peine s’ils devaient s’entendre; mais, entre marins, on se comprend rien qu’au geste.
Il était visible alors que la goélette dérivait du côté des glaces vers le sud-est, et qu’elle ne tarderait pas à les rencontrer, puisque ces masses marchaient moins vite qu’elle. Double malchance qui nous repoussait hors de notre route et nous menaçait de quelque redoutable collision. Le roulis était maintenant si dur qu’il y avait lieu de craindre pour les mâts dont la pointe décrivait des arcs d’une amplitude effrayante. Pendant les grains, on aurait pu se figurer que l’Halbrane était coupée en deux. De l’avant à l’arrière, impossible de se voir.
Au large, quelques vagues éclaircies laissaient apparaître une mer démontée, qui se brisait avec rage sur l’accore des icebergs comme sur les roches d’un littoral, et les couvrait d’embruns pulvérisés par le vent.
Le nombre des blocs errants s’étant accru, cela donnait à espérer que cette tempête hâterait la débâcle et rendrait plus accessibles les abords de la banquise.
Toutefois, il importait de tenir tête au vent. De là, nécessité de se mettre à la cape. La goélette fatiguait horriblement, prise par le travers des lames, piquant dans leurs profonds entre-deux, et ne se relevant pas sans subir de violentes secousses. Fuir, il n’y fallait point songer, car, sous cette allure, un bâtiment s’expose au très grave péril d’embarquer des paquets de mer par son couronnement.
Tout d’abord, en fait de première manœuvre, il s’agissait de venir au plus près. Puis, la cape prise sous le hunier au bas ris, le petit foc à l’avant, le tourmentin à l’arrière, l’Halbrane se trouverait dans des conditions favorables pour résister à la bourrasque et à la dérive, quitte à diminuer encore cette voilure, si le mauvais temps empirait.
Le matelot Drap vint se poster à la barre. Le capitaine Len Guy, près de lui, veillait aux embardées.
A l’avant, l’équipage se tint prêt à exécuter les ordres de Jem West, tandis que six hommes, dirigés par le bosseman, s’occupaient d’installer un tourmentin à la place de la brigantine. Ce tourmentin est un morceau triangulaire de forte toile, taillé comme un foc, qui se hisse au capelage du bas mât, s’amure au pied et se borde à l’arrière.
Pour prendre les ris du hunier, il fallait grimper aux barres du mât de misaine, et quatre hommes y devaient suffire.
Le premier, qui s’élança sur les enfléchures, fut Hunt. Le deuxième fut Martin Holt, notre maître-voilier. Le matelot Burry et l’une des recrues les suivirent aussitôt.
Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût déployer autant d’agilité et d’adresse que le fit Hunt. C’est à peine si ses mains et ses pieds saisissaient les enfléchures. Arrivé à la hauteur des barres, il s’élongea sur les marchepieds jusqu’à l’un des bouts de la vergue, afin de larguer les rabans du hunier.
Martin Holt se porta à l’extrémité opposée, tandis que les deux autres hommes restaient au milieu.
Dès que la voile serait amenée, il n’y aurait plus qu’à la réduire au bas ris. Puis, après que Hunt, Martin Holt et les matelots seraient redescendus, on l’étarquerait d’en bas.
Le capitaine Len Guy et le lieutenant savaient que, sous cette voilure, l’Halbrane tenait convenablement la cape.
Tandis que Hunt et les autres travaillaient, le bosseman avait paré le tourmentin, et il attendait du lieutenant l’ordre de le hisser à bloc.
La bourrasque se déchaînait alors avec une incomparable furie. Haubans et galhaubans, tendus à se rompre, vibraient comme des cordes métalliques. C’était à se demander si les voiles, même diminuées, ne seraient pas déchirées en mille pièces…
Soudain, un effroyable coup de roulis chavira tout sur le pont. Quelques barils, cassant leurs saisines, roulèrent jusqu’aux bastingages. La goélette donna une bande si prononcée sur tribord, que la mer entra par les dallots.
Renversé du coup contre le rouf, je fus quelques instants sans pouvoir me relever…
Telle avait été l’inclinaison de la goélette que le bout de la vergue du hunier s’était plongée de trois à quatre pieds dans la crête d’une lame…
Lorsque la vergue sortit de l’eau, Martin Holt, qui s’était achevalé à l’extrémité pour terminer son travail, avait disparu.
Un cri se fit entendre, – le cri du maître-voilier, entraîné par la houle, et dont les bras s’agitaient désespérément au milieu des blancheurs de l’écume.
Les matelots se précipitèrent à tribord, et lancèrent, qui un cordage, qui un baril, qui un espar, – n’importe quel objet susceptible de flotter, et auquel pourrait s’accrocher Martin Holt.
Au moment où j’empoignais un taquet afin de me maintenir, j’entrevis une masse qui fendait l’air et disparut dans le déferlement des lames…
Était-ce un second accident?… Non!… c’était un acte volontaire… un acte de dévouement.
Ayant fini d’amarrer la dernière garcette de ris, Hunt, après s’être pomoyé le long de la vergue, venait de se jeter au secours du maître-voilier.
«Deux hommes à la mer!» cria-t-on du bord.
Oui, deux… l’un pour sauver l’autre… Et n’allaient-ils pas périr ensemble?…
Jem West courut à la barre, et, d’un tour de roue, fit lofer la goélette d’un quart, – tout ce qu’elle pouvait donner sans dépasser le lit du vent. Puis, son foc traversé, son tourmentin bordé à plat, elle resta, à peu près immobile.
D’abord, à la surface écumante des eaux, on aperçut Martin Holt et Hunt, dont les têtes émergaient…
Hunt nageait d’un bras rapide, piquant à travers les lames, et se rapprochait du maître-voilier.
Celui-ci, éloigné déjà d’une encablure, paraissait et disparaissait tour à tour, – un point noirâtre, difficile à distinguer au milieu des rafales.
Après avoir jeté espars et barils, l’équipage attendait, ayant fait tout ce qui était à faire. Quant à lancer une embarcation au milieu de cette houle furieuse qui couvrait le gaillard d’avant, y pouvait-on songer?… Ou elle eût chaviré, ou elle se fût brisée contre les flancs de la goélette.
«Ils sont perdus tous deux… tous deux!» murmura le capitaine Len Guy.
Puis, au lieutenant:
«Jem… le canot… le canot… cria-t-il.
– Si vous donnez l’ordre de le mettre à la mer, répondit le lieutenant, je m’y embarquerai le premier, quoique ce soit risquer sa vie… Mais il me faut l’ordre!»
Il y eut quelques minutes d’inexprimables angoisses pour les témoins de cette scène. On ne songeait plus à la situation de l’Halbrane; si compromise qu’elle fût.
Bientôt une clameur éclata, lorsque Hunt fut aperçu une dernière fois entre deux lames. Il s’enfonça encore, puis, comme si son pied eût rencontré un point d’appui solide, on le vit s’élancer avec une surhumaine vigueur vers Martin Holt, ou plutôt vers l’endroit où le malheureux venait de s’engloutir…
Cependant, en gagnant un peu au plus près, dès que Jem West eut fait mollir les écoutes du petit foc et du tourmentin, la goélette s’était rapprochée d’une demi-encablure.
C’est alors que de nouveaux cris dominèrent le bruit des éléments déchaînés.
«Hurrah!… hurrah!… hurrah!…» poussa tout l’équipage.
De son bras gauche Hunt soutenait Martin Holt, incapable d’aucun mouvement, ballotté comme une épave. De l’autre, il nageait vigoureusement, et gagnait vers la goélette.
«Serre le vent… serre le vent!…» commanda Jem West au timonier.
La barre mise dessous, les voiles ralinguèrent avec des détonations d’armes à feu…
L’Halbrane bondit sous les lames, semblable au cheval qui se cabre, lorsque le mors le retient à lui briser la bouche. Livrée aux plus terribles secousses de roulis et de tangage, on eût dit, pour continuer la comparaison dont je me suis servi, qu’elle piaffait sur place…
Une interminable minute s’écoula. C’est à peine si l’on pouvait distinguer, au milieu des eaux tourbillonnantes, ces deux hommes dont l’un traînait l’autre… Enfin Hunt rejoignit la goélette, et saisit une des amarres qui pendaient du bord…
«Arrive… arrive!…» s’écrie le lieutenant, en faisant un geste au matelot du gouvernail.
La goélette évolua juste de ce qu’il fallait pour que le hunier, le petit foc et le tourmentin pussent porter, et elle prit l’allure de la cape courante.
En un tour de main, Hunt et Martin Holt avaient été hissés sur le pont, l’un déposé au pied du mât de misaine, l’autre prêt à donner la main à la manœuvre.
Le maître-voilier reçut les soins que nécessitait son état. La respiration lui revint peu à peu, après un commencement d’asphyxie. Quelques frottements énergiques achevèrent de le rappeler à lui, et ses yeux s’ouvrirent.
«Martin Holt, lui dit le capitaine Len Guy, qui s’était penché sur le maître-voilier, te voilà revenu de loin…
– Oui… oui… capitaine! répondit Martin Holt en cherchant du regard… Mais… qui est venu à moi?…
– C’est Hunt… s’écria le bosseman, Hunt qui a risqué sa vie pour te tirer de là!…»
Martin Holt se releva à demi, s’appuya sur le coude et se tourna du côté de Hunt.
Comme celui-ci se tenait en arrière, Hurliguerly vint le pousser vers Martin Holt dont les yeux exprimaient la plus vive reconnaissance.
«Hunt, dit-il, tu m’as sauvé… Sans toi…j’étais perdu… je te remercie…»
Hunt ne répondit pas.
«Eh bien… Hunt… reprit le capitaine Len Guy, est-ce que tu n’entends pas?…»
Hunt ne semblait point avoir entendu.
«Hunt, redit Martin Holt, approche… Je te remercie… je voudrais te serrer la main!…»
Et il lui tendit la sienne…
Hunt recula de quelques pas, secouant la tête, dans l’attitude d’un homme qui n’a pas besoin de tant de compliments pour une chose si simple…
Puis, se dirigeant vers l’avant, il s’occupa de remplacer une des écoutes du petit foc, qui venait de casser à la suite d’un tel coup de mer, que la goélette en avait été ébranlée de la quille à la pomme des mâts.
Décidément, c’est un héros de dévouement et de courage, ce Hunt!… Décidément aussi, c’est un être fermé à toutes les impressions, et ce ne fut pas encore ce jour-là que le bosseman connut «la couleur de ses paroles»!
Il n’y eut aucun répit dans la violence de cette tempête, et, à plusieurs reprises, elle nous donna de sérieuses inquiétudes. Au milieu des fureurs de la tourmente, on put cent fois craindre que, malgré sa voilure réduite, la mâture ne vînt à bas. Oui!… cent fois, bien que Hunt tînt la barre d’une main habile et vigoureuse, la goélette, emportée dans des embardées inévitables, donna la bande et fut sur le point d’engager. Il fallut même amener le hunier, et se borner au tourmentin et au petit foc pour garder la cape.
«Jem, dit le capitaine Len Guy –, il était alors cinq heures du matin –, s’il est nécessaire de fuir…
– Nous fuirons, capitaine, mais c’est risquer d’être mangés par la mer!»
En effet, rien de plus dangereux que cette allure du vent arrière, quand on ne peut plus devancer les lames, et on ne la prend que lorsqu’il est impossible de garder la cape. D’ailleurs, à courir vers l’est, l’Halbrane se fût éloignée de sa route, au milieu du dédale des glaces accumulées dans cette direction.
Trois jours durant, 6, 7 et 8 décembre, la tempête se déchaîna sur ces parages avec accompagnement de rafales neigeuses qui provoquèrent un sensible abaissement de la température. Cependant la cape put être maintenue, après que le petit foc, déchiré dans une rafale, eut été remplacé par un autre de toile plus résistante.
Inutile de dire que le capitaine Len Guy se montra un vrai marin, que Jem West eut l’œil à tout, que l’équipage les seconda résolument, que Hunt fut toujours le premier à la besogne, lorsqu’il y eut manœuvre à faire ou danger à courir.
En vérité, ce qu’était cet homme, on ne saurait en donner une idée! Quelle différence entre lui et la plupart des matelots recrutés aux Falklands, – surtout le sealing-master Hearne. De ceux-ci, il était bien difficile d’obtenir ce qu’on avait le droit d’attendre et d’exiger. Sans doute, ils obéissaient, car, bon gré mal gré, il faut obéir à un officier tel que Jem West. Mais, par-derrière, que de plaintes, que de récriminations! Cela, je le craignais, ne présageait rien de bon dans l’avenir.
Il va sans dire que Martin Holt n’avait pas tardé à reprendre ses occupations, et qu’il n’y boudait point. Très entendu à son métier, il était le seul qui, pour l’adresse et le zèle, pouvait rivaliser avec Hunt.
«Eh bien, Holt, lui demandai-je un jour qu’il se trouvait en conversation avec le bosseman, en quels termes êtes-vous maintenant avec ce diable de Hunt?… Depuis le sauvetage, s’est-il montré un peu plus communicatif?…
– Non, monsieur Jeorling, répondit le maître-voilier, et il semble même qu’il cherche à m’éviter.
– A vous éviter?… répliquai-je.
– Comme il le faisait auparavant, du reste…
– Voilà qui est singulier…
– Et qui est vrai, ajouta Hurliguerly. J’en ai fait la remarque plus d’une fois.
– Alors il vous fuit comme les autres?…
– Moi… plus que les autres…
– A quoi cela tient-il?…
– Je ne sais, monsieur Jeorling!
– N’empêche, Holt, que tu lui dois une fameuse chandelle!… déclara le bosseman. Mais n’essaie pas d’en allumer en son honneur!… Je le connais… il soufflerait dessus!»
Je fus surpris de ce que je venais d’apprendre. Toutefois, en y prêtant attention, je pus m’assurer, en effet, que Hunt refusait toutes les occasions d’être en contact avec notre maître-voilier. Ne croyait-il donc pas avoir droit à sa reconnaissance, bien que celui-ci lui dût la vie?… Assurément, la conduite de cet homme était au moins bizarre.
Dans l’après-minuit du 8 au 9, le vent indiqua une certaine tendance à remonter vers l’est, ce qui devait rendre le temps plus maniable.
L’Halbrane, si cette circonstance se produisait, pourrait donc regagner ce qu’elle avait perdu par la dérive, et reprendre son itinéraire sur le quarante-troisième méridien.
Cependant, quoique la mer restât dure, la surface de voilure put être augmentée sans risques vers deux heures du matin. Aussi, sous la misaine-goélette et la brigantine à deux ris, la trinquette et le petit foc, l’Halbrane, bâbord amures, se rapprocha-t-elle de la route dont l’avait écartée cette longue tourmente.
En cette portion de la mer antarctique, les glaces dérivaient en plus grand nombre, et il y avait lieu de penser que la tempête, hâtant la débâcle, avait peut-être rompu vers l’est les barrières de la banquise.
1 C’est également aux Falklands, en 1838, que Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, donnait rendez-vous à sa conserve la Zélée, pour le cas où les deux corvettes seraient séparées, soit par le mauvais temps, soit par les glaces, – et précisément à la baie Soledad. Cette expédition de 1837, 1838, 1839, 1840, au cours d’une navigation des plus périlleuses, amena le relèvement de cent vingt milles de côtes inconnues entre les 63° et 64° parallèles sud, et entre les 58° et 62° méridiens à l’ouest de Paris, sous les dénominations de Terres de Louis-Philippe et de Joinville. De l’expédition de 1840, conduite, en janvier, à l’extrémité opposée du continent polaire – si tant est qu’il y ait un continent polaire –, résulta, entre 63° 3’ sud et 132° 21’ de longitude ouest, la découverte de la Terre Adélie, puis, entre 64° 30’ sud et 129° 54’ de longitude est, celle de la côte Clarie. Mais, à l’époque où il quittait les Falklands, M. Jeorling ne pouvait avoir connaissance de ces faits géographiques d’une si grande importance. Nous ajouterons que depuis cette époque, quelques autres tentatives furent faites pour atteindre les hautes latitudes de la mer antarctique. Il y a lieu de citer, en dehors de James Ross, un jeune marin norvégien, M. Borchgrevinch, qui s’éleva plus haut que ne l’avait fait le navigateur anglais, puis le voyage du capitaine Larsen, commandant la baleinière norvégienne Jason, lequel, en 1893, trouva la mer libre au sud des terres de Joinville et de Louis-Philippe, et s’avança jusqu’au-delà du 68° parallèle.