Jules Verne
Michel Strogoff
Moscou - Irkoutsk
(Chapitre VII-IX)
91 dessinsde Jules-Descartes Férat et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
En descendant le Volga.
n peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait à l’embarcadère du Volga un grand concours de monde, puisqu’il y avait là ceux qui partaient et ceux qui auraient voulu partir. Les chaudières du Caucase étaient en pression suffisante. Sa cheminée ne laissait plus échapper qu’une fumée légère, tandis que l’extrémité du tuyau d’échappement et le couvercle des soupapes se couronnaient de vapeur blanche.
Il va sans dire que la police surveillait le départ du Caucase, et se montrait impitoyable à ceux des voyageurs qui ne se trouvaient pas dans les conditions voulues pour quitter la ville.
De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, prêts à prêter main-forte aux agents, mais ils n’eurent point à intervenir, et les choses se passèrent sans résistance.
A l’heure réglementaire, le dernier coup de cloche retentit, les amarres furent larguées, les puissantes roues du steam-boat battirent l’eau de leurs palettes articulées, et le Caucase fila rapidement entre les deux villes dont se compose Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage à bord du Caucase. Leur embarquement s’était fait sans aucune difficulté. On le sait, le podaroshna, libellé au nom de Nicolas Korpanoff, autorisait ce négociant à être accompagné pendant son voyage en Sibérie. C’était donc un frère et une sœur qui voyageaient sous la garantie de la police impériale.
Tous deux, assis à l’arrière, regardaient fuir la ville, si profondément troublée par l’arrêté du gouverneur.
Michel Strogoff n’avait rien dit à la jeune fille, il ne l’avait pas interrogée. Il attendait qu’elle parlât, s’il lui convenait de parler. Celle-ci avait hâte d’avoir quitté cette ville, dans laquelle, sans l’intervention providentielle de ce protecteur inattendu, elle fût restée prisonnière. Elle ne disait rien, mais son regard remerciait pour elle.
Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve le plus considérable de toute l’Europe, et son cours n’est pas inférieur à quatre mille verstes (4 300 kilomètres). Ses eaux, assez insalubres dans sa partie supérieure, sont modifiées à Nijni-Novgorod par celles de l’Oka, affluent rapide qui s’échappe des provinces centrales de la Russie.
On a assez justement comparé l’ensemble des canaux et fleuves russes à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur toutes les parties de l’empire. C’est le Volga qui forme le tronc de cet arbre, et il a pour racines soixante-dix embouchures qui s’épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. Il est navigable depuis Rjef, ville du gouvernement de Tver, c’est-à-dire sur la plus grande partie de son cours.
Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm et Nijni-Novgorod font assez rapidement les trois cent cinquante verstes (373 kilomètres) qui séparent cette ville de la ville de Kazan. Il est vrai que ces steam-boats n’ont qu’à descendre le Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse propre. Mais, lorsqu’ils sont arrivés au confluent de la Kama, un peu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d’abandonner le fleuve pour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu’à Perm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fût puissante, le Caucase ne devait pas faire plus de seize verstes à l’heure. En réservant une heure d’arrêt à Kazan, le voyage de Nijni-Novgorod à Perm devait donc durer soixante à soixante-deux heures environ.
Ce steam-boat, d’ailleurs, était fort bien aménagé, et les passagers, suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaient trois classes distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenir deux cabines de première classe, de sorte que sa jeune compagne pouvait se retirer dans la sienne et s’isoler quand bon lui semblait.
Le Caucase était très encombré de passagers de toutes catégories. Un certain nombre de trafiquants asiatiques avaient jugé bon de quitter immédiatement Nijni-Novgorod. Dans la partie du steam-boat réservée à la première classe se voyaient des Arméniens en longues robes et coiffés d’espèces de mitres – des Juifs, reconnaissables a leur costume traditionnel, robe très large, bleue, violette ou noire, ouverte devant et derrière, et recouverte d’une seconde robe à larges manches dont la coupe rappelle celle des popes – des Turcs, qui portaient encore le turban national – des Indous, à bonnet carré, avec un simple cordon pour ceinture, et dont quelques-uns, plus spécialement désignés sous le nom de Shikarpouris, tiennent entre leurs mains tout le trafic de l’Asie centrale – enfin des Tartares, chaussés de bottes agrémentées de soutaches multicolores, et la poitrine plastronnée de broderies. Tous ces négociants avaient dû entasser dans la cale et sur le pont leurs nombreux bagages, dont le transport devait leur coûter cher, car, réglementairement, ils n’avaient droit qu’à un poids de vingt livres par personne.
A l’avant du Caucase étaient groupés des passagers plus nombreux, non seulement des étrangers, mais aussi des Russes, auxquels l’arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la province.
Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes, vêtus d’une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, et des paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes, chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate ou bonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade à fleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir à dessins rouges sur la tête. C’étaient principalement des passagers de troisième classe, que, très heureusement, la perspective d’un long voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie du pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l’arrière ne s’aventuraient-ils guère parmi ces groupes très mélangés, dont la place était marquée sur l’avant des tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des remorqueurs faisaient remonter le cours du fleuve et qui transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de sargasses de l’Atlantique, et des chalands chargés à couler bas, noyés jusqu’au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la foire venait d’être brusquement dissoute à son début.
Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat, se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches, bordées d’aunes, de saules, de trembles, s’éparpillaient quelques vaches d’un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune, de nombreuses agglomérations de pores et de porcelets blancs et noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle, s’étendaient jusqu’à l’arrière-plan de coteaux à demi cultivés, mais qui, en somme, n’offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages monotones, le crayon d’un dessinateur, en quête de quelque site pittoresque, n’eût rien trouvé à reproduire.
Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne, s’adressant à Michel Strogoff, lui dit:
«Tu vas à Irkoutsk, frère?
– Oui, sœur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu passeras.
– Demain, frère, tu sauras pourquoi j’ai quitté les rives de la Baltique pour aller au-delà des monts Ourals.
– Je ne te demande rien, sœur.
– Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres ébauchèrent un triste sourire. Une sœur ne doit rien cacher à son frère. Mais aujourd’hui, je ne pourrais!… La fatigue, le désespoir m’avaient brisée!
– Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.
– Oui… oui… et demain…
– Viens donc…»
Il hésitait à finir sa phrase, comme s’il eût voulu l’achever par le nom de sa compagne, qu’il ignorait encore.
«Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
– Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de ton frère Nicolas Korpanoff.»
Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue pour elle sur le salon de l’arrière.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux conversations. D’ailleurs, si le hasard faisait qu’il fût interrogé et dans l’obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant Nicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, car il ne voulait pas que l’on pût se douter qu’une permission spéciale l’autorisait à voyager en Sibérie.
Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient évidemment parler que des événements du jour, de l’arrêté et de ses conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d’un voyage à travers l’Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et s’ils n’exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir, c’est qu’ils ne l’osaient. Une peur, mêlée de respect, les retenait, Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l’expulsion, après tout, étant encore préférable à l’emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l’on se taisait, ou les propos s’échangeaient avec une telle circonspection, qu’on ne pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.
Mais si Michel Strogoff n’eut rien à apprendre de ce côté, si même les bouches se fermèrent plus d’une fois à son approche – car on ne le connaissait pas – ses oreilles furent bientôt frappées par les éclats d’une voix peu soucieuse d’être ou non entendue.
L’homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la même langue, qui n’était pas non plus sa langue originelle.
«Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher confrère, vous que j’ai vu à la fête impériale de Moscou, et seulement entrevu à Nijni-Novgorod?
– Moi-même, répondit le second d’un ton sec.
– Eh bien, franchement, je ne m’attendais pas à être immédiatement suivi par vous, et de si près!
– Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède.
– Précède! précède! Mettons que nous marchons de front, du même pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins, convenons, si vous le voulez, que l’un ne dépassera pas l’autre!
– Je vous dépasserai, au contraire.
– Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la guerre; mais jusque-là, que diable! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l’occasion d’être rivaux!
– Ennemis.
– Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m’est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s’en tenir!
– Où est le mal?
– Il n’y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.
– Précisez.
– Vous allez à Perm… comme moi?
– Comme vous.
– Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c’est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals?
– Probablement.
– Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c’est-à-dire en pleine invasion.
– Nous y serons!
– Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire: «Chacun pour soi, et Dieu pour…»
– Dieu pour moi!
– Dieu pour vous, tout seul! Très bien! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu’au moment où nous redeviendrons rivaux.
– Ennemis.
– Oui! c’est juste, ennemis! Mais, jusque-là agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas! Je vous promets, d’ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir…
– Et moi, tout ce que je pourrai entendre.
– Est-ce dit?
– C’est dit.
– Votre main?
– La voilà.»
Et la main du premier interlocuteur, c’est-à-dire cinq doigts largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui tendit flegmatiquement le second.
«A propos, dit le premier, j’ai pu, ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l’arrêté dès dix heures dix-sept minutes.
– Et moi je l’ai adressé au Daily Telegraph dès dix heures treize.
– Bravo, monsieur Blount.
– Trop bon, monsieur Jolivet.
– A charge de revanche!
– Ce sera difficile!
– On essaiera pourtant!»
Ce disant, le correspondant français salua familièrement le correspondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salut avec une raideur toute britannique.
Ces deux chasseurs de nouvelles, l’arrêté du gouverneur ne les concernait pas, puisqu’ils n’étaient ni Russes, ni étrangers d’origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s’ils avaient quitté ensemble Nijni-Novgorod, c’est que le même instinct les poussait en avant. Il était donc naturel qu’ils eussent pris le même moyen de transport et qu’ils suivissent la même route jusqu’aux steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit jours avant «que la chasse fût ouverte». Et alors au plus adroit! Alcide Jolivet avait fait les premières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount les avait acceptées.
Quoi qu’il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujours ouvert et même un peu loquace, l’Anglais, toujours fermé, toujours gourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquot authentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec la sève fraîche des bouleaux du voisinage.
En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel Strogoff s’était dit:
«Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route. Il me paraît prudent de les tenir à distance.»
La jeune Livonienne ne vint pas dîner, Elle dormait dans sa cabine, et Michel Strogoff ne voulait pas la faire réveiller. Le soir arriva donc sans qu’elle eût reparu sur le pont du Caucase.
Le long crépuscule imprégnait alors l’atmosphère d’une fraîcheur que les passagers recherchèrent avidement après l’accablante chaleur du jour. Quand l’heure fut avancée, la plupart ne songèrent même pas à regagner les salons ou les cabines. Étendus sur les bancs, ils respiraient avec délices un peu de cette brise que développait la vitesse du steam-boat. Le ciel, à cette époque de l’année et sous cette latitude, devait à peine s’obscurcir entre le soir et le matin, et il laissait au timonier toute aisance pour se diriger au milieu des nombreuses embarcations qui descendaient ou remontaient le Volga.
Cependant, entre onze heures et deux heures du matin, la lune étant nouvelle, il fit à peu près nuit. Presque tous les passagers du pont dormaient alors, et le silence n’était plus troublé que par le bruit des palettes, frappant l’eau à intervalles réguliers.
Une sorte d’inquiétude tenait éveillé Michel Strogoff. Il allait et venait, mais toujours à l’arrière du steam-boat. Une fois, cependant, il lui arriva de dépasser la chambre des machines. Il se trouva alors sur la partie réservée aux voyageurs de seconde et de troisième classe.
Là, on dormait, non seulement sur les bancs, mais aussi sur les ballots, les colis et même sur les planches du pont. Seuls, les matelots de quart se tenaient debout sur le gaillard d’avant. Deux lueurs, l’une verte, l’autre rouge, projetées par les fanaux de tribord et de bâbord, envoyaient quelques rayons obliques sur les flancs du steam-boat.
Il fallait une certaine attention pour ne pas piétiner les dormeurs, capricieusement étendus çà et là. C’étaient pour la plupart des moujiks, habitués de coucher à la dure et auxquels les planches d’un pont devaient suffire. Néanmoins, ils auraient fort mal accueilli, sans doute. le maladroit qui les eût éveillés à coups de botte.
Michel Strogoff faisait donc attention à ne heurter personne. En allant ainsi vers l’extrémité du bateau, il n’avait d’autre idée que de combattre le sommeil par une promenade un peu plus longue.
Or, il était arrivé à la partie antérieure du pont, et il montait déjà l’échelle du gaillard d’avant, lorsqu’il entendit parler près de lui. Il s’arrêta. Les voix semblaient venir d’un groupe de passagers, enveloppés de châles et de couvertures, qu’il était impossible de reconnaître dans l’ombre. Mais il arrivait parfois, lorsque la cheminée du steam-boat, au milieu des volutes de fumée, s’empanachait de flammes rougeâtres, que des étincelles semblaient courir à travers le groupe, comme si des milliers de paillettes se fussent subitement allumées sous un rayon lumineux.
Michel Strogoff allait passer outre, lorsqu’il entendit plus distinctement certaines paroles, prononcées en cette langue bizarre qui avait déjà frappé son oreille pendant la nuit, sur le champ de foire.
Instinctivement, il eut la pensée d’écouter. Protégé par l’ombre du gaillard, il ne pouvait être aperçu. Quant à voir les passagers qui causaient, cela lui était impossible. Il dut donc se borner à prêter l’oreille.
Les premiers mots qui furent échangés n’avaient aucune importance – du moins pour lui – mais ils lui permirent de reconnaître précisément les deux voix de femme et d’homme qu’il avait entendues à Nijni-Novgorod. Dès lors, redoublement d’attention de sa part. Il n’était pas impossible, en effet, que ces tsiganes, dont il avait surpris un lambeau de conversation, maintenant expulsés avec tous leurs congénères, ne fussent à bord du Caucase.
Et bien lui en prit d’écouter, car ce fut assez distinctement qu’il entendit cette demande et cette réponse, faites en idiome tartare:
«On dit qu’un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk!
– On le dit, Sangarre, mais ou ce courrier arrivera trop tard, ou il n’arrivera pas!»
Michel Strogoff tressaillit involontairement à cette réponse, qui le visait si directement. Il essaya de reconnaître si l’homme et la femme qui venaient de parler étaient bien ceux qu’il soupçonnait, mais l’ombre était alors trop épaisse, et il n’y put réussir.
Quelques instants après, Michel Strogoff, sans avoir été aperçu, avait regagné l’arrière du steam-boat, et, la tête dans les mains, il s’asseyait à l’écart. On eût pu croire qu’il dormait.
Il ne dormait pas et ne songeait pas à dormir. Il réfléchissait à ceci, non sans une assez vive appréhension:
«Qui donc sait mon départ, et qui donc a intérêt à le savoir?»
En remontant la Kama.
e lendemain, 18 juillet, à six heures quarante du matin, le Caucase arrivait à l’embarcadère de Kazan, que sept verstes (7 kilomètres et demi) séparent de la ville.
Kazan est située au confluent du Volga et de la Kazanka. C’est un important chef-lieu de gouvernement et d’archevêché grec, en même temps qu’un siège d’université. La population variée de cette «goubernie» se compose de Tchérémisses, de Mordviens, de Tchouvaches, de Volsalks, de Vigoulitches, de Tartares, – cette dernière race ayant conservé plus spécialement le caractère asiatique.
Bien que la ville fût assez éloignée du débarcadère, une foule nombreuse se pressait sur le quai. On venait aux nouvelles. Le gouverneur de la province avait pris un arrêté identique à celui de son collègue de Nijni-Novgorod. On voyait là des Tartares vêtus d’un cafetan à manches courtes et coiffés de bonnets pointus dont les larges bords rappellent celui du Pierrot traditionnel. D’autres, enveloppés d’une longue houppelande, la tête couverte d’une petite calotte, ressemblaient à des Juifs polonais. Des femmes, la poitrine plastronnée de clinquant, la tête couronnée d’un diadème relevé en forme de croissant, formaient divers groupes dans lesquels on discutait.
Des officiers de police, mêlés à cette foule, quelques Cosaques, la lance au poing, maintenaient l’ordre et faisaient faire place aussi bien aux passagers qui débarquaient du Caucase qu’à ceux qui y embarquaient, mais après avoir minutieusement examiné ces deux catégories de voyageurs. C’étaient, d’une part, des Asiatiques frappés du décret d’expulsion, et, de l’autre, quelques familles de moujiks qui s’arrêtaient à Kazan.
Michel Strogoff regardait d’un air assez indifférent ce va-et-vient particulier à tout embarcadère auquel vient d’accoster un steam-boat. Le Caucase devait faire escale à Kazan pendant une heure, temps nécessaire au renouvellement de son combustible.
Quant à débarquer, Michel Strogoff n’en eut pas même l’idée. Il n’aurait pas voulu laisser seule à bord la jeune Livonienne, qui n’avait pas encore reparu sur le pont.
Les deux journalistes, eux, s’étaient levés dès l’aube, comme il convient à tout chasseur diligent. Ils descendirent sur la rive du fleuve et se mêlèrent à la foule, chacun de son côté. Michel Strogoff aperçut, d’un côté, Harry Blount, le carnet à la main, crayonnant quelques types ou notant quelque observation, de l’autre. Alcide Jolivet, se contentant de parler, sûr de sa mémoire, qui ne pouvait rien oublier.
Le bruit courait, sur toute la frontière orientale de la Russie, que le soulèvement et l’invasion prenaient des proportions considérables. Les communications entre la Sibérie et l’empire étaient déjà extrêmement difficiles. Voilà ce que Michel Strogoff, sans avoir quitté le pont du Caucase, entendait dire aux nouveaux embarqués.
Or, ces propos ne laissaient pas de lui causer une véritable inquiétude, et ils excitaient l’impérieux désir qu’il avait d’être au-delà des monts Ourals, afin de juger par lui-même de la gravité des événements et de se mettre en mesure de parer à toute éventualité. Peut-être allait-il même demander des renseignements plus précis à quelque indigène de Kazan, lorsque son attention fut tout à coup distraite.
Parmi les voyageurs qui quittaient le Caucase, Michel Strogoff reconnut alors la troupe des tsiganes qui, la veille, figurait encore sur le champ de foire de Nijni-Novgorod. Là, sur le pont du steam-boat, se trouvaient et le vieux bohémien et la femme qui l’avait traité d’espion. Avec eux, sous leur direction, sans doute, débarquaient une vingtaine de danseuses et de chanteuses, de quinze à vingt ans, enveloppées de mauvaises couvertures qui recouvraient leurs jupes à paillettes.
Ces étoffes, piquées alors par les premiers rayons du soleil, rappelèrent à Michel Strogoff cet effet singulier qu’il avait observé pendant la nuit. C’était tout ce paillon de bohème qui étincelait dans l’ombre, lorsque la cheminée du steam-boat vomissait quelques flammes.
«Il est évident, se dit-il, que cette troupe de tsiganes, après être restée sous le pont pendant le jour, est venue se blottir sous le gaillard pendant la nuit, Tenaient-ils donc à se montrer le moins possible, ces bohémiens? Ce n’est pourtant pas dans les habitudes de leur race!»
Michel Strogoff ne douta plus alors que le propos qui le touchait directement ne fût parti de ce groupe noir, pailleté par les lueurs du bord, et n’eût été échangé entre le vieux tsigane et la femme à laquelle il avait donné le nom mongol de Sangarre.
Michel Strogoff, par un mouvement involontaire, se porta donc vers la coupée du steam-boat, au moment où la troupe bohémienne allait le quitter pour n’y plus revenir.
Le vieux bohémien était là, dans une humble attitude, peu conforme avec l’effronterie naturelle à ses congénères. On eût dit qu’il cherchait plutôt à éviter les regards qu’à les attirer. Son lamentable chapeau, rôti par tous les soleils du monde, s’abaissait profondément sur sa face ridée. Son dos voûté se bombait sous une vieille souquenille dont il s’enveloppait étroitement, malgré la chaleur. Il eût été difficile, sous ce misérable accoutrement, de juger de sa taille et de sa figure.
Près de lui, la tsigane Sangarre, femme de trente ans, brune de peau, grande, bien campée, les yeux magnifiques, les cheveux dorés, se tenait dans une pose superbe.
De ces jeunes danseuses, plusieurs étaient remarquablement jolies, tout en ayant le type franchement accusé de leur race. Les tsiganes sont généralement attrayantes, et plus d’un de ces grands seigneurs russes, qui font profession de lutter d’excentricité avec les Anglais, n’a pas hésité à choisir sa femme parmi ces bohémiennes.
L’une d’elles fredonnait une chanson d’un rythme étrange, dont les premiers vers peuvent se traduire ainsi:
Le corail luit sur ma peau brune,
L’épingle d’or à mon chignon!
Je vais chercher fortune
Au pays de…
La rieuse fille continua sa chanson sans doute, mais Michel Strogoff ne l’écoutait plus.
En effet, il lui sembla que la tsigane Sangarre le regardait avec une insistance singulière. On eût dit que cette bohémienne voulait ineffaçablement graver ses traits dans sa mémoire.
Puis, quelques instants après, Sangarre débarquait la dernière, lorsque le vieillard et sa troupe avaient déjà quitté le Caucase.
«Voilà une effrontée bohémienne! se dit Michel Strogoff. Est-ce qu’elle m’aurait reconnu pour l’homme qu’elle a traité d’espion à Nijni-Novgorod? Ces damnées tsiganes ont des yeux de chat! Elles y voient clair la nuit, et celle-là pourrait bien savoir…»
Michel Strogoff fut sur le point de suivre Sangarre et sa troupe, mais il se retint.
«Non, pensa-t-il, pas de démarche irréfléchie! Si je fais arrêter ce vieux diseur de bonne aventure et sa bande, mon incognito risque d’être dévoilé. Les voilà débarqués, d’ailleurs, et, avant qu’ils aient passé la frontière, je serai déjà loin de l’Oural. Je sais bien qu’ils peuvent prendre la route de Kazan à Ichim, mais elle n’offre aucune ressource, et un tarentass, attelé de bons chevaux de Sibérie, devancera toujours un chariot de bohémiens! Allons, ami Korpanoff, reste tranquille!»
D’ailleurs, à ce moment, le vieux tsigane et Sangarre avaient disparu dans la foule.
Si Kazan est justement appelée «la porte de l’Asie», si cette ville est considérée comme le centre de tout le transit du commerce sibérien et boukharien, c’est que deux routes viennent s’y amorcer, qui donnent passage à travers les monts Ourals. Mais Michel Strogoff avait choisi très judicieusement en prenant celle qui va par Perm, Ekaterinbourg et Tioumen. C’est la grande route de poste, bien fournie de relais entretenus aux frais de l’Etat, et elle se prolonge depuis Ichim jusqu’à Irkoutsk.
Il est vrai qu’une seconde route – celle dont Michel Strogoff venait de parler – évitant le léger détour de Perm, relie également Kazan à Ichim, en passant par Iélabouga, Menzelinsk, Birsk, Zlatoouste, où elle quitte l’Europe, Tchélabinsk, Chadrinsk et Kourganne. Peut-être même est-elle un peu plus courte que l’autre, mais cet avantage est singulièrement diminué par l’absence des maisons de poste, le mauvais entretien du sol, la rareté des villages. Michel Strogoff, avec raison, ne pouvait être qu’approuvé du choix qu’il avait fait, et si, ce qui paraissait probable, ces bohémiens suivaient cette seconde route de Kazan à Ichim, il avait toutes chances d’y arriver avant eux.
Une heure après, la cloche sonnait à l’avant du Caucase, appelant les nouveaux passagers, rappelant les anciens. Il était sept heures du matin. Le chargement du combustible venait d’être achevé. Les tôles des chaudières frissonnaient sous la pression de la vapeur. Le steam-boat était prêt à partir.
Les voyageurs, qui allaient de Kazan à Perm, occupaient déjà leurs places à bord.
En ce moment, Michel Strogoff remarqua que, des deux journalistes, Harry Blount était le seul qui eût rejoint le steam-boat.
Alcide Jolivet allait-il donc manquer le départ?
Mais, à l’instant où l’on détachait les amarres, apparut Alcide Jolivet, tout courant. Le steam-boat avait déjà débordé, la passerelle était même retirée sur le quai, mais Alcide Jolivet ne s’embarrassa pas de si peu, et, sautant avec la légèreté d’un clown, il retomba sur le pont du Caucase, presque dans les bras de son confrère.
«J’ai cru que le Caucase allait partir sans vous, dit celui-ci d’un air moitié figue, moitié raisin.
– Bah, répondit Alcide Jolivet, j’aurais bien su vous rattraper, quand j’aurais dû fréter un bateau aux frais de ma cousine, ou courir la poste à vingt kopeks par verste et par cheval. Que voulez-vous? Il y avait loin de l’embarcadère au télégraphe.
– Vous êtes allé au télégraphe? demanda Harry Blount, dont les lèvres se pincèrent aussitôt.
– J’y suis allé! répondit Alcide Jolivet avec son plus aimable sourire.
– Et il fonctionne toujours jusqu’à Kolyvan?
– Cela, je l’ignore, mais je puis vous assurer, par exemple, qu’il fonctionne de Kazan à Paris!
– Vous avez adressé une dépêche… à votre cousine?…
– Avec enthousiasme.
– Vous avez donc appris?…
– Tenez, mon petit père, pour parler comme les Russes, répondit Alcide Jolivet, je suis bon enfant, moi, et je ne veux rien avoir de caché pour vous. Les Tartares, Féofar-Khan à leur tête, ont dépassé Sémipalatinsk et descendent le cours de l’Irtyche. Faites-en votre profit!»
Comment! Une si grave nouvelle, et Harry Blount ne la connaissait pas, et son rival, qui l’avait vraisemblablement apprise de quelque habitant de Kazan, l’avait aussitôt transmise à Paris! Le journal anglais était distancé! Aussi, Harry Blount, croisant ses mains derrière son dos, alla-t-il s’asseoir à l’arrière du steam-boat, sans ajouter une parole.
Vers dix heures du matin, la jeune Livonienne, ayant quitté sa cabine, monta sur le pont.
Michel Strogoff, allant à elle, lui tendit la main.
«Regarde, sœur», lui dit-il après l’avoir amenée jusque sur l’avant du Caucase.
Et, en effet, le site valait qu’on l’examinât avec quelque attention.
Le Caucase arrivait, en ce moment, au confluent du Volga et de la Kama. C’est là qu’il allait quitter le grand fleuve, après l’avoir descendu pendant plus de quatre cents verstes, pour remonter l’importante rivière sur un parcours de quatre cent soixante verstes (490 kilomètres).
En cet endroit, les eaux des deux courants mêlaient leurs teintes un peu différentes, et la Kama, rendant à la rive gauche le même service que l’Oka avait rendu à sa rive droite en traversant Nijni-Novgorod, l’assainissait encore de son limpide affluent.
La Kama s’ouvrait largement alors, et ses rives boisées étaient charmantes. Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d’aunes et parfois de grands chênes, fermaient l’horizon par une ligne harmonieuse, que l’éclatante lumière de midi confondait en certains points avec le fond du ciel.
Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu’une chose, le but à atteindre, et la Kama n’était pour elle qu’un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l’est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.
Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et bientôt, se retournant vers lui:
«A quelle distance sommes-nous de Moscou? lui demanda-t-elle.
– A neuf cents verstes! répondit Michel Strogoff.
– Neuf cents sur sept mille!» murmura la jeune fille.
C’était l’heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d’œuvre, servis à part, tels que caviar, harengs coupés en petites tranches, eau-de-vie de seigle anisée, destinés à stimuler l’appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en Russie comme en Suède ou en Norvège. Nadia mangea peu, et peut-être comme une pauvre fille dont les ressources sont très restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait suffire à sa compagne, c’est-à-dire d’un peu de «koulbat», sorte de pâté fait avec des jaunes d’œufs, du riz et de la viande pilée, de choux rouges farcis au caviar1 et de thé pour toute boisson.
Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt minutes après s’être mis tous les deux à table, Michel Strogoff et Nadia remontaient ensemble sur le pont du Caucase.
Alors, ils s’assirent à l’arrière, et, sans autre préambule, Nadia, baissant la voix de manière à n’être entendue que de lui seul:
«Frère, dit-elle, je suis la fille d’un exilé. Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.
– Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je regarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia Fédor, saine et sauve, entre les mains de son père.
– Merci, frère.» répondit Nadia.
Michel Strogoff ajouta alors qu’il avait obtenu un podaroshna spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien ne pourrait entraver sa marche.
Nadia n’en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu’une chose dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon: le moyen pour elle d’arriver jusqu’à son père.
«J’avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l’autorisation de me rendre à Irkoutsk; mais l’arrêté du gouverneur de Nijni-Novgorod est venu l’annuler, et sans toi, frère, je n’aurais pu quitter la ville où tu m’as trouvée et dans laquelle, bien sûr, je serais morte!
– Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais t’aventurer à travers les steppes de la Sibérie!
– C’était mon devoir, frère.
– Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était devenu presque infranchissable?
– L’invasion tartare n’était pas connue quand je quittai Riga répondit la jeune Livonienne. C’est à Moscou seulement que j’ai appris cette nouvelle!
– Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route?
– C’était mon devoir.»
Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune fille. Ce qui était son devoir. Nadia n’hésitait jamais à le faire.
Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C’était un médecin estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l’ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au-delà de la frontière.
Wassili Fédor n’eut que le temps d’embrasser sa femme, déjà bien souffrante, sa fille, qui allait peut-être rester sans appui, et, pleurant sur ces deux êtres qu’il aimait, il partit.
Depuis deux ans, il habitait la capitale de la Sibérie orientale, et, là, il avait pu continuer, mais presque sans profit, sa profession de médecin. Néanmoins, peut-être eût-il été heureux, autant qu’un exilé peut l’être, si sa femme et sa fille eussent été près de lui. Mais Mme Fédor, déjà bien affaiblie, n’aurait pu quitter Riga. Vingt mois après le départ de son mari, elle mourut dans les bras de sa fille, qu’elle laissait seule et presque sans ressources. Nadia Fédor demanda alors et obtint facilement du gouvernement russe l’autorisation de rejoindre son père à Irkoutsk. Elle lui écrivit qu’elle partait. A peine avait-elle de quoi suffire à ce long voyage, et, cependant, elle n’hésita pas à l’entreprendre. Elle faisait ce qu’elle pouvait!… Dieu ferait le reste.
Pendant ce temps, le Caucase remontait le courant de la rivière. La nuit était venue, et l’air s’imprégnait d’une délicieuse fraîcheur, Des étincelles s’échappaient par milliers de la cheminée du steam-boat, chauffée au bois de pin, et, au murmure des eaux brisées sous son étrave, se mêlaient les rugissements des loups qui infestaient dans l’ombre la rive droite de la Kama.
En tarentass nuit et jour.
e lendemain, 18 juillet, le Caucase s’arrêtait au débarcadère de Perm, dernière station qu’il desservît sur la Kama.
Ce gouvernement, dont Perm est la capitale, est l’un des plus vastes de l’empire russe, et, franchissant les monts Ourals, il empiète sur le territoire de la Sibérie. Carrières de marbre, salines, gisements de platine et d’or, mines de charbon y sont exploités sur une grande échelle. En attendant que Perm, par sa situation, devienne une ville de premier ordre, elle est fort peu attrayante, très sale, très boueuse, et n’offre aucune ressource. A ceux qui vont de Russie en Sibérie, ce manque de confort est assez indifférent, car ils viennent de l’intérieur et sont munis de tout le nécessaire; mais à ceux qui arrivent des contrées de l’Asie centrale, après un long et fatigant voyage, il ne déplairait pas, sans doute, que la première ville européenne de l’empire, située à la frontière asiatique, fût mieux approvisionnée.
C’est à Perm que les voyageurs revendent leurs véhicules, plus ou moins endommagés par une longue traversée au milieu des plaines de la Sibérie. C’est là aussi que ceux qui passent d’Europe en Asie achètent des voitures pendant l’été, des traîneaux pendant l’hiver, avant de se lancer pour plusieurs mois au milieu des steppes.
Michel Strogoff avait déjà arrêté son programme de voyage, et il n’était plus question que de l’exécuter.
Il existe un service de malle-poste qui franchit assez rapidement la chaîne des monts Ourals, mais, les circonstances étant données, ce service était désorganisé. Ne l’eût-il pas été, que Michel Strogoff, voulant aller rapidement, sans dépendre de personne, n’aurait pas pris la malle-poste. Il préférait, avec raison, acheter une voiture et courir de relais en relais, en activant par des «na vodkou2» supplémentaires le zèle de ces postillons appelés iemschiks dans le pays.
Malheureusement, par suite des mesures prises contre les étrangers d’origine asiatique, un grand nombre de voyageurs avaient déjà quitté Perm, et, par conséquent, les moyens de transport étaient extrêmement rares. Michel Strogoff serait donc dans la nécessité de se contenter du rebut des autres. Quant aux chevaux, tant que le courrier du czar ne serait pas en Sibérie, il pourrait sans danger exhiber son podaroshna, et les maîtres de poste attelleraient pour lui de préférence. Mais, ensuite, une fois hors de la Russie européenne, il ne pourrait plus compter que sur la puissance des roubles.
Mais à quel genre de véhicule atteler ces chevaux? A une télègue ou à un tarentass?
La télègue n’est qu’un véritable chariot découvert, à quatre roues, dans la confection duquel il n’entre absolument que du bois. Roues, essieux, chevilles, caisse, brancards, les arbres du voisinage ont tout fourni, et l’ajustement des diverses pièces dont la télègue se compose n’est obtenu qu’au moyen de cordes grossières. Rien de plus primitif, rien de moins confortable, mais aussi rien de plus facile à réparer, si quelque accident se produit en route. Les sapins ne manquent pas sur la frontière russe, et les essieux poussent naturellement dans les forêts. C’est au moyen de la télègue que se fait la poste extraordinaire, connue sous le nom de «perekladnoï», et pour laquelle toutes routes sont bonnes. Quelquefois, il faut bien l’avouer, les liens qui attachent l’appareil se rompent, et, tandis que le train de derrière reste embourbé dans quelque fondrière, le train de devant arrive au relais sur ses deux roues, – mais ce résultat est considéré déjà comme satisfaisant.
Michel Strogoff aurait bien été forcé d’employer la télègue, s’il n’eût été assez heureux pour découvrir un tarentass.
Ce n’est pas que ce dernier véhicule soit le dernier mot du progrès de l’industrie carrossière. Les ressorts lui manquent aussi bien qu’à la télègue; le bois, à défaut du fer, n’y est pas épargné; mais ses quatre roues, écartées de huit à neuf pieds à l’extrémité de chaque essieu, lui assurent un certain équilibre sur des routes cahoteuses et trop souvent dénivelées. Un gardec-rotte protège ses voyageurs contre les boucs du chemin, et une forte capote de cuir, pouvant se rabaisser et le fermer presque hermétiquement, en rend l’occupation moins désagréable par les grandes chaleurs et les violentes bourrasques de l’été. Le tarentass est d’ailleurs aussi solide, aussi facile à réparer que la télègue, et, d’autre part, il est moins sujet à laisser son train d’arrière en détresse sur les grands chemins.
Du reste, ce ne fut pas sans de minutieuses recherches que Michel Strogoff parvint à découvrir ce tarentass, et il était probable qu’on n’en eût pas trouvé un second dans toute la ville de Perm. Malgré cela, il en débattit sévèrement le pris, pour la forme, afin de rester dans son rôle de Nicolas Korpanoff, simple négociant d’Irkoutsk.
Nadia avait suivi son compagnon dans ses courses à la recherche d’un véhicule. Bien que le but à atteindre fût différent, tous deux avaient une égale hâte d’arriver, et, par conséquent, de partir. On eût dit qu’une même volonté les animait.
«Sœur, dit Michel Strogoff, j’aurais voulu trouver pour toi quelque voiture plus confortable.
– Tu me dis cela, frère, à moi qui serais allée, même à pied, s’il l’avait fallu, rejoindre mon père!
– Je ne doute pas de ton courage, Nadia, mais il est des fatigues physiques qu’une femme ne peut supporter.
– Je les supporterai, quelles qu’elles soient; répondit la jeune fille. Si tu entends une plainte s’échapper de mes lèvres, laisse-moi en route et continue seul ton voyage!»
Une demi-heure plus tard, sur la présentation du podaroshna, trois chevaux de poste étaient attelés au tarentass. Ces animaux, couverts d’un long poil, ressemblaient à des ours hauts sur pattes. Ils étaient petits, mais ardents, étant de race sibérienne.
Voici comment le postillon, l’iemschik, les avait attelés: l’un, le plus grand, était maintenu entre deux longs brancards qui portaient à leur extrémité antérieure un cerceau, appelé «douga», chargé de houppes et de sonnettes; les deux autres étaient simplement attachés par des cordes aux marchepieds du tarentass. Du reste, pas de harnais, et pour guides, rien qu’une simple ficelle.
Ni Michel Strogoff, ni la jeune Livonienne n’emportaient de bagages. Les conditions de rapidité dans lesquelles devait se faire le voyage de l’un, les ressources plus que modestes de l’autre, leur avaient interdit de s’embarrasser de colis. Dans cette circonstance, c’était heureux, car ou le tarentass n’aurait pu prendre les bagages, ou il n’aurait pu prendre les voyageurs. Il n’était fait que pour deux personnes, sans compter l’iemschik, qui ne se tient sur son siège étroit que par un miracle d’équilibre.
Cet iemschik change, d’ailleurs, à chaque relais. Celui auquel revenait la conduite du tarentass pendant la première étape était Sibérien, comme ses chevaux, et non moins poilu qu’eux, cheveux longs, coupés carrément sur le front, chapeau à bords relevés, ceinture rouge, capote à parements croisés sur des boutons frappés au chiffre impérial.
L’iemschik, en arrivant avec son attelage, avait tout d’abord jeté un regard inquisiteur sur les voyageurs du tarentass. Pas de bagages! – et où diable les aurait-il fourrés? – Donc, apparence peu fortunée. Il fit une moue des plus significatives.
«Des corbeaux, dit-il sans se soucier d’être entendu ou non, des corbeaux à six kopeks par verste!
– Non! des aigles, répondit Michel Strogoff, qui comprenait parfaitement l’argot des iemschiks, des aigles, entends-tu, à neuf kopeks par verste, le pourboire en sus!»
Un joyeux claquement de fouet lui répondit. Le «corbeau», dans la langue des postillons russes, c’est le voyageur avare ou indigent, qui, aux relais de paysans, ne paie les chevaux qu’à deux ou trois kopeks par verste, L’«aigle», c’est le voyageur qui ne recule pas devant les hauts prix, sans compter les généreux pourboires. Aussi le corbeau ne peut-il avoir la prétention de voler aussi rapidement que l’oiseau impérial.
Nadia et Michel Strogoff prirent immédiatement place dans le tarentass. Quelques provisions, peu encombrantes et mises en réserve dans le caisson, devaient leur permettre, en cas de retard, d’atteindre les maisons de poste, qui sont très confortablement installées, sous la surveillance de l’Etat. La capote fut rabattue, car la chaleur était insoutenable, et, à midi, le tarentass, enlevé par ses trois chevaux, quittait Perm au milieu d’un nuage de poussière.
La façon dont l’iemschik maintenait l’allure de son attelage eût été certainement remarquée de tous autres voyageurs qui, n’étant ni Russes ni Sibériens, n’eussent pas été habitués à ces façons d’agir. En effet, le cheval de brancard, régulateur de la marche, un peu plus grand que ses congénères, gardait imperturbablement, et quelles que fussent les pentes de la route, un trot très allongé, mais d’une régularité parfaite. Les deux autres chevaux ne semblaient connaître d’autre allure que le galop et se démenaient avec mille fantaisies fort amusantes. L’iemschik, d’ailleurs, ne les frappait pas. Tout au plus les stimulait-il par les mousquetades éclatantes de son fouet. Mais que d’épithètes il leur prodiguait, lorsqu’ils se conduisaient en bêtes dociles et consciencieuses, sans compter les noms de saints dont il les affublait! La ficelle qui lui servait de guides n’aurait eu aucune action sur des animaux à demi emportés, mais, «napravo», à droite «na lèvo», à gauche, – ces mots, prononcés d’une voix gutturale, faisaient meilleur effet que bride ou bridon.
Et que d’aimables interpellations suivant la circonstance!
«Allez, mes colombes! répétait l’iemschik. Allez, gentilles hirondelles! Volez, mes petits pigeons! Hardi, mon cousin de gauche! Pousse, mon petit père de droite!»
Mais aussi, quand la marche se ralentissait, que d’expressions insultantes, dont les susceptibles animaux semblaient comprendre la valeur!
«Va donc, escargot du diable! Malheur à toi, limace! Je t’écorcherai vive, tortue, et tu seras damnée dans l’autre monde!»
Quoi qu’il en soit de ces façons de conduire, qui exigent plus de solidité au gosier que de vigueur au bras des iemschicks, le tarentass volait sur la route et dévorait de douze à quatorze verstes à l’heure.
Michel Strogoff était habitué à ce genre de véhicule et à ce mode de transport. Ni les soubresauts, ni les cahots ne pouvaient l’incommoder. Il savait qu’un attelage russe n’évite ni les cailloux, ni les ornières, ni les fondrières, ni les arbres renversés, ni les fossés qui ravinent la route. Il était fait à cela. Sa compagne risquait d’être blessée par les contrecoups du tarentass, mais elle ne se plaignit pas.
Pendant les premiers instants du voyage. Nadia, ainsi emportée à toute vitesse, demeura sans parler. Puis, toujours obsédée de cette pensée unique, arriver, arriver:
«J’ai compté trois cents verstes entre Perm et Ekaterinbourg, frère! dit-elle. Me suis-je trompée?
– Tu ne t’es pas trompée, Nadia, répondit Michel Strogoff, et lorsque nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied même des monts Ourals, sur leur versant opposé.
– Que durera cette traversée dans la montagne?
– Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour. Je dis nuit et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m’arrêter même un instant, et il faut que je marche sans relâche vers Irkoutsk.
– Je ne te retarderai pas, frère, non, pas même une heure, et nous voyagerons nuit et jour.
– Eh bien, alors, Nadia, puisse l’invasion tartare nous laisser le chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arrivés.
– Tu as déjà fait ce voyage? demanda Nadia.
– Plusieurs fois.
– Pendant l’hiver, nous aurions été plus rapidement et plus sûrement, n’est-ce pas?
– Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert du froid et des neiges.
– Qu’importe! L’hiver est l’ami du Russe.
– Oui, Nadia, mais quel tempérament à toute épreuve il faut pour résister à une telle amitié! J’ai vu souvent la température tomber dans les steppes sibériennes à plus de quarante degrés au-dessous de glace! J’ai senti, malgré mon vêtement de peau de renne3, mon cœur se glacer, mes membres se tordre, mes pieds se geler sous leurs triples chaussettes de laine! J’ai vu les chevaux de mon traîneau recouverts d’une carapace de glace, leur respiration figée aux naseaux! J’ai vu l’eau-de-vie de ma gourde se changer en pierre dure que le couteau ne pouvait entamer!… Mais mon traîneau filait comme l’ouragan! Plus d’obstacles sur la plaine nivelée et blanche à perte de vue! Plus de cours d’eau dont on est obligé de chercher les passages guéables! Plus de lacs qu’il faut traverser en bateau! Partout la glace dure, la route libre, le chemin assuré! Mais au prix de quelles souffrances, Nadia! Ceux-là seuls pourraient le dire, qui ne sont pas revenus, et dont le chasse-neige a bientôt recouvert les cadavres!
– Cependant, tu es revenu, frère, dit Nadia.
– Oui, mais je suis Sibérien, et tout enfant, quand je suivais mon père dans ses chasses, je m’accoutumais à ces dures épreuves. Mais toi, lorsque tu m’as dit, Nadia, que l’hiver ne t’aurait pas arrêtée, que tu serais partie seule, prête à lutter contre les redoutables intempéries du climat sibérien, il m’a semblé te voir perdue dans les neiges et tombant pour ne plus te relever!
– Combien de fois as-tu traversé la steppe pendant l’hiver? demanda la jeune Livonienne.
– Trois fois, Nadia, lorsque j’allais à Omsk.
– Et qu’allais-tu faire à Omsk?
– Voir ma mère qui m’attendait!
– Et moi, je vais à Irkoutsk, où m’attend mon père! Je vais lui porter les dernières paroles de ma mère! C’est te dire, frère, que rien n’aurait pu m’empêcher de partir!
– Tu es une brave enfant, Nadia, répondit Michel Strogoff, et Dieu lui-même t’aurait conduite!»
Pendant cette journée, le tarentass fut mené rapidement par les iemschiks qui se succédèrent à chaque relais. Les aigles de la montagne n’eussent pas trouvé leur nom déshonoré par ces «aigles» de la grande route. Le haut prix payé par chaque cheval, les pourboires largement octroyés, recommandaient les voyageurs d’une façon toute spéciale. Peut-être les maîtres de poste trouvèrent-ils singulier, après la publication de l’arrêté, qu’un jeune homme et sa sœur, évidemment Russes tous les deux, pussent courir librement à travers la Sibérie, fermée à tous autres, mais leurs papiers étaient en règle, et ils avaient le droit de passer. Aussi les poteaux kilométriques restaient-ils rapidement en arrière du tarentass.
Du reste, Michel Strogoff et Nadia n’étaient pas seuls à suivre la route de Perm à Ekaterinbourg. Dès les premiers relais, le courrier du czar avait appris qu’une voiture le précédait; mais, comme les chevaux ne lui manquaient pas, il ne s’en préoccupa pas autrement.
Pendant cette journée, les quelques haltes, durant lesquelles se reposa le tarentass, ne furent uniquement faites que pour les repas. Aux maisons de poste, on trouve à se loger et à se nourrir. D’ailleurs, à défaut de relais, la maison du paysan russe n’eût pas été moins hospitalière. Dans ces villages, qui se ressemblent presque tous, avec leur chapelle à murailles blanches et à toitures vertes, le voyageur peut frapper à toutes les portes. Elles lui seront ouvertes. Le moujik viendra, la figure souriante, et tendra la main à son hôte. On lui offrira le pain et le sel, on mettra le «samovar» sur le feu, et il sera comme chez lui. La famille déménagera plutôt, afin de lui faire place. L’étranger, quand il arrive, est le parent de tous. C’est «celui que Dieu envoie».
En arrivant le soir, Michel Strogoff, poussé par une sorte d’instinct, demanda au maître de poste depuis combien d’heures la voiture qui le précédait avait passé au relais.
«Depuis deux heures, petit père, lui répondit le maître de poste.
– C’est une berline?
– Non, une télègue.
– Combien de voyageurs?
– Deux.
– Et ils vont grand train?
– Des aigles.
– Qu’on attelle rapidement.»
Michel Strogoff et Nadia, décidés à ne pas s’arrêter une heure, voyagèrent toute la nuit.
Le temps continuait à être beau, mais on sentait que l’atmosphère, devenue pesante, se saturait peu à peu d’électricité. Aucun nuage n’interceptait les rayons stellaires, et il semblait qu’une sorte de buée chaude s’élevât du sol. Il était à craindre que quelque orage ne se déchaînât dans les montagnes, et ils y sont terribles. Michel Strogoff, habitué à reconnaître les symptômes atmosphériques, pressentait une prochaine lutte des éléments, qui ne laissa pas de le préoccuper.
La nuit se passa sans incident. Malgré les cahots du tarentass, Nadia put dormir pendant quelques heures. La capote, à demi relevée, permettait d’aspirer le peu d’air que les poumons cherchaient avidement dans cette atmosphère étouffante.
Michel Strogoff veilla toute la nuit, se défiant des iemschiks, qui s’endorment trop volontiers sur leur siège, et pas une heure ne fut perdue aux relais, pas une heure sur la route.
Le lendemain, 20 juillet, vers huit heures du matin, les premiers profits des monts Ourals se dessinèrent dans l’est. Cependant, cette importance chaîne, qui sépare la Russie d’Europe de la Sibérie, se trouvait encore à une assez grande distance, et on ne pouvait compter l’atteindre avant la fin de la journée. Le passage des montagnes devrait donc nécessairement s’effectuer pendant la nuit prochaine.
Durant cette journée, le ciel resta constamment couvert, et, par conséquent, la température fut un peu plus supportable, mais le temps était extrêmement orageux.
Peut-être, avec cette apparence, eût-il été plus prudent de ne pas s’engager dans la montagne en pleine nuit, et c’est ce qu’eût fait Michel Strogoff, s’il lui eût été permis d’attendre; mais quand, au dernier relais, l’iemschik lui signala quelques coups de tonnerre qui roulaient dans les profondeurs du massif, il se contenta de lui dire:
«Une télègue nous précède toujours?
– Oui.
– Quelle avance a-t-elle maintenant sur nous?
– Une heure environ.
– En avant, et triple pourboire, si nous sommes demain matin à Ekaterinbourg!»
1 Le caviar est un mets russe qui se compose d’œufs d’esturgeon salés.
2 Pourboires.
3 Ce vêtement se nomme «dakha», il est très léger et, cependant. absolument imperméable au froid.