Jules Verne
Michel Strogoff
Moscou - Irkoutsk
(Chapitre X-XIII)
91 dessinsde Jules-Descartes Férat et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Un orage dans les monts Ourals.
es monts Ourals se développent sur une étendue de près de trois mille verstes (3200 kilomètres) entre l’Europe et l’Asie. Qu’on les appelle de ce nom d’Ourals, qui est d’origine tartare, ou de celui de Poyas, suivant la dénomination russe. Ils sont justement nommés, puisque ces deux noms signifient «ceinture» dans les deux langues. Nés sur le littoral de la mer Arctique, ils vont mourir sur les bords de la Caspienne.
Telle était la frontière que Michel Strogoff devait franchir pour passer de Russie en Sibérie, et, on l’a dit, en prenant la route qui va de Perm à Ekaterinbourg, située sur le versant oriental des monts Ourals, il avait agi sagement. C’était la voie la plus facile et la plus sûre, celle qui sert au transit de tout le commerce de l’Asie centrale.
La nuit devait suffire à cette traversée des montagnes, si aucun accident ne survenait. Malheureusement, les premiers grondements du tonnerre annonçaient un orage que l’état particulier de l’atmosphère devait rendre redoutable. La tension électrique était telle, qu’elle ne pouvait se résoudre que par un éclat violent.
Michel Strogoff veilla à ce que sa jeune compagne fût installée aussi bien que possible. La capote, qu’une bourrasque aurait facilement arrachée, fut maintenue plus solidement au moyen de cordes qui se croisaient au-dessus et à l’arrière. On doubla les traits des chevaux, et, par surcroît de précaution, le heurtequin des moyeux fut rembourré de paille, autant pour assurer la solidité des roues que pour adoucir les chocs, difficiles à éviter dans une nuit obscure. Enfin, l’avant-train et l’arrière-train, dont les essieux étaient simplement chevillés à la caisse du tarentass, furent reliés l’un à l’autre par une traverse de bois assujettie au moyen de boulons et d’écrous. Cette traverse tenait lieu de la barre courbe qui, dans les berlines suspendues sur des cols de cygne, rattache les deux essieux l’un à l’autre.
Nadia reprit sa place au fond de la caisse, et Michel Strogoff s’assit près d’elle. Devant la capote, complètement abaissée, pendaient deux rideaux de cuir, qui, dans une certaine mesure, devaient abriter les voyageurs contre la pluie et les rafales.
Deux grosses lanternes avaient été fixées au côté gauche du siège de l’iemschik et jetaient obliquement des tueurs blafardes peu propres à éclairer la route. Mais c’étaient les feux de position du véhicule, et, s’ils dissipaient à peine l’obscurité, du moins pouvaient-ils empêcher l’abordage de quelque autre voiture courant à contre-bord.
On le voit, toutes les précautions étaient prises, et, devant cette nuit menaçante, il était bon qu’elles le fussent.
«Nadia, nous sommes prêts, dit Michel Strogoff.
– Partons», répondit la jeune fille.
L’ordre fut donné à l’iemschik, et le tarentass s’ébranla en remontant les premières rampes des monts Ourals.
Il était huit heures, le soleil allait se coucher. Cependant le temps était déjà très sombre, malgré le crépuscule qui se prolonge sous cette latitude. D’énormes vapeurs semblaient surbaisser la voûte du ciel, mais aucun vent ne les déplaçait encore. Toutefois, si elles demeuraient immobiles dans le sens d’un horizon à l’autre, il n’en était pas ainsi du zénith au nadir, et la distance qui les séparait du sol diminuait visiblement. Quelques-unes de ces bandes répandaient une sorte de lumière phosphorescente et sous-tendaient à l’œil des arcs de soixante à quatre-vingts degrés. Leurs zones semblaient se rapprocher peu à peu du sol, et elles resserraient leur réseau, de manière à bientôt étreindre la montagne, comme si quelque ouragan supérieur les eût chassées de haut en bas. D’ailleurs, la route montait vers ces grosses nuées, très denses et presque arrivées déjà au degré de condensation. Avant peu, route et vapeurs se confondraient, et si, en ce moment, les nuages ne se résolvaient pas en pluie, le brouillard serait tel que le tarentass ne pourrait plus avancer, sans risquer de tomber dans quelque précipice.
Cependant, la chaîne des monts Ourals n’atteint qu’une médiocre hauteur. L’altitude de leur plus haut sommet ne dépasse pas cinq mille pieds. Les neiges éternelles y sont inconnues, et celles qu’un hiver sibérien entasse à leurs cimes se dissolvent entièrement au soleil de l’été. Les plantes et les arbres y poussent à toute hauteur. Ainsi que l’exploitation des mines de fer et de cuivre, celle des gisements de pierres précieuses nécessite un concours assez considérable d’ouvriers. Aussi, ces villages qu’on appelle «zavody» s’y rencontrent assez fréquemment, et la route, percée à travers les grands défilés, est aisément praticable aux voitures de poste.
Mais ce qui est facile par le beau temps et en pleine lumière offre difficultés et périls, lorsque les éléments luttent violemment entre eux et qu’on est pris dans la lutte.
Michel Strogoff savait, pour l’avoir éprouvé déjà, ce qu’est un orage dans la montagne, et peut-être trouvait-il, avec raison, ce météore aussi redoutable que ces terribles chasse-neige qui, pendant l’hiver, s’y déchaînent avec une incomparable violence.
Au départ, la pluie ne tombait pas encore, Michel Strogoff avait soulevé les rideaux de cuir qui protégeaient l’intérieur du tarentass, et il regardait devant lui, tout en observant les côtés de la route, que la lueur vacillante des lanternes peuplait de fantasques silhouettes.
Nadia, immobile, les bras croisés, regardait aussi, mais sans se pencher, tandis que son compagnon, le corps à demi hors de la caisse, interrogeait à la fois le ciel et la terre.
L’atmosphère était absolument tranquille, mais d’un calme menaçant. Pas une molécule d’air ne se déplaçait encore. On eût dit que la nature, à demi étouffée, ne respirait plus, et que ses poumons, c’est-à-dire ces nuages mornes et denses, atrophiés par quelque cause, ne pouvaient plus fonctionner. Le silence eût été absolu sans le grincement des roues du tarentass qui broyaient le gravier de la route, le gémissement des moyeux et des ais de la machine, l’aspiration bruyante des chevaux auxquels manquait l’haleine, et le claquement de leurs pieds ferrés sur les cailloux qui étincelaient au choc.
Du reste, route absolument déserte, Le tarentass ne croisait ni un piéton, ni un cavalier, ni un véhicule quelconque, dans ces étroits défilés de l’Oural, par cette nuit menaçante. Pas un feu de charbonnier dans les bois, pas un campement de mineurs dans les carrières exploitées, pas une hutte perdue sous les taillis. Il fallait de ces raisons qui ne permettent ni une hésitation ni un retard pour entreprendre la traversée de la chaîne dans ces conditions. Michel Strogoff n’avait pas hésité, Cela ne lui était pas possible; mais alors – et cela commençait à le préoccuper singulièrement – quels pouvaient donc être ces voyageurs dont la télègue précédait son tarentass, et quelles raisons majeures avaient-ils d’être si imprudents?
Michel Strogoff, pendant quelque temps, resta ainsi en observation. Vers onze heures, les éclairs commencèrent à illuminer le ciel et ne discontinuèrent plus. A leur rapide tueur, on voyait apparaître et disparaître la silhouette des grands pins qui se massaient aux divers points de la route. Puis, lorsque le tarentass s’approchait à raser la bordure du chemin, de profonds gouffres s’éclairaient sous la déflagration des nues. De temps en temps, un roulement plus grave du véhicule indiquait qu’il franchissait un pont de madriers à peine équarris, jeté sur quelque crevasse, et le tonnerre semblait rouler au-dessous de lui. D’ailleurs, l’espace ne tarda pas à s’emplir de bourdonnements monotones, qui devenaient d’autant plus graves qu’ils montaient davantage dans les hauteurs du ciel. A ces bruits divers se mêlaient les cris et les interjections de l’iemschik, tantôt flattant, tantôt gourmandant ses pauvres bêtes, plus fatiguées de la lourdeur de l’air que de la raideur du chemin. Les sonnettes du brancard ne pouvaient même plus les animer, et, par instants, elles fléchissaient sur leurs jambes.
«A quelle heure arriverons-nous au sommet du col? demanda Michel Strogoff à l’iemschik.
– A une heure du matin… si nous y arrivons! répondit celui-ci en secouant la tête.
– Dis donc, l’ami, tu n’en es pas à ton premier orage dans la montagne, n’est-ce pas?
– Non, et fasse Dieu que celui-ci ne soit pas mon dernier!
– As-tu donc peur?
– Je n’ai pas peur, mais je te répète que tu as eu tort de partir.
– J’aurais eu plus grand tort de rester.
– Va donc, mes pigeons!» répliqua l’iemschik, en homme qui n’est pas là pour discuter, mais pour obéir.
En ce moment, un frémissement lointain se fit entendre. C’était comme un millier de sifflements aigus et assourdissants, qui traversaient l’atmosphère, calme jusqu’alors. A la tueur d’un éblouissant éclair qui fut presque aussitôt suivi d’un éclat de tonnerre terrible. Michel Strogoff aperçut de grands pins qui se tordaient sur une cime. Le vent se déchaînait, mais il ne troublait encore que les hautes couches de l’air. Quelques bruits secs indiquèrent que certains arbres, vieux ou mal enracinés, n’avaient pu résister à la première attaque de la bourrasque. Une avalanche de troncs brisés traversa la route, après avoir formidablement rebondi sur les rocs, et alla se perdre dans l’abîme de gauche, a deux cents pas en avant du tarentass.
Les chevaux s’étaient arrêtés court.
«Va donc, mes jolies colombes!» cria l’iemschik en mêlant les claquements de son fouet aux roulements du tonnerre.
Michel Strogoff saisit la main de Nadia.
«Dors-tu, sœur? lui demanda-t-il.
– Non, frère.
– Sois prête à tout. Voici l’orage!
– Je suis prête.»
Michel Strogoff n’eut que le temps de fermer les rideaux de cuir du tarentass.
La bourrasque arrivait en foudre.
L’iemschik, sautant de son siège, se jeta à la tête de ses chevaux, afin de les maintenir, car un immense danger menaçait tout l’attelage.
En effet, le tarentass, immobile, se trouvait alors à un tournant de la route par lequel débouchait la bourrasque. Il fallait donc le tenir tête au vent, sans quoi, pris de côté, il eût immanquablement chaviré et eût été précipité dans un profond abîme que le chemin côtoyait sur la gauche. Les chevaux, repoussés par les rafales, se cabraient, et leur conducteur ne pouvait parvenir à les calmer. Aux interpellations amicales avaient succédé dans sa bouche les qualifications les plus insultantes. Rien n’y faisait. Les malheureuses bêtes, aveuglées par les décharges électriques, épouvantées par les éclats incessants de la foudre, qui étaient comparables à des détonations d’artillerie, menaçaient de briser leurs traits et de s’enfuir. L’iemschik n’était plus maître de son attelage.
A ce moment, Michel Strogoff, s’élançant d’un bond hors du tarentass, lui vint en aide. Doué d’une force peu commune, il parvint, non sans peine, à maîtriser les chevaux.
Mais la furie de l'ouragan redoublait alors. La route, en cet endroit, s’évasait en forme d’entonnoir et laissait la bourrasque s'y engouffrer, comme elle eût fait dans ces manches d’aération tendues au vent à bord des steamers. En même temps, une avalanche de pierres et de troncs d’arbres commençait à rouler du haut des talus.
«Nous ne pouvons rester ici, dit Michel Strogoff.
– Nous n’y resterons pas non plus! s’écria l’iemschik, tout effaré, en se raidissant de toutes ses forces contre cet effroyable déplacement des couches d’air. L’ouragan aura bientôt fait de nous envoyer au bas de la montagne, et par le plus court!
– Prends le cheval de droite, poltron! répondit Michel Strogoff. Moi, je réponds de celui de gauche!»
Un nouvel assaut de la rafale interrompit Michel Strogoff. Le conducteur et lui durent se courber jusqu’à terre pour ne pas être renversés; mais la voiture, malgré leurs efforts et ceux des chevaux qu’ils maintenaient debout au vent, recula de plusieurs longueurs, et, sans un tronc d’arbre qui l’arrêta, elle était précipitée hors de la route.
«N’aie pas peur, Nadia! cria Michel Strogofff.
– Je n’ai pas peur», répondit la jeune Livonienne, sans que sa voix trahît la moindre émotion.
Les roulements de tonnerre avaient cessé un instant, et l’effroyable bourrasque, après avoir franchi le tournant, se perdait dans les profondeurs du défilé.
«Veux-tu redescendre? dit l’iemschik.
– Non, il faut remonter! Il faut passer ce tournant! Plus haut, nous aurons l’abri du talus!
– Mais les chevaux refusent!
– Fais comme moi, et tire-les en avant!
– La bourrasque va revenir!
– Obéiras-tu?
– Tu le veux!
– C’est le père qui l’ordonne! répondit Michel Strogoff, qui invoqua pour la première fois le nom de l’empereur, ce nom tout-puissant, maintenant, sur trois parties du monde.
– Va donc, mes hirondelles!» s’écria l’iemschik, saisissant le cheval de droite, pendant que Michel Strogoff en faisait autant de celui de gauche.
Les chevaux, ainsi tenus, reprirent péniblement la route. Ils ne pouvaient plus se jeter de côté, et le cheval de brancard, n’étant plus tiraillé sur ses flancs, put garder le milieu du chemin. Mais, hommes et bêtes, pris debout par les rafales, ne faisaient guère trois pas sans en perdre un et quelquefois deux. Ils glissaient, ils tombaient, ils se relevaient. A ce jeu, le véhicule risquait fort de se détraquer. Si la capote n’eût pas été solidement assujettie, le tarentass eût été décoiffé du premier coup.
Michel Strogoff et l’iemschik mirent plus de deux heures à remonter cette portion du chemin, longue d’une demi-verste au plus, et qui était si directement exposée au fouet de la bourrasque. Le danger alors n’était pas seulement dans ce formidable ouragan qui luttait contre l’attelage et ses deux conducteurs, mais surtout dans cette grêle de pierres et de troncs brisés que la montagne secouait et projetait sur eux.
Soudain, un de ces blocs fut aperçu, dans l’épanouissement d’un éclair, se mouvant avec une rapidité croissante et roulant dans la direction du tarentass.
L’iemschik poussa un cri.
Michel Strogoff, d’un vigoureux coup de fouet, voulut faire avancer l’attelage, qui refusa.
Quelques pas seulement, et le bloc eût passé en arrière!…
Michel Strogoff, en un vingtième de seconde, vit à la fois le tarentass atteint, sa compagne écrasée. Il comprit qu’il n’avait plus le temps de l’arracher vivante du véhicule!…
Mais alors, se jetant à l’arrière, trouvant dans cet immense péril une force surhumaine, le dos à l’essieu, les pieds arc-boutés au sol, il repoussa de quelques pieds la lourde voiture.
L’énorme bloc, en passant, frôla la poitrine du jeune homme et lui coupa la respiration, comme eût fait un boulet de canon, en broyant les silex de la route qui étincelèrent au choc.
«Frère, s’était écriée Nadia épouvantée, qui avait vu toute cette scène à la tueur de l’éclair.
– Nadia! répondit Michel Strogoff, Nadia, ne crains rien!…
– Ce n’est pas pour moi que je pouvais craindre!
– Dieu est avec nous, sœur!
– Avec moi, bien sûr, frère, puisqu’il t’a mis sur ma route!» murmura la jeune fille.
La poussée du tarentass, due à l’effort de Michel Strogoff, ne devait pas être perdue. Ce fut l’élan donné qui permit aux chevaux affolés de reprendre leur première direction. Traînés, pour ainsi dire, par Michel Strogoff et l’iemschik, ils remontèrent la route jusqu’à un col étroit, orienté sud et nord, où ils devaient être abrités contre les assauts directs de la tourmente. Le talus de droite faisait là une sorte de redan, dû à la saillie d’un énorme rocher qui occupait le centre d’un remous. Le vent n’y tourbillonnait donc pas, et la place y était tenable, tandis qu’à la circonférence de ce cyclone ni hommes ni chevaux n’eussent pu résister.
Et, en effet, quelques sapins, dont la cime dépassait l’arête du rocher, furent étêtés en un clin d’œil, comme si une faux gigantesque eût nivelé le talus au ras de leur ramure.
L’orage était alors dans toute sa fureur. Les éclairs emplissaient le défilé, et les éclats du tonnerre ne discontinuaient plus. Le sol, frémissant sous ces coups furieux, semblait trembler, comme si le massif de l’Oural eût été soumis à une trépidation générale.
Très heureusement, le tarentass avait pu être, pour ainsi dire, remisé dans une profonde anfractuosité que la bourrasque ne frappait que d’écharpe. Mais il n’était pas si bien défendu que quelques contre-courants obliques, déviés par des saillies du talus, ne l’atteignissent parfois avec violence. Il se heurtait alors contre la paroi du rocher, à faire craindre qu’il ne fût brisé en mille pièces.
Nadia dut abandonner la place qu’elle y occupait. Michel Strogoff, après avoir cherché à la tueur d’une des lanternes, découvrit une excavation, due au pic de quelque mineur, et la jeune fille put s’y blottir, en attendant que le voyage pût être repris.
En ce moment – il était une heure du matin – la pluie commença à tomber, et bientôt les rafales, faites d’eau et de vent, acquirent une violence extrême, sans pouvoir cependant éteindre les feux du ciel. Cette complication rendait tout départ impossible.
Donc, quelle que fût l’impatience de Michel Strogoff – et l’on comprend qu’elle fût grande – il lui fallut laisser passer le plus fort de la tourmente. Arrivé d’ailleurs au col même qui franchit la route de Perm à Ekaterinbourg, il n’avait plus qu’à descendre les pentes des monts Ourals, et descendre, dans ces conditions, sur un sol raviné par les mille torrents de la montagne, au milieu des tourbillons d’air et d’eau, c’était absolument jouer sa vie, c’était courir à l’abîme.
«Attendre, c’est grave, dit alors Michel Strogoff, mais c’est sans doute éviter de plus longs retards. La violence de l’orage me fait espérer qu’il ne durera pas. Vers trois heures, le jour commencera à reparaître, et la descente, que nous ne pouvons risquer dans l’obscurité, deviendra, sinon facile, du moins possible après le lever du soleil.
– Attendons, frère, répondit Nadia, mais si tu retardes ton départ, que ce ne soit pas pour m’épargner une fatigue ou un danger!
– Nadia, je sais que tu es décidée à tout braver, mais, en nous compromettant tous deux, je risquerais plus que ma vie, plus que la tienne, je manquerais à la tâche, au devoir que j’ai avant tout à accomplir!
– Un devoir!…» murmura Nadia.
En ce moment, un violent éclair déchira le ciel, et sembla, pour ainsi dire, volatiliser la pluie. Aussitôt un coup sec retentit. L’air fut rempli d’une odeur sulfureuse, presque asphyxiante, et un bouquet de grands pins, frappé par le fluide électrique à vingt pas du tarentass, s’enflamma comme une torche gigantesque.
L’iemschik, jeté à terre par une sorte de choc en retour, se releva heureusement sans blessures.
Puis, après que les derniers roulements du tonnerre se furent perdus dans les profondeurs de la montagne, Michel Strogoff sentit la main de Nadia s’appuyer fortement sur la sienne, et il l’entendit murmurer ces mots à son oreille:
«Des cris, frère! Écoute!»
Voyageurs en détresse.
n effet, pendant cette courte accalmie, des cris se faisaient entendre vers la partie supérieure de la route, et à une distance assez rapprochée de l’anfractuosité qui abritait le tarentass.
C’était comme un appel désespéré, évidemment jeté par quelque voyageur en détresse.
Michel Strogoff, prêtant l’oreille, écoutait.
L’iemschik écoutait aussi, mais en secouant la tête, comme s’il lui eût semblé impossible de répondre à cet appel.
«Des voyageurs qui demandent du secours! s’écria Nadia.
– S’ils ne comptent que sur nous!… répondit l’iemschik.
– Pourquoi non? s’écria Michel Strogoff. Ce qu’ils feraient pour nous en pareille circonstance, ne devons-nous pas le faire pour eux?
– Mais vous n’allez pas exposer la voiture et les chevaux!…
– J’irai à pied, répondit Michel Strogoff, en interrompant l’iemschik.
– Je t’accompagne, frère, dit la jeune Livonienne.
– Non, reste, Nadia. L’iemschik demeurera près de toi. Je ne veux pas le laisser seul…
– Je resterai, répondit Nadia.
– Quoi qu’il arrive, ne quitte pas cet abri!
– Tu me retrouveras là où je suis.»
Michel Strogoff serra la main de sa compagne, et, franchissant le tournant du talus, il disparut aussitôt dans l’ombre.
«Ton frère a tort, dit l’iemschik à la jeune fille.
– Il a raison», répondit simplement Nadia.
Cependant, Michel Strogoff remontait rapidement la route. S’il avait grande hâte de porter secours à ceux qui jetaient ces cris de détresse, il avait grand désir aussi de savoir quels pouvaient être ces voyageurs que l’orage n’avait pas empêchés de s’aventurer dans la montagne, car il ne doutait pas que ce ne fussent ceux dont la télègue précédait toujours son tarentass.
La pluie avait cessé, mais la bourrasque redoublait de violence. Les cris, apportés par le courant atmosphérique, devenaient de plus en plus distincts. De l’endroit où Michel Strogoff avait laissé Nadia, on ne pouvait rien voir. La route était sinueuse, et la lueur des éclairs ne laissait apparaître que le saillant des talus qui coupaient le lacet du chemin. Les rafales, brusquement brisées à tous ces angles, formaient des remous difficiles à franchir, et il fallait à Michel Strogoff une force peu commune pour leur résister.
Mais il fut bientôt évident que les voyageurs, dont les cris se faisaient entendre, ne devaient plus être éloignés. Bien que Michel Strogoff ne pût encore les voir, soit qu’ils eussent été rejetés hors de la route, soit que l’obscurité les dérobât à ses regards, leurs paroles, cependant, arrivaient assez distinctement à son oreille.
Or, voici ce qu’il entendit, – ce qui ne laissa pas de lui causer une certaine surprise:
«Butor! reviendras-tu?
– Je te ferai knouter au prochain relais!
– Entends-tu, postillon du diable! Eh! là-bas!
– Voilà comme ils vous conduisent dans ce pays!…
– Et ce qu’ils appellent une télègue!
– Eh! triple brute! Il détale toujours et ne paraît pas s’apercevoir qu’il nous laisse en route!
– Me traiter ainsi, moi! un Anglais accrédité! Je me plaindrai à la Chancellerie, et je le ferai pendre!»
Celui qui parlait ainsi était véritablement dans une grosse colère. Mais, tout à coup, il sembla à Michel Strogoff que le second interlocuteur prenait son parti de ce qui se passait, car l’éclat de rire le plus inattendu, au milieu d’une telle scène, retentit soudain et fut suivi de ces paroles:
«Eh bien! non! décidément, c’est trop drôle!
– Vous osez rire! répondit d’un ton passablement aigre le citoyen du Royaume-Uni.
– Certes oui, cher confrère, et de bon cœur, et c’est ce que j’ai de mieux à faire. Je vous engage à en faire autant! Parole d’honneur, c’est trop drôle, ça ne s’est jamais vu!…»
En ce moment, un violent coup de tonnerre remplit le défilé d’un fracas effroyable, que les échos de la montagne multiplièrent dans une proportion grandiose. Puis, après que le dernier roulement se fut éteint, la voix joyeuse retentit encore, disant:
«Oui! extraordinairement drôle! Voilà certainement qui n’arriverait pas en France!
– Ni en Angleterre!» répondit l’Anglais.
Sur la route, largement éclairée alors par les éclairs, Michel Strogoff aperçut, à vingt pas, deux voyageurs, juchés l’un près de l’autre sur le banc de derrière d’un singulier véhicule, qui paraissait être profondément embourbé dans quelque ornière.
Michel Strogoff s’approcha des deux voyageurs, dont l’un continuait de rire et l’autre de maugréer, et il reconnut les deux correspondants de journaux, qui, embarqués sur le Caucase, avaient fait en sa compagnie la route de Nijni-Novgorod à Perm.
«Eh! bonjour, monsieur! s’écria le Français. Enchanté de vous voir dans cette circonstance! Permettez-moi de vous présenter mon ennemi intime, M. Blount.»
Le reporter anglais salua, et peut-être allait-il, à son tour, présenter son confrère Alcide Jolivet, conformément aux règles de la politesse, quand Michel Strogoff lui dit:
«Inutile, messieurs, nous nous connaissons, puisque nous avons déjà voyagé ensemble sur le Volga.
– Ah! très bien! Parfait! monsieur…?
– Nicolas Korpanoff, négociant d’Irkoutsk, répondit Michel Strogoff. Mais m’apprendrez-vous quelle aventure, si lamentable pour l’un, si plaisante pour l’autre, vous est arrivée?
– Je vous fais juge, monsieur Korpanoff, répondit Alcide Jolivet. Imaginez-vous que notre postillon est parti avec l’avant-train de son infernal véhicule, nous laissant en panne sur l’arrière-train de son absurde équipage! La pire moitié d’une télègue pour deux, plus de guide, plus de chevaux! N’est-ce pas absolument et superlativement drôle!
– Pas drôle du tout! répondit l’Anglais.
– Mais si, confrère! Vous ne savez vraiment pas prendre les choses par leur bon côté!
– Et comment, s’il vous plaît, pourrons-nous continuer notre route? demanda Harry Blount.
– Rien n’est plus simple, répondit Alcide Jolivet. Vous allez vous atteler à ce qui nous reste de voiture; moi, je prendrai les guides, je vous appellerai mon petit pigeon, comme un véritable iemschik, et vous marcherez comme un vrai postier!
– Monsieur Jolivet, répondit l’Anglais, cette plaisanterie passe les bornes, et…
– Soyez calme, confrère. Quand vous serez fourbu, je vous remplacerai, et vous aurez droit de me traiter d’escargot poussif ou de tortue qui se pâme, si je ne vous mène pas d’un train d’enfer!»
Alcide Jolivet disait toutes ces choses avec une telle bonne humeur, que Michel Strogoff ne put s’empêcher de sourire.
«Messieurs, dit-il alors, il y a mieux à faire. Nous sommes arrivés, ici, au col supérieur de la chaîne de l’Oural, et, par conséquent, nous n’avons plus maintenant qu’à descendre les pentes de la montagne. Ma voiture est là, à cinq cents pas en arrière. Je vous prêterai un de mes chevaux, on l’attellera à la caisse de votre télègue, et demain, si aucun accident ne se produit, nous arriverons ensemble à Ekaterinbourg.
– Monsieur Korpanoff, répondit Alcide Jolivet, voici une proposition qui part d’un cœur généreux!
– J’ajoute, monsieur, répondit Michel Strogoff, que si je ne vous offre pas de monter dans mon tarentass, c’est qu’il ne contient que deux places, et que ma sœur et moi, nous les occupons déjà.
– Comment donc, monsieur, répondit Alcide Jolivet, mais mon confrère et moi, avec votre cheval et l’arrière-train dé notre demi-télègue, nous irions au bout du monde!
– Monsieur, reprit Harry Blount, nous acceptons votre offreobligeante. Quant à cet iemschik!…
– Oh, croyez bien que ce n’est pas la première fois que pareille aventure lui arrive! répondit Michel Strogoff.
– Mais, alors, pourquoi ne revient-il pas? Il sait parfaitement qu’il nous a laissés en arrière, le misérable!
– Lui! Il ne s’en doute même pas!
– Quoi! Ce brave homme ignore qu’une scission s’est opérée entre les deux parties de sa télègue?
– Il l’ignore, et c’est de la meilleure foi du monde qu’il conduit son avant-train à Ekaterinbourg!
– Quand je vous disais que c’était tout ce qu’il y a de plus plaisant, confrère! s’écria Alcide Jolivet.
– Si donc, messieurs, vous voulez me suivre, reprit Michel Strogoff, nous rejoindrons ma voiture, et…
– Mais la télègue? fit observer l’Anglais.
– Ne craignez pas qu’elle s’envoie, mon cher Blount, s’écria Alcide Jolivet. La voilà si bien enracinée dans le sol, que si on l’y laissait, au printemps prochain il y pousserait des feuilles!
– Venez donc, messieurs, dit Michel Strogoff, et nous ramènerons ici le tarentass.»
Le Français et l’Anglais, descendant de la banquette de fond, devenue ainsi siège de devant, suivirent Michel Strogoff.
Tout en marchant, Alcide Jolivet, suivant son habitude, causait avec sa bonne humeur, que rien ne pouvait altérer.
«Ma foi, monsieur Korpanoff, dit-il à Michel Strogoff, vous nous tirez là d’un fier embarras!
– Je n’ai fait, monsieur, répondit Michel Strogoff, que ce que tout autre eût fait à ma place. Si les voyageurs ne s’entraidaient pas, il n’y aurait plus qu’à barrer les routes!
– A charge de revanche, monsieur. Si vous allez loin dans les steppes, il est possible que nous nous rencontrions encore, et…»
Alcide Jolivet ne demandait pas d’une façon formelle à Michel Strogoff où il allait, mais celui-ci, ne voulant pas, avoir l’air de dissimuler, répondit aussitôt:
«Je vais à Omsk, messieurs.
– Et M. Blount et moi, reprit Alcide Jolivet, nous allons un peu devant nous, là où il y aura peut-être quelque balle, mais, à coup sûr, quelque nouvelle à attraper.
– Dans les provinces envahies? demanda Michel Strogoff avec un certain empressement.
– Précisément, monsieur Korpanoff, et il est probable que nous ne nous y rencontrerons pas!
– En effet, monsieur, répondit Michel Strogoff. Je suis peu friand de coups de fusil ou de coups de lance, et trop pacifique de mon naturel pour m’aventurer là où l’on se bat.
– Désolé, monsieur, désolé, et, véritablement, nous ne pourrons que regretter de nous séparer sitôt! Mais, en quittant Ekaterinbourg, peut-être notre bonne étoile voudra-t-elle que nous voyagions encore ensemble, ne fût-ce que pendant quelques jours?
– Vous vous dirigez sur Omsk? demanda Michel Strogoff, après avoir réfléchi un instant.
– Nous n’en savons rien encore, répondit Alcide Jolivet, mais très certainement nous irons directement jusqu’à Ichim, et, une fois là, nous agirons selon les événements.
– Eh bien, messieurs, dit Michel Strogoff, nous irons de conserve jusqu’à Ichim.»
Michel Strogoff eût évidemment mieux aimé voyager seul, mais il ne pouvait, sans que cela parût au moins singulier, chercher à se séparer de deux voyageurs qui allaient suivre la même route que lui. D’ailleurs, puisque Alcide Jolivet et son compagnon avaient l’intention de s’arrêter à Ichim, sans immédiatement continuer sur Omsk, il n’y avait aucun inconvénient à faire avec eux cette partie du voyage.
«Eh bien, messieurs, répondit-il, voilà qui est convenu. Nous ferons route ensemble.»
Puis, du ton le plus indifférent:
«Savez-vous avec quelque certitude où en est l’invasion tartare? demanda-t-il.
– Ma foi, monsieur, nous n’en savons que ce qu’on en disait à Perm, répondit Alcide Jolivet. Les Tartares de Féofar-Khan ont envahi toute la province de Sémipalatinsk, et, depuis quelques jours, ils descendent à marche forcée le cours de l’Irtyche. Il faut donc vous hâter si vous voulez les devancer à Omsk.
– En effet, répondit Michel Strogoff.
– On ajoutait aussi que le colonel Ogareff avait réussi à passer la frontière sous un déguisement, et qu’il ne pouvait tarder à rejoindre le chef tartare au centre même du pays soulevé.
– Mais comment l’aurait-on su? demanda Michel Strogoff, que ces nouvelles, plus ou moins véridiques, intéressaient directement.
– Eh! comme on sait toutes ces choses, répondit Alcide Jolivet. C’est dans l’air.
– Et vous avez des raisons sérieuses de penser que le colonel Ogareff est en Sibérie?
– J’ai même entendu dire qu’il avait dû prendre la route de Kazan à Ekaterinbourg.
– Ah! vous saviez cela, monsieur Jolivet? dit alors Harry Blount, que l’observation du correspondant français tira de son mutisme.
– Je le savais, répondit Alcide Jolivet.
– Et saviez-vous qu’il devait être déguisé en bohémien? demanda Harry Blount.
– En bohémien! s’écria involontairement Michel Strogoff, qui se rappela la présence du vieux tsigane à Nijni-Novgorod, son voyage à bord du Caucase et son débarquement à Kazan.
– Je le savais assez pour en faire l’objet d’une lettre à ma cousine, répondit en souriant Alcide Jolivet.
– Vous n’avez pas perdu votre temps à Kazan! fit observer l’Anglais d’un ton sec.
– Mais non, cher confrère, et, pendant que le Caucase s’approvisionnait, je faisais comme le Caucase!»
Michel Strogoff n’écoutait plus les reparties qu’Harry Blount et Alcide Jolivet échangeaient entre eux. Il songeait à cette troupe de bohémiens, à ce vieux tsigane dont il n’avait pu voir le visage, à la femme étrange qui l’accompagnait, au singulier regard qu’elle avait jeté sur lui, et il cherchait à rassembler dans son esprit tous les détails de cette rencontre, lorsqu’une détonation se fit entendre à une courte distance.
«Ah! messieurs, en avant!» s’écria Michel Strogoff.
«Tiens! pour un digne négociant qui fuit les coups de feu, se dit Alcide Jolivet, il court bien vite à l’endroit où ils éclatent!»
Et, suivi d’Harry Blount, qui n’était pas homme à rester en arrière, il se précipita sur les pas de Michel Strogoff.
Quelques instants après, tous trois étaient en face du saillant qui abritait le tarentass au tournant du chemin.
Le bouquet de pins allumé par la foudre brûlait encore. La route était déserte. Cependant, Michel Strogoff n’avait pu se tromper. Le bruit d’une arme à feu était bien arrivé jusqu’à lui.
Soudain, un formidable grognement se fit entendre, et une seconde détonation éclata au-delà du talus.
«Un ours! s’écria Michel Strogoff, qui ne pouvait se méprendre à ce grognement. Nadia! Nadia!»
Et, tirant son coutelas de sa ceinture, Michel Strogoff s’élança par un bond formidable et tourna le contrefort derrière lequel la jeune fille avait promis de l’attendre.
Les pins, alors dévorés par les flammes du tronc à la cime, éclairaient largement la scène.
Au moment où Michel Strogoff atteignit le tarentass, une masse énorme recula jusqu’à lui.
C’était un ours de grande taille. La tempête l’avait chassé des bois qui hérissaient ce talus de l’Oural, et il était venu chercher refuge dans cette excavation, sa retraite habituelle, sans doute, que Nadia occupait alors.
Deux des chevaux, effrayés de la présence de l’énorme animal, brisant leurs traits, avaient pris la fuite, et l’iemschik, ne pensant qu’à ses bêtes, oubliant que la jeune fille allait rester seule en présence de l’ours, s’était jeté à leur poursuite.
La courageuse Nadia n’avait pas perdu la tête. L’animal, qui ne l’avait pas vue tout d’abord, s’était attaqué à l’autre cheval de l’attelage, Nadia, quittant alors l’anfractuosité dans laquelle elle s’était blottie, avait couru à la voiture, pris un des revolvers de Michel Strogoff, et, marchant hardiment sur l’ours, elle avait fait feu à bout portant.
L’animal légèrement blessé à l’épaule, s’était retourné contre la jeune fille, qui avait cherché d’abord à l’éviter en tournant autour du tarentass, dont le cheval cherchait à briser ses liens. Mais ces chevaux une fois perdus dans la montagne, c’était tout le voyage compromis. Nadia était donc revenue droit à l’ours, et, avec un sang-froid surprenant, au moment même où les pattes de l’animal allaient s’abattre sur sa tête, elle avait fait feu sur lui une seconde fois.
C’était cette seconde détonation qui venait d’éclater à quelques pas de Michel Strogoff. Mais il était là. D’un bond il se jeta entre l’ours et la jeune fille. Son bras ne fit qu’un seul mouvement de bas en haut, et l’énorme bête, fendue du ventre à la gorge, tomba sur le sol comme une masse inerte.
C’était un beau spécimen de ce fameux coup des chasseurs sibériens, qui tiennent à ne pas endommager cette précieuse fourrure des ours, dont ils tirent un haut prix.
«Tu n’es pas blessée, sœur? dit Michel Strogoff, en se précipitant vers la jeune fille.
– Non, frère», répondit Nadia.
En ce moment apparurent les deux journalistes, Alcide Jolivet se jeta à la tête du cheval, et il faut croire qu’il avait le poignet solide, car il parvint à le contenir. Son compagnon et lui avaient vu la rapide manœuvre de Michel Strogoff.
«Diable! s’écria Alcide Jolivet, pour un simple négociant, monsieur Korpanoff, vous maniez joliment le couteau du chasseur!
– Très joliment même, ajouta Harry Blount.
– En Sibérie, messieurs, répondit Michel Strogoff, nous sommes forcés de faire un peu de tout!»
Alcide Jolivet regarda alors le jeune homme.
Vu en pleine lumière, le couteau sanglant à la main, avec sa haute taille, son air résolu, le pied posé sur le corps de l’ours qu’il venait d’abattre, Michel Strogoff était beau à voir.
«Un rude gaillard!» se dit Alcide Jolivet.
S’avançant alors respectueusement, son chapeau à la main, il vint saluer la jeune fille.
Nadia s’inclina légèrement.
Alcide Jolivet, se tournant alors vers son compagnon:
«La sœur vaut le frère! dit-il. Si j’étais ours, je ne me frotterais pas à ce couple redoutable et charmant!»
Harry Blount, droit comme un piquet, se tenait, chapeau bas, à quelque distance. La désinvolture de son compagnon avait pour effet d’ajouter encore à sa raideur habituelle.
En ce moment reparut l’iemschik, qui était parvenu à rattraper ses deux chevaux. Il jeta tout d’abord un œil de regret sur le magnifique animal, gisant sur le sol, qu’il allait être obligé d’abandonner aux oiseaux de proie, et il s’occupa de réinstaller son attelage.
Michel Strogoff lui fit alors connaître la situation des deux voyageurs et son projet de mettre un des chevaux du tarentass à leur disposition.
«Comme il te plaira, répondit l’iemschik. Seulement, deux voitures au lieu d’une…
– Bon! l’ami, répondit Alcide Jolivet, qui comprit l’insinuation, on te paiera double.
– Va donc, mes tourtereaux!» cria l’iemschik.
Nadia était remontée dans le tarentass, que suivaient à pied Michel Strogoff et ses deux compagnons.
Il était trois heures. La bourrasque, alors dans sa période décroissante, ne se déchaînait plus aussi violemment à travers le défilé, et la route fut remontée rapidement.
Aux premières lueurs de l’aube, le tarentass avait rejoint la télègue, qui était consciencieusement embourbée jusqu’au moyeu de ses roues. On comprenait parfaitement qu’un vigoureux coup de collier de son attelage eût opéré la séparation des deux trains.
Un des chevaux de flanc du tarentass fut attelé à l’aide de cordes à la caisse de la télègue. Les deux journalistes reprirent place sur le banc de leur singulier équipage, et les voitures se mirent aussitôt en mouvement. Du reste, elles n’avaient plus qu’à descendre les pentes de l’Oural, – ce qui n’offrait aucune difficulté.
Six heures après, les deux véhicules, l’un suivant l’autre, arrivaient à Ekaterinbourg, sans qu’aucun incident fâcheux eût marqué la seconde partie de leur voyage.
Le premier individu que les journalistes aperçurent sur la porte de la maison de poste, ce fut leur iemschik, qui semblait les attendre.
Ce digne Russe avait vraiment une bonne figure, et, sans plus d’embarras, l’œil souriant, il s’avança vers ses voyageurs, et, leur tendant la main, il réclama son pourboire.
La vérité oblige à dire que la fureur d’Harry Blount éclata avec une violence toute britannique, et si l’iemschik ne se fût prudemment reculé, un coup de poing, porté suivant toutes les règles de la boxe, lui eût payé son «na vodkou» en pleine figure.
Alcide Jolivet, lui, voyant cette colère, riait à se tordre, et comme il n’avait jamais ri peut-être.
«Mais il a raison, ce pauvre diable! s’écria-t-il. Il est dans son droit, mon cher confrère! Ce n’est pas sa faute si nous n’avons pas trouvé le moyen de le suivre!»
Et tirant quelques kopeks de sa poche:
«Tiens, l’ami, dit-il en les remettant à l’iemschik, empoche! Si tu ne les as pas gagnés, ce n’est pas ta faute!»
Ceci redoubla l’irritation d’Harry Blount, qui voulait s’en prendre au maître de poste et lui faire un procès.
«Un procès, en Russie! s’écria Alcide Jolivet. Mais si les choses n’ont pas changé, confrère, vous n’en verriez pas la fin! Vous ne savez donc pas l’histoire de cette nourrice russe qui réclamait douze mois d’allaitement à la famille de son nourrisson?
– Je ne la sais pas, répondit Harry Blount.
– Alors, vous ne savez pas non plus ce qu’était devenu ce nourrisson, quand fut rendu le jugement qui lui donnait gain de cause?
– Et qu’était-il, s’il vous plaît?
– Colonel des hussards de la garde!»
Et, sur cette réponse, tous d’éclater de rire.
Quant à Alcide Jolivet, enchanté de sa repartie, il tira son carnet de sa poche et y inscrivit en souriant cette note, destinée à figurer au dictionnaire moscovite:
«Télègue, voiture russe à quatre roues, quand elle part, – et à deux roues, quand elle arrive!»
Une provocation.
katerinbourg, géographiquement, est une ville d’Asie, car elle est située au-delà des monts Ourals, sur les dernières pentes orientales de la chaîne. Néanmoins, elle dépend du gouvernement de Perm, et, par conséquent, elle est comprise dans une des grandes divisions de la Russie d’Europe. Cet empiétement administratif doit avoir sa raison d’être. C’est comme un morceau de la Sibérie qui reste entre les mâchoires russes.
Ni Michel Strogoff ni les deux correspondants ne pouvaient être embarrassés de trouver des moyens de locomotion dans une ville aussi considérable, fondée depuis 1723. A Ekaterinbourg, s’élève le premier Hôtel des monnaies de tout l’empire; là est concentrée la direction générale des mines. Cette ville est donc un centre industriel important, dans un pays où abondent les usines métallurgiques et autres exploitations où se lavent le platine et l’or.
A cette époque, la population d’Ekaterinbourg s’était fort accrue. Russes ou Sibériens, menacés par l’invasion tartare, y avaient afflué, après avoir fui les provinces déjà envahies par les hordes de Féofar-Khan, et principalement le pays kirghis, qui s’étend dans le sud-ouest de l’Irtyche jusqu’aux frontières du Turkestan.
Si donc les moyens de locomotion avaient dû être rares pour atteindre Ekaterinbourg, ils abondaient, au contraire, pour quitter cette ville. Dans les conjonctures actuelles, les voyageurs se souciaient peu, en effet, de s’aventurer sur les routes sibériennes.
De ce concours de circonstances, il résulta qu’Harry Blount et Alcide Jolivet trouvèrent facilement à remplacer par une télègue complète la fameuse demi-télègue qui les avait transportés tant bien que mal à Ekaterinbourg. Quant à Michel Strogoff le tarentass lui appartenait, il n’avait pas trop souffert du voyage a travers les monts d’Ourals, et il suffisait d’y atteler trois bons chevaux pour l’entraîner rapidement sur la route d’Irkoutsk.
Jusqu’à Tioumen et même jusqu’à Novo-Zaimskoë, cette route devait être assez accidentée, car elle se développait encore sur ces capricieuses ondulations du sol qui donnent naissance aux premières pentes de l’Oural. Mais, après l’étape de Novo-Zaimskoë, commençait l’immense steppe, qui s’étend jusqu’aux approches de Krasnoiarsk, sur un espace de dix-sept cents verstes environ (1815 kilomètres).
C’était à Ichim, on le sait, que les deux correspondants avaient l’intention de se rendre, c’est-à-dire à six cent trente verstes d’Ekaterinbourg. Là, ils devaient prendre conseil des événements, puis se diriger à travers les régions envahies, soit ensemble, soit séparément, suivant que leur instinct de chasseurs les jetterait sur une piste ou sur une autre.
Or, cette route d’Ekaterinbourg à Ichim – qui se dirige vers Irkoutsk – était la seule que pût prendre Michel Strogoff. Seulement, lui qui ne courait pas après les nouvelles, et qui aurait voulu éviter, au contraire, le pays dévasté par les envahisseurs, il était bien résolu à ne s’arrêter nulle part.
«Messieurs, dit-il donc à ses nouveaux compagnons, je serai très satisfait de faire avec vous une partie de mon voyage, mais je dois vous prévenir que je suis extrêmement pressé d’arriver à Omsk, car ma sœur et moi nous y allons rejoindre notre mère. Qui sait même si nous arriverons avant que les Tartares aient envahi la ville! Je ne m’arrêterai donc aux relais que le temps de changer de chevaux, et je voyagerai jour et nuit!
– Nous comptons bien en agir ainsi, répondit Harry Blount.
– Soit, reprit Michel Strogoff, mais ne perdez pas un instant. Louez ou achetez une voiture dont…
– Dont l’arrière-train, ajouta Alcide Jolivet, veuille bien arriver en même temps que l’avant-train à Ichim.»
Une demi-heure après, le diligent français avait trouvé, facilement d’ailleurs, un tarentass, à peu près semblable à celui de Michel Strogoff, et dans lequel son compagnon et lui s’installèrent aussitôt.
Michel Strogoff et Nadia reprirent place dans leur véhicule, et, à midi, les deux attelages quittèrent de conserve la ville d’Ekaterinbourg.
Nadia était enfin en Sibérie et sur cette longue route qui conduit à Irkoutsk. Quelles devaient être alors les pensées de la jeune Livonienne? Trois rapides chevaux l’emportaient à travers cette terre de l’exil, où son père était condamné à vivre, longtemps peut-être, et si loin de son pays natal! Mais c’était à peine si elle voyait se dérouler devant ses yeux ces longues steppes, qui, un instant, lui avaient été fermées, car son regard allait plus loin que l’horizon, derrière lequel il cherchait le visage de l’exilé! Elle n’observait rien du pays qu’elle traversait avec cette vitesse de quinze verstes à l’heure, rien de ces contrées de la Sibérie occidentale, si différentes des contrées de l’est. Ici, en effet, peu de champs cultivés, un sol pauvre, au moins à sa surface, car, dans ses entrailles, il recèle abondamment le fer, le cuivre, le platine et l’or. Aussi partout des exploitations industrielles, mais rarement des établissements agricoles. Comment trouverait-on des bras pour cultiver la terre, ensemencer les champs, récolter les moissons, lorsqu’il est plus productif de fouiller le sol à coups de mine, à coups de pic? Ici, le paysan a fait place au mineur. La pioche est partout, la bêche nulle part.
Cependant, la pensée de Nadia abandonnait quelquefois les lointaines provinces du lac Baïkal, et se reportait alors à sa situation présente. L’image de son père s’effaçait un peu, et elle revoyait son généreux compagnon, tout d’abord sur le chemin de fer de Wladimir, où quelque providentiel dessein le lui avait fait rencontrer pour la première fois. Elle se rappelait ses attentions pendant le voyage, son arrivée à la maison de police de Nijni-Novgorod, la cordiale simplicité avec laquelle il lui avait parlé en l’appelant du nom de sœur, son empressement près d’elle pendant la descente du Volga, enfin tout ce qu’il avait fait, dans cette terrible nuit d’orage à travers les monts Ourals, pour défendre sa vie au péril de la sienne!
Nadia songeait donc à Michel Strogoff. Elle remerciait Dieu d’avoir placé à point sur sa route ce vaillant protecteur, cet ami généreux et discret. Elle se sentait en sûreté près de lui, sous sa garde. Un vrai frère n’eût pu mieux faire! Elle ne redoutait plus aucun obstacle, elle se croyait maintenant certaine d’atteindre son but..
Quant à Michel Strogoff, il parlait peu et réfléchissait beaucoup. Il remerciait Dieu de son côté de lui avoir donné dans cette rencontre de Nadia, en même temps que le moyen de dissimuler sa véritable individualité, une bonne action à faire. L’intrépidité calme de la jeune fille était pour plaire à son âme vaillante. Que n’était-elle sa sœur en effet? Il éprouvait autant de respect que d’affection pour sa belle et héroïque compagne. Il sentait que c’était là un de ces cœurs purs et rares sur lesquels on peut compter.
Cependant, depuis qu’il foulait le sol sibérien, les vrais dangers commençaient pour Michel Strogoff. Si les deux journalistes ne se trompaient pas, si Ivan Ogareff avait passé la frontière, il fallait agir avec la plus extrême circonspection, Les circonstances étaient maintenant changées, car les espions tartares devaient fourmiller dans les provinces sibériennes. Son incognito dévoilé, sa qualité de courrier du czar reconnue, c’en était fait de sa mission, de sa vie peut-être! Michel Strogoff sentit plus lourdement alors le poids de la responsabilité qui pesait sur lui.
Pendant que les choses étaient ainsi dans la première voiture, que se passait-il dans la seconde? Rien que de fort ordinaire. Alcide Jolivet parlait par phrases, Harry Blount répondait par monosyllabes. Chacun envisageait les choses à sa façon et prenait des notes sur les quelques incidents du voyage, – incidents qui furent d’ailleurs peu variés pendant cette traversée des premières provinces de la Sibérie occidentale.
A chaque relais, les deux correspondants descendaient et se retrouvaient avec Michel Strogoff. Lorsque aucun repas ne devait être pris dans la maison de poste. Nadia ne quittait pas le tarentass, Lorsqu’il fallait déjeuner ou dîner, elle venait s’asseoir à table; mais, toujours très réservée, elle ne se mêlait que fort peu à la conversation.
Alcide Jolivet, sans jamais sortir d’ailleurs des bornes d’une parfaite convenance, ne laissait pas d’être empressé près de la jeune Livonienne, qu’il trouvait charmante. Il admirait l’énergie silencieuse qu’elle montrait au milieu des fatigues d’un voyage fait dans de si dures conditions.
Ces temps d’arrêts forcés ne plaisaient que médiocrement à Michel Strogoff. Aussi pressait-il le départ à chaque relais, excitant les maîtres de poste, stimulant les iemschiks, hâtant l’attellement des tarentass. Puis, le repas rapidement terminé – trop rapidement toujours au gré d’Harry Blount, qui était un mangeur méthodique – on partait, et les journalistes, eux aussi, étaient menés comme des aigles, car ils payaient princièrement, et, ainsi que disait Alcide Jolivet, «en aigles de Russie1».
Il va sans dire qu’Harry Blount ne faisait aucuns frais vis-à-vis de la jeune fille. C’était un des rares sujets de conversation sur lesquels il ne cherchait pas à discuter avec son compagnon. Cet honorable gentleman n’avait pas pour habitude de faire deux choses à la fois.
Et Alcide Jolivet lui ayant demandé, une fois, quel pouvait être l’âge de la jeune Livonienne:
«Quelle jeune Livonienne? répondit-il le plus sérieusement du monde, en fermant à demi les yeux.
– Eh parbleu! la sœur de Nicolas Korpanoff!
– C’est sa sœur?
– Non, sa grand-mère! répliqua Alcide Jolivet, démonté par tant d’indifférence, – Quel âge lui donnez-vous?
– Si je l’avais vue naître, je le saurais!» répondit simplement Harry Blount, en homme qui ne voulait pas s’engager.
Le pays alors parcouru par les deux tarentass était presque désert. Le temps était assez beau, le ciel couvert à demi, la température plus supportable. Avec des véhicules mieux suspendus, les voyageurs n’auraient pas eu à se plaindre du voyage. Ils allaient comme vont les berlines de poste en Russie, c’est-à-dire avec une vitesse merveilleuse.
Mais si le pays semblait abandonné, cet abandon tenait aux circonstances actuelles. Dans les champs, peu ou pas de ces paysans sibériens, à figure pâle et grave, qu’une célèbre voyageuse a justement comparés aux Castillans, moins la morgue. Çà et là, quelques villages déjà évacués, ce qui indiquait l’approche des troupes tartares. Les habitants, emmenant leurs troupeaux de moutons, leurs chameaux, leurs chevaux, s’étaient réfugiés dans les plaines du Nord. Quelques tribus de la grande horde des Kirghis nomades, restées fidèles, avaient aussi transporté leurs tentes au-delà de l’Irtyche ou de l’Obi, pour échapper aux déprédations des envahisseurs.
Fort heureusement, le service de la poste se faisait toujours régulièrement. De même, le service du télégraphe, jusqu’aux points que raccordait encore le fil. A chaque relais, les maîtres de poste fournissaient les chevaux dans les conditions réglementaires. A chaque station aussi, les employés, assis à leur guichet, transmettaient les dépêches qui leur étaient confiées, ne les retardant que pour les télégrammes de l’État. Aussi Harry Blount et Alcide Jolivet en usaient-ils largement.
Ainsi donc, jusqu’ici, le voyage de Michel Strogoff s’accomplissait dans des conditions satisfaisantes. Le courrier du czar n’avait éprouvé aucun retard, et, s’il parvenait à tourner la pointe faite en avant de Krasnoiarsk par les Tartares de Féofar-Khan, il était certain d’arriver avant eux à Irkoutsk et dans le minimum de temps obtenu jusqu’alors.
Le lendemain du jour où les deux tarentass avaient quitté Ekaterinbourg, ils atteignaient la petite ville de Toulouguisk, à sept heures du matin, après avoir franchi une distance de deux cent vingt verstes, sans incident digne d’être relaté.
Là, une demi-heure fut consacrée au déjeuner. Cela fait, les voyageurs repartirent avec une vitesse que la promesse d’un certain nombre de kopeks rendait seule explicable.
Le même jour, 22 juillet, à une heure du soir, les deux tarentass arrivaient, soixante verstes plus loin, à Tioumen.
Tioumen, dont la population normale est de dix mille habitants, en comptait alors le double. Cette ville, premier centre industriel que les Russes créèrent en Sibérie, dont on remarque les belles usines métallurgiques et la fonderie de cloches, n’avait jamais présenté une telle animation.
Les deux correspondants allèrent aussitôt aux nouvelles. Celles que les fugitifs sibériens apportaient du théâtre de la guerre n’étaient pas rassurantes.
On disait, entre autres choses, que l’armée de Féofar-Khan s’approchait rapidement de la vallée de l’Ichim, et l’on confirmait que le chef tartare allait être bientôt rejoint par le colonel Ivan Ogareff, s’il ne l’était déjà. D’où cette conclusion naturelle que les opérations seraient alors poussées dans l’est de la Sibérie avec la plus grande activité.
Quant aux troupes russes, il avait fallu les appeler principalement des provinces européennes de la Russie, et, étant encore assez éloignées, elles ne pouvaient s’opposer à l’invasion. Cependant, les Cosaques du gouvernement de Tobolsk se dirigeaient à marche forcée sur Tomsk, dans l’espoir de couper les colonnes tartares.
A huit heures du soir, soixante-quinze verstes de plus avaient été dévorées par les deux tarentass, et ils arrivaient à Yaloutorowsk.
On relaya rapidement, et, au sortir de la ville, la rivière Tobol fut passée dans un bac. Son cours, très paisible, rendit facile cette opération, qui devait se renouveler plus d’une fois sur le parcours, et probablement dans des conditions moins favorables.
A minuit, cinquante-cinq verstes au-delà (58 kilomètres et demi), le bourg de Novo-Saimsk était atteint, et les voyageurs laissaient enfin derrière eux ce sol légèrement accidenté par des coteaux couverts d’arbres, dernières racines des montagnes de l’Oural.
Ici commençait véritablement ce qu’on appelle la steppe sibérienne, qui se prolonge jusqu’aux environs de Krasnoiarsk. C’était la plaine sans limites, une sorte de vaste désert herbeux, à la circonférence duquel venaient se confondre la terre et le ciel sur une courbe qu’on eût dit nettement tracée au compas. Cette steppe ne présentait aux regards d’autre saillie que le profil des poteaux télégraphiques disposés sur chaque côté de la route, et dont les fils vibraient sous la brise comme des cordes de harpe. La route elle-même ne se distinguait du reste de la plaine que par la fine poussière qui s’enlevait sous la roue des tarentass. Sans ce ruban blanchâtre, qui se déroulait à perte de vue, on eût pu se croire au désert.
Michel Strogoff et ses compagnons se lancèrent avec une vitesse plus grande encore à travers la steppe. Les chevaux, excités par l’iemschik et qu’aucun obstacle ne pouvait retarder, dévoraient l’espace. Les tarentass couraient directement sur Ichim, là où les deux correspondants devaient s’arrêter, si aucun événement ne venait modifier leur itinéraire.
Deux cents verstes environ séparent Novo-Saimsk de la ville d’Ichim, et le lendemain, avant huit heures du soir, elles devaient et pouvaient être franchies, à la condition de ne pas perdre un instant. Dans la pensée des iemschiks, si les voyageurs n’étaient pas de grands seigneurs ou de hauts fonctionnaires, ils étaient dignes de l’être, ne fût-ce que par leur générosité dans le règlement des pourboires.
Le lendemain, 23 juillet, en effet, les deux tarentass n’étaient plus qu’à trente verstes d’Ichim.
En ce moment, Michel Strogoff aperçut sur la route, et à peine visible au milieu des volutes de poussière, une voiture qui précédait la sienne. Comme ses chevaux, moins fatigués, couraient avec une rapidité plus grande, il ne devait pas tarder à l’atteindre.
Ce n’était ni un tarentass, ni une télègue, mais une berline de poste, toute poudreuse, et qui devait avoir déjà fait un long voyage. Le postillon frappait son attelage à tour de bras et ne le maintenait au galop qu’à force d’injures et de coups. Cette berline n’était certainement pas passée par Novo-Saimsk, et elle n’avait dû rejoindre la route d’Irkoutsk que par quelque route perdue de la steppe.
Michel Strogoff et ses compagnons, en voyant cette berline qui courait sur Ichim, n’eurent qu’une même pensée, la devancer et arriver avant elle au relais, afin de s’assurer avant tout des chevaux disponibles. Ils dirent donc un mot à leurs iemschiks, qui se trouvèrent bientôt en ligne avec l’attelage surmené de la berline.
Ce fut Michel Strogoff qui arriva le premier.
A ce moment, une tête parut à la portière de la berline.
Michel Strogoff eut à peine le temps de l’observer. Cependant, si vite qu’il passât, il entendit très distinctement ce mot, prononcé d’une voix impérieuse, qui lui fut adressé:
«Arrêtez!»
On ne s’arrêta pas. Au contraire, et la berline fut bientôt devancée par les deux tarentass.
Ce fut alors une course de vitesse, car l’attelage de la berline, excité sans doute par la présence et l’allure des chevaux qui le dépassaient, retrouva des forces pour se maintenir pendant quelques minutes. Les trois voitures avaient disparu dans un nuage de poussière. De ces nuages blanchâtres s’échappaient, comme une pétarade, des claquements de fouet, mêlés de cris d’excitation et d’interjections de colère.
Néanmoins, l’avantage resta à Michel Strogoff et à ses compagnons, – avantage qui pouvait être très important, si le relais était peu fourni de chevaux. Deux voitures à atteler, c’était peut-être plus que ne pourrait faire le maître de poste, du moins dans un court délai.
Une demi-heure après, la berline, restée en arrière, n’était plus qu’un point à peine visible à l’horizon de la steppe.
Il était huit heures du soir, lorsque les deux tarentass arrivèrent au relais de poste, à l’entrée d’Ichim.
Les nouvelles de l’invasion étaient de plus en plus mauvaises. La ville était directement menacée par l’avant-garde des colonnes tartares, et, depuis deux jours, les autorités avaient dû se replier sur Tobolsk. Ichim n’avait plus ni un fonctionnaire ni un soldat.
Michel Strogoff, arrivé au relais, demanda immédiatement des chevaux pour lui.
Il avait été bien avisé de devancer la berline. Trois chevaux seulement étaient en état d’être immédiatement attelés. Les autres rentraient fatigués de quelque longue étape.
Le maître de poste donna l’ordre d’atteler.
Quant aux deux correspondants, auxquels il parut bon de s’arrêter à Ichim, ils n’avaient pas à se préoccuper d’un moyen de transport immédiat, et ils firent remiser leur voiture.
Dix minutes après son arrivée au relais, Michel Strogoff fut prévenu que son tarentass était prêt à partir.
«Bien», répondit-il.
Puis, allant aux deux journalistes:
«Maintenant, messieurs, puisque vous restez a Ichim, le moment est venu de nous séparer.
– Quoi, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, ne resterez-vous pas même une heure à Ichim?
– Non, monsieur, et je désire même avoir quitté la maison de poste avant l’arrivée de cette berline que nous avons devancée.
– Craignez-vous donc que ce voyageur ne cherche à vous disputer les chevaux du relais?
– Je tiens surtout à éviter toute difficulté.
– Alors, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, il ne nous reste plus qu’à vous remercier encore une fois du service que vous nous avez rendu et du plaisir que nous avons eu à voyager en votre compagnie.
– Il est possible, d’ailleurs, que nous nous retrouvions dans quelques jours à Omsk, ajouta Harry Blount.
– C’est possible, en effet, répondit Michel Strogoff, puisque j’y vais directement.
– Eh bien, bon voyage, monsieur Korpanoff, dit alors Alcide Jolivet, et Dieu vous garde des télègues.»
Les deux correspondants tendaient la main à Michel Strogoff avec l’intention de la lui serrer le plus cordialement possible, lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre au-dehors.
Presque aussitôt, la porte de la maison de poste s’ouvrit brusquement, et un homme parut.
C’était le voyageur de la berline, un individu à tournure militaire, âgé d’une quarantaine d’années, grand, robuste, tête forte, épaules larges, épaisses moustaches se raccordant avec ses favoris roux. Il portait un uniforme sans insignes. Un sabre de cavalerie traînait à sa ceinture, et il tenait à la main un fouet à manche court.
«Des chevaux, demanda-t-il avec l’air impérieux d’un homme habitué à commander.
– Je n’ai plus de chevaux disponibles, répondit le maître de poste, en s’inclinant.
– Il m’en faut à l’instant.
– C’est impossible.
– Quels sont donc ces chevaux qui viennent d’être attelés au tarentass que j’ai vu à la porte du relais?
– Ils appartiennent à ce voyageur, répondit le maître de poste en montrant Michel Strogoff.
– Qu’on les dételle!…» dit le voyageur d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Michel Strogoff s’avança alors.
«Ces chevaux sont retenus par moi, dit-il.
– Peu m’importe! Il me les faut. Allons! Vivement! Je n’ai pas de temps à perdre!
– Je n’ai pas de temps à perdre non plus», répondit Michel Strogoff, qui voulait être calme et se contenait non sans peine.
Nadia était près de lui, calme aussi, mais secrètement inquiète d’une scène qu’il eût mieux valu éviter.
«Assez!» répéta le voyageur.
Puis, allant au maître de poste:
«Qu’on dételle ce tarentass, s’écria-t-il avec un geste de menace, et que les chevaux soient mis à ma berline!»
Le maître de poste, très embarrassé, ne savait à qui obéir, et il regardait Michel Strogoff, dont c’était évidemment le droit de résister aux injustes exigences du voyageur.
Michel Strogoff hésita un instant. Il ne voulait pas faire usage de son podaroshna, qui eût attiré l’attention sur lui, il ne voulait pas non plus, en cédant les chevaux, retarder son voyage, et, cependant, il ne voulait pas engager une lutte qui eût pu compromettre sa mission.
Les deux journalistes le regardaient, prêts d’ailleurs à le soutenir, s’il faisait appel à eux.
«Mes chevaux resteront à ma voiture», dit Michel Strogoff, mais sans élever le ton plus qu’il ne convenait à un simple marchand d’Irkoutsk.
Le voyageur s’avança alors vers Michel Strogoff, et lui posant rudement la main sur l’épaule:
«C’est comme cela! dit-il d’une voix éclatante. Tu ne veux pas me céder tes chevaux?
– Non, répondit Michel Strogoff.
– Eh bien, ils seront à celui de nous deux qui va pouvoir repartir! Défends-toi, car je ne te ménagerai pas!»
Et, en parlant ainsi, le voyageur tira vivement son sabre du fourreau et se mit en garde.
Nadia s’était jetée devant Michel Strogoff.
Harry Blount et Alcide Jolivet s’avancèrent vers lui.
«Je ne me battrai pas, dit simplement Michel Strogoff, qui, pour mieux se contenir, croisa ses bras sur sa poitrine.
– Tu ne te battras pas?
– Non.
– Même après ceci?», s’écria le voyageur.
Et, avant qu’on eût pu le retenir, le manche de son fouet frappa l’épaule de Michel Strogoff.
A cette insulte, Michel Strogoff pâlit affreusement. Ses mains se levèrent toutes ouvertes, comme si elles allaient brayer ce brutal personnage. Mais, par un suprême effort, il parvint à se maîtriser. Un duel, c’était plus qu’un retard, c’était peut-être sa mission manquée!… Mieux valait perdre quelques heures!… Oui! mais dévorer cet affront!
«Te battras-tu, maintenant, lâche? répéta le voyageur, en ajoutant la grossièreté à la brutalité.
– Non! répondit Michel Strogoff, qui ne bougea pas, mais qui regarda le voyageur les yeux dans les yeux.
– Les chevaux, et à l’instant!» dit alors celui-ci.
Et il sortit de la salle.
Le maître de poste le suivit aussitôt, non sans avoir haussé les épaules, après avoir examiné Michel Strogoff d’un air peu approbateur.
L’effet produit sur les journalistes par cet incident ne pouvait pas être à l’avantage de Michel Strogoff. Leur déconvenue était visible. Ce robuste jeune homme se laisser frapper ainsi et ne pas demander raison d’une pareille insulte! Ils se contentèrent donc de le saluer et se retirèrent. Alcide Jolivet disant à Harry Blount:
«Je n’aurais pas cru cela d’un homme qui découd si proprement les ours de l’Oural! Serait-il donc vrai que le courage ainsi heures et ses formes? C’est à n’y rien comprendre! Après cela, il nous manque peut-être, à nous autres, d’avoir jamais été serfs!»
Un instant après, un bruit de roues et le claquement d’un fouet indiquaient que la berline, attelée des chevaux du tarentass, quittait rapidement la maison de poste.
Nadia, impassible, Michel Strogoff, encore frémissant, restèrent seuls dans la salle du relais.
Le courrier du czar, les bras toujours croisés sur sa poitrine, s’était assis. On eût dit une statue. Toutefois, une rougeur, qui ne devait pas être la rougeur de la honte, avait remplacé la pâleur sur son mâle visage.
Nadia ne doutait pas que de formidables raisons eussent pu seules faire dévorer à un tel homme une telle humiliation.
Donc, allant à lui, comme il était venu à elle à la maison de police de Nijni-Novgorod:
«Ta main, frère!» dit-elle.
Et, en même temps, son doigt, par un geste quasi maternel, essuya une larme qui allait jaillir de l’œil de son compagnon.
Au-dessus de tout le devoir.
adia avait deviné qu’un mobile secret dirigeait tous les actes de Michel Strogoff, que celui-ci, pour quelque raison inconnue d’elle, ne s’appartenait pas, qu’il n’avait pas le droit de disposer de sa personne, et que, dans cette circonstance, il venait d’immoler héroïquement au devoir jusqu’au ressentiment d’une mortelle injure.
Nadia ne demanda, d’ailleurs, aucune explication à Michel Strogoff. La main qu’elle lui avait tendue ne répondait-elle pas d’avance à tout ce qu’il eût pu lui dire?
Michel Strogoff demeura muet pendant toute cette soirée. Le maître de poste ne pouvant plus fournir de chevaux frais que le lendemain matin, c’était une nuit entière à passer au relais. Nadia dut donc en profiter pour prendre quelque repos, et une chambre fut préparée pour elle.
La jeune fille eût préféré, sans doute, ne pas quitter son compagnon, mais elle sentait qu’il avait besoin d’être seul, et elle se disposa à gagner la chambre qui lui était destinée.
Cependant, au moment où elle allait se retirer, elle ne put s’empêcher de lui dire adieu.
«Frère…» murmura-t-elle.
Mais Michel Strogoff ne se coucha pas. Il n’aurait pu dormir, même une heure. A cette place que le fouet du brutal voyageur avait touchée, il ressentait comme une brûlure.
«Pour là patrie et pour le Père!» murmura-t-il enfin en terminant sa prière du soir.
Toutefois, il éprouva alors un insurmontable besoin de savoir quel était cet homme qui l’avait frappé, d’où il venait, où il allait. Quant à sa figure, les traits en étaient si bien gravés dans sa mémoire, qu’il ne pouvait craindre de les oublier jamais.
Michel Strogoff fit demander le maître de poste.
Celui-ci, un Sibérien de vieille roche, vint aussitôt, et, regardant le jeune homme d’un peu haut, il attendit d’être interrogé.
«Tu es du pays? lui demanda Michel Strogoff.
– Oui.
– Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux?
– Non.
– Tu ne l’as jamais vu?
– Jamais!
– Qui crois-tu que soit cet homme?
– Un seigneur qui sait se faire obéir!»
Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans le cœur du Sibérien, mais la paupière du maître de poste ne se baissa pas.
«Tu te permets de me juger! s’écria Michel Strogoff.
– Oui, répondit le Sibérien, car il est des choses qu’un simple marchand lui-même ne reçoit pas sans les rendre!
– Les coups de fouet?
– Les coups de fouet, jeune homme! Je suis d’âge et de force à te le dire!»
Michel Strogoff s’approcha du maître de poste et lui posa ses deux puissantes mains sur les épaules.
Puis, d’une voix singulièrement calme:
«Va-t’en, mon ami, lui dit-il, va-t’en! Je te tuerais!»
Le maître de poste, cette fois, avait compris.
«Je l’aime mieux comme ça», murmura-t-il.
Et il se retira sans ajouter un mot.
Le lendemain, 24 juillet, à huit heures du matin, le tarentass était attelé de trois vigoureux chevaux. Michel Strogoff et Nadia y prirent place, et Ichim, dont tous les deux devaient garder un si terrible souvenir, eut bientôt disparu derrière un coude de la route.
Aux divers relais où il s’arrêta pendant cette journée, Michel Strogoff put constater que la berline le précédait toujours sur la route d’Irkoutsk, et que le voyageur, aussi pressé que lui, ne perdait pas un instant en traversant la steppe.
A quatre heures du soir, soixante-quinze verstes plus loin, à la station d’Abatskaia, la rivière d’Ichim, l’un des principaux affluents de l’Irtyche, dut être franchie.
Ce passage fut un peu plus difficile que celui du Tobol. En effet, le courant de l’Ichim était assez rapide en cet endroit. Pendant l’hiver sibérien, tous ces cours d’eau de la steppe, gelés sur une épaisseur de plusieurs pieds, sont aisément praticables, et le voyageur les traverse même sans s’en apercevoir, car leur lit a disparu sous l’immense nappe blanche qui recouvre uniformément la steppe, mais, en été, les difficultés peuvent être grandes à les franchir.
En effet, deux heures furent employées au passage de l’Ichim, – ce qui exaspéra Michel Strogoff, d’autant plus que les bateliers lui donnèrent d’inquiétantes nouvelles de l’invasion tartare.
Voici ce qui se disait:
Quelques éclaireurs de Féofar-Khan auraient déjà paru sur les deux rives de l’Ichim inférieur, dans les contrées méridionales du gouvernement de Tobolsk. Omsk était très menace. On parlait d’un engagement qui avait eu lieu entre les troupes sibériennes et tartares sur la frontière des grandes hordes kirghises, – engagement qui n’avait pas été à l’avantage des Russes, trop faibles sur ce point. De là, repliement de ces troupes, et, par suite, émigration générale des paysans de la province. On racontait d’horribles atrocités commises par les envahisseurs, pillage, vol, incendie, meurtres. C’était le système de la guerre à la tartare. On fuyait donc de tous côtés l’avant-garde de Féofar-Khan, Aussi, devant ce dépeuplement des bourgs et des hameaux, la plus grande crainte de Michel Strogoff était-elle que les moyens de transport ne vinssent à lui manquer. Il avait donc une hâte extrême d’arriver à Omsk. Peut-être, au sortir de cette ville, pourrait-il prendre l’avance sur les éclaireurs tartares qui descendaient la vallée de l’Irtyche, et retrouver la route libre jusqu’à Irkoutsk.
C’est à cet endroit même, où le tarentass venait de franchir le fleuve, que se termine ce qu’on appelle en langage militaire la «chaîne d’Ichim», chaîne de tours ou de fortins en bois, qui s’étend depuis la frontière sud de la Sibérie sur un espace de quatre cents verstes environ (427 kilomètres). Autrefois, ces fortins étaient occupés par des détachements de Cosaques, et ils protégeaient la contrée aussi bien contre les Kirghis que contre les Tartares. Mais, abandonnés, depuis que le gouvernement moscovite croyait ces hordes réduites à une soumission absolue, ils ne pouvaient plus servir, précisément alors qu’ils auraient été utiles. La plupart de ces fortins venaient d’être réduits en cendres, et quelques fumées que les bateliers montrèrent à Michel Strogoff, tourbillonnant au-dessus de l’horizon méridional, témoignaient de l’approche de l’avant-garde tartare.
Il était sept heures du soir. Le temps était très couvert. Aussi, a plusieurs reprises, tomba-t-il une pluie d’orage, qui eut pour résultat d’abattre la poussière et de rendre les chemins meilleurs.
Michel Strogoff, depuis le relais d’Ichim, était demeure taciturne. Cependant il était toujours attentif à préserver Nadia des fatigues de cette course sans trêve ni repos, mais la jeune fille ne se plaignait pas. Elle eût voulu donner des ailes aux chevaux du tarentass. Quelque chose lui criait que son compagnon avait plus de hâte encore qu’elle-même d’arriver à Irkoutsk, et combien de verstes les en séparaient encore!
Il lui vint aussi à la pensée que si Omsk était envahie par les Tartares, la mère de Michel Strogoff, qui habitait cette ville, courrait des dangers dont son fils devait extrêmement s’inquiéter, et que cela suffisait à expliquer son impatience d’arriver près d’elle.
Nadia crut donc, à un certain moment, devoir lui parler de la vieille Marfa, de l’isolement où elle pourrait se trouver au milieu de ces graves événements.
«Tu n’as reçu aucune nouvelle de ta mère depuis le début de l’invasion? lui demanda-t-elle.
– Aucune, Nadia. La dernière lettre que ma mère m’a écrite date déjà de deux mois, mais elle m’apportait de bonnes nouvelles. Marfa est une femme énergique, une vaillante Sibérienne. Malgré son âge, elle a conservé toute sa force morale. Elle sait souffrir.
– J’irai la voir, frère, dit Nadia vivement. Puisque tu me donnes ce nom de sœur, je suis la fille de Marfa!»
Et, comme Michel Strogoff ne répondait pas:
«Peut-être, ajouta-t-elle, ta mère a-t-elle pu quitter Omsk?
– Cela est possible, Nadia, répondit Michel Strogoff, et même j’espère qu’elle aura gagné Tobolsk. La vieille Marfa a la haine du Tartare. Elle connaît la steppe, elle n’a pas peur, et je souhaite qu’elle ait pris son bâton, et redescendu les rives de l’Irtyche. Il n’y a pas un endroit de la province qui ne soit connu d’elle. Combien de fois a-t-elle parcouru tout le pays avec le vieux père, et combien de fois, moi-même enfant, les ai-je suivis dans leurs courses à travers le désert sibérien! Oui, Nadia, j’espère que ma mère aura quitté Omsk!
– Et quand la verras-tu?
– Je la verrai… au retour.
– Cependant, si ta mère est à Omsk, tu prendras bien une heure pour aller l’embrasser?
– Je n’irai pas l’embrasser!
– Tu ne la verras pas?
– Non, Nadia…! répondit Michel Strogoff, dont la poitrine se gonflait et qui comprenait qu’il ne pourrait continuer de répondre aux questions de la jeune fille.
– Tu dis: non! Ah! frère, pour quelles raisons, si ta mère est à Omsk, peux-tu refuser de la voir?
– Pour quelles raisons, Nadia! Tu me demandes pour quelles raisons! s’écria Michel Strogoff d’une voix si profondément altérée que la jeune fille en tressaillit. Mais pour les raisons qui m’ont fait patient jusqu’à la lâcheté avec le misérable dont…»
Il ne put achever sa phrase.
«Calme-toi, frère, dit Nadia de sa voix la plus douce. Je ne sais qu’une chose, ou plutôt je ne la sais pas, je la sens! C’est qu’un sentiment domine maintenant toute ta conduite: celui d’un devoir plus sacré, s’il en peut être un, que celui qui lie le fils à la mère!»
Nadia se tut, et, de ce moment, elle évita tout sujet de conversation qui pût se rapporter à la situation particulière de Michel Strogoff. Il y avait là quelque secret à respecter. Elle le respecta.
Le lendemain, 25 juillet, à trois heures du matin, le tarentass arrivait au relais de poste de Tioukalinsk, après avoir franchi une distance de cent vingt verstes depuis le passage de l’Ichim.
On relaya rapidement. Cependant, et pour la première fois, l’iemschik fit quelques difficultés pour partir, affirmant que des détachements tartares battaient la steppe, et que voyageurs, chevaux et voitures seraient de bonne prise pour ces pillards.
Michel Strogoff ne triompha du mauvais vouloir de l’iemschik qu’à prix d’argent, car, en cette circonstance comme en plusieurs autres, il ne voulut pas faire usage de son podaroshana. Le dernier ukase, transmis par le fil télégraphique, était connu dans les provinces sibériennes. et un Russe, par cela même qu’il était spécialement dispensé d’obéir à ses prescriptions, se fût certainement signalé à l’attention publique, – ce que le courrier du czar devait par-dessus tout éviter. Quant aux hésitations de l’iemschik, peut-être le drôle spéculait-il sur l’impatience du voyageur? Peut-être aussi avait-il réellement raison de craindre quelque mauvaise aventure?
Enfin, le tarentas partit, et fit si bien diligence qu’à trois heures du soir, quatre-vingts verstes plus loin, il atteignait Koulatsinskoë. Puis, une heure après, il se trouvait sur les bords de l’Irtyche. Omsk n’était plus qu’à une vingtaine de verstes.
C’est un large fleuve que l’Irtyche, et l’une des principales artères sibériennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l’Asie. Né sur les monts Altaï, il se dirige obliquement du sud-est au nord-ouest et va se jeter dans l’Obi, après un parcours de près de sept mille verstes.
A cette époque de l’année, qui est celle de la crue des rivières de tout le bassin sibérien, le niveau des eaux de l’Irtyche était excessivement élevé. Par suite, le courant, violemment établi, presque torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve. Un nageur, si bon qu’il fût, n’aurait pu le franchir, et, même au moyen d’un bac, cette traversée de l’Irtyche n’était pas sans offrir quelque danger.
Mais ces dangers, comme tous autres, ne pouvaient arrêter, même un instant, Michel Strogoff et Nadia, décidés à les braver, quels qu’ils fussent.
Cependant, Michel Strogoff proposa à sa jeune compagne d’opérer d’abord lui-même le passage du fleuve, en s’embarquant dans le bac chargé du tarentass et de l’attelage, car il craignait que le poids de ce chargement ne rendît le bac moins sûr. Après avoir déposé chevaux et voiture sur l’autre rive, il reviendrait prendre Nadia.
Nadia refusa. C’eût été un retard d’une heure, et elle ne voulait pas, pour sa seule sûreté, être la cause d’un retard.
L’embarquement se fit non sans peine, car les berges étaient en partie inondées, et le bac ne pouvait pas les accoster d’assez près.
Toutefois, après une demi-heure d’efforts, le batelier eut installé dans le bac le tarentass et les trois chevaux. Michel Strogoff, Nadia et l’iemschik s’y embarquèrent alors, et l’on déborda.
Pendant les premières minutes, tout alla bien. Le courant de l’Irtyche, brisé en amont par une longue pointe de la rive, formait un remous que le bac traversa facilement. Les deux bateliers poussaient avec de longues gaffes qu’ils maniaient très adroitement; mais, à mesure qu’ils gagnaient le large, le fond du lit du fleuve s’abaissant, il ne leur resta bientôt presque plus de bout pour y appuyer leur épaule. L’extrémité des gaffes ne dépassait pas d’un pied la surface des eaux, – ce qui en rendait l’emploi pénible et insuffisant.
Michel Strogoff et Nadia, assis à l’arrière du bac, et toujours portés à craindre quelque retard, observaient avec une certaine inquiétude la manœuvre des bateliers.
«Attention!» cria l’un d’eux à son camarade.
Ce cri était motivé par la nouvelle direction que venait de prendre le bac avec une extrême vitesse. Il subissait alors l’action directe du courant et descendait rapidement le fleuve. Il s’agissait donc, en employant utilement les gaffes, de le mettre en situation de biaiser avec le fil des eaux. C’est pourquoi, en appuyant le bout de leurs gaffes dans une suite d’entailles ménagées au-dessous du plat-bord, les bateliers parvinrent-ils à faire obliquer le bac, et il gagna peu à peu vers la rive droite.
On pouvait certainement calculer qu’il l’atteindrait à cinq ou six verstes en aval du point d’embarquement, mais il n’importait après tout, si bêtes et gens débarquaient sans accident.
Les deux bateliers, hommes vigoureux, stimulés en outre par la promesse d’un haut péage, ne doutaient pas d’ailleurs de mener à bien cette difficile traversée de l’Irtyche.
Mais ils comptaient sans un incident qu’ils étaient impuissants à prévenir, et ni leur zèle ni leur habileté n’auraient rien pu faire en cette circonstance.
Le bac se trouvait engagé dans le milieu du courant, à égale distance environ des deux rives, et il descendait avec une vitesse de deux verstes à l’heure, lorsque Michel Strogoff, se levant, regarda attentivement en amont du fleuve.
Il aperçut alors plusieurs barques que le courant emportait avec une grande rapidité, car à l’action de l’eau se joignait celle des avirons dont elles étaient armées.
La figure de Michel Strogoff se contracta tout à coup, et une exclamation lui échappa.
«Qu’y a-t-il?» demanda la jeune fille.
Mais avant que Michel Strogoff eût eu le temps de lui répondre, un des bateliers s’écriait avec l’accent de l’épouvante:
«Les Tartares! les Tartares!»
C’étaient, en effet, des barques, chargées de soldats, qui descendaient rapidement l’Irtyche, et, avant quelques minutes, elles devaient avoir atteint le bac, trop pesamment encombré pour fuir devant elles.
Les bateliers, terrifiés par cette apparition, poussèrent des cris de désespoir et abandonnèrent leurs gaffes.
«Du courage, mes amis! s’écria Michel Strogoff, du courage! Cinquante roubles pour vous si nous atteignons la rive droite avant l’arrivée de ces barques!»
Les bateliers, ranimés par ces paroles, reprirent la manœuvre et continuèrent à biaiser avec le courant, mais il fut bientôt évident qu’ils ne pourraient éviter l’abordage des Tartares.
Ceux-ci passeraient-ils sans les inquiéter? c’était peu probable! On devait tout craindre, au contraire, de ces pillards!
«N’aie pas peur, Nadia, dit Michel Strogoff, mais sois prête à tout!
– Je suis prête, répondit Nadia.
– Même à te jeter dans le fleuve, quand je te le dirai?
– Quand tu me le diras.
– Aie confiance en moi, Nadia.
– J’ai confiance!»
Les barques tartares n’étaient plus qu’à une distance de cent pieds. Elles portaient un détachement de soldats boukhariens, qui allaient tenter une reconnaissance sur Omsk.
Le bac se trouvait encore à deux longueurs de la rive. Les bateliers redoublèrent d’efforts, Michel Strogoff se joignit à eux et saisit une gaffe, qu’il manœuvra avec une force surhumaine. S’il pouvait débarquer le tarentass et l’enlever au galop de l’attelage, il avait quelques chances d’échapper à ces Tartares, qui n’étaient pas montés.
Mais tant d’efforts devaient être inutiles!
«Saryn na kitchou!» crièrent les soldats de la première barque.
Michel Strogoff reconnut ce cri de guerre des pirates tartares, auquel on ne devait répondre qu’en se couchant à plat ventre.
Et comme ni les bateliers ni lui n’obéirent à cette injonction, une violente décharge eut lieu, et deux des chevaux furent atteints mortellement.
En ce moment, un choc se produisit… Les barques avaient abordé le bac par le travers.
«Viens, Nadia!» s’écria Michel Strogoff, prêt à se jeter par-dessus le bord.
La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frappé d’un coup de lance, fut précipité dans le fleuve. Le courant l’entraîna, sa main s’agita un instant au-dessus des eaux, et il disparut.
Nadia avait poussé un cri, mais, avant qu’elle eût le temps de se jeter à la suite de Michel Strogoff, elle était saisie, enlevée, et déposée dans une des barques.
Un instant après, les bateliers avaient été tués à coups de lance, et le bac dérivait à l’aventure, pendant que les Tartares continuaient à descendre le cours de l’Irtyche.
1 Monnaie d’or russe qui vaut 5 roubles, Le rouble est une monnaie d’argent qui vaut 100 kopeks, soit 3F 92.