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Jules Verne

 

voyage au centre de la terre

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

vignettes par Riou

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

 

e souper fut rapidement dévoré et la petite troupe se casa de son mieux. La couche était dure, l’abri peu solide, la situation fort pénible, à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cependant mon sommeil fut particulièrement paisible pendant cette nuit, l’une des meilleures que j’eusse passées depuis longtemps. Je ne rêvai même pas.

Le lendemain, on se réveilla à demi gelé par un air très vif, aux rayons d’un beau soleil. Je quittai ma couche de granit et j’allai jouir du magnifique spectacle qui se développait à mes regards.

J’occupais le sommet de l’un des deux pics du Sneffels, celui du sud. De là, ma vue s’étendait sur la plus grande partie de l’île. L’optique, commune à toutes les grandes hauteurs, en relevait les rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s’enfoncer. On eût dit qu’une de ces cartes en relief d’Helbesmer s’étalait sous mes pieds. Je voyais les vallées profondes se croiser en tous sens, les précipices se creuser comme des puits, les lacs se changer en étangs, les rivières se faire ruisseaux. Sur ma droite se succédaient les glaciers sans nombre et les pics multipliés, dont quelques-uns s’empanachaient de fumées légères. Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de neige semblaient rendre écumantes, rappelaient à mon souvenir la surface d’une mer agitée. Si je me retournais vers l’ouest, l’Océan s’y développait dans sa majestueuse étendue, comme une continuation de ces sommets moutonneux. Où finissait la terre, où commençaient les flots, mon œil le distinguait à peine.

Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnent les hautes cimes, et cette fois sans vertige, car je m’accoutumais enfin à ces sublimes contemplations. Mes regards éblouis se baignaient dans la transparente irradiation des rayons solaires. J’oubliais qui j’étais, où j’étais, pour vivre de la vie des elfes ou des sylphes, imaginaires habitants de la mythologie scandinave. Je m’enivrais de la volupté des hauteurs, sans songer aux abîmes dans lesquels ma destinée allait me plonger avant peu. Mais je fus ramené au sentiment de la réalité par l’arrivée du professeur et de Hans, qui me rejoignirent au sommet du pic.

Mon oncle, se tournant vers l’ouest, m’indiqua de la main une légère vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait la ligne des flots.

«Le Groënland, dit-il.

– Le Groënland? m’écriai-je.

– Oui, nous n’en sommes pas à trente-cinq lieues, et pendant les dégels les ours blancs arrivent jusqu’à l’Islande, portés sur les glaçons du nord. Mais cela importe peu. Nous sommes au sommet du Sneffels, et voici deux pics, l’un au sud, l’autre au nord. Hans va nous dire de quel nom les Islandais appellent celui qui nous porte en ce moment.»

La demande formulée, le chasseur répondit:

«Scartaris.»

Mon oncle me jeta un coup d’œil triomphant.

«Au cratère!» dit-il.

Le cratère du Sneffels représentait un cône renversé dont l’orifice pouvait avoir une demi-lieue de diamètre. Sa profondeur, je l’estimais à deux mille pieds environ. Que l’on juge de l’état d’un pareil récipient, lorsqu’il s’emplissait de tonnerres et de flammes. Le fond de l’entonnoir ne devait pas mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses pentes assez douces permettaient d’arriver facilement à sa partie inférieure. Involontairement je comparais ce cratère à un énorme tromblon évasé, et la comparaison m’épouvantait.

«Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-être chargé et qu’il peut partir au moindre choc, c’est œuvre de fous.»

Mais je n’avais pas à reculer. Hans, d’un air indifférent, reprit la tête de la troupe. Je le suivis sans mot dire. Afin de faciliter la descente, Hans décrivait à l’intérieur du cône des ellipses très allongées. Il fallait marcher au milieu des roches éruptives, dont quelques-unes, ébranlées dans leurs alvéoles, se précipitaient en rebondissant jusqu’au fond de l’abîme. Leur chute déterminait des répercussions d’échos d’une étrange sonorité.

Certaines parties du cône formaient des glaciers intérieurs. Hans ne s’avançait alors qu’avec une extrême précaution, sondant le sol de son bâton ferré pour y découvrir les crevasses. A de certains passages douteux, il devint nécessaire de nous lier par une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait à manquer inopinément se trouvât soutenu par ses compagnons. Cette solidarité était chose prudente, mais elle n’excluait pas tout danger.

Cependant, et malgré les difficultés de la descente sur des pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans accident, sauf la chute d’un ballot de cordes qui s’échappa des mains d’un Islandais et alla par le plus court jusqu’au fond de l’abîme.

A midi nous étions arrivés. Je relevai la tête, et j’aperçus l’orifice supérieur du cône, dans lequel s’encadrait un morceau de ciel d’une circonférence singulièrement réduite, mais presque parfaite. Sur un point seulement se détachait le pic du Scartaris, qui s’enfonçait dans l’immensité.

Au fond du cratère s’ouvraient trois cheminées par lesquelles, au temps des éruptions du Sneffels, le foyer central chassait ses laves et ses vapeurs. Chacune de ces cheminées avait environ cent pieds de diamètre. Elles étaient là béantes sous nos pas. Je n’eus pas le courage d’y plonger mes regards. Le professeur Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur disposition; il était haletant; il courait de l’une à l’autre, gesticulant et lançant des paroles incompréhensibles. Hans et ses compagnons, assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire; ils le prenaient évidemment pour un fou.

Tout à coup mon oncle poussa un cri. Je crus qu’il venait de perdre pied et de tomber dans l’un des trois gouffres. Mais non. Je l’aperçus, les bras étendus, les jambes écartées, debout devant un roc de granit posé au centre du cratère, comme un énorme piédestal fait pour la statue d’un Pluton.

Il était dans la pose d’un homme stupéfait, mais dont la stupéfaction fit bientôt place à une joie insensée.

«Axel, Axel! s’écria-t-il, viens! viens!»

J’accourus. Ni Hans ni les Islandais ne bougèrent.

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«Regarde», me dit le professeur.

Et partageant sa stupéfaction, sinon sa joie, je lus sur la face occidentale du bloc, en caractères runiques à demi rongés par le temps, ce nom mille fois maudit:

 

«Arne Saknussemm! s’écria mon oncle, douteras-tu encore?»

Je ne répondis pas, et je revins consterné à mon banc de lave. L’évidence m’écrasait.

Combien de temps demeurai-je ainsi plongé dans mes réflexions, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’en relevant la tête je vis mon oncle et Hans seuls au fond du cratère. Les Islandais avaient été congédiés, et maintenant ils redescendaient les pentes extérieures du Sneffels pour regagner Stapi.

Hans dormait tranquillement au pied d’un roc, dans une coulée de lave où il s’était fait un lit improvisé; mon oncle tournait au fond du cratère, comme une bête sauvage dans la fosse d’un trappeur. Je n’eus ni l’envie ni la force de me lever, et prenant exemple sur le guide, je me laissai aller à un douloureux assoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir des frissonnements dans les flancs de la montagne.

Ainsi se passa cette première nuit au fond du cratère.

Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s’abaissa sur le sommet du cône. Je ne m’en aperçus pas tant à l’obscurité du gouffre qu’à la colère dont mon oncle fut pris.

J’en compris la raison, et un reste d’espoir me revint au cœur. Voici pourquoi.

Des trois routes ouvertes sous nos pas une seule avait été suivie par Saknussemm. Au dire du savant islandais, on devait la reconnaître à cette particularité signalée dans le cryptogramme, que l’ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant les derniers jours du mois de juin.

On pouvait en effet considérer ce pic aigu comme le style d’un immense cadran solaire, dont l’ombre à un jour donné marquait le chemin du centre du globe.

Or, si le soleil venait à manquer, pas d’ombre. Conséquemment, pas d’indication. Nous étions au 25 juin. Que le ciel demeurât couvert pendant six jours, et il faudrait remettre l’observation à une autre année.

Je renonce à peindre l’impuissante colère du professeur Lidenbrock. La journée se passa, et aucune ombre ne vint s’allonger sur le fond du cratère. Hans ne bougea pas de sa place; il devait pourtant se demander ce que nous attendions, s’il se demandait quelque chose! Mon oncle ne m’adressa pas une seule fois la parole. Ses regards, invariablement tournés vers le ciel, se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse.

Le 26, rien encore. Une pluie mêlée de neige tomba pendant toute la journée. Hans construisit une hutte avec des morceaux de lave. Je pris un certain plaisir à suivre de l’œil les milliers de cascades improvisées sur les flancs du cône, et dont chaque pierre accroissait l’assourdissant murmure.

Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait de quoi irriter un homme plus patient, car c’était véritablement échouer au port.

Mais aux grandes douleurs, le Ciel mêle incessamment les grandes joies, et il réservait au professeur Lidenbrock une satisfaction égale à ses désespérants ennuis.

Le lendemain le ciel fut encore couvert; mais le dimanche, 28 juin, l’antépénultième jour du mois, avec le changement de lune vint le changement de temps. Le soleil versa ses rayons à flots dans le cratère. Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre, chaque aspérité eut part à son lumineux effluve et projeta instantanément son ombre sur le sol. Entre toutes, celle du Scartaris se dessina comme une vive arête et se mit à tourner insensiblement avec l’astre radieux.

Mon oncle tournait avec elle.

A midi, dans sa période la plus courte, elle vint lécher doucement le bord de la cheminée centrale.

«C’est là! s’écria le professeur, c’est là! Au centre du globe!» ajouta-t-il en danois.

Je regardai Hans.

«Forüt! fit tranquillement le guide.

– En avant!» répondit mon oncle.

Il était une heure et treize minutes du soir.

 

 

Chapitre XVII

 

e véritable voyage commençait. Jusqu’alors les fatigues l’avaient emporté sur les difficultés; maintenant celles-ci allaient véritablement naître sous nos pas.

Je n’avais point encore plongé mon regard dans ce puits insondable où j’allais m’engouffrer. Le moment était venu. Je pouvais encore ou prendre mon parti de l’entreprise ou refuser de la tenter. Mais j’eus honte de reculer devant le chasseur. Hans acceptait si tranquillement l’aventure, avec une telle indifférence, une si parfaite insouciance de tout danger, que je rougis à l’idée d’être moins brave que lui. Seul, j’aurais entamé la série des grands arguments; mais en présence du guide je me tus; un de mes souvenirs s’envola vers ma jolie Virlandaise, et je m’approchai de la cheminée centrale.

J’ai dit qu’elle mesurait cent pieds de diamètre, ou trois cents pieds de tour. Je me penchai au-dessus d’un roc qui surplombait, et je regardai. Mes cheveux se hérissèrent. Le sentiment du vide s’empara de mon être. Je sentis le centre de gravité se déplacer en moi et le vertige monter à ma tête comme une ivresse. Rien de plus capiteux que cette attraction de l’abîme. J’allais tomber. Une main me retint. Celle de Hans. Décidément je n’avais pas pris assez de «leçons de gouffre» à la Frelsers-Kirk de Copenhague.

Cependant, si peu que j’eusse hasardé mes regards dans ce puits, je m’étais rendu compte de sa conformation. Ses parois, presque à pic, présentaient de nombreuses saillies qui devaient faciliter la descente. Mais si l’escalier ne manquait pas, la rampe faisait défaut. Une corde attachée à l’orifice aurait suffi pour nous soutenir, mais comment la détacher, lorsqu’on serait parvenu à son extrémité inférieure?

Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier à cette difficulté. Il déroula une corde de la grosseur du pouce et longue de quatre cents pieds; il en laissa filer d’abord la moitié, puis il l’enroula autour d’un bloc de lave qui faisait saillie et rejeta l’autre moitié dans la cheminée. Chacun de nous pouvait alors descendre en réunissant dans sa main les deux moitiés de la corde qui ne pouvait se défiler; une fois descendus de deux cents pieds, rien ne nous serait plus aisé que de la ramener en lâchant un bout et en halant sur l’autre. Puis on recommencerait cet exercice ad infinitum.

«Maintenant, dit mon oncle, après avoir achevé ces préparatifs, occupons-nous des bagages; ils vont être divisés en trois paquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos; j’entends parler seulement des objets fragiles.»

L’audacieux professeur ne nous comprenait évidemment pas dans cette dernière catégorie.

«Hans, reprit-il, va se charger des outils et d’une partie des vivres; toi, Axel, d’un second tiers des vivres et des armes; moi, du reste des vivres et des instruments délicats.

– Mais, dis-je, et les vêtements, et cette masse de cordes et d’échelles, qui se chargera de les descendre?

– Ils descendront tout seuls.

– Comment cela? demandai-je.

– Tu vas le voir.»

Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans hésiter. Sur son ordre, Hans réunit en un seul colis les objets non fragiles, et ce paquet, solidement cordé, fut tout bonnement précipité dans le gouffre.

J’entendis ce mugissement sonore produit par le déplacement des couches d’air. Mon oncle, penché sur l’abîme, suivait d’un œil satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu’après les avoir perdus de vue.

«Bon, fit-il. A nous maintenant.»

Je demande à tout homme de bonne foi s’il était possible d’entendre sans frissonner de telles paroles!

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Le professeur attacha sur son dos le paquet des instruments; Hans prit celui des outils, moi celui des armes. La descente commença dans l’ordre suivant: Hans, mon oncle et moi. Elle se fit dans un profond silence, troublé seulement par la chute des débris de roc qui se précipitaient dans l’abîme.

Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frénétiquement la double corde d’une main, de l’autre m’arc-boutant au moyen de mon bâton ferré. Une idée unique me dominait: je craignais que le point d’appui ne vînt à manquer. Cette corde me paraissait bien fragile pour supporter le poids de trois personnes. Je m’en servais le moins possible, opérant des miracles d’équilibre sur les saillies de lave que mon pied cherchait à saisir comme une main.

Lorsqu’une de ces marches glissantes venait à s’ébranler sous les pas de Hans, il disait de sa voix tranquille:

«Gif akt!

– Attention!» répétait mon oncle.

Après une demi-heure, nous étions arrivés sur la surface d’un roc fortement engagé dans la paroi de la cheminée.

Hans tira la corde par l’un de ses bouts; l’autre s’éleva dans l’air; après avoir dépassé le rocher supérieur, il retomba en raclant les morceaux de pierre et de lave, sorte de pluie, ou mieux, de grêle fort dangereuse.

En me penchant au-dessus de notre étroit plateau, je remarquai que le fond du trou était encore invisible.

La manœuvre de la corde recommença, et, une demi-heure après, nous avions gagné une nouvelle profondeur de deux cents pieds.

Je ne sais si le plus enragé géologue eût essayé d’étudier, pendant cette descente, la nature des terrains qui l’environnaient. Pour mon compte, je ne m’en inquiétai guère; qu’ils fussent pliocènes, miocènes, éocènes, crétacés, jurassiques, triasiques, perniens, carbonifères, dévoniens, siluriens ou primitifs, cela me préoccupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit ses observations ou prit ses notes, car, à l’une des haltes, il me dit:

«Plus je vais, plus j’ai confiance. La disposition de ces terrains volcaniques donne absolument raison à la théorie de Davy. Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel s’est produite l’opération chimique des métaux enflammés au contact de l’air et de l’eau. Je repousse absolument le système d’une chaleur centrale. D’ailleurs, nous verrons bien.»

Toujours la même conclusion. On comprend que je ne m’amusai pas à discuter. Mon silence fut pris pour un assentiment, et la descente recommença.

Au bout de trois heures, je n’entrevoyais pas encore le fond de la cheminée. Lorsque je relevais la tête, j’apercevais son orifice qui décroissait sensiblement. Ses parois, par suite de leur légère inclinaison, tendaient à se rapprocher. L’obscurité se faisait peu à peu.

Cependant nous descendions toujours; il me semblait que les pierres détachées des parois s’engloutissaient avec une répercussion plus mate et qu’elles devaient rencontrer promptement le fond de l’abîme.

Comme j’avais eu soin de noter exactement nos manœuvres de corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinte et du temps écoulé.

Nous avions alors répété quatorze fois cette manœuvre qui durait une demi-heure. C’était donc sept heures, plus quatorze quarts d’heure de repos ou trois heures et demie. En tout, dix heures et demie. Nous étions partis à une heure, il devait être onze heures en ce moment.

Quant à la profondeur à laquelle nous étions parvenus, ces quatorze manœuvres d’une corde de deux cents pieds donnaient deux mille huit cents pieds.

En ce moment la voix de Hans se fit entendre:

«Halt!» dit-il.

Je m’arrêtai court au moment où j’allais heurter de mes pieds la tête de mon oncle.

«Nous sommes arrivés, dit celui-ci.

– Où? demandai-je en me laissant glisser près de lui.

– Au fond de la cheminée perpendiculaire.

– Il n’y a donc pas d’autre issue?

– Si, une sorte de couloir que j’entrevois et qui oblique vers la droite. Nous verrons cela demain. Soupons d’abord, nous dormirons après.»

L’obscurité n’était pas encore complète. On ouvrit le sac aux provisions, on mangea et chacun se coucha de son mieux sur un lit de pierres et de débris de lave.

Et quand, étendu sur le dos, j’ouvris les yeux, j’aperçus un point brillant à l’extrémité de ce tube long de trois mille pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette.

C’était une étoile dépouillée de toute scintillation, et qui, d’après mes calculs, devait être bde la Petite Ourse.

Puis je m’endormis d’un profond sommeil.

 

 

Chapitre XVIII

 

huit heures du matin, un rayon du jour vint nous réveiller. Les mille facettes de la lave des parois le recueillaient à son passage et l’éparpillaient comme une pluie d’étincelles.

Cette lueur était assez forte pour permettre de distinguer les objets environnants.

«Eh bien, Axel, qu’en dis-tu? s’écria mon oncle en se frottant les mains. As-tu jamais passé une nuit plus paisible dans notre maison de Königstrasse? Plus de bruit de charrettes, plus de cris de marchands, plus de vociférations de bateliers!

– Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce puits, mais ce calme même a quelque chose d’effrayant.

– Allons donc, s’écria mon oncle, si tu t’effraies déjà, que sera-ce plus tard? Nous ne sommes pas encore entrés d’un pouce dans les entrailles de la terre!

– Que voulez-vous dire?

– Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol de l’île! Ce long tube vertical, qui aboutit au cratère du Sneffels, s’arrête à peu près au niveau de la mer.

– En êtes-vous certain?

– Très certain. Consulte le baromètre.»

En effet, le mercure, après avoir peu à peu remonté dans l’instrument à mesure que notre descente s’effectuait, s’était arrêté à vingt-neuf pouces.

«Tu le vois, reprit le professeur, nous n’avons encore que la pression d’une atmosphère, et il me tarde que le manomètre vienne remplacer ce baromètre.»

Cet instrument allait, en effet, devenir inutile, du moment que le poids de l’air dépasserait sa pression calculée au niveau de l’Océan.

«Mais, dis-je, n’est-il pas à craindre que cette pression toujours croissante ne soit très pénible?

– Non. Nous descendrons lentement, et nos poumons s’habitueront à respirer une atmosphère plus comprimée. Les aéronautes finissent par manquer d’air en s’élevant dans les couches supérieures, et nous, nous en aurons trop peut-être. Mais j’aime mieux cela. Ne perdons pas un instant. Où est le paquet qui nous a précédés dans l’intérieur de la montagne?»

Je me souvins alors que nous l’avions vainement cherché la veille au soir. Mon oncle interrogea Hans, qui, après avoir regardé attentivement avec ses yeux de chasseur, répondit:

«Der huppe!»

– Là-haut.»

En effet, ce paquet était accroché à une saillie de roc, à une centaine de pieds au-dessus de notre tête. Aussitôt l’agile Islandais grimpa comme un chat, et, en quelques minutes, le paquet nous rejoignit.

«Maintenant, dit mon oncle, déjeunons, mais déjeunons comme des gens qui peuvent avoir une longue course à faire.»

Le biscuit et la viande sèche furent arrosés de quelques gorgées d’eau mêlée de genièvre.

Le déjeuner terminé, mon oncle tira de sa poche un carnet destiné aux observations; il prit successivement ses divers instruments et nota les données suivantes:

 

Lundi 1er juillet

Chronomètre: 8 h 17 m du matin.

Baromètre: 29 p. 7 l.

Thermomètre: 6°.

Direction: E.-S.-E.

Cette dernière observation s’appliquait à la galerie obscure et fut indiquée par la boussole.

«Maintenant, Axel, s’écria le professeur d’une voix enthousiaste, nous allons nous enfoncer véritablement dans les entrailles du globe. Voici donc le moment précis auquel notre voyage commence.»

Cela dit, mon oncle prit d’une main l’appareil de Ruhmkorff suspendu à son cou; de l’autre, il mit en communication le courant électrique avec le serpentin de la lanterne, et une assez vive lumière dissipa les ténèbres de la galerie.

Hans portait le second appareil, qui fut également mis en activité. Cette ingénieuse application de l’électricité nous permettait d’aller longtemps en créant un jour artificiel, même au milieu des gaz les plus inflammables.

«En route!» fit mon oncle.

Chacun reprit son ballot. Hans se chargea de pousser devant lui le paquet des cordages et des habits, et, moi troisième, nous entrâmes dans la galerie.

Au moment de m’engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai la tête, et j’aperçus une dernière fois, par le champ de l’immense tube, ce ciel de l’Islande «que je ne devais plus revoir».

La lave, à la dernière éruption de 1229, s’était frayé un passage à travers ce tunnel. Elle tapissait l’intérieur d’un enduit épais et brillant; la lumière électrique s’y réfléchissait en centuplant son intensité.

Toute la difficulté de la route consistait à ne pas glisser trop rapidement sur une pente inclinée à quarante-cinq degrés environ; heureusement certaines érosions, quelques boursouflures tenaient lieu de marches, et nous n’avions qu’à descendre en laissant filer nos bagages retenus par une longue corde.

Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalactite sur les autres parois. La lave, poreuse en de certains endroits, présentait de petites ampoules arrondies: des cristaux de quartz opaque, ornés de limpides gouttes de verre et suspendus à la voûte comme des lustres, semblaient s’allumer à notre passage. On eût dit que les génies du gouffre illuminaient leur palais pour recevoir les hôtes de la terre.

«C’est magnifique! m’écriai-je involontairement. Quel spectacle, mon oncle. Admirez-vous ces nuances de la lave qui vont du rouge brun au jaune éclatant par dégradations insensibles? Et ces cristaux qui nous apparaissent comme des globes lumineux?

– Ah! tu y viens, Axel! répondit mon oncle. Ah! tu trouves cela splendide, mon garçon! Tu en verras bien d’autres, je l’espère. Marchons! marchons!»

Il aurait dit plus justement «glissons», car nous nous laissions aller sans fatigue sur des pentes inclinées. C’était le facilis descensus Averni de Virgile. La boussole, que je consultais fréquemment, indiquait la direction du sud-est avec une imperturbable rigueur. Cette coulée de lave n’obliquait ni d’un côté ni de l’autre. Elle avait l’inflexibilité de la ligne droite.

Cependant la chaleur n’augmentait pas d’une façon sensible. Ce qui donnait raison aux théories de Davy, et plus d’une fois je consultai le thermomètre avec étonnement. Deux heures après le départ, il ne marquait encore que 10º, c’est-à-dire un accroissement de 4°. Cela m’autorisait à penser que notre descente était plus horizontale que verticale. Quant à connaître exactement la profondeur atteinte, rien de plus facile. Le professeur mesurait exactement les angles de déviation et d’inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le résultat de ses observations.

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Le soir, vers huit heures, il donna le signal d’arrêt. Hans aussitôt s’assit. Les lampes furent accrochées à une saillie de lave. Nous étions dans une sorte de caverne où l’air ne manquait pas. Au contraire. Certains souffles arrivaient jusqu’à nous. Quelle cause les produisait? A quelle agitation atmosphérique attribuer leur origine? C’est une question que je ne cherchai pas à résoudre en ce moment. La faim et la fatigue me rendaient incapable de raisonner. Une descente de sept heures consécutives ne se fait pas sans une grande dépense de forces. J’étais épuisé. Le mot «halte» me fit donc plaisir à entendre. Hans étala quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea avec appétit. Cependant une chose m’inquiétait; notre réserve d’eau était à demi consommée. Mon oncle comptait la refaire aux sources souterraines, mais jusqu’alors celles-ci manquaient absolument. Je ne pus m’empêcher d’attirer son attention sur ce sujet.

«Cette absence de sources te surprend? dit-il

– Sans doute, et même elle m’inquiète. Nous n’avons plus d’eau que pour cinq jours.

– Sois tranquille, Axel, je te réponds que nous trouverons de l’eau, et plus que nous n’en voudrons.

– Quand cela?

– Quand nous aurons quitté cette enveloppe de lave. Comment veux-tu que des sources jaillissent à travers ces parois?

– Mais peut-être cette coulée se prolonge-t-elle à de grandes profondeurs. Il me semble que nous n’avons pas encore fait beaucoup de chemin verticalement.

– Qui te fait supposer cela?

– C’est que, si nous étions très avancés dans l’intérieur de l’écorce terrestre, la chaleur serait plus forte.

– D’après ton système, répondit mon oncle. Qu’indique le thermomètre?

– Quinze degrés à peine, ce qui ne fait qu’un accroissement de neuf degrés depuis notre départ.

– Eh bien, conclus.

– Voici ma conclusion. D’après les observations les plus exactes, l’augmentation de la température à l’intérieur du globe est d’un degré par cent pieds. Mais certaines conditions de localité peuvent modifier ce chiffre. Ainsi, à Yakoust en Sibérie, on a remarqué que l’accroissement d’un degré avait lieu par trente-six pieds. Cette différence dépend évidemment de la conductibilité des roches. J’ajouterai aussi que, dans le voisinage d’un volcan éteint, et à travers le gneiss, on a remarqué que l’élévation de la température était d’un degré seulement pour cent vingt-cinq pieds. Prenons donc cette dernière hypothèse, qui est la plus favorable, et calculons.

– Calcule, mon garçon.

– Rien n’est plus facile, dis-je en disposant des chiffres sur mon carnet. Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnent onze cent vingt-cinq pieds de profondeur.

– Rien de plus exact.

– Eh bien?

– Eh bien, d’après mes observations, nous sommes arrivés à dix mille pieds au-dessous du niveau de la mer.

– Est-il possible?

– Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres!»

Les calculs du professeur étaient exacts. Nous avions déjà dépassé de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes par l’homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, et celles de Wuttemberg en Bohême.

La température, qui aurait dû être de quatre-vingt-un degrés en cet endroit, était de quinze à peine. Cela donnait singulièrement à réfléchir.

 

 

Chapitre XIX

 

e lendemain matin, 30 juin, à six heures, la descente fut reprise.

Nous suivions toujours la galerie de lave, véritable rampe naturelle douce comme ces plans inclinés qui remplacent encore l’escalier dans les vieilles maisons. Ce fut ainsi jusqu’à midi dix-sept minutes, instant précis où nous rejoignîmes Hans, qui venait de s’arrêter.

«Ah! s’écria mon oncle, nous sommes parvenus à l’extrémité de la cheminée.»

Je regardai autour de moi. Nous étions au centre d’un carrefour, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et étroites. Laquelle convenait-il de prendre? Il y avait là une difficulté.

Cependant mon oncle ne voulut paraître hésiter ni devant moi ni devant le guide; il désigna le tunnel de l’est, et bientôt nous y étions enfoncés tous les trois.

D’ailleurs, toute hésitation devant ce double chemin se serait prolongée indéfiniment, car nul indice ne pouvait déterminer le choix de l’un ou de l’autre; il fallait s’en remettre absolument au hasard.

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La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sa section fort inégale. Parfois une succession d’arceaux se déroulait devant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale gothique. Les artistes du Moyen Âge auraient pu étudier là toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l’ogive pour générateur. Un mille plus loin, notre tête se courbait sous les cintres surbaissés du style roman, et de gros piliers engagés dans le massif pliaient sous la retombée des voûtes. A de certains endroits, cette disposition faisait place à de basses substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous nous glissions en rampant à travers d’étroits boyaux.

La chaleur se maintenait à un degré supportable. Involontairement je songeais à son intensité, quand les laves vomies par le Sneffels se précipitaient par cette route si tranquille aujourd’hui. Je m’imaginais les torrents de feu brisés aux angles de la galerie et l’accumulation des vapeurs surchauffées dans cet étroit milieu!

«Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas à se reprendre d’une fantaisie tardive!»

Ces réflexions, je ne les communiquai point à l’oncle Lidenbrock; il ne les eût pas comprises. Son unique pensée était d’aller en avant. Il marchait, il glissait, il dégringolait même, avec une conviction qu’après tout il valait mieux admirer.

A six heures du soir, après une promenade peu fatigante, nous avions gagné deux lieues dans le sud, mais à peine un quart de mille en profondeur.

Mon oncle donna le signal du repos. On mangea sans trop causer, et l’on s’endormit sans trop réfléchir.

Nos dispositions pour la nuit étaient fort simples; une couverture de voyage, dans laquelle on se roulait, composait toute la literie. Nous n’avions à redouter ni froid, ni visite importune. Les voyageurs qui s’enfoncent au milieu des déserts de l’Afrique, au sein des forêts du nouveau monde, sont forcés de veiller les uns sur les autres pendant les heures du sommeil. Mais ici, solitude absolue et sécurité complète. Sauvages ou bêtes féroces, aucune de ces races malfaisantes n’était à craindre.

On se réveilla le lendemain frais et dispos. La route fut reprise. Nous suivions un chemin de lave comme la veille. Impossible de reconnaître la nature des terrains qu’il traversait. Le tunnel, au lieu de s’enfoncer dans les entrailles du globe, tendait à devenir absolument horizontal. Je crus remarquer même qu’il remontait vers la surface de la terre. Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du matin, et par suite si fatigante, que je fus forcé de modérer notre marche.

«Eh bien, Axel, dit impatiemment le professeur.

– Eh bien, je n’en peux plus, répondis-je.

– Quoi! après trois heures de promenade sur une route si facile!

– Facile, je ne dis pas non, mais fatigante à coup sûr.

– Comment! quand nous n’avons qu’à descendre!

– A monter, ne vous en déplaise!

– A monter! fit mon oncle en haussant les épaules.

– Sans doute. Depuis une demi-heure, les pentes se sont modifiées, et à les suivre ainsi, nous reviendrons certainement à la terre d’Islande.»

Le professeur remua la tête en homme qui ne veut pas être convaincu. J’essayai de reprendre la conversation. Il ne me répondit pas et donna le signal du départ. Je vis bien que son silence n’était que de la mauvaise humeur concentrée.

Cependant j’avais repris mon fardeau avec courage, et je suivais rapidement Hans, que précédait mon oncle. Je tenais à ne pas être distancé. Ma grande préoccupation était de ne point perdre mes compagnons de vue. Je frémissais à la pensée de m’égarer dans les profondeurs de ce labyrinthe.

D’ailleurs, si la route ascendante devenait plus pénible, je m’en consolais en songeant qu’elle me rapprochait de la surface de la terre. C’était un espoir. Chaque pas le confirmait, et je me réjouissais à cette idée de revoir ma petite Graüben.

A midi un changement d’aspect se produisit dans les parois de la galerie. Je m’en aperçus à l’affaiblissement de la lumière électrique réfléchie par les murailles. Au revêtement de lave succédait la roche vive. Le massif se composait de couches inclinées et souvent disposées verticalement. Nous étions en pleine époque de transition, en pleine période silurienne1.

«C’est évident, m’écriai-je, les sédiments des eaux ont formé, à la seconde époque de la terre, ces schistes, ces calcaires et ces grès! Nous tournons le dos au massif granitique! Nous ressemblons à des gens de Hambourg, qui prendraient le chemin de Hanovre pour aller à Lubeck.»

J’aurais dû garder pour moi mes observations. Mais mon tempérament de géologue l’emporta sur la prudence, et l’oncle Lidenbrock entendit mes exclamations.

«Qu’as-tu donc? dit-il.

– Voyez! répondis-je en lui montrant la succession variée des grès, des calcaires et les premiers indices des terrains ardoisés.

– Eh bien?

– Nous voici arrivés à cette période pendant laquelle ont apparu les premières plantes et les premiers animaux!

– Ah! tu penses?

– Mais regardez, examinez, observez!»

Je forçai le professeur à promener sa lampe sur les parois de la galerie. Je m’attendais à quelque exclamation de sa part. Mais il ne dit pas un mot, et continua sa route.

M’avait-il compris ou non? Ne voulait-il pas convenir, par amour-propre d’oncle et de savant, qu’il s’était trompé en choisissant le tunnel de l’est, ou tenait-il à reconnaître ce passage jusqu’à son extrémité? Il était évident que nous avions quitté la route des laves, et que ce chemin ne pouvait conduire au foyer du Sneffels.

Cependant je me demandai si je n’accordais pas une trop grande importance à cette modification des terrains. Ne me trompais-je pas moi-même? Traversions-nous réellement ces couches de roches superposées au massif granitique?

«Si j’ai raison, pensai-je, je dois trouver quelque débris de plante primitive, et il faudra bien se rendre à l’évidence. Cherchons.»

Je n’avais pas fait cent pas que des preuves incontestables s’offrirent à mes yeux. Cela devait être, car, à l’époque silurienne, les mers renfermaient plus de quinze cents espèces végétales ou animales. Mes pieds, habitués au sol dur des laves, foulèrent tout à coup une poussière faite de débris de plantes et de coquilles. Sur les parois se voyaient distinctement des empreintes de fucus et de lycopodes. Le professeur Lidenbrock ne pouvait s’y tromper; mais il fermait les yeux, j’imagine, et continuait son chemin d’un pas invariable.

C’était un entêtement poussé hors de toutes limites. Je n’y tins plus. Je ramassai une coquille parfaitement conservée, qui avait appartenu à un animal à peu près semblable au cloporte actuel; puis, je rejoignis mon oncle et je lui dis:

«Voyez!

– Eh bien, répondit-il tranquillement, c’est la coquille d’un crustacé de l’ordre disparu des trilobites. Pas autre chose.

– Mais n’en concluez-vous pas?…

– Ce que tu conclus toi-même? Si. Parfaitement. Nous avons abandonné la couche de granit et la route des laves. Il est possible que je me sois trompé; mais je ne serai certain de mon erreur qu’au moment où j’aurai atteint l’extrémité de cette galerie.

– Vous avez raison d’agir ainsi, mon oncle, et je vous approuverais, si nous n’avions à craindre un danger de plus en plus menaçant.

– Et lequel?

– Le manque d’eau.

– Eh bien! nous nous rationnerons, Axel.»

 

 

Chapitre XX

 

n effet, il fallut se rationner. Notre provision ne pouvait durer plus de trois jours. C’est ce que je reconnus le soir au moment du souper. Et, fâcheuse expectative, nous avions peu d’espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains de l’époque de transition.

Pendant toute la journée du lendemain, la galerie déroula devant nos pas ses interminables arceaux. Nous marchions presque sans mot dire. Le mutisme de Hans nous gagnait.

La route ne montait pas, du moins d’une façon sensible. Parfois même elle semblait s’incliner. Mais cette tendance, peu marquée d’ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur, car la nature des couches ne se modifiait pas, et la période de transition s’affirmait davantage.

La lumière électrique faisait splendidement étinceler les schistes, le calcaire et les vieux grès rouges des parois. On aurait pu se croire dans une tranchée ouverte au milieu du Devonshire, qui donna son nom à ce genre de terrains. Des spécimens de marbres magnifiques revêtaient les murailles, les uns d’un gris agate avec des veines blanches capricieusement accusées, les autres de couleur incarnat ou d’un jaune taché de plaques rouges; plus loin, des échantillons de griottes à couleurs sombres, dans lesquels le calcaire se relevait en nuances vives.

La plupart de ces marbres offraient des empreintes d’animaux primitifs. Depuis la veille, la création avait fait un progrès évident. Au lieu des trilobites rudimentaires, j’apercevais des débris d’un ordre plus parfait; entre autres, des poissons Ganoïdes et ces Sauropteris dans lesquels l’œil du paléontologiste a su découvrir les premières formes du reptile. Les mers dévoniennes étaient habitées par un grand nombre d’animaux de cette espèce, et elles les déposèrent par milliers sur les roches de nouvelle formation.

Il devenait évident que nous remontions l’échelle de la vie animale dont l’homme occupe le sommet. Mais le professeur Lidenbrock ne paraissait pas y prendre garde.

Il attendait deux choses: ou qu’un puits vertical vînt à s’ouvrir sous ses pieds et lui permettre de reprendre sa descente, ou qu’un obstacle l’empêchât de continuer cette route. Mais le soir arriva sans que cette espérance se fût réalisée.

Le vendredi, après une nuit pendant laquelle je commençai à ressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s’enfonça de nouveau dans les détours de la galerie.

Après dix heures de marche, je remarquai que la réverbération de nos lampes sur les parois diminuait singulièrement. Le marbre, le schiste, le calcaire, le grès des murailles, faisaient place à un revêtement sombre et sans éclat. A un moment où le tunnel devenait fort étroit, je m’appuyai sur sa paroi de gauche.

Quand je retirai ma main, elle était entièrement noire. Je regardai de plus près. Nous étions en pleine houillère.

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«Une mine de charbon! m’écriai-je.

– Une mine sans mineurs, répondit mon oncle.

– Eh! qui sait?

– Moi, je sais, répliqua le professeur d’un ton bref, et je suis certain que cette galerie percée à travers ces couches de houille n’a pas été faite de la main des hommes. Mais que ce soit ou non l’ouvrage de la nature cela m’importe peu. L’heure du souper est venue. Soupons.»

Hans prépara quelques aliments. Je mangeai à peine, et je bus les quelques gouttes d’eau qui formaient ma ration. La gourde du guide à demi pleine, voilà tout ce qui restait pour désaltérer trois hommes.

Après leur repas, mes deux compagnons s’étendirent sur leurs couvertures et trouvèrent dans le sommeil un remède à leurs fatigues. Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heures jusqu’au matin.

Le samedi, à six heures, on repartit. Vingt minutes plus tard, nous arrivions à une vaste excavation; je reconnus alors que la main de l’homme ne pouvait pas avoir creusé cette houillère; les voûtes en eussent été étançonnées, et véritablement elles ne se tenaient que par un miracle d’équilibre.

Cette espèce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent cinquante de hauteur. Le terrain avait été violemment écarté par une commotion souterraine. Le massif terrestre, cédant à quelque puissante poussée, s’était disloqué, laissant ce large vide où des habitants de la terre pénétraient pour la première fois.

Toute l’histoire de la période houillère était écrite sur ces sombres parois, et un géologue en pouvait suivre facilement les phases diverses. Les lits de charbon étaient séparés par des strates de grès ou d’argile compacts, et comme écrasés par les couches supérieures.

A cet âge du monde qui précéda l’époque secondaire, la terre se recouvrit d’immenses végétations dues à la double action d’une chaleur tropicale et d’une humidité persistante. Une atmosphère de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui dérobant encore les rayons du soleil.

De là cette conclusion que les hautes températures ne provenaient pas de ce foyer nouveau. Peut-être même l’astre du jour n’était-il pas prêt à jouer son rôle éclatant. Les «climats» n’existaient pas encore, et une chaleur torride se répandait à la surface entière du globe, égale à l’équateur et aux pôles. D’où venait-elle? de l’intérieur du globe.

En dépit des théories du professeur Lidenbrock, un feu violent couvait dans les entrailles du sphéroïde; son action se faisait sentir jusqu’aux dernières couches de l’écorce terrestre; les plantes, privées des bienfaisants effluves du soleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une vie forte dans les terrains brûlants des premiers jours.

Il y avait peu d’arbres, des plantes herbacées seulement, d’immenses gazons, des fougères, des lycopodes, des sigillaires, des astérophyllites, familles rares dont les espèces se comptaient alors par milliers.

Or, c’est précisément à cette exubérante végétation que la houille doit son origine. L’écorce encore élastique du globe obéissait aux mouvements de la masse liquide qu’elle recouvrait. De là des fissures, des affaissements nombreux. Les plantes, entraînées sous les eaux, formèrent peu à peu des amas considérables.

Alors intervint l’action de la chimie naturelle; au fond des mers, les masses végétales se firent tourbe d’abord; puis, grâce à l’influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles subirent une minéralisation complète.

Ainsi se formèrent ces immenses couches de charbon qu’une consommation excessive doit, pourtant, épuiser en moins de trois siècles, si les peuples industriels n’y prennent garde.

Ces réflexions me venaient à l’esprit pendant que je considérais les richesses houillères accumulées dans cette portion du massif terrestre. Celles-ci, sans doute, ne seront jamais mises à découvert. L’exploitation de ces mines reculées demanderait des sacrifices trop considérables. A quoi bon, d’ailleurs, quand la houille est encore répandue pour ainsi dire à la surface de la terre dans un grand nombre de contrées? Aussi, telles je voyais ces couches intactes, telles elles seraient lorsque sonnerait la dernière heure du monde.

Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j’oubliais la longueur de la route pour me perdre au milieu de considérations géologiques. La température restait sensiblement ce qu’elle était pendant notre passage au milieu des laves et des schistes. Seulement, mon odorat était affecté par une odeur très prononcée de protocarbure d’hydrogène. Je reconnus immédiatement dans cette galerie la présence d’une notable quantité de ce fluide dangereux auquel les mineurs ont donné le nom de grisou, et dont l’explosion a si souvent causé d’épouvantables catastrophes.

Heureusement, nous étions éclairés par les ingénieux appareils de Ruhmkorff. Si, par malheur, nous avions imprudemment exploré cette galerie la torche à la main, une explosion terrible eût fini le voyage en supprimant les voyageurs.

Cette excursion dans la houillère dura jusqu’au soir. Mon oncle contenait à peine l’impatience que lui causait l’horizontalité de la route. Les ténèbres, toujours profondes à vingt pas, empêchaient d’estimer la longueur de la galerie, et je commençais à la croire interminable, quand soudain, à six heures, un mur se présenta inopinément à nous. A droite, à gauche, en haut, en bas, il n’y avait aucun passage. Nous étions arrivés au fond d’une impasse.

«Eh bien, tant mieux! s’écria mon oncle, je sais au moins à quoi m’en tenir. Nous ne sommes pas sur la route de Saknussemm, et il ne reste plus qu’à revenir en arrière. Prenons une nuit de repos, et avant trois jours, nous aurons regagné le point où les deux galeries se bifurquent.

– Oui, dis-je, si nous en avons la force!

– Et pourquoi non?

– Parce que, demain, l’eau manquera tout à fait.

– Et le courage manquera-t-il aussi?» dit le professeur en me regardant d’un œil sévère.

Je n’osai lui répondre.

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1 Ainsi nommée parce que les terrains de cette période sont fort étendus en Angleterre, dans les contrées habitées autrefois par la peuplade celtique des Silaures.