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Jules Verne

 

voyage au centre de la terre

 

(Chapitre XXVI-XXX)

 

 

vignettes par Riou

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXVI

 

l faut l’avouer, les choses jusqu’ici se passaient bien, et j’aurais eu mauvaise grâce à me plaindre. Si la «moyenne» des difficultés ne s’accroissait pas, nous ne pouvions manquer d’atteindre notre but. Et quelle gloire alors! J’en étais arrivé à faire de ces raisonnements à la Lidenbrock. Sérieusement. Cela tenait-il au milieu étrange dans lequel je vivais? Peut-être.

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Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unes même d’une effrayante verticalité, nous engagèrent profondément dans le massif interne. Par certaines journées, on gagnait une lieue et demie à deux lieues vers le centre. Descentes périlleuses, pendant lesquelles l’adresse de Hans et son merveilleux sang-froid nous furent très utiles. Cet impassible Islandais se dévouait avec un incompréhensible sans-façon, et, grâce à lui, plus d’un mauvais pas fut franchi dont nous ne serions pas sortis seuls.

Par exemple, son mutisme s’augmentait de jour en jour. Je crois même qu’il nous gagnait. Les objets extérieurs ont une action réelle sur le cerveau. Qui s’enferme entre quatre murs finit par perdre la faculté d’associer les idées et les mots. Que de prisonniers cellulaires devenus imbéciles, sinon fous, par le défaut d’exercice des facultés pensantes!

Pendant les deux semaines qui suivirent notre dernière conversation, il ne se produisit aucun incident digne d’être rapporté. Je ne retrouve dans ma mémoire, et pour cause, qu’un seul événement d’une extrême gravité. Il m’eût été difficile d’en oublier le moindre détail.

Le 7 août, nos descentes successives nous avaient amenés à une profondeur de trente lieues, c’est-à-dire qu’il y avait sur notre tête trente lieues de rocs, d’océan, de continents et de villes. Nous devions être alors à deux cents lieues de l’Islande.

Ce jour-là, le tunnel suivait un plan peu incliné.

Je marchais en avant. Mon oncle portait l’un des deux appareils de Ruhmkorff, et moi l’autre. J’examinais les couches de granit.

Tout à coup, me retournant, je m’aperçus que j’étais seul.

«Bon, pensais-je, j’ai marché trop vite, ou bien Hans et mon oncle se sont arrêtés en route. Allons, il faut les rejoindre. Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement.»

Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart d’heure. Je regardai. Personne. J’appelai. Point de réponse. Ma voix se perdit au milieu des caverneux échos qu’elle éveilla soudain.

Je commençai à me sentir inquiet. Un frisson me parcourut tout le corps.

«Un peu de calme, dis-je à haute voix. Je suis sûr de retrouver mes compagnons. Il n’y a pas deux routes! Or, j’étais en avant, retournons en arrière.»

Je remontai pendant une demi-heure. J’écoutai si quelque appel ne m’était pas adressé, et, dans cette atmosphère si dense, il pouvait m’arriver de loin. Un silence extraordinaire régnait dans l’immense galerie.

Je m’arrêtai. Je ne pouvais croire à mon isolement. Je voulais bien être égaré, non perdu. Égaré, on se retrouve.

«Voyons, répétai-je, puisqu’il n’y a qu’une route, puisqu’ils la suivent, je dois les rejoindre. Il suffira de remonter encore. A moins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devançais, ils n’aient eu la pensée de revenir en arrière. Eh bien! même dans ce cas, en me hâtant, je les retrouverai. C’est évident!»

Je répétai ces derniers mots comme un homme qui n’est pas convaincu. D’ailleurs, pour associer ces idées si simples et les réunir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps fort long.

Un doute me prit alors. Étais-je bien en avant? Certes, Hans me suivait, précédant mon oncle. Il s’était même arrêté pendant quelques instants pour rattacher ses bagages sur son épaule. Ce détail me revenait à l’esprit. C’est à ce moment même que j’avais dû continuer ma route.

«D’ailleurs, pensai-je, j’ai un moyen sûr de ne pas m’égarer, un fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser, mon fidèle ruisseau. Je n’ai qu’à remonter son cours, et je retrouverai forcément les traces de mes compagnons.»

Ce raisonnement me ranima, et je résolus de me remettre en marche sans perdre un instant.

Combien je bénis alors la prévoyance de mon oncle, lorsqu’il empêcha le chasseur de boucher l’entaille faite à la paroi de granit! Ainsi cette bienfaisante source, après nous avoir désaltérés pendant la route, allait me guider à travers les sinuosités de l’écorce terrestre. Avant de remonter, je pensai qu’une ablution me ferait quelque bien.

Je me baissai donc pour plonger mon front dans l’eau du Hansbach!

Que l’on juge de ma stupéfaction!

Je foulais un granit! sec et raboteux. Le ruisseau ne coulait plus à mes pieds.

 

 

Chapitre XXVII

 

e ne puis peindre mon désespoir. Nul mot de la langue humaine ne rendrait mes sentiments. J’étais enterré vif, avec la perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif.

Machinalement je promenai mes mains brûlantes sur le sol. Que ce roc me sembla desséché!

Mais comment avais-je abandonné le cours du ruisseau? Car, enfin, il n’était plus là! Je compris alors la raison de ce silence étrange, quand j’écoutai pour la dernière fois si quelque appel de mes compagnons ne parviendrait pas à mon oreille. Ainsi, au moment où mon premier pas s’engagea dans la route imprudente, je ne remarquai point cette absence du ruisseau. Il est évident qu’à ce moment une bifurcation de la galerie s’ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach, obéissant aux caprices d’une autre pente, s’en allait avec mes compagnons vers des profondeurs inconnues!

Comment revenir? De traces, il n’y en avait pas. Mon pied ne laissait aucune empreinte sur ce granit. Je me brisais la tête à chercher la solution de cet insoluble problème. Ma situation se résumait en un seul mot: perdu!

Oui! perdu à une profondeur qui me semblait incommensurable! Ces trente lieues d’écorce terrestre pesaient sur mes épaules d’un poids épouvantable. Je me sentais écrasé.

J’essayai de ramener mes idées aux choses de la terre. C’est à peine si je pus y parvenir. Hambourg, la maison de Königstrasse, ma pauvre Graüben, tout ce monde sous lequel je m’égarais passa rapidement devant mon souvenir effare. Je revis dans une vive hallucination les incidents du voyage, la traversée, l’Islande, M. Fridriksson, le Sneffels! Je me dis que si, dans ma position, je conservais encore l’ombre d’une espérance, ce serait signe de folie, et qu’il valait mieux désespérer!

En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener à la surface du globe et disjoindre ces voûtes énormes qui s’arc-boutaient au-dessus de ma tête? Qui pouvait me remettre sur la route du retour et me réunir à mes compagnons?

«Oh! mon oncle!» m’écriai-je avec l’accent du désespoir.

Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux lèvres, car je compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me cherchant à son tour.

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Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours du Ciel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mère que je n’avais connue qu’au temps des baisers, revinrent à ma mémoire. Je recourus à la prière, quelque peu de droits que j’eusse d’être entendu du Dieu auquel je m’adressais si tard, et je l’implorai avec ferveur.

Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus concentrer sur ma situation toutes les forces de mon intelligence.

J’avais pour trois jours de vivres, et ma gourde était pleine. Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps. Mais fallait-il monter ou descendre?

Monter évidemment! monter toujours!

Je devais arriver au point où j’avais abandonné la source, à la funeste bifurcation. Là, une fois le ruisseau sous les pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.

Comment n’y avais-je pas songé plus tôt! Il y avait évidemment là une chance de salut. Le plus pressé était donc de retrouver le cours du Hans-bach.

Je me levai et, m’appuyant sur mon bâton ferré, je remontai la galerie. La pente en était assez roide. Je marchais avec espoir et sans embarras, comme un homme qui n’a pas le choix du chemin à suivre.

Pendant une demi-heure, aucun obstacle n’arrêta mes pas. J’essayais de reconnaître ma route à la forme du tunnel, à la saillie de certaines roches, à la disposition des anfractuosités. Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je reconnus bientôt que cette galerie ne pouvait me ramener à la bifurcation. Elle était sans issue. Je me heurtai contre un mur impénétrable, et je tombai sur le roc.

De quelle épouvante, de quel désespoir je fus saisi alors, je ne saurais le dire. Je demeurai anéanti. Ma dernière espérance venait de se briser contre cette muraille de granit.

Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosités se croisaient en tous sens, je n’avais plus à tenter une fuite impossible. Il fallait mourir de la plus effroyable des morts! Et, chose étrange, il me vint à la pensée que, si mon corps fossilisé se retrouvait un jour, sa rencontre à trente lieues dans les entrailles de la terre soulèverait de graves questions scientifiques!

Je voulus parler à voix haute, mais de rauques accents passèrent seuls entre mes lèvres desséchées. Je haletais.

Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s’emparer de mon esprit. Ma lampe s’était faussée en tombant. Je n’avais aucun moyen de la réparer. Sa lumière pâlissait et allait me manquer!

Je regardai le courant lumineux s’amoindrir dans le serpentin de l’appareil. Une procession d’ombres mouvantes se déroula sur les parois assombries. Je n’osais plus abaisser ma paupière, craignant de perdre le moindre atome de cette clarté fugitive! A chaque instant il me semblait qu’elle allait s’évanouir et que «le noir» m’envahissait.

Enfin une dernière tueur trembla dans la lampe. Je la suivis, je l’aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance de mes yeux, comme sur la dernière sensation de lumière qu’il leur fût donné d’éprouver, et je demeurai plongé dans les ténèbres immenses.

Quel cri terrible m’échappa! Sur terre, au milieu des plus profondes nuits la lumière n’abandonne jamais entièrement ses droits! Elle est diffuse, elle est subtile, mais, si peu qu’il en reste, la rétine de l’œil finit par la percevoir! Ici, rien. L’ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l’acception du mot.

Alors ma tête se perdit. Je me relevai les bras en avant, essayant les tâtonnements les plus douloureux. Je me pris à fuir, précipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe, descendant toujours, courant à travers la croûte terrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bientôt meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait le visage, et attendant toujours que quelque muraille vînt offrir à ma tête un obstacle pour s’y briser!

Où me conduisit cette course insensée? Je l’ignorerai toujours. Après plusieurs heures, sans doute à bout de forces, je tombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout sentiment d’existence!

 

 

Chapitre XXVIII

 

uand je revins à la vie, mon visage était mouillé, mais mouillé de larmes. Combien dura cet état d’insensibilité, je ne saurais le dire. Je n’avais plus aucun moyen de me rendre compte du temps. Jamais solitude ne fut semblable à la mienne, jamais abandon si complet!

Après ma chute, j’avais perdu beaucoup de sang. Je m’en sentais inondé! Ah! combien je regrettai de n’être pas mort «et que ce fût encore à faire»! Je ne voulais plus penser. Je chassai toute idée et, vaincu par la douleur, je me roulai près de la paroi opposée.

Déjà je sentais l’évanouissement me reprendre, et, avec lui, l’anéantissement suprême, quand un bruit violent vint frapper mon oreille. Il ressemblait au roulement prolongé du tonnerre, et j’entendis les ondes sonores se perdre peu à peu dans les lointaines profondeurs du gouffre.

D’où provenait ce bruit? De quelque phénomène sans doute, qui s’accomplissait au sein du massif terrestre! L’explosion d’un gaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe!

J’écoutai encore. Je voulus savoir si ce bruit se renouvellerait. Un quart d’heure se passa. Le silence régnait dans la galerie. Je n’entendais même plus les battements de mon cœur.

Tout à coup mon oreille, appliquée par hasard sur la muraille, crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines. Je tressaillis.

«C’est une hallucination!» pensai-je.

Mais non. En écoutant avec plus d’attention, j’entendis réellement un murmure de voix. Mais de comprendre ce qui se disait, c’est ce que ma faiblesse ne me permit pas. Cependant on parlait. J’en étais certain.

J’eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les miennes, rapportées par un écho. Peut-être avais-je crié à mon insu. Je fermai fortement les lèvres et j’appliquai de nouveau mon oreille à la paroi.

«Oui, certes, on parle! on parle!»

En me portant même à quelques pieds plus loin le long de la muraille, j’entendis distinctement. Je parvins à saisir des mots incertains, bizarres, incompréhensibles. Ils m’arrivaient comme s’ils eussent été prononcés à voix-basse, murmurés, pour ainsi dire. Le mot «forloräd» était plusieurs fois répété, avec un accent de douleur.

Que signifiait-il? Qui le prononçait? Mon oncle ou Hans, évidemment. Mais si je les entendais, ils pouvaient donc m’entendre.

«A moi! criai-je de toutes mes forces, à moi!»

J’écoutai, j’épiai dans l’ombre une réponse, un cri, un soupir. Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se passèrent. Tout un monde d’idées avait éclos dans mon esprit. Je pensai que ma voix affaiblie ne pouvait arriver jusqu’à mes compagnons.

«Car ce sont eux, répétai-je. Quels autres hommes seraient enfouis à trente lieues sous terre?»

Je me remis à écouter. En promenant mon oreille sur la paroi, je trouvai un point mathématique où les voix paraissaient atteindre leur maximum d’intensité. Le mot «forloräd» revint encore à mon oreille; puis ce roulement de tonnerre qui m’avait tiré de ma torpeur.

«Non, dis-je, non. Ce n’est point à travers le massif que ces voix se font entendre. La paroi est faite de granit, et elle ne permettrait pas à la plus forte détonation de la traverser! Ce bruit arrive par la galerie même! Il faut qu’il y ait là un effet d’acoustique tout particulier!»

J’écoutai de nouveau, et cette fois, oui! cette fois! j’entendis mon nom distinctement jeté à travers l’espace!

C’était mon oncle qui le prononçait! Il causait avec le guide, et le mot «forloräd» était un mot danois!

Alors je compris tout. Pour me faire entendre, il fallait précisément parler le long de cette muraille qui servirait à conduire ma voix comme le fil conduit l’électricité.

Mais je n’avais pas de temps à perdre. Que mes compagnons se fussent éloignés de quelques pas, et le phénomène d’acoustique eût été détruit. Je m’approchai donc de la muraille, et je prononçai ces mots, aussi distinctement que possible:

«Mon oncle Lidenbrock!»

J’attendis dans la plus vive anxiété. Le son n’a pas une rapidité extrême. La densité des couches d’air n’accroît même pas sa vitesse; elle n’augmente que son intensité. Quelques secondes, des siècles, se passèrent, et enfin ces paroles arrivèrent à mon oreille.

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«Axel, Axel! est-ce toi?»

«Oui! oui!» répondis-je

«Mon enfant, où es-tu?»

«Perdu, dans la plus profonde obscurité!»

«Mais ta lampe?»

«Éteinte.»

«Et le ruisseau?»

«Disparu.»

«Axel, mon pauvre Axel, reprends courage!»

«Attendez un peu, je suis épuisé! Je n’ai plus la force de répondre. Mais parlez-moi!»

«Courage, reprit mon oncle. Ne parle pas, écoute-moi. Nous t’avons cherché en remontant et en descendant la galerie. Impossible de te trouver. Ah! je t’ai bien pleuré, mon enfant! Enfin, te supposant toujours sur le chemin du Hans-bach, nous sommes redescendus en tirant des coups de fusil. Maintenant, si nos voix peuvent se réunir, pur effet d’acoustique! nos mains ne peuvent se toucher! Mais ne te désespère pas, Axel! C’est déjà quelque chose de s’entendre!»

Pendant ce temps j’avais réfléchi. Un certain espoir, vague encore, me revenait au cœur. Tout d’abord, il y avait une chose qu’il m’importait de connaître. J’approchai donc mes lèvres de la muraille, et je dis:

«Mon oncle?»

«Mon enfant?» me fut-il répondu après quelques instants.

«Il faut d’abord savoir quelle distance nous sépare.»

«Cela est facile.»

«Vous avez votre chronomètre?»

«Oui.»

«Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant exactement la seconde où vous parlerez. Je le répéterai dès qu’il me parviendra, et vous observerez également le moment précis auquel vous arrivera ma réponse.»

«Bien, et la moitié du temps compris entre ma demande et ta réponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu’à toi.»

«C’est cela, mon oncle.»

«Es-tu prêt?»

«Oui.»

«Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom.»

J’appliquai mon oreille sur la paroi et dès que le mot «Axel» me parvint, je répondis immédiatement «Axel», puis j’attendis.

«Quarante secondes, dit alors mon oncle. Il s’est écoulé quarante secondes entre les deux mots; le son met donc vingt secondes à monter. Or, à mille vingt pieds par seconde, cela fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et un huitième.»

«Une lieue et demie!» murmurai-je.

«Eh! cela se franchit, Axel!»

«Mais faut-il monter ou descendre?»

«Descendre, et voici pourquoi. Nous sommes arrivés à un vaste espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries. Celle que tu as suivie ne peut manquer de t’y conduire, car il semble que toutes ces fentes, ces fractures du globe, rayonnent autour de l’immense caverne que nous occupons. Relève-toi donc et reprends ta route. Marche, traîne-toi, s’il le faut, glisse sur les pentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du chemin. En route, mon enfant, en route!»

Ces paroles me ranimèrent.

«Adieu, mon oncle, m’écriai-je; je pars. Nos voix ne pourront plus communiquer entre elles, du moment que j’aurai quitté cette place! Adieu donc!»

«Au revoir, Axel! au revoir!»

Tels furent les derniers mots que j’entendis.

Cette surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre, échangée à plus d’une lieue de distance, se termina sur ces paroles d’espoir. Je fis une prière de reconnaissance à Dieu, car il m’avait conduit parmi ces immensités sombres au seul point peut-être où la voix de mes compagnons pouvait me parvenir.

Cet effet d’acoustique très étonnant s’expliquait facilement par les seules lois physiques; il provenait de la forme du couloir et de la conductibilité de la roche. Il y a bien des exemples de cette propagation de sons non perceptibles aux espaces intermédiaires. Je me souviens qu’en maint endroit ce phénomène fut observé, entre autres, dans la galerie intérieure du dôme de Saint-Paul à Londres, et surtout au milieu de ces curieuses cavernes de Sicile, ces latomies situées près de Syracuse, dont la plus merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d’Oreille de Denys.

Ces souvenirs me revinrent à l’esprit, et je vis clairement que, puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu’à moi, aucun obstacle n’existait entre nous. En suivant le chemin du son, je devais logiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient pas.

Je me levai donc. Je me traînai plutôt que je ne marchai. La pente était assez rapide. Je me laissai glisser.

Bientôt la vitesse de ma descente s’accrut dans une effrayante proportion, et menaçait de ressembler à une chute. Je n’avais plus la force de m’arrêter.

Tout à coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentis rouler en rebondissant sur les aspérités d’une galerie verticale, un véritable puits. Ma tête porta sur un roc aigu, et je perdis connaissance.

 

 

Chapitre XXIX

 

orsque je revins à moi, j’étais dans une demi-obscurité, étendu sur d’épaisses couvertures. Mon oncle veillait, épiant sur mon visage un reste d’existence. A mon premier soupir, il me prit la main; à mon premier regard il poussa un cri de joie.

«Il vit! il vit! s’écria-t-il.

– Oui, répondis-je d’une voix faible.

– Mon enfant, dit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, te voilà sauvé!»

Je fus vivement touché de l’accent dont furent prononcées ces paroles, et plus encore des soins qui les accompagnèrent. Mais il fallait de telles épreuves pour provoquer chez le professeur un pareil épanchement.

En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle de mon oncle; j’ose affirmer que ses yeux exprimèrent un vif contentement.

«God dag, dit-il.

– Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Et maintenant, mon oncle, apprenez-moi où nous sommes en ce moment.

– Demain, Axel, demain; aujourd’hui tu es encore trop faible; j’ai entouré ta tête de compresses qu’il ne faut pas déranger; dors donc, mon garçon, et demain tu sauras tout.

– Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il?

– Onze heures du soir, c’est aujourd’hui dimanche, 9 août, et je ne te permets plus de m’interroger avant le 10 du présent mois.»

En vérité, j’étais bien faible, et mes yeux se fermèrent involontairement. Il me fallait une nuit de repos; je me laissai donc assoupir sur cette pensée que mon isolement avait duré quatre longs jours.

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Le lendemain, à mon réveil, je regardai autour de moi. Ma couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvait installée dans une grotte charmante, ornée de magnifiques stalagmites, et dont le sol était recouvert d’un sable fin. Il y régnait une demi-obscurité. Aucune torche, aucune lampe n’était allumée, et cependant, certaines clartés inexplicables venaient du dehors en pénétrant par une étroite ouverture de la grotte. J’entendais aussi un murmure vague et indéfini, semblable au gémissement des flots qui se brisent sur une grève, et parfois les sifflements de la brise.

Je me demandai si j’étais bien éveillé, si je rêvais encore, si mon cerveau, fêté dans ma chute, ne percevait pas des bruits purement imaginaires. Cependant, ni mes yeux ni mes oreilles ne pouvaient se tromper à ce point.

«C’est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cette fente de rochers! Voilà bien le murmure des vagues! Voilà le sifflement de la brise! Est-ce que je me trompe, ou sommes-nous revenus à la surface de la terre? Mon oncle a-t-il donc renoncé à son expédition, ou l’aurait-il heureusement terminée?»

Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur entra.

«Bonjour, Axel! fit-il joyeusement. Je gagerais volontiers que tu te portes bien.

– Mais oui, dis-je en me redressant sur les couvertures.

– Cela devait être, car tu as tranquillement dormi. Hans et moi, nous t’avons veillé tour à tour, et nous avons vu ta guérison faire des progrès sensibles.

– En effet, je me sens ragaillardi, et la preuve, c’est que je ferai honneur au déjeuner que vous voudrez bien me servir!

– Tu mangeras, mon garçon! La fièvre t’a quitté. Hans a frotté tes plaies avec je ne sais quel onguent dont les Islandais ont le secret, et elles se sont cicatrisées à merveille. C’est un fier homme que notre chasseur!»

Tout en parlant, mon oncle apprêtait quelques aliments que je dévorai, malgré ses recommandations. Pendant ce temps je l’accablai de questions auxquelles il s’empressa de répondre.

J’appris alors que ma chute providentielle m’avait précisément amené à l’extrémité d’une galerie presque perpendiculaire; comme j’étais arrivé au milieu d’un torrent de pierres, dont la moins grosse eût suffi à m’écraser, il fallait en conclure qu’une partie du massif avait glissé avec moi. Cet effrayant véhicule me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, où je tombai sanglant, inanimé.

«Véritablement, me dit-il, il est étonnant que tu ne te sois pas tué mille fois. Mais, pour Dieu! ne nous séparons plus, car nous risquerions de ne jamais nous revoir.»

«Ne nous séparons plus!» Le voyage n’était donc pas fini? J’ouvris de grands yeux étonnés, ce qui provoqua immédiatement cette question:

«Qu’as-tu donc Axel?

– Une demande à vous adresser. Vous dites que me voilà sain et sauf?

– Sans doute.

– J’ai tous mes membres intacts?

– Certainement.

– Et ma tête?

– Ta tête, sauf quelques contusions, est parfaitement à sa place sur tes épaules.

– Eh bien, j’ai peur que mon cerveau ne soit dérangé.

– Dérangé?

– Oui. Nous ne sommes pas revenus à la surface du globe?

– Non, certes!

– Alors il faut que je sois fou, car j’aperçois la lumière du jour, j’entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui se brise!

– Ah! n’est-ce que cela?

– M’expliquerez-vous?…

– Je ne t’expliquerai rien, car c’est inexplicable; mais tu verras et tu comprendras que la science géologique n’a pas encore dit son dernier mot.

– Sortons donc, m’écriai-je en me levant brusquement.

– Non, Axel, non! le grand air pourrait te faire du mal.

– Le grand air?

– Oui, le vent est assez violent. Je ne veux pas que tu t’exposes ainsi.

– Mais je vous assure que je me porte à merveille.

– Un peu de patience, mon garçon. Une rechute nous mettrait dans l’embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la traversée peut être longue.

– La traversée?

– Oui, repose-toi encore aujourd’hui, et nous nous embarquerons demain.

– Nous embarquer?»

Ce dernier mot me fit bondir.

Quoi! nous embarquer! Avions-nous donc un fleuve, un lac, une mer à notre disposition? Un bâtiment était-il mouillé dans quelque port intérieur?

Ma curiosité fut excitée au plus haut point. Mon oncle essaya vainement de me retenir. Quand il vit que mon impatience me ferait plus de mal que la satisfaction de mes désirs, il céda.

Je m’habillai rapidement. Par surcroît de précaution, je m’enveloppai de l’une des couvertures et je sortis de la grotte.

 

 

Chapitre XXX

 

’abord je ne vis rien. Mes yeux déshabitués de la lumière se fermèrent brusquement. Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai encore plus stupéfait qu’émerveillé.

«La mer! m’écriai-je.

– Oui, répondit mon oncle, la mer Lidenbrock, et, j’aime à le croire, aucun navigateur ne me disputera l’honneur de l’avoir découverte et le droit de la nommer de mon nom!»

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Une vaste nappe d’eau, le commencement d’un lac ou d’un océan, s’étendait au-delà des limites de la vue. Le rivage, largement échancré, offrait aux dernières ondulations des vagues un sable fin, doré, parsemé de ces petits coquillages où vécurent les premiers êtres de la création. Les flots s’y brisaient avec ce murmure sonore particulier aux milieux clos et immenses. Une légère écume s’envolait au souffle d’un vent modéré, et quelques embruns m’arrivaient au visage. Sur cette grève légèrement inclinée, à cent toises environ de la lisière des vagues, venaient mourir les contreforts de rochers énormes qui montaient en s’évasant à une incommensurable hauteur. Quelques-uns, déchirant le rivage de leur arête aiguë, formaient des caps et des promontoires rongés par la dent du ressac. Plus loin, l’œil suivait leur masse nettement profilée sur les fonds brumeux de l’horizon.

C’était un océan véritable, avec le contour capricieux des rivages terrestres, mais désert et d’un aspect effroyablement sauvage.

Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer, c’est qu’une lumière «spéciale» en éclairait les moindres détails. Non pas la lumière du soleil avec ses faisceaux éclatants et l’irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur pâle et vague de l’astre des nuits, qui n’est qu’une réflexion sans chaleur. Non. Le pouvoir éclairant de cette lumière, sa diffusion tremblotante, sa blancheur claire et sèche, le peu d’élévation de sa température, son éclat supérieur en réalité à celui de la lune, accusaient évidemment une origine électrique. C’était comme une aurore boréale, un phénomène cosmique continu, qui remplissait cette caverne capable de contenir un océan.

La voûte suspendue au-dessus de ma tête, le ciel, si l’on veut, semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes, qui, par l’effet de la condensation, devaient, à de certains jours, se résoudre en pluies torrentielles. J’aurais cru que, sous une pression aussi forte de l’atmosphère, l’évaporation de l’eau ne pouvait se produire, et cependant, par une raison physique qui m’échappait, il y avait de larges nuées étendues dans l’air. Mais alors «il faisait beau». Les nappes électriques produisaient d’étonnants jeux de lumière sur les nuages très élevés. Des ombres vives se dessinaient à leurs volutes inférieures, et souvent, entre deux couches disjointes, un rayon se glissait jusqu’à nous avec une remarquable intensité. Mais, en somme, ce n’était pas le soleil, puisque la chaleur manquait à sa lumière. L’effet en était triste, souverainement mélancolique. Au lieu d’un firmament brillant d’étoiles, je sentais par-dessus ces nuages une voûte de granit qui m’écrasait de tout son poids, et cet espace n’eût pas suffi, tout immense qu’il fût, à la promenade du moins ambitieux des satellites.

Je me souvins alors de cette théorie d’un capitaine anglais qui assimilait la terre à une vaste sphère creuse, à l’intérieur de laquelle l’air se maintenait lumineux par suite de sa pression, tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y traçaient leurs mystérieuses orbites. Aurait-il dit vrai?

Nous étions réellement emprisonnés dans une énorme excavation. Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allait s’élargissant à perte de vue, ni sa longueur, car le regard était bientôt arrêté par une ligne d’horizon un peu indécise. Quant à sa hauteur, elle devait dépasser plusieurs lieues. Où cette voûte s’appuyait sur ses contreforts de granit, l’œil ne pouvait l’apercevoir; mais il y avait un tel nuage suspendu dans l’atmosphère, dont l’élévation devait être estimée à deux mille toises, altitude supérieure à celle des vapeurs terrestres, et due sans doute à la densité considérable de l’air.

Le mot «caverne» ne rend évidemment pas ma pensée pour peindre cet immense milieu. Mais les mots de la langue humaine ne peuvent suffire à qui se hasarde dans les abîmes du globe.

Je ne savais pas, d’ailleurs, par quel fait géologique expliquer l’existence d’une pareille excavation. Le refroidissement du globe avait-il donc pu la produire? Je connaissais bien, par les récits des voyageurs, certaines cavernes célèbres, mais aucune ne présentait de telles dimensions.

Si la grotte de Guachara, en Colombie, visitée par M. de Humboldt, n’avait pas livré le secret de sa profondeur au savant qui la reconnut sur un espace de deux milles cinq cents pieds, elle ne s’étendait vraisemblablement pas beaucoup au-delà. L’immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des proportions gigantesques, puisque sa voûte s’élevait à cinq cents pieds au-dessus d’un lac insondable, et que des voyageurs la parcoururent pendant plus de dix lieues sans rencontrer la fin. Mais qu’étaient ces cavités auprès de celle que j’admirais alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations électriques et une vaste mer renfermée dans ses flancs? Mon imagination se sentait impuissante devant cette immensité.

Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune, à des phénomènes dont ma nature «terrestrielle» n’avait pas conscience. A des sensations nouvelles, il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais, j’admirais avec une stupéfaction mêlée d’une certaine quantité d’effroi.

L’imprévu de ce spectacle avait rappelé sur mon visage les couleurs de la santé; j’étais en train de me traiter par l’étonnement et d’opérer ma guérison au moyen de cette nouvelle thérapeutique; d’ailleurs, la vivacité d’un air très dense me ranimait, en fournissant plus d’oxygène à mes poumons.

On concevra sans peine qu’après un emprisonnement de quarante-sept jours dans une étroite galerie, c’était une jouissance infinie que d’aspirer cette brise chargée d’humides émanations salines.

Aussi n’eus-je point à me repentir d’avoir quitté ma grotte obscure. Mon oncle, déjà fait à ces merveilles, ne s’étonnait plus.

«Te sens-tu la force de te promener un peu? me demanda-t-il.

– Oui, certes, répondis-je, et rien ne me sera plus agréable.

– Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuosités du rivage.»

J’acceptai avec empressement, et nous commençâmes à côtoyer cet océan nouveau. Sur la gauche, des rochers abrupts, grimpés les uns sur les autres, formaient un entassement titanesque d’un prodigieux effet. Sur leurs flancs se déroulaient d’innombrables cascades, qui s’en allaient en nappes limpides et retentissantes. Quelques légères vapeurs, sautant d’un roc à l’autre, marquaient la place des sources chaudes, et des ruisseaux coulaient doucement vers le bassin commun, en cherchant dans les pentes l’occasion de murmurer plus agréablement.

Parmi ces ruisseaux je reconnus notre fidèle compagnon de route, le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans la mer, comme s’il n’eût jamais fait autre chose depuis le commencement du monde.

«Il nous manquera désormais, dis-je avec un soupir.

– Bah! répondit le professeur, lui ou un autre, qu’importe.»

Je trouvai la réponse un peu ingrate.

Mais en ce moment mon attention fut attirée par un spectacle inattendu. A cinq cents pas, au détour d’un haut promontoire, une forêt haute, touffue, épaisse, apparut à nos yeux. Elle était faite d’arbres de moyenne grandeur, taillés en parasols réguliers, à contours nets et géométriques; les courants de l’atmosphère ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cèdres pétrifiés.

Je hâtais le pas. Je ne pouvais mettre un nom à ces essences singulières. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors, et fallait-il leur accorder une place spéciale dans la flore des végétations lacustres? Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l’admiration.

En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre, mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immédiatement de leur nom.

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«Ce n’est qu’une forêt de champignons», dit-il.

Et il ne se trompait pas. Que l’on juge du développement acquis par ces plantes chères aux milieux chauds et humides. Je savais que le «lycoperdon giganteum» atteint, suivant Bulliard, huit à neuf pieds de circonférence; mais il s’agissait ici de champignons blancs, hauts de trente à quarante pieds, avec une calotte d’un diamètre égal. Ils étaient là par milliers. La lumière ne parvenait pas à percer leur épais ombrage, et une obscurité complète régnait sous ces dômes juxtaposés comme les toits ronds d’une cité africaine.

Cependant je voulus pénétrer plus avant. Un froid mortel descendait de ces voûtes charnues. Pendant une demi-heure, nous errâmes dans ces humides ténèbres, et ce fut avec un véritable sentiment de bien-être que je retrouvai les bords de la mer.

Mais la végétation de cette contrée souterraine ne s’en tenait pas à ces champignons. Plus loin s’élevaient par groupes un grand nombre d’autres arbres au feuillage décoloré. Ils étaient faciles à reconnaître; c’étaient les humbles arbustes de la terre, avec des dimensions phénoménales, des lycopodes hauts de cent pieds, des sigillaires géantes, des fougères arborescentes, grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lépidodendrons à tiges cylindriques bifurquées, terminées par de longues feuilles et hérissées de poils rudes comme de monstrueuses plantes grasses.

«Étonnant, magnifique, splendide! s’écria mon oncle. Voilà toute la flore de la seconde époque du monde, de l’époque de transition. Voilà ces humbles plantes de nos jardins qui se faisaient arbres aux premiers siècles du globe! regarde, Axel, admire! Jamais botaniste ne s’est trouvé à pareille fête!

– Vous avez raison, mon oncle. La Providence semble avoir voulu conserver dans cette serre immense ces plantes antédiluviennes que la sagacité des savants a reconstruites avec tant de bonheur.

– Tu dis bien, mon garçon, c’est une serre; mais tu dirais mieux encore en ajoutant que c’est peut-être une ménagerie.

– Une ménagerie.

– Oui, sans doute. Vois cette poussière que nous foulons aux pieds, ces ossements épars sur le sol.

– Des ossements! m’écriai-je. Oui, des ossements d’animaux antédiluviens!»

Je m’étais précipité sur ces débris séculaires faits d’une substance minérale indestructible1. Je mettais sans hésiter un nom à ces os gigantesques qui ressemblaient à des troncs d’arbres desséchés.

«Voilà la mâchoire inférieure du mastodonte, disais-je; voilà les molaires du dinotherium; voilà un fémur qui ne peut avoir appartenu qu’au plus grand de ces animaux, au megatherium. Oui, c’est bien une ménagerie, car ces ossements n’ont certainement pas été transportés jusqu’ici par un cataclysme. Les animaux auxquels ils appartiennent ont vécu sur les rivages de cette mer souterraine, à l’ombre de ces plantes arborescentes. Tenez, j’aperçois des squelettes entiers. Et cependant…

– Cependant? dit mon oncle.

– Je ne comprends pas la présence de pareils quadrupèdes dans cette caverne de granit.

– Pourquoi?

– Parce que la vie animale n’a existé sur la terre qu’aux périodes secondaires, lorsque le terrain sédimentaire a été formé par les alluvions, et a remplacé les roches incandescentes de l’époque primitive.

– Eh bien! Axel, il y a une réponse bien simple à faire à ton objection, c’est que ce terrain-ci est un terrain sédimentaire.

– Comment! à une pareille profondeur au-dessous de la surface de la terre!

– Sans doute, et ce fait peut s’expliquer géologiquement. A une certaine époque, la terre n’était formée que d’une écorce élastique, soumise à des mouvements alternatifs de haut et de bas, en vertu des lois de l’attraction. Il est probable que des affaissements du sol se sont produits, et qu’une partie des terrains sédimentaires a été entraînée au fond des gouffres subitement ouverts.

– Cela doit être. Mais, si des animaux antédiluviens ont vécu dans ces régions souterraines, qui nous dit que l’un de ces monstres n’erre pas encore au milieu de ces forêts sombres ou derrière ces rocs escarpés?»

A cette idée j’interrogeai, non sans effroi, les divers points de l’horizon; mais aucun être vivant n’apparaissait sur ces rivages déserts.

J’étais un peu fatigué. J’allai m’asseoir alors à l’extrémité d’un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avec fracas. De là mon regard embrassait toute cette baie formée par une échancrure de la côte. Au fond, un petit port s’y trouvait ménagé entre les roches pyramidales. Ses eaux calmes dormaient à l’abri du vent. Un brick et deux ou trois goélettes auraient pu y mouiller à l’aise. Je m’attendais presque à voir quelque navire sortant toutes voiles dehors et prenant le large sous la brise du sud.

Mais cette illusion se dissipa rapidement. Nous étions bien les seules créatures vivantes de ce monde souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du désert descendait sur les rocs arides et pesait à la surface de l’océan. Je cherchais alors à percer des brumes lointaines, à déchirer ce rideau jeté sur le fond mystérieux de l’horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes lèvres? Où finissait cette mer? Où conduisait-elle? Pourrions-nous jamais en reconnaître les rivages opposés?

Mon oncle n’en doutait pas, pour son compte. Moi, je le désirais et je le craignais à la fois.

Après une heure passée dans la contemplation de ce merveilleux spectacle, nous reprîmes le chemin de la grève pour regagner la grotte, et ce fut sous l’empire des plus étranges pensées que je m’endormis d’un profond sommeil.

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1 Phosphate de chaux.