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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Le Chilkoot.

 

ill Stell avait raison de préférer la passe du Chilkoot à la White Pass. Cette dernière, il est vrai, on peut la suivre en sortant de Skagway, tandis que la première ne commence qu’à Dyea; mais, après la White Pass, il reste environ huit lieues à faire dans des conditions déplorables pour atteindre le lac Bennet, alors que seize kilomètres seulement séparent le lac Lindeman de la passe du Chilkoot, et ce lac conduit sans peine au lac Bennett, dont son extrémité supérieure n’est distante que de trois kilomètres.

Que la passe du Chilkoot, plus dure que la White Pass, comporte un talus presque vertical de mille pieds à gravir, cela n’était pas pour embarrasser des gens que n’encombrait aucun lourd matériel. Au delà du Chilkoot, ils trouveraient une route suffisamment entretenue qui aboutit au lac Lindeman. Cette première section du voyage à travers la barrière montagneuse du territoire n’offrirait donc pas, sinon de grandes fatigues, du moins de grandes difficultés.

Le 27 avril, à six heures du matin, Bill Stell donna le signal du départ. Edith et Jane Edgerton, Summy Skim et Ben Raddle, le Scout et les six hommes à son service quittèrent Skagway et prirent la route du Chilkoot. Deux traîneaux attelés de mules devaient suffire à cette partie du voyage qui se terminait à la pointe sud du lac Lindeman où Bill Stell avait établi son poste principal. Ce parcours ne pouvait s’effectuer en moins de trois à quatre jours dans les circonstances les plus favorables.

Un des traîneaux portait les bagages. L’autre était destiné aux deux jeunes filles, qu’un amoncellement de couvertures et de pelleteries défendait contre une bise extrêmement vive. Elles n’avaient jamais imaginé, on s’en doute, que leur voyage s’accomplirait de la sorte, et, glissant un bout de nez rosé hors de ses fourrures, Edith, à plusieurs reprises, adressa à Summy Skim des remerciements que celui-ci s’obstinait à ne point entendre.

Ben Raddle et lui étaient trop heureux de pouvoir leur être utiles. Quelle agréable compagnie pour un si affreux voyage! Bill Stell lui-même en était enchanté.

Du reste, le Scout n’avait point caché à Edith avec quelle impatience elle était attendue à Dawson City. L’hôpital était littéralement encombré, et plusieurs gardes-malades avaient été atteintes par les différentes épidémies qui décimaient la ville. La fièvre typhoïde, plus particulièrement, désolait alors la capitale du Klondike. C’est par centaines que l’on comptait les victimes, parmi ces malheureux émigrants qui arrivaient, anémiés, surmenés, épuisés, après avoir laissé tant de leurs compagnons sur la route.

«Charmant pays, décidément! se disait Summy Skim. Nous, encore, nous ne ferons qu’y passer!.. Mais ces deux petites, qui vont braver de tels dangers, et qui ne reviendront peut-être pas!..»

Il avait semblé inutile d’emporter des vivres pour la traversée du Chilkoot, afin de diminuer le poids à transporter sur ces rudes pentes. Le Scout connaissait, sinon des hôtels, du moins des «lodgings», auberges des plus rudimentaires, où l’on trouvait à se nourrir, et même, à la rigueur, un logement pour la nuit. A de hauts prix, il est vrai. On paye un demi-dollar un lit fait d’une simple planche, et un dollar le repas qui se compose invariablement de lard et de pain à peine levé. Un confortable si relatif ne serait heureusement inévitable que pendant fort peu de jours. La caravane de Bill Stell ne serait point réduite à ce régime lorsqu’elle franchirait la région lacustre.

Le temps était froid et la température se maintenait à 10 degrés centigrades au-dessous de zéro, avec une bise glaciale. Du moins, une fois engagés à travers la «trace», les traîneaux pourraient glisser sur la neige durcie. C’était une circonstance favorable pour les attelages. La montée était raide, en effet. Aussi mules, chiens, chevaux, bœufs, rennes, y succombent-ils en grand nombre, et la passe du Chilkoot, comme la White Pass, est-elle semée de leurs cadavres.

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En quittant Skagway, le Scout s’était dirigé vers Dyea, en suivant la rive orientale du canal. Ses traîneaux, moins chargés que tant d’autres qui remontaient vers le massif, auraient pu aisément les devancer. Mais déjà l’encombrement était prodigieux. Au milieu des rafales qui font rage dans ces étroits défilés et soulèvent d’aveuglants tourbillons de neige, ce n’étaient que véhicules de toutes sortes, projetés en travers, voire culbutés, bêtes se refusant à marcher malgré les coups et les cris, violents efforts des uns pour se faire livrer passage, violente résistance des autres pour s’y opposer, matériel qu’il fallait décharger puis recharger, disputes et rixes au cours desquelles s’échangeaient injures et coups, et parfois même des balles de revolver. Autant d’infranchissables obstacles qui barraient la route, et force était de régler son allure sur celle du plus lent. Puis, c’étaient des attelages de chiens qui s’enchevêtraient, et que de temps mettaient les conducteurs à les dépêtrer, au milieu des hurlements de ces animaux à demi sauvages!

La distance qui sépare Skagway de la passe est courte, et, malgré les difficultés du cheminement, on peut la franchir en quelques heures. Aussi, avant midi, la caravane du Scout faisait-elle halte à Dyea.

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Sur la pente de Chilkoot.

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Campement près de la crête du Chilkoot.

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Au sommet du Chilkoot

 

Ce n’était encore qu’une agglomération de cabanes disposées au bout du canal. Mais quelle invraisemblable cohue! Plus de trois mille émigrants se pressaient dans cet embryon de ville, à l’orée de la passe du Chilkoot.

Désireux de mettre à profit ce temps froid, qui facilitait le traînage, Bill Stell, avec raison, entendait quitter Dyea au plus tôt. A midi on repartit, Ben Raddle et Summy Skim à pied, les deux jeunes filles dans leur traîneau. Il eût été difficile de ne pas admirer les sites sauvages et grandioses que découvrait chaque détour du défilé, ces massifs de pins et de bouleaux couverts de givre qui se hissaient vers la crête, ces torrents que le froid n’avait pu saisir et qui bondissaient tumultueusement jusqu’au fond des abîmes dont la profondeur échappait aux regards.

Le Sheep Camp n’était distant que de quatre lieues. Quelques heures suffiraient à les franchir, bien que la passe se développât en rampes très raides et que les attelages s’arrêtassent fréquemment. Ce n’était pas sans peine que leurs conducteurs les obligeaient à se remettre en marche.

Tout en cheminant, Ben Raddle et Summy Skim causaient avec le Scout. Celui-ci, à une question qui lui fut posée, répondit:

«Je compte bien arriver au Sheep Camp vers cinq ou six heures. Nous y resterons jusqu’au matin.

– Y existe-t-il une auberge où nos deux compagnes puissent prendre quelque repos? demanda Summy Skim.

– Il y en a, répondit Bill Stell, car le Sheep Camp est un lieu de halte pour les émigrants.

– Mais, interrogea Ben Raddle, est-on certain d’y trouver de la place?

– C’est très douteux, affirma le Scout. D’ailleurs ces auberges sont peu engageantes. Peut-être serait-il préférable de dresser nos tentes pour passer la nuit.

– Messieurs, dit Edith qui, de son traîneau, avait entendu cette conversation, nous ne voulons pas être une cause de gêne.

– De gêne! répondit Summy Skim. En quoi pourriez-vous nous gêner? N’avons-nous pas deux tentes? L’une vous sera réservée. Nous occuperons l’autre.

– Et avec nos deux petits poêles qui brûleront jusqu’au jour, ajouta Bill Stell, il n’y aura rien à craindre du froid, quoiqu’il soit vif actuellement.

– C’est parfait, approuva Jane en prenant la parole à son tour. Mais il doit être bien convenu que vous n’avez pas à nous ménager. Nous ne sommes pas des invitées. Nous sommes des associées qui ne méritons ni plus ni moins d’égards que les autres. Quand il faudra voyager de nuit, nous le ferons. Nous voulons être traitées en hommes, et nous regarderions comme une injure tout ce qui pourrait ressembler à de la galanterie.

– Soyez tranquilles, déclara Summy Skim en riant, et tenez pour certain que nous ne vous épargnerons ni ennuis, ni fatigues. Nous en inventerions, au besoin!»

La caravane atteignit Sheep Camp vers six heures. En arrivant, les attelages étaient harassés. On se hâta de les dételer, et les gens du Scout s’occupèrent de leur nourriture.

Bill Stell avait eu raison de dire que les auberges de ce village étaient dépourvues de tout confort. Elles étaient combles, d’ailleurs. Le Scout fit donc établir les deux tentes à l’abri des arbres, un peu en dehors du Sheep Camp, de manière à ne point être troublé par l’effroyable tumulte de la foule.

Edith et Jane prirent à ce moment le premier rôle. En un clin d’œil, les couvertures et les pelleteries des traîneaux furent, par leurs soins, transformées en couches suffisamment moelleuses, et les poêles firent entendre d’agréables ronflements. Si l’on se contenta de viandes froides, du moins les boissons chaudes, thé et café, ne firent-elles point défaut. Puis les hommes allumèrent leurs pipes, et la soirée se prolongea confortablement, en dépit du thermomètre qui, à l’extérieur, était tombé à 17° au-dessous de zéro.

Que de souffrances devaient éprouver ceux des émigrants qui – par centaines – n’avaient pu trouver un abri dans le Sheep Camp! Combien de femmes, d’enfants, déjà épuisés au début du voyage, n’en verraient pas le terme!

Le Scout fixa le départ du lendemain à la pointe du jour, afin de devancer la foule dans la passe du Chilkoot. Le temps se maintenait sec et froid, mais, en somme, dût le thermomètre baisser encore, cent fois préférable aux rafales, aux tourbillons de neige, à ces violents blizzards, si redoutés dans les hautes régions du Nord-Amérique.

La tente de Jane et d’Edith était abattue quand les deux cousins sortirent de la leur. Aussitôt, le café fut préparé et servi bouillant, puis la seconde tente disparut à son tour. Quelques instants plus tard, sans que la partie masculine de la caravane ait eu à s’en occuper, tout le matériel était remis sur les traîneaux, bien en ordre, et de manière que chaque objet tînt le minimum de place et pût être aisément retiré sans déranger les antres. Ben Raddle, Summy Skim, et jusqu’à Bill Stell, étaient littéralement émerveillés d’une telle virtuosité. Le premier, en voyant la méthode supérieure des «associées», commençait même à penser que le contrat signé par lui dans un but charitable pourrait bien, en fin de compte, se transformer en une excellente affaire.

Quant à Summy, il admirait béatement le manège de ses jeunes compagnes, qu’il suivait pas à pas, les mains vides, offrant avec obstination un tardif concours qu’elles refusaient en riant.

L’allure n’allait pas être plus rapide que la veille. La rampe s’accentuait à mesure que la passe gagnait vers le sommet du massif. Ce n’était pas trop de ces mules robustes pour tirer les véhicules sur un sol inégal, rocailleux, coupé d’ornières, et que le dégel eût rendu tout à fait impraticable.

Toujours la même foule grouillante et tumultueuse, toujours les mêmes obstacles qui rendent cette trace du Chilkoot si pénible. Toujours des haltes forcées et parfois longues, lorsqu’un embarras de traîneaux et d’attelages coupait la route. A plusieurs reprises le Scout et ses hommes durent en venir aux mains pour se frayer un passage.

Sur les côtés du sentier, les cadavres de mules se succédaient, plus nombreux à mesure qu’on gagnait en hauteur. Les uns après les autres, ces animaux étaient tombés, tués par le froid, la fatigue et la faim, et les attelages de chiens, emportant avec eux leurs traîneaux malgré les efforts des conducteurs, se précipitaient sur cette nourriture inespérée et s’en disputaient en hurlant les derniers débris.

Spectacle plus triste encore, il n’était pas rare d’apercevoir le corps de quelque émigrant, mort de froid et de fatigue, abandonné sous les arbres ou au fond des précipices. Un exhaussement de la couche neigeuse, d’où sortaient un pied, une main ou un bout de vêtement, indiquait seul la place de la tombe éphémère qu’emporterait le premier souffle du printemps. Invinciblement d’abord, l’œil était attiré par ces sinistres tumuli, puis, peu à peu, l’accoutumance faisait son œuvre, et l’on passait avec une indifférence grandissante.

Parfois, c’étaient des familles entières, hommes, femmes, enfants, incapables d’aller plus loin, qui gisaient sur le sol glacé, sans que personne leur vînt en aide. Inlassables, Edith et Jane, aidées de leurs compagnons, s’efforçaient de porter secours à ces malheureux, de les ranimer avec un peu d’eau-de-vie. Mais que pouvaient-elles pour cette foule de misérables? Bientôt, il fallait abandonner ces infortunés à leur sort, et reprendre l’ascension épuisante de ce sentier de nécropole.

Toutes les cinq minutes, on était contraint de s’arrêter, soit pour laisser souffler les mules, soit à cause de l’encombrement. En quelques endroits, à des coudes brusques, le défilé devenait si étroit, que le matériel emporté par certains émigrants ne parvenait pas à le franchir. Les pièces principales des bateaux démontables excédaient la largeur du sentier. De là nécessité d’en décharger les véhicules, et de les faire haler une à une par les bêtes de trait. De là, aussi, une perte de temps considérable pour les autres attelages.

En d’autres endroits, la rampe était si rude, que l’angle d’inclinaison dépassait quarante-cinq degrés. Bien que ferrés à glace, les animaux, alors, se révoltaient ou, tout ou moins, se dérobaient. On ne pouvait les décider à attaquer la montée qu’à grand renfort de cris et de fouet, et les crocs de leurs fers laissaient de profondes empreintes sur la neige, tachée de gouttelettes de sang.

Vers cinq heures du soir, le Scout arrêta la caravane. Les mules exténuées étaient dans l’incapacité de faire un pas de plus, bien que leur charge fût faible relativement à tant d’autres. Sur la droite de la passe, s’évidait une sorte de ravin, où des arbres résineux poussaient en grand nombre. Sous leur frondaison, les tentes trouveraient un abri contre les bourrasques que devait faire redouter le relèvement de la température.

Bill Stell connaissait cette place où il avait déjà plus d’une fois passé la nuit. Le campement y fut organisé sur ses indications.

«Vous craignez quelque rafale? lui demanda Ben Raddle.

– Oui, la nuit sera mauvaise, répondit le Scout, et nous ne saurions prendre trop de précautions contre les tempêtes de neige, qui s’engouffrent ici comme dans un entonnoir.

– Mais, fit observer Summy Skim, nous serons en sûreté, grâce à l’orientation de ce ravin.

– C’est pour cela que je l’ai choisi,» répondit Bill Stell.

L’expérience du Scout ne l’avait pas trompé. La tourmente, qui commença vers sept heures du soir et se prolongea jusqu’à cinq heures du matin, fut terrible. Elle était accompagnée de tourbillons neigeux qui n’eussent pas permis de se voir à deux mètres. On eut grand’peine à maintenir les poêles en activité, car la furie du vent refoulait les fumées à l’intérieur, et il n’était pas facile de renouveler les provisions de bois au milieu des rafales. Si les tentes résistèrent, c’est que Summy Skim et Ben Raddle veillèrent une partie de la nuit, avec la crainte perpétuelle que celle où s’abritaient les jeunes filles ne fût emportée.

C’est précisément ce qui arriva pour la plupart de celles qui avaient été dressées en dehors du ravin, et, lorsque le jour reparut, on put juger de l’importance des dégâts causés par la tempête. Attelages ayant rompu leurs entraves, dispersés en toutes directions, traîneaux culbutés, quelques-uns jusqu’au fond des précipices qui bordaient la route et dans lesquels mugissaient les torrents, familles en larmes, implorant vainement une assistance qu’il n’était au pouvoir de personne de leur donner: c’était un véritable désastre.

«Pauvres gens!.. pauvres gens!.. murmuraient les jeunes filles. Que vont-ils devenir?

– Ce n’est pas notre affaire, déclara d’un ton bourru le Scout, cachant son émotion impuissante sous une apparente dureté, cl, comme nous n’y pouvons rien, le mieux est de décamper au plus tôt.»

Sans tarder, il donna le signal du départ et la caravane attaqua de nouveau la montée.

Cependant la bourrasque s’était apaisée à l’aube. Avec cette brusquerie que le thermomètre constate en ces régions élevées, le vent avait halé le Nord-Est, et la température était retombée à 12° sous zéro. L’épaisse couche de neige qui recouvrait le sol acquit aussitôt une extrême dureté.

L’aspect de la région s’était modifié. Au delà des talus, les bois avaient fait place à de vastes plaines blanches, dont la réverbération éblouissait. Les voyageurs qui n’ont pas eu soin de se munir de lunettes bleues en sont réduits dans ce cas à saupoudrer leurs cils et leurs paupières avec du charbon de bois.

Sur le conseil du Scout, Ben Raddle et Summy Skim prirent cette précaution, mais ils ne purent décider Edith et Jane à les imiter.

«Comment ferez-vous, mademoiselle Jane, pour découvrir les pépites, quand vous aurez une bonne ophtalmie? insista vainement Ben.

– Et vous, mademoiselle Edith, renchérit Summy, comment soignerez-vous alors les malades? Ne serait-ce que pour nous, mademoiselle, car, j’en suis certain, il nous arrivera malheur dans ce pays du diable, et vous serez notre infirmière un jour ou l’autre à l’hôpital de Dawson.»

Cette éloquence fut perdue. Les deux jeunes filles préférèrent disparaître sous la retombée de leurs capuchons et renoncer à faire usage de leurs yeux, plutôt que de les barbouiller de cette manière. Ce qui prouverait, s’il en était besoin, que, même chez la féministe la plus militante, l’éternelle coquetterie ne perd jamais ses droits.

Dans la soirée du 29 avril, la caravane fit halte au sommet de la passe du Chilkoot, et le Scout y établit son campement. Le lendemain, on adopterait les mesures nécessaires pour effectuer la descente sur le revers septentrional du massif.

En cet endroit, entièrement découvert et exposé à toutes les rigueurs de la température, l’encombrement était extraordinaire. Plus de trois mille émigrants l’occupaient alors. C’est là qu’ils organisent les «caches» où ils abritent une partie de leur matériel. La descente ne s’effectuant pas, en effet, sans d’extrêmes difficultés, on ne peut procéder que par petites charges, afin d’éviter les accidents. Aussi, tous ces illuminés, auxquels le mirage du Klondike donne une énergie, une ténacité surnaturelles, après être descendus au pied de la montagne avec un premier fardeau, remontent-ils au sommet, où ils reprennent une seconde charge, puis descendent et remontent encore, et cela quinze ou vingt fois, s’il le faut, pendant d’interminables jours. C’est alors que les chiens peuvent rendre d’inappréciables services, qu’ils soient attelés à des traîneaux ou à de simples peaux do bœuf que l’on fait plus facilement glisser sur la neige durcie des pentes.

La plupart des émigrants, bravant les vents du Nord qui, battant de plein fouet ce revers du Chilkoot, allaient décupler leurs souffrances au cours de la descente, avaient fait halte à l’arête septentrionale de la passe.

De ce point, tous ces malheureux voyaient, ou croyaient voir, ouvertes devant leurs pas, les plaines du Klondike. Ils étaient à leurs pieds, ces territoires fabuleux, que leurs imaginations surchauffées transformaient en un immense champ d’or, où germaient pour eux, pour eux seuls, une richesse infinie, une puissance surhumaine! Et toute leur âme se projetait vers le Nord mystérieux de toute la violence de leur désir, de toute la force de leur rêve merveilleux, dont la plupart seraient arrachés par un épouvantable réveil!

Bill Stell et sa caravane n’avaient point à prolonger leur séjour sur le sommet. Pour ces privilégiés, pas de cache à établir, et nul besoin de gravir de nouveau la pente, après l’avoir descendue. Lorsqu’ils auraient mis le pied sur la plaine, il ne leur resterait plus à franchir qu’une distance de quelques lieues pour atteindre la pointe du lac Lindeman.

Le campement fut établi comme d’habitude. Mais cette dernière nuit fut des plus mauvaises. Brusquement la température s’était relevée, et la tourmente se remit à souffler avec une nouvelle violence. Les tentes n’ayant plus, cette fois, l’abri d’un ravin, furent, à plusieurs reprises, arrachées de leurs piquets par la rafale, et il fallut enfin les plier, sans quoi elles eussent été emportées au milieu des tourbillons de neige. Il n’y eut d’autres ressources que de s’envelopper dans les couvertures et d’attendre philosophiquement le retour de l’aube.

«Et en vérité, pensait Summy Skim, ce ne serait pas trop de toute la philosophie de tous les philosophes anciens et modernes pour accepter les abominations d’un tel voyage, surtout lorsque rien ne vous oblige à le faire!»

Pendant les rares accalmies, éclataient des cris de douleur et de terreur, des imprécations horribles. Aux gémissements des blessés que le vent roulait à la surface du sol, se mêlaient les aboiements, les hennissements, les beuglements des bêtes errant effarées à travers le plateau.

L’aube du 30 avril parut enfin. Bill Stell donna le signal du départ. Les chiens, remplaçant les mules, furent attelés aux traîneaux sur lesquels d’ailleurs personne ne prit place, et la descente commença.

Grâce à la prudence et à l’expérience du Scout, elle s’effectua sans accidents, sinon sans fatigues, et les deux traîneaux atteignirent heureusement la plaine, à l’issue de la passe du Chilkoot. Le temps devenait plus favorable. Le vent, moins vif, tournait à l’Est, et le thermomètre remontait. Fort heureusement, il se maintenait toutefois au-dessous de zéro, car le dégel eût rendu la marche plus difficile.

Au pied de la montagne, nombre d’émigrants étaient réunis dans un campement en attendant que leur matériel les eût rejoints. L’emplacement était vaste et l’encombrement moins considérable que sur le plateau supérieur. A l’entour s’étendaient des bois où les tentes pouvaient être dressées en toute sécurité.

Ce fut là que la caravane vint passer la nuit. Le lendemain elle se remettait en route, et, par un chemin assez facile, arrivait vers midi à la pointe méridionale du lac Lindeman.

 

 

Chapitre VIII

Vers le nord.

 

’après-midi de cette journée fut consacrée au repos. Il y avait lieu, d’ailleurs, de faire quelques préparatifs en vue de la navigation à travers les lacs, ce dont le Scout s’occupa sans tarder. En vérité, pour eux-mêmes et pour leurs compagnes de voyage, Summy Skim et Ben Raddle ne pouvaient que s’applaudir d’avoir traité avec cet homme si prudent et si entendu.

C’était à l’extrémité du lac Lindeman, dans un campement déjà encombré par un millier de voyageurs, que se trouvait le matériel de Bill Stell. Il avait là, au revers d’une colline, son installation principale. L’établissement comprenait une maisonnette en bois divisée en plusieurs chambres bien closes, à laquelle attendaient les hangars renfermant les traîneaux et autres véhicules de transport. En arrière étaient disposés des étables et des chenils pour les animaux d’attelage.

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Les rapides entre les lacs Lindeman et Bennet

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Le canyon dans la passe du Chilkoot.

Déjà le Chilkoot commençait à être plus fréquenté que la White Pass, bien que celle-ci aboutît directement au lac Bennett en évitant la traversée du lac Lindeman. Sur ce dernier lac, soit qu’il fût solidifié par le froid, soit que ses eaux fussent dégagées des glaces, le transport du personnel et du matériel des mineurs s’effectuait dans des conditions meilleures qu’à la surface des longues plaines et à travers les épais massifs séparant la White Pass de la rive sud du lac Bennet. La station choisie par le Scout devenait donc de plus en plus importante. Aussi faisait-il de bonnes affaires, et assurément plus sûres que l’exploitation des gisements du Klondike.

Bill Stell n’était pas seul, d’ailleurs, à exercer ce profitable métier. Les concurrents ne lui manquaient pas, soit à cette station du lac Lindeman, soit à celle du lac Bennet. On peut même dire que ces entrepreneurs, d’origine canadienne ou américaine, ne suffisaient pas aux milliers d’émigrants qui affluaient à cette époque de l’année.

Il est vrai qu’un grand nombre de ces émigrants ne s’adressent ni au Scout ni à ses collègues, et cela par raison d’économie. Mais ceux-là sont alors forcés d’amener leur matériel depuis Skagway, de charger sur leurs traîneaux des bateaux démontables en bois ou en tôle, et l’on a vu quelles difficultés ils éprouvent pour traverser, avec ces lourds impedimenta, la chaîne du Chilkoot. Elles ne sont pas moins grandes par la White Pass, et, par l’un comme par l’autre chemin, une bonne partie de ce matériel reste en détresse.

Il en est cependant qui, pour éviter, soit l’embarras, soit la dépense du transport des bateaux, aiment mieux les faire construire sur place ou les construire eux-mêmes. En cette région boisée, les matériaux ne manquent pas, et déjà quelques chantiers existent, quelques scieries fonctionnent autour de la station du lac Lindeman.

A l’arrivée de la caravane, Bill Stell fut reçu par son personnel, quelques hommes qu’il employait comme pilotes pour conduire les bateaux de lac en lac jusqu’au cours du Yukon. On pouvait se fier à leur habileté; ils connaissaient les nécessités de cette navigation difficile.

La température étant assez basse, Summy Skim, Ben Raddle et leurs compagnes furent très satisfaits de prendre logement dans la maison du Scout dont les meilleures chambres étaient à leur disposition. Bientôt ils étaient tous réunis dans la salle commune, où régnait une agréable chaleur.

«Ouf! dit Summy Skim en s’asseyant. Le plus fort est fait!

– Hum, dit Bill Stell. Comme fatigues… oui, peut-être… et encore!.. N’empêche qu’il nous reste plusieurs centaines de lieues à parcourir pour atteindre le Klondike.

– Je le sais, mon brave Bill, répondit Summy Skim, mais je pense que cette seconde partie du voyage s’effectuera sans danger ni fatigue.

– En quoi vous avez tort, monsieur Skim, répondit le Scout.

– Cependant, nous n’aurons plus qu’à nous abandonner au courant des lacs, des rivières et des fleuves.

– Il en serait ainsi si la saison d’hiver était terminée. Malheureusement la débâcle n’est pas commencée. Lorsqu’elle se produira, notre bateau sera très exposé au milieu des glaçons en dérive, et plus d’une fois nous serons obligés à des portages pénibles…

– Décidément, s’écria Summy Skim, il reste quelque chose à faire pour que le tourisme soit confortable dans cet infect pays!

– Cela viendra, affirma Ben Raddle, puisqu’il est question d’y établir un railway. Deux mille hommes vont être incessamment employés à ce travail par l’ingénieur Hawkins.

– Bon!.. bon! s’écria Summy Skim, j’espère bien être revenu auparavant. Ne tenons donc aucun compte de ce railway hypothétique et examinons, si vous le voulez bien, notre itinéraire, tel qu’il faut le suivre actuellement.

Faisant droit à cette requête, le Scout étala une carte assez grossière de la région.

– Voici d’abord, dit-il, le lac Lindeman qui s’étend au pied du Chilkoot et que nous aurons à traverser dans toute sa longueur.

– La traversée est longue? demanda Summy Skim.

– Non, répondit le Scout, quand sa surface est uniformément solidifiée ou lorsqu’elle est entièrement libre de glaces.

– Et ensuite? dit Ben Raddle.

– Ensuite nous aurons un portage d’une demi-lieue pour conduire notre bateau et nos bagages jusqu’à la station du lac Bennet. Là encore, la durée du trajet dépend de la température, et vous avez déjà vu combien elle peut varier d’un jour à l’autre.

– En effet, continua Ben Raddle, des différences de vingt à vingt-cinq degrés, selon que le vent souffle du Nord ou du Sud.

– En somme, ajouta Bill Stell, il nous faut, ou le dégel qui permet la navigation, ou un froid sec qui durcit la neige sur laquelle on peut alors faire glisser le bateau comme un traîneau.

– Enfin, dit Summy Skim, nous voici arrivés sur le lac Bennet…

– Il s’étend, expliqua le Scout, sur une douzaine de lieues. Mais il ne faut pas compter moins de trois jours pour sa traversée, en raison des relâches qui sont nécessaires.

– Au delà, dit Summy Skim en consultant la carte, il y à un portage?

– Non, c’est le rio du Caribou, long d’une lieue, qui met le lac Bennet en communication avec le lac Tagish, lequel se développe sur sept à huit lieues et donne dans le lac Marsh d’une dimension à peu près égale. En quittant ce lac, il faut suivre les détours d’une rivière pendant une dizaine de lieues, et c’est sur son parcours qu’on rencontre les rapides de White Horse assez difficiles et parfois très dangereux à franchir. Puis on atteint le confluent de la rivière Tahkeena, à la tête du lac Labarge. C’est dans cette partie du trajet que peuvent se produire les plus grands retards, quand il s’agit de s’engager à travers les rapides de White Horse. Je me suis déjà vu arrêté toute une semaine en amont du lac Labarge.

– Et ce lac, demanda Ben Raddle, est-il navigable?

– Parfaitement, sur ses treize lieues, répondit Bill Stell.

– En somme, observa Ben Raddle, sauf pendant quelques portages, notre bateau va nous conduire jusqu’à Dawson City?

– Directement, monsieur Raddle, répondit Bill Stell, et, à tout prendre, c’est encore par eau que le voyage est le plus facile.

– Et, tant par la rivière Lewis que par le Yukon, demanda Ben Raddle, quelle est la distance qui sépare le lac Labarge du Klondike?

– Cent cinquante lieues environ, en tenant compte des détours.

– Je vois, déclara Summy Skim, que nous ne sommes pas encore arrivés.

– Assurément, répondit le Scout. Lorsque nous aurons atteint la Lewis, à l’extrémité nord du lac Labarge, nous serons tout juste à mi-route.

– Eh bien! conclut Summy Skim, en prévision de ce long voyage, prenons des forces, et, puisque nous avons l’occasion de passer une bonne nuit à la station du lac Lindeman, allons dormir.»

Ce fut, en effet, une des meilleures nuits que les deux cousins eussent passées depuis leur départ de Vancouver. Les poêles largement alimentés maintenaient une haute température dans cette maisonnette bien abritée et bien close.

Il était neuf heures, lorsque le signal du départ fut donné le lendemain 1er mai. La plupart des hommes qui avaient accompagné le Scout depuis Skagway devaient le suivre jusqu’au Klondike. Leurs services seraient très utiles pour la conduite du bateau transformé en traîneau, en attendant qu’il pût naviguer sur les lacs et descendre le cours de la Lewis et du Yukon.

Quant aux chiens, ils appartenaient à la race du pays. Ces animaux, remarquablement acclimatés, ont les pattes dépourvues de poils, ce qui les rend plus aptes à courir sur la neige sans risque de s’y entraver. Mais, de ce qu’ils étaient acclimatés, il ne faudrait pas conclure qu’ils ne fussent pas restés sauvages. En vérité, ils paraissaient l’être tout autant que des loups ou des renards. Aussi n’est-ce pas précisément en employant les caresses et les sucreries que leurs conducteurs parviennent à s’en faire obéir.

Parmi le personnel de Bill Stell se trouvait à présent un pilote auquel serait réservée la direction du bateau en cours de navigation. C’était un Indien du Klondike, nommé Neluto, employé depuis neuf ans par le Scout. Très au courant de son métier, connaissant bien les difficultés de toute sorte qu’offre la traversée des lacs, des rapides et des rivières, on pouvait se fier à son habileté. Avant d’être engagé dans le personnel du Scout, Neluto avait été au service de la Compagnie de la baie d’Hudson, et il avait longtemps guidé les chasseurs de fourrures à travers ces vastes territoires. Il connaissait parfaitement le pays, qu’il avait parcouru dans tous les sens, et même la région au delà de Dawson City jusqu’à la limite du cercle polaire.

Neluto savait assez d’anglais pour comprendre et être compris. Du reste, en dehors des choses de son métier, il ne parlait guère et, comme on dit, il fallait lui tirer les mots du gosier. Cependant, cet homme, très accoutumé au climat du Klondike, pouvait sans doute être questionné avec profit. Aussi Ben Raddle crut-il devoir lui demander ce qu’il augurait du temps et s’il croyait que la débâcle des lacs fût prochaine.

Neluto déclara que, à son avis, il n’y avait pas lieu de prévoir la fonte des neiges ni la débâcle des glaces avant une quinzaine de jours, à moins qu’il ne se produisît un brusque changement dans l’état atmosphérique, – ce qui n’est pas rare sous ces latitudes élevées.

Ben Raddle pensa ce qui lui plut de ce renseignement un peu vague. Il dut, en tout cas, renoncer à tirer autre chose d’un homme décidé à ne pas se compromettre.

Si l’avenir demeurait incertain, aucune hésitation, du moins, n’était permise pour le présent. Ce ne serait pas une navigation, mais un traînage qui allait s’effectuer à la surface du lac Lindeman. Jane et Edith pourraient néanmoins trouver place dans le bateau qui glisserait sur l’un de ses flancs et que les hommes suivraient à pied.

Le temps était calme, l’âpre bise de la journée précédente avait molli et tendait à retomber vers le Sud. Cependant le froid était vif – une douzaine de degrés sous zéro, – circonstance favorable et très propice à la marche que rendent si pénibles les tourmentes de neige.

Le lac Lindeman traversé vers onze heures, une heure suffit à franchir les deux kilomètres qui le séparent du lac Bennet, et, à midi sonnant, le Scout et sa caravane faisaient halte à la station qui s’élève à son extrémité méridionale.

A cette station du lac Bennet, l’encombrement était aussi considérable qu’au Sheep Camp de la passe du Chilkoot. Plusieurs milliers d’émigrants l’occupaient en attendant l’occasion de poursuivre leur route. De toutes parts étaient dressées des tentes, que cabanes et maisons ne tarderont pas à remplacer, si l’exode vers le Klondike continue quelques années encore.

Déjà en cet embryon de village, qui deviendra peut-être bourgade et ville, on trouvait des auberges qui pourront devenir des hôtels, des scieries et des chantiers de construction navale, disséminés sur les rives du lac, sans parler d’un poste de policemen dont les fonctions ne laissent pas d’être fort dangereuses au milieu de ces aventuriers lâches à travers la région.

L’Indien Neluto avait sagement fait de donner à la manière normande ses prévisions du temps. Au commencement de l’après-midi, un brusque changement se produisit dans l’état atmosphérique.

Le vent passa franchement au Sud, et le thermomètre remonta à 0° centigrade. C’étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se méprendre. Il y avait lieu de croire que la saison froide touchait à sa fin, et que la débâcle rendrait bientôt libre la surface des cours d’eau et des lacs.

Déjà, le lac Bennet n’était plus pris sur toute son étendue. Entre les icefields ou champs de glace sinuaient des passes praticables pour un bateau à la condition d’allonger le parcours.

Vers la fin du jour, la température remonta encore; le dégel s’accentua; quelques glaçons commencèrent à se détacher des rives et à s’éloigner vers le Nord. Donc, à moins d’une vive reprise du froid pendant la nuit, on atteindrait l’extrémité septentrionale du lac sans trop de difficultés.

Le thermomètre ne baissa pas pendant la nuit, et, au lever du jour, le 2 mai, Bill Stell constata que la navigation pourrait s’opérer dans des conditions assez favorables. La brise, qui soufflait du Sud, permettrait, si elle persistait, d’employer la voile vent arrière.

Lorsque, dès l’aube, le Scout avait voulu embarquer dans le bateau les bagages et les provisions, il avait constaté que la besogne était faite. Dès la veille, Edith et Jane s’en étaient chargées. Sous leur direction, tout avait été arrimé avec une perfection que le Scout n’eût certainement pas atteinte. Le moindre coin était employé, et tous les colis, du plus gros au plus petit, s’alignaient en ordre merveilleux, agréables à voir, faciles à retirer.

Quand les deux cousins l’eurent rejoint sur la rive, il leur fît part de la surprise qu’il avait éprouvée.

«Oui, répondit Ben Raddle, elles sont étonnantes toutes les deux. L’activité, la perpétuelle bonne humeur de miss Jane, l’invincible et douce fermeté de miss Edith, ont quelque chose de surprenant, et je commence à craindre d’avoir réellement fait une bonne affaire.

– Quelle affaire? demanda Bill Stell.

– Vous ne comprendriez pas… Mais dites-moi, Scout, reprit Ben Raddle, que pensez-vous du temps? En avons-nous fini avec l’hiver?

– Je ne voudrais pas me prononcer d’une manière absolue, répondit le Scout. Il semble pourtant bien que les lacs et les rivières ne tarderont pas à se dégager. D’ailleurs, en suivant les passes, dussions-nous allonger la route, notre bateau…

– N’aura point à quitter son élément naturel, acheva Summy Skim. C’est au mieux.

– Qu’en pense Neluto? demanda Ben Raddle.

– Neluto pense, déclara sentencieusement l’Indien, qu’il n’y a pas à craindre que le dégel s’arrête si le thermomètre ne baisse pas.

– Fort bien! approuva Ben Raddle en riant, Vous ne risquez pas de vous compromettre, mon garçon… Mais les glaces en dérive ne sont-elles pas à redouter?

– Oh! le bateau est solide, affirma Bill S tell. Il a déjà fait ses preuves en naviguant au milieu de la débâcle.

Ben se retourna vers l’Indien.

– Voyons, Neluto, insista-t-il, ne voulez-vous pas me donner plus clairement votre opinion?

– Voici deux jours que les premières glaces se sont mises en mouvement, répondit le pilote, preuve que le haut lac doit être dégagé.

– Ah! ah! fit Ben d’un air satisfait, voilà enfin une opinion. Et la brise, pilote, qu’en pensez-vous?

– Elle s’est levée deux heures avant le jour et nous est favorable.

– C’est un fait, cela, pilote. Mais, tiendra-t-elle?

Neluto se retourna et parcourut du regard l’horizon du Sud que fermait le massif du Chilkoot. A peine si de légères brumes glissaient sur le flanc de la montagne. Après avoir tendu la main dans cette direction, le pilote répondit:

– Je crois que la brise tiendra jusqu’au soir, monsieur…

All right!

– … A moins qu’elle ne change d’ici là, acheva Neluto avec le plus grand sérieux.

– Merci, pilote, dit Ben vexé. Me voici parfaitement fixé.»

Le bateau du Scout était une sorte de chaloupe, ou plutôt une barque longue de trente-cinq pieds. Un taud en occupait l’arrière, sous lequel deux ou trois personnes pouvaient s’abriter, soit la nuit, soit le jour, lors des bourrasques de neige et des rafales de pluie. Cette embarcation à fond plat, et par conséquent tirant le moins d’eau possible, était large de six pieds, ce qui lui permettait de porter une assez grande surface de toile. Taillée comme la misaine des chaloupes de pêche, la voile s’amarrait à la pointe de l’avant et se hissait à l’extrémité d’un mâtereau d’une quinzaine de pieds. En cas de mauvais temps, il était facile de dégager ce mâtereau de son emplanture et de le coucher sur les bancs.

Une telle embarcation n’eût pu tenir le plus près. Mais, avec du largue, elle gagnait encore. Quand les sinuosités des passes entre les champs de glace contraignaient le pilote à prendre vent debout, on serrait la voile et l’on bordait les avirons, qui, maniés par les bras robustes de quatre Canadiens, permettaient d’atteindre une allure plus favorable.

La surface du lac Bennet n’est pas considérable. On ne saurait le comparer à ces vastes mers intérieures du nord de l’Amérique, où les tempêtes se déchaînent avec violence. Nul doute que ne fussent suffisantes, pour une telle traversée, les provisions emportées par le Scout: viande conservée, biscuits, thé, café, un tonnelet d’eau-de-vie, plus une réserve de charbon pour le fourneau. D’ailleurs, on comptait sur la pêche, car le poisson abonde dans ces eaux, et aussi sur le gibier, perdrix ou gelinottes, qui fréquente les rives du lac.

Le pilote Neluto à la barre, derrière le taud sous lequel Edith et Jane avaient pris place, Summy Skim et Ben Raddle accotés en abord auprès de Bill Stell, les quatre hommes placés à l’avant écartant les glaçons avec leurs gaffes, le bateau, à huit heures, délaissa la rive.

La navigation était rendue assez délicate par le grand nombre d’embarcations engagées dans les passes. Afin de profiter de la débâcle et du vent favorable, plusieurs centaines de bateaux avaient quitté la station du lac Bennet. Au milieu de cette flottille, il était parfois malaisé d’éviter les abordages. Et alors, quelles vociférations, quelles injures, quelles menaces éclataient de toutes parts, sans parler des coups échangés!

Dans l’après-midi, on croisa une embarcation de la police. L’occasion d’intervenir n’était que trop souvent offerte aux hommes qui la montaient.

Le chef de cette escouade de policemen connaissait le Scout et l’interpella au passage:

«Salut, Scout!.. Toujours des émigrants qui nous arrivent de Skagway pour le Klondike…

– Oui, répondit le Canadien, plus qu’il n’en faut…

– Et plus qu’il n’en reviendra…

– C’est sûr! A combien estime-t-on ceux qui ont traversé le lac Bennet?

– Quinze mille environ.

– Et ce n’est pas fini!

– Loin de là.

– Sait-on si la débâcle se fait en aval?

– On le dit. Vous pourrez donc atteindre le Yukon en naviguant.

– Oui, si le froid ne reprend pas.

– On peut l’espérer.

– Oui… Merci.

– Bon voyage!»

Le temps étant au calme, la marche du bateau s’en ressentait. Après avoir relâché pendant deux nuits, il ne vint s’arrêter près de l’extrémité du lac Bennet que dans l’après-midi du 4 mai.

En cet endroit se détache du lac la petite rivière, ou plutôt le canal du Caribou qui, à moins d’une lieue de là, va déboucher dans le lac Tagish.

Le départ ne devant s’effectuer que le lendemain après la halte de nuit, Summy Skim voulut mettre à profit les dernières heures de jour pour aller tirer quelque gibier dans les plaines du voisinage. A peine eut-il fait connaître son intention, qu’à sa grande surprise et à sa satisfaction plus grande encore, Jane Edgerton déclara qu’elle l’accompagnerait.

En vérité, son entreprise devait paraître de moins en moins folle à ses compagnons de voyage. Elle était armée pour la vie, cette jeune fille. Si Summy Skim était un merveilleux chasseur, elle ne se montra guère moins adroite, et bientôt tous deux rapportaient le produit de leur chasse commune, soit trois couples de perdrix de savane et quatre gelinottes au plumage d’un vert pâle. Edith, pendant ce temps, avait préparé un feu de bois sec sur la rive, et le gibier, rôti devant une flamme pétillante, fut déclaré excellent.

Le lac Tagish, long de sept lieues et demie, est relié au lac Marsh par une étroite coupée, que la débâcle, lorsque la caravane y parvint le 6 mai, avait obstruée la nuit précédente sur une étendue d’une demi-lieue. Force fut donc de traîner le bateau, après avoir loué un attelage de mules. La navigation put ainsi être reprise dans la matinée du 7 mai.

Quarante-huit heures allaient être nécessaires pour traverser le lac Marsh dans toute sa longueur, bien qu’elle ne dépasse pas sept à huit lieues. Le vent avait halé le Nord, et avec les avirons on ne devait pas compter sur une marche rapide. Fort heureusement, la flottille des bateaux paraissait moins serrée que sur le lac Bonnet, un certain nombre d’embarcations étant peu à peu restées en arrière, et la halte put être établie, à l’extrémité du lac, le 8 mai, avant le coucher du soleil.

«Si je ne me trompe, Scout, dit Ben Raddle après le repas du soir, nous n’avons plus qu’un lac à franchir, le dernier de la région?

– Oui, monsieur Raddle, répondit Bill Stell, le lac Labarge. Mais, auparavant, il nous faudra suivre la Lewis River, et c’est dans cette partie du voyage que les embarras sont les plus grands. Nous avons à franchir les rapides de White Horses, où plus d’une embarcation s’est perdue corps et biens.

Ces rapides constituent en effet le plus sérieux danger pour la navigation entre Skagway et Dawson City. Ils occupent trois kilomètres et demi des quatre-vingt-cinq qui séparent le lac Marsh du lac Labarge. Sur cette courte distance, la différence de niveau n’est pas inférieure à trente-deux pieds, et le cours de la rivière est encombré de récifs contre lesquels les embarcations risquent fort de se briser.

– On ne peut donc suivre les berges? demanda Summy Skim.

– Elles sont impraticables, répondit le Scout. Mais on construit un tramway qui transportera les bateaux tout chargés en aval des rapides.

– Si l’on construit ce tramway, reprit Summy Skim, c’est qu’il n’est pas encore terminé, Scout?

– En effet, monsieur, bien que des centaines d’ouvriers y travaillent.

– Alors, nous n’avons pas à nous en occuper. Vous verrez même, mon brave Bill, qu’il ne sera pas achevé à notre retour.

– A moins que vous ne restiez au Klondike plus longtemps que vous ne le pensez, répondit Bill Stell. On sait bien quand on va au Klondike; on ne sait pas quand on en revient…

– Ni même si on reviendra!» approuva Summy Skim avec conviction.

Ce fut dans l’après-midi du lendemain, 9 mai, que le bateau, en descendant la rivière, atteignit les rapides de White Horses. Il n’était pas seul à s’aventurer dans cette dangereuse passe. D’autres embarcations le suivaient, et combien de celles qui se présentaient ainsi en amont ne se retrouveraient plus en aval!..

On comprendra aisément que les pilotes affectés au service des White Horses exigent un prix élevé. Ces trois kilomètres leur rapportent cent cinquante francs par voyage. Aussi ne songent-ils guère à abandonner ce lucratif métier pour celui plus aléatoire de prospecteur.

En cet endroit la vitesse du courant est de cinq lieues à l’heure. Il ne faudrait donc qu’un temps très court pour descendre les trois kilomètres des rapides, si l’on n’était obligé à tant de détours entre les roches de basalte capricieusement semées entre les deux rives, – ou pour éviter les glaçons, écueils mouvants dont le choc fracasserait la plus solide embarcation, – que la durée du trajet en est extrêmement augmentée.

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A plusieurs reprises, le bateau, appuyé sur les avirons, dut virer bout pour bout sous la menace d’un abordage, soit avec un glaçon, soit avec un canot, et l’habileté de Neluto le tira de plus d’un mauvais pas. Le dernier saut de ces rapides est le plus dangereux, et c’est là que se produisent de nombreuses catastrophes. Il importe de bien se tenir aux bancs, si l’on ne veut pas être jeté par-dessus bord. Mais Neluto avait l’œil juste, la main sûre, un imperturbable sang-froid, et, s’il ne put se garer de quelques paquets d’eau que l’on eut vite fait de rejeter à la rivière, le passage redoutable fut néanmoins franchi sans dommages.

«Et maintenant, s’écria Summy Skim, le plus fort est-il fait, Bill?

– Ce n’est pas douteux, répondit Ben Raddle.

– En effet, messieurs, déclara le Scout. Il ne nous reste plus que le lac Labarge à traverser et la Lewis à suivre pendant cent soixante lieues environ…

– Cent soixante lieues! répéta Summy Skim en riant, autant dire que nous sommes arrivés!»

Bill Stell, d’accord avec Neluto, décida de faire une halte de vingt-quatre heures à la station du lac Labarge, qu’on atteignit dans la soirée du 10 mai. Le vent soufflait du Nord avec violence. A peine si le bateau, même à force d’avirons, eût pu gagner le large, et le pilote tenait d’autant moins à tenter la traversée dans ces conditions, que l’abaissement de la température lui faisait craindre un embâcle qui eût emprisonné la caravane au milieu du lac solidifié.

Cette station, créée sur le même modèle et pour les mêmes besoins que celles du lac Lindeman et du lac Bennet, comprenait déjà une centaine de maisons et de cabanes. Dans l’une de ces maisons, décorée du nom d’hôtel, les voyageurs eurent la chance de trouver des chambres libres.

Le lac Labarge, long de cinquante kilomètres environ, se compose de deux parties, qui se coudent au point même où naît la rivière Lewis.

Démarré dans la matinée du 12 mai, le bateau dut employer trente-six heures à traverser cette première partie du lac. Ce fut donc dans l’après-midi du 13 mai, vers cinq heures, que le Scout et ses compagnons, après avoir essuyé force rafales, atteignirent le cours de la Lewis, qui oblique au Nord-Est en gagnant vers Fort Selkirk. Dès le lendemain, le bateau s’y engageait au milieu de la débâcle.

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Installation d'un campement au bord de la Lewis River.

Vers cinq heures, le Scout donna l’ordre d’accoster la rive droite, près de laquelle il comptait passer la nuit. Jane et Summy débarquèrent. Des détonations retentirent bientôt, et quelques couples de canards et de gelinottes permirent d’économiser les conserves au souper.

Du reste, ces haltes de nuit que s’imposait Bill Stell, les autres embarcations qui descendaient le cours de la Lewis se les imposaient aussi, et nombre de feux de campement s’allumaient sur les rives.

A partir de ce jour, la question du dégel parut être entièrement résolue. Sous l’influence des vents du Sud, le thermomètre se tenait à cinq ou six degrés au-dessus de zéro. Il n’y avait donc plus à craindre que la rivière vînt à se prendre.

La nuit, aucune attaque de fauves n’était à redouter. On ne signalait pas la présence d’ours dans les environs de la Lewis, et Summy Skim, à son vif regret peut-être, n’eut pas l’occasion l’abattre l’un de ces formidables plantigrades. En revanche, il allait se défendre contre des myriades de moustiques, et c’est i peine si l’on parvenait à éviter leurs morsures aussi douloureuses qu’agaçantes, en alimentant les feux toute la nuit.

Après avoir descendu la Lewis pendant une cinquantaine de kilomètres, le Scout et ses compagnons, dans l’après-midi du 15 mai, aperçurent le confluent de rio Hootalinqua, puis, le lendemain, celui du Big Salmon, deux tributaires de la Lewis. Il y eut lieu de remarquer combien les eaux bleues de la rivière s’altèrent au mélange de ses affluents. Le jour suivant, le bateau passait devant l’embouchure du rio Walsh, maintenant délaissé par les mineurs; puis ce fut le Cassiar, banc de sable qui émerge aux basses eaux, sur lequel quelques prospecteurs récoltèrent en un mois pour trente mille francs d’or.

Le voyage se continuait avec des alternatives de bon et de mauvais temps. Le bateau marchait tantôt à l’aviron, tantôt à la voile, et parfois même halé à la cordelle dans les passages très sinueux.

Le 25 mai, la plus grande partie de la Lewis, qui allait bientôt devenir le Yukon, avait été descendue dans des conditions favorables, lorsque le Scout vint s’établir au camp de Turenne, qui occupe une falaise toute semée à ce moment des premières fleurs, anémones, crocus et genièvres parfumés. De nombreux émigrants y avaient dressé leurs tentes. Le bateau nécessitant quelques réparations, on y resta vingt-quatre heures, et Summy Skim put se livrer à son exercice favori.

Pendant les deux jours qui suivirent, grâce à un courant de quatre nœuds à l’heure, le bateau descendit assez rapidement la rivière. Le 28 mai, dans l’après-midi, après avoir dépassé le labyrinthe des îles Myersall, il se rapprocha de la rive gauche et vint s’amarrer au pied de Fort Selkirk.

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Ce fort, bâti en 1848 pour le service des agents de la baie d’Hudson, puis démoli par les Indiens en 1852, n’est plus actuellement qu’un bazar assez bien approvisionné. Entouré de huttes et de tentes d’émigrants, il commande le cours de la grande artère, qui, à partir de là, porte plus spécialement le nom de Yukon, alors grossi des eaux du Pelly, son principal tributaire de la rive droite.

A des prix excessifs, il est vrai, le Scout trouva tout ce qu’il voulut à Fort Selkirk, et, après une relâche de vingt-quatre heures, dans la matinée du 30 mai, le bateau s’abandonna de nouveau au courant. On passa, sans s’y arrêter, devant le confluent de la rivière Stewart, qui commençait à attirer les chercheurs d’or. Déjà, les claims pullulaient sur son cours de trois cents kilomètres. Puis, le bateau stationna pendant une demi-journée à Ogilvie, sur la rive droite du Yukon.

En aval, le fleuve s’élargissait de plus en plus, et les embarcations pouvaient circuler sans peine au milieu des nombreux glaçons qui dérivaient dans la direction du Nord.

Après avoir laissé en arrière les embouchures de l’Indian River et du Sixty Miles Creek qui s’ouvrent face à face à quarante-huit kilomètres de Dawson City, le Scout et ses compagnons, dans l’après-midi du 3 juin, mirent enfin le pied dans la capitale du Klondike.

A l’instant précis où les voyageurs débarquaient, Jane s’approcha de Ben Raddle et lui tendit un feuillet déchiré de son carnet, sur lequel elle venait, tout en marchant, d’écrire quelques mots.

«Permettez-moi, monsieur Raddle, dit-elle, de vous donner reçu.

Ben prit le papier et lut:

«Reçu de M. Ben Raddle un voyage confortable de Skagway à Dawson conformément aux termes de notre contrat. Dont quittance.»

Suivait la signature.

– C’est en règle, fit Ben avec flegme, en mettant le papier dans sa poche le plus sérieusement du monde.

– Permettez-moi aussi, messieurs, reprit Jane en s’adressant cette fois aux deux cousins, d’ajouter à ce reçu les remerciements d’Edith et les miens pour la sympathie que vous nous avez témoignée, et que j’espère être à même de reconnaître comme il convient.

Sans un mot de plus, Jane serra la main à Ben Raddle. Mais, quand ce fut le tour de Summy, celui-ci, sans chercher à dissimuler son émotion, retint dans les siennes la petite main qui lui était offerte.

– Voyons!.. voyons!.. mademoiselle Jane, dit Summy, la tête un peu perdue, vous allez réellement nous quitter?

– En douteriez-vous? répondit Jane avec surprise. Cela n’a-t-il pas toujours été convenu?

– Oui, oui… concéda Summy. Du moins on se reverra, j’imagine?

– Je l’espère, monsieur Skim, mais cela ne dépend pas de moi. Tout dépend désormais des hasards de la prospection.

– La prospection!.. s’écria Summy. Eh quoi! mademoiselle Jane, toujours cette folle idée!

D’un mouvement sec Jane dégagea sa main prisonnière.

– Je ne vois pas ce que mon projet a de fou, monsieur Skim, dit-elle d’un ton piqué. Vous devriez penser que je ne suis pas venue jusqu’à Dawson pour changer subitement d’avis, à la manière d’une girouette qui tournera tous les vents… D’autant plus que j’ai pris maintenant des engagements auxquels j’entends l’aire honneur, ajouta-t-elle en se tournant vers Ben Raddle.

Summy Skim avait-il la fibre du pitoyable particulièrement développée? Le certain, c’est qu’il éprouvait, sans l’analyser autrement, un vif et profond chagrin.

– Évidemment!.. évidemment!..» balbutia-t-il sans conviction, pendant que les deux cousines s’éloignaient d’un pas décidé vers l’hôpital de Dawson.

 

 

Chapitre IX

Le Klondike.

 

’est une vaste région, baignée par les eaux de deux océans, l’Arctique et le Pacifique, cette portion du Nord-Amérique qui s’appelle l’Alaska. On ne donne pas moins de quinze cent mille kilomètres carrés à ce territoire, que l’empereur russe, autant, dit-on, par sympathie pour l’Union que par antipathie pour la Grande-Bretagne, céda aux États-Unis qui firent, ce jour-là, un pas de plus vers la réalisation intégrale de la fameuse doctrine de Monroë: Toute l’Amérique aux Américains.

En dehors des gisements aurifères qu’elle contient, y aura-t-il grand profit à tirer de la contrée mi-canadienne, mi-alaskienne que le Yukon arrose, contrée en partie située au delà du cercle polaire, et dont le sol n’est propre à aucune culture? C’est peu probable.

Il ne faut pas oublier, cependant, que l’Alaska, en y comprenant les îles Baranof, Amirauté, Prince-de-Galles, qui en dépendent, ainsi que l’archipel des Aléoutiennes, possède un développement littoral immense, où nombre de ports se prêtent à la relâche des navires, depuis Sitka, capitale de l’État d’Alaska, jusqu’à Saint-Michel, placé à l’embouchure du Yukon, l’un des plus grands fleuves du monde.

Le cent quarante et unième méridien a été arbitrairement choisi comme ligne de démarcation entre l’Alaska et la Puissance du Dominion. Quant à la limite méridionale, qui dévie et se recourbe de manière à envelopper les îles riveraines, elle manque peut-être de la précision désirable.

En jetant les yeux sur une carte de l’Alaska, on remarque que le sol est plat sur sa plus grande étendue. Le système orographique ne s’accuse que dans le sud. Là, débute la chaîne des montagnes qui se continue à travers la Colombie et la Californie sous le nom de Cascade Ranger.

Ce qui frappe plus particulièrement, c’est le cours du Yukon. Après avoir arrosé le Dominion en se dirigeant vers le nord après l’avoir couvert de l’immense réseau de ses affluents, le magnifique fleuve pénètre dans l’Alaska, décrit une courbe jusqu’au Fort Yukon, puis, redescendant vers le sud-ouest, va rejeter, à Saint-Michel, dans la mer de Behring.

Le Yukon est supérieur au Père des Eaux, au Mississipi lui-même. Il ne débite pas moins de vingt-trois mille mètres cubes à la seconde, et son cours s’étend sur deux mille deux cent quatre-vingt-dix kilomètres, à travers un bassin dont la surface égale deux fois celle de la France.

Si les territoires qu’il parcourt ne sont pas susceptibles de culture, l’aire forestière y est très considérable. Ce sont particulièrement d’impénétrables bois de cèdres jaunes où le monde entier pourrait se fournir, si les forêts plus accessibles venaient à s’épuiser. Quant à la faune, elle a pour représentants l’ours noir, l’orignal, le caribou, le thébai ou brebis de montagne, le chamois à long pelage blanc, plus une riche collection de gibier de plume, gelinottes, bécassines, grives, perdrix des neiges, canards qui se multiplient par myriades.

Les eaux qui baignent l’immense périmètre des côtes ne sont pas moins riches en mammifères marins et en poissons de toute espèce. Il en est un, le harlatan, qui mérite une mention spéciale. Ce poisson est tellement imprégné d’huile que l’on peut, sans aucune préparation, l’allumer pour s’éclairer ainsi qu’on ferait d’une torche. D’où ce nom de Candle Fish que lui ont donné les Américains. Découverte par les Russes en 1730, explorée en 1741, alors que sa population totale, en général d’origine indienne, ne dépassait pas trente-trois mille habitants, cette contrée est présentement envahie par la foule des émigrants et des prospecteurs, que les mines d’or attirent depuis quelques années au Klondike.

C’est en 1864 que l’on entendit parler pour la première fois de ces mines arctiques. A cette époque, le révérend Mac Donald trouva l’or à ramasser par cuillerées dans une petite rivière voisine du Fort Yukon.

En 1882, une troupe d’anciens mineurs de la Californie, et parmi eux les frères Boswell, s’aventurent à travers les traces du Chilkoot et exploitent régulièrement les nouveaux placers.

En 1885, des orpailleurs du Lewis-Yukon signalent les gisements du Forty Miles Creek, un peu en aval de l’emplacement futur de Dawson City, presque à l’endroit même que devait occuper plus tard le claim 129 de Josias Lacoste. Deux ans après, au moment où le gouvernement canadien procède à la délimitation de la province, ils en ont extrait six cent mille francs d’or.

En 1892, la North American Trading and Transportation Company, de Chicago, fonde la bourgade de Cudahy, au confluent du Forty Miles Creek et du Yukon. Vers la même époque, tout en surveillant le travail, treize constables, quatre sous-officiers et trois officiers ne recueillent pas moins de quinze cent mille francs dans les claims du Sixty Miles Creek, un peu en amont de Dawson City.

L’élan est donné; les prospecteurs vont accourir de toutes parts. En 1895, ils ne sont pas moins de mille Canadiens, principalement des Français, à franchir le Chilkoot.

Mais c’est en 1896 que se répand la retentissante nouvelle. On vient de découvrir un cours d’eau d’une richesse incroyable. Ce cours d’eau, c’est l’Eldorado, un affluent de la Bonanza, laquelle est un affluent de la Klondike River, elle-même affluent du Yukon. Aussitôt s’empresse la foule des chercheurs d’or. A Dawson City, les lots qui se vendaient vingt-cinq francs en valent bientôt cent cinquante mille.

La région qui porte plus spécialement le nom de Klondike n’est qu’un district du Dominion. Le cent, quarante et unième degré de longitude, qui trace déjà la ligne de démarcation entre l’Alaska devenue américaine et les possessions de la Grande-Bretagne, forme aussi la limite occidentale de ce district.

Au Nord, un affluent du Yukon, la Klondike River, marque sa frontière, et va confluer à la ville même de Dawson City qu’elle divise en deux parties inégales.

Par l’Est, il confine à cette portion du Dominion sur laquelle apparaissent les premières ramifications des Montagnes Rocheuses, et que le Mackensie traverse du Sud au Nord.

Le centre du district se relève en hautes collines, dont la principale, le Dôme, fut découverte en juin 1897. Ce sont les seuls reliefs de ce sol, généralement plat, où se développe le réseau hydrographique qui se rattache au bassin du Yukon. La plupart des tributaires du fleuve charrient l’or en paillettes, et, sur leurs rives, des centaines de claims sont déjà en exploitation. Mais le territoire aurifère par excellence est celui que baignent la Bonanza sortie des Dômes de Cormack et ses multiples affluents, l’Eldorado, la Queen, le Bulder, lAmerican, le Pure Gold, le Cripple, la Tail, etc.

On s’explique que, sur un territoire sillonné de creeks et de rios entièrement dégagés de glaces pendant les trois ou quatre mois de la belle saison, sur ces gisements si nombreux et d’une exploitation relativement facile, les prospecteurs se soient précipités en foule, et l’on comprend que leur nombre augmente chaque année, malgré les fatigues, la misère, les déboires du voyage.

A l’endroit même où la Klondike River se jette dans le Yukon, il n’existait, il y a quelques années, qu’un marais souvent submergé par les crues. Quelques huttes d’Indiens, des sortes d’isbas construites à la mode russe, où vivaient misérablement des familles indigènes, animaient seules cette triste solitude.

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C’est à ce confluent des deux cours d’eau qu’un Canadien du nom de Leduc fonda un beau jour Dawson City qui, en 1898, comptait déjà plus de dix-huit mille habitants.

La ville fut tout d’abord divisée par son fondateur en lots dont celui-ci ne demandait pas plus de vingt-cinq francs, lots qui trouvent maintenant acheteurs à des prix variant entre cinquante et deux cent mille francs. Si les gisements du Klondike ne sont pas voués à un épuisement prochain, si d’autres placers sont découverts dans le bassin du grand fleuve, il peut arriver que Dawson City devienne une métropole aussi imposante que Vancouver de la Colombie britannique ou Sacramento de la Californie américaine.

Aux premiers jours qui suivirent sa naissance, la ville nouvelle fut menacée de disparaître sous l’inondation, comme il en était du marécage dont elle occupait la place. Il fallut construire des digues solides pour se garantir contre ce danger, qui n’existe, d’ailleurs, chaque année, que pendant un temps très court. Si, en effet, au moment de la débâcle du Yukon, l’abondance des eaux est telle que les plus grands ravages sont à redouter, durant l’été, par contre, le niveau des fleuves baisse à ce point que la Klondike River peut être traversée à pied sec.

Ben Raddle connaissait à fond l’histoire de ce district. Il s’était mis au courant de toutes les découvertes faites depuis quelques années. Il savait quelle avait été la progression constante du rendement des placers et quels coups de fortune s’y étaient produits. Qu’il ne fût venu au Klondike que pour prendre possession du claim de Forty Miles Creek, pour en reconnaître la valeur, pour le vendre au meilleur prix, on devait le croire, puisqu’il l’affirmait. Mais Summy Skim sentait que l’intérêt de son cousin pour les questions aurifères avait crû en même temps que diminuait son éloignement de la région minière, et, de plus en plus, il redoutait que l’on ne prît racine dans ce pays de l’or et de la misère.

A cette époque, le district ne comptait pas moins de huit mille claims, numérotés depuis l’embouchure des affluents et des sous-affluents du Yukon jusqu’à leur source. Les lots étaient de cinq cents pieds de superficie, ou de deux cent cinquante, d’après la modification apportée par la loi de 1896.

L’engouement des prospecteurs, la préférence des syndicats allaient toujours aux gisements de la Bonanza, de ses tributaires, et des collines de la rive gauche de la Klondike River.

N’est-ce pas dans ce sol privilégié que Georgy Mac Cormack vendit plusieurs claims, de vingt-quatre pieds de longueur sur quatorze de largeur, dont on retira des pépites pour une valeur de huit mille dollars, soit quarante mille francs en moins de trois mois?..

La richesse des gisements de l’Eldorado n’est-elle pas si grande que, d’après le cadastreur Ogilvie, la moyenne de chaque plat est comprise entre vingt-cinq et trente-cinq francs? D’où cette logique conclusion, que, si, comme tout le donne à croire, la veine est large de trente pieds, longue de cinq cents, épaisse de cinq, elle produira jusqu’à vingt millions de francs. Aussi, dès cette époque, les sociétés, les syndicats cherchaient-ils à acquérir ces claims et se les disputaient-ils aux plus hauts prix.

Il était véritablement regrettable – c’est du moins ce que devait se dire Ben Raddle, car pour Summy Skim il n’y songeait guère – que l’héritage de l’oncle Josias n’eût pas été un de ces claims de la Bonanza, au lieu d’appartenir à la région du Forty Miles Creek, de l’autre côté du Yukon. Que l’on voulût l’exploiter ou le vendre, le profit eût été plus considérable. Il est même à supposer que les offres faites aux héritiers auraient été telles qu’ils n’eussent pas entrepris le voyage du Klondike: Summy Skim serait alors en villégiature dans sa ferme de Green Valley, au lieu de patauger dans les rues de cette capitale, dont la boue renferme peut-être des parcelles du précieux métal.

Restaient, il est vrai, les propositions faites par la Trading and Transportation Company, à moins que, faute de réponse, elles ne fussent devenues caduques.

Après tout, Ben Raddle était venu pour voir, il verrait. Bien que le 129 n’eût jamais produit de pépites de trois mille francs, – la plus grosse qui fut trouvée au Klondike atteignait cette valeur – il ne devait pas être épuise, puisque des offres d’achat avaient été faites. Les syndicats américains ou anglais ne traitent pas les yeux fermés ces sortes d’affaires. Il était donc à croire, même en admettant le pire, que les deux cousins retireraient de leur voyage au moins de quoi en couvrir les frais.

D’ailleurs, Ben Raddle le savait, on parlait déjà de nouvelles découvertes. Summy avait les oreilles rebattues du Hunter, un affluent de la Klondike River, qui s’écoule entre des montagnes hautes de quinze cents pieds, riches de gisements dont l’or était plus pur que celui de l’Eldorado; – du Gold Bottom, où, d’après le rapport d’Ogilvie, il existerait un filon de quartz aurifère, donnant jusqu’à mille dollars par tonne; – de cent autres rios plus merveilleux encore.

«Tu comprends, Summy, concluait Ben Raddle. En cas de déception, nous pourrons toujours nous retourner dans ce pays extraordinaire.

Summy faisait alors la sourde oreille, et revenait obstinément à ses moutons:

– Tout cela est parfait, Ben. Permets-moi, cependant, de te rappeler à la question. Très bien la Bonanza, l’Eldorado, le Bear, le Hunter, le Gold Bottom. Mais il s’agit pour nous du Forty Miles, et je n’en entends pas plus parler, de ce Forty Miles, que s’il n’existait pas.

– Il existe, sois tranquille, répondait Ben Raddle sans s’émouvoir. Tu pourras le constater bientôt de visu.

Puis, revenant à son idée favorite, il reprenait:

«Mais comment ne t’intéresses-tu pas davantage à ce prodigieux Klondike? Les rues sont pavées d’or, ici, positivement. Et le Klondike n’est pas le seul territoire de la contrée à être sillonné par les veines aurifères. Tu n’as qu’à jeter les yeux sur une carte, et tu verras quelle incroyable quantité de régions minéralisées sont déjà signalées. Il y en a au Chilkoot, que nous avons traversé, aux monts Cassiar, et ailleurs. L’Alaska en est pleine, et leur chaîne se prolonge au delà du cercle polaire, jusqu’aux rivages de l’océan Glacial!..

Mais cet hymne enflammé n’arrivait pas à troubler la sérénité de Summy. En vain Ben Raddle faisait-il miroiter tous ces trésors devant les yeux de son cousin, celui-ci se contentait de répondre en souriant:

– Tu as raison, Ben, tu as parfaitement raison. Le bassin du Yukon est à coup sûr un pays béni des dieux. En ce qui me concerne je songe avec une véritable ivresse que nous en possédons un tout petit morceau… car, s’il était plus gros, il nous faudrait sans doute plus de temps pour en être enfin débarrassés!»

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