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Jules Verne

 

L'île à hélice

 

 

Première partie

(X-XII)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Premièrepartie

 

 

 X

Passage de la ligne

 

epuis le 23 juin, le soleil rétrograde vers l’hémisphère méridional. Il est donc indispensable d’abandonner les zones où la mauvaise saison viendra bientôt exercer ses ravages. Puisque l’astre du jour, dans sa course apparente, se dirige vers la ligne équinoxiale, il convient de la franchir à sa suite. Au delà s’offrent des climats agréables, où, malgré leurs dénominations d’octobre, novembre, décembre, janvier, février, ces mois n’en sont pas moins ceux de la saison chaude. La distance qui sépare l’archipel havaïen des îles Marquises est de trois mille kilomètres environ. Aussi Standard-Island, ayant hâte de la couvrir, se met-elle à son maximum de vitesse.

La Polynésie proprement dite est comprise dans cette spacieuse portion de mer, limitée au nord par l’Équateur, au sud par le tropique du Capricorne. Il y a là, sur cinq millions de kilomètres carrés, onze groupes, se composant de deux cent-vingt îles, soit une surface émergée de dix mille kilomètres, sur laquelle les îlots se comptent par milliers. Ce sont les sommets de ces montagnes sous-marines, dont la chaîne se prolonge du nord-ouest au sud-est jusqu’aux Marquises et à l’île Pitcairn, en projetant des ramifications presque parallèles.

Si, par l’imagination, on se figure ce vaste bassin vidé tout à coup, si le Diable boiteux, délivré par Cléophas, enlevait toutes ces masses liquides comme il faisait des toitures de Madrid, quelle extraordinaire contrée se développerait aux regards! Quelle Suisse, quelle Norvège, quel Tibet, pourraient l’égaler en grandeur? De ces monts sous-marins, volcaniques pour la plupart, quelques-uns, d’origine madréporique, sont formés d’une matière calcaire ou cornée, sécrétée en couches concentriques par les polypes, ces animalcules rayonnes, d’organisation si simple, doués d’une force de production immense. De ces îles, les unes, les plus jeunes, n’ont de manteau végétal qu’à leur cime; les autres, drapées dans leur végétation de la tête aux pieds, sont les plus anciennes, même lorsque leur origine est coralloïde. Il existe donc toute une région montagneuse, enfouie sous les eaux du Pacifique. Standard-Island se promène au-dessus de ses sommets comme ferait un aérostat entre les pointes des Alpes ou de l’Himalaya. Seulement, ce n’est pas l’air, c’est l’eau qui la porte.

Mais, de même qu’il existe de larges déplacements d’ondes atmosphériques à travers l’espace, il se produit des déplacements liquides à la surface de cet océan. Le grand courant va de l’est à l’ouest, et, dans les couches inférieures, se propagent deux contre-courants de juin à octobre, lorsque le soleil se dirige vers le tropique du Cancer. En outre, aux abords de Taïti, on observe quatre espèces de flux, dont le plein n’a pas lieu à la même heure, et qui neutralisent la marée au point de la rendre presque insensible. Quant au climat dont jouissent ces différents archipels, il est essentiellement variable. Les îles montagneuses arrêtent les nuages qui déversent leurs pluies sur elles; les îles basses sont plus sèches, parce que les vapeurs fuient devant les brises régnantes.

Que la bibliothèque du casino n’eût pas possédé les cartes relatives au Pacifique, cela aurait été au moins singulier. Elle en a une collection complète, et Frascolin, le plus sérieux de la troupe, les consulte souvent. Yvernès, lui, préfère s’abandonner aux surprises de la traversée, à l’admiration que lui cause cette île artificielle, et il ne tient point à surcharger son cerveau de notions géographiques. Pinchinat ne songe qu’à prendre les choses par leur côté plaisant ou fantaisiste. Quant à Sébastien Zorn, l’itinéraire lui importe peu, puisqu’il va là où il n’avait jamais eu l’intention d’aller.

Frascolin est donc seul à piocher sa Polynésie, étudiant les groupes principaux qui la composent, les îles Basses, les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, les îles do Cook, les îles Tonga, les îles Samoa, les îles Australes, les Wallis, les Fanning, sans parler des îles isolées, Niue, Tokolau, Phœnix, Manahiki, Pâques, Sala y Gomez, etc. Il n’ignore pas que, dans la plupart de ces archipels, même ceux qui sont soumis à des protectorats, le gouvernement est toujours entre les mains de chefs puissants, dont l’influence n’est jamais discutée, et que les classes pauvres y sont entièrement soumises aux classes riches. Il sait en outre que ces indigènes professent les religions brahmanique, mahométane, protestante, catholique, mais que le catholicisme est prépondérant dans les îles dépendant de la France, – ce qui est dû à la pompe de son culte. Il sait même que la langue indigène, dont l’alphabet est peu compliqué, puisqu’il ne se compose que de treize à dix-sept caractères, est très mélangée d’anglais et sera finalement absorbée par l’anglo-saxon. Il sait enfin que, d’une façon générale, au point de vue ethnique, la population polynésienne tend à décroître, ce qui est regrettable, car le type kanaque, – ce mot signifie homme, – plus blanc sous l’Équateur que dans les groupes éloignés de la ligne équinoxiale, est magnifique, et combien la Polynésie ne perdra-t-elle pas à son absorption par les races étrangères! Oui! il sait cela, et bien d’autres choses qu’il apprend au cours de ses conversations avec le commodore Ethel Simcoë, et, lorsque ses camarades l’interrogent, il n’est pas embarrassé de leur répondre.

Aussi Pinchinat ne l’appelle-t-il plus que le «Larousse des zones tropicales».

Tels sont les principaux groupes entre lesquels Standard-Island doit promener son opulente population. Elle mérite justement le nom d’île heureuse, car tout ce qui peut assurer le bonheur matériel, et, d’une certaine façon, le bonheur moral, y est réglementé. Pourquoi faut-il que cet état de choses risque d’être troublé par des rivalités, des jalousies, des désaccords, par ces questions d’influence ou de préséance qui divisent Milliard-City en deux camps comme elle l’est en deux sections, – le camp Tankerdon et le camp Coverley? Dans tous les cas, pour des artistes, très désintéressés en cette matière, la lutte promet d’être intéressante.

Jem Tankerdon est Yankee des pieds à la tête, personnel et encombrant, large figure, avec la demi-barbe rougeâtre, les cheveux ras, les yeux vifs malgré la soixantaine, l’iris presque jaune comme celui des yeux de chien, la prunelle ardente. Sa taille est haute, son torse est puissant, ses membres sont vigoureux. Il y a en lui du trappeur des Prairies, bien que, en fait de trappes, il n’en ait jamais tendu d’autres que celles par lesquelles il précipitait des millions de porcs dans ses dégorgeoirs de Chicago. C’est un homme violent, que sa situation aurait dû rendre plus policé, mais auquel l’éducation première a manqué. Il aime à faire montre de sa fortune, et, il a, comme on dit, «les poches sonores». Et, paraît-il, il ne les trouve pas assez pleines, puisque lui et quelques autres de son bord ont idée de reprendre les affaires…

Mrs Tankerdon est une Américaine quelconque, assez bonne femme, très soumise à son mari, excellente mère, douce à ses enfants, prédestinée à élever une nombreuse progéniture, et n’ayant point failli à remplir ses fonctions. Quand on doit partager deux milliards entre des héritiers directs, pourquoi n’en aurait-on pas une douzaine, et elle les a tous bien constitués.

De toute cette smala, l’attention du quatuor ne devait être attirée que sur le fils aîné, destiné à jouer un certain rôle dans cette histoire. Walter Tankerdon, fort élégant de sa personne, d’une intelligence moyenne, de manières et de figure sympathiques, tient plus de Mrs Tankerdon que du chef de la famille. Suffisamment instruit, ayant parcouru l’Amérique et l’Europe, voyageant quelquefois, mais toujours rappelé par ses habitudes et ses goûts à l’existence attrayante de Standard-Island, il est familier avec les exercices de sport, à la tête de toute la jeunesse milliardaise dans les concours de tennis, de polo, de golf et de crocket. Il n’est pas autrement fier de la fortune qu’il aura un jour, et son cœur est bon. Il est vrai, faute de misérables dans l’île, il n’a point l’occasion d’exercer la charité. En somme, il est à désirer que ses frères et sœurs lui ressemblent. Si ceux-là et celles-là ne sont point encore en âge de se marier, lui, qui touche à la trentaine, doit songer au mariage. Y pense-t-il?… On le verra bien.

Il existe un contraste frappant entre la famille Tankerdon, la plus importante de la section bâbordaise, et la famille Coverley, la plus considérable de la section tribordaise. Nat Coverley est d’une nature plus fine que son rival. Il se ressent de l’origine française de ses ancêtres. Sa fortune n’est point sortie des entrailles du sol sous forme de nappes pétroliques, ni des entrailles fumantes de la race porcine. Non! Ce sont les affaires industrielles, ce sont les chemins de fer, c’est la banque qui l’ont fait ce qu’il est. Pour lui, il ne songe qu’à jouir en paix de ses richesses et – il ne s’en cache pas, – il s’opposerait à toute tentative de transformer le Joyau du Pacifique en une énorme usine ou une immense maison de commerce. Grand, correct, la tête belle sous ses cheveux grisonnants, il porte toute sa barbe, dont le châtain se mêle de quelques fils argentés. D’un caractère assez froid, de manières distinguées, il occupe le premier rang parmi les notables qui conservent, à Milliard-City, les traditions de la haute société des États-Unis du Sud. Il aime les arts, se connaît en peinture et en musique, parle volontiers la langue française très en usage parmi les Tribordais, se tient au courant de la littérature américaine et européenne, et, quand il y a lieu, mélange ses applaudissements de bravos et de bravas, alors que les rudes types du Far-West et de la Nouvelle-Angleterre se dépensent en hurrahs et en hips.

Mrs Coverley, ayant dix ans de moins que son mari, vient de doubler, sans trop s’en plaindre, le cap de la quarantaine. C’est une femme élégante, distinguée, appartenant à ces familles demi-créoles de la Louisiane d’autrefois, bonne musicienne, bonne pianiste, et il ne faut pas croire qu’un Reyer du XXe siècle ait proscrit le piano de Milliard-City. Dans son hôtel de la Quinzième Avenue, le quatuor a mainte occasion de faire de la musique avec elle, et ne peut que la féliciter de ses talents d’artiste.

Le ciel n’a point béni l’union Coverley autant qu’il a béni l’union Tankerdon. Trois filles sont les seules héritières d’une immense fortune, dont M. Coverley ne se targue pas à l’exemple de son rival. Elles sont fort jolies, et il se trouvera assez de prétendants, dans la noblesse ou dans la finance des deux mondes, pour demander leur main, lorsque le moment sera venu de les marier. En Amérique, d’ailleurs, ces dots invraisemblables ne sont pas rares. Il y a quelques années, ne citait-on pas cette petite miss Terry, qui, dès l’âge de deux ans, était recherchée pour ses sept cent cinquante millions? Espérons que cette enfant est mariée à son goût, et qu’à cet avantage d’être l’une des plus riches femmes des États-Unis, elle joint celui d’en être l’une des plus heureuses.

La fille aînée de M. et Mrs Coverley, Diane ou plutôt Dy, comme on l’appelle familièrement, a vingt ans à peine. C’est une très jolie personne, en qui se mélangent les qualités physiques et morales de son père et de sa mère. De beaux yeux bleus, une chevelure magnifique entre le châtain et le blond, une carnation fraîche comme les pétales de la rosé qui vient de s’épanouir, une taille élégante et gracieuse, cela explique que miss Coverley soit remarquée des jeunes gens de Milliard-City, lesquels ne laisseront point à des étrangers, sans doute, le soin de conquérir cet «inestimable trésor», pour employer des termes d’une justesse mathématique. On a même lieu de penser que M. Coverley ne verrait pas, dans la différence de religion, un obstacle à une union qui lui paraîtrait devoir assurer le bonheur de sa fille.

En vérité, il est regrettable que des questions de rivalités sociales séparent les deux familles les plus qualifiées de Standard-Island. Walter Tankerdon eût paru tout spécialement créé pour devenir l’époux de Dy Coverley.

Mais c’est là une combinaison à laquelle il ne faut point songer… Plutôt couper en deux Standard-Island, et s’en aller, les Bâbordais sur une moitié, les Tribordais sur l’autre, que de jamais signer un pareil contrat de mariage!

«A moins que l’amour ne se mêle de l’affaire!» dit parfois le surintendant en clignant de l’œil sous son binocle d’or.

Mais il ne semble pas que Walter Tankerdon ait quelque penchant pour Dy Coverley, et inversement, – ou, du moins, si cela est, tous deux observent une réserve, qui déjoue les curiosités du monde sélect de Milliard-City.

L’île à hélice continue à descendre vers l’Equateur, en suivant à peu près le cent-soixantième méridien. Devant elle se développe cette partie du Pacifique qui offre les plus larges espaces dépourvus d’îles et d’îlots et dont les profondeurs atteignent jusqu’à deux lieues. Pendant la journée du 25 juillet, on passe au-dessus du fond de Belknap, un abîme de six mille mètres, d’où la sonde a pu ramener ces curieux coquillages ou zoophytes, constitués de manière à supporter impunément la pression de telles masses d’eau, évaluée à six cents atmosphères.

Cinq jours après, Standard-Island s’engage à travers un groupe appartenant à l’Angleterre, bien qu’il soit parfois désigné sous le nom d’îles Américaines. Après avoir laissé Palmyra et Suncarung sur tribord, elle se rapproche à cinq milles de Fanning, un des nombreux gîtes à guano de ces parages, le plus important de l’archipel. Du reste, ce sont des cimes émergées, plutôt arides que verdoyantes, dont le Royaume-Uni n’a pas tiré grand profit jusqu’alors. Mais il a un pied posé en cet endroit, et l’on sait que le large pied de l’Angleterre laisse généralement des empreintes ineffaçables.

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Chaque jour, tandis que ses camarades parcourent le parc ou la campagne environnante, Frascolin, très intéressé par les détails de cette curieuse navigation, se rend à la batterie de l’Éperon. Il y rencontre souvent avec le commodore. Ethel Simcoë le renseigne volontiers sur les phénomènes spéciaux à ces mers, et, lorsqu’ils offrent quelque intérêt, le second violon ne néglige pas de les communiquer à ses compagnons.

Par exemple, ils n’ont pu cacher leur admiration en présence d’un spectacle que la nature leur a gratuitement offert dans la nuit du 30 au 31 juillet.

Un immense banc d’acalèphes, couvrant plusieurs milles carrés, venait d’être signalé dans l’après-midi. Il n’a point encore été donné à la population de rencontrer de telles masses de ces méduses auxquelles certains naturalistes ont octroyé le nom d’océanies. Ces animaux, d’une vie très rudimentaire, confinent dans leur forme hémisphérique aux produits du règne végétal. Les poissons, si gloutons qu’ils soient, les considèrent plutôt comme des fleurs, car aucun, paraît-il, n’en veut faire sa nourriture. Celles de ces océanies qui sont particulières à la zone torride du Pacifique ne se montrent que sous la forme d’ombrelles multicolores, transparentes et bordées de tentacules. Elles ne mesurent pas plus de deux à trois centimètres. Que l’on songe à ce qu’il en faut de milliards pour former des bancs d’une telle étendue!

Et, lorsque de pareils nombres sont énoncés en présence de Pinchinat:

«Ils ne peuvent, répond Son Altesse, surprendre ces invraisemblables notables de Standard-Island pour qui le milliard est de monnaie courante!»

A la nuit close, une partie de la population s’est portée vers «le gaillard d’avant», c’est-à-dire cette terrasse qui domine la batterie de l’Éperon. Les trams ont été envahis. Les cars électriques se sont chargés de curieux. D’élégantes voitures ont véhiculé les nababs de la ville. Les Coverley et les Tankerdon s’y coudoient à distance… M. Jem ne salue pas M. Nat, qui ne salue pas M. Jem. Les familles sont au complet d’ailleurs. Yvernès et Pinchinat ont le plaisir de causer avec Mrs Coverley et sa fille, qui leur font toujours le meilleur accueil. Peut-être Walter Tankerdon éprouve-t-il quelque dépit de ne pouvoir se mêler à leur entretien, et peut-être aussi miss Dy eût-elle accepté de bonne grâce la conversation du jeune homme. Dieu! quel scandale, et quelles allusions plus ou moins indiscrètes du Starboard-Chronicle ou du New-Herald dans leur article des mondanités!

Lorsque l’obscurité est complète, autant qu’elle peut l’être par ces nuits tropicales, semées d’étoiles, il semble que le Pacifique s’éclaire jusque dans ses dernières profondeurs. L’immense nappe est imprégnée de lueurs phosphorescentes, illuminée de reflets rosés ou bleus, non point dessinés comme un trait lumineux à la crête des lames, mais semblables aux effluences qu’émettraient d’innombrables légions de vers luisants. Cette phosphorescence devient si intense qu’il est possible de lire comme au rayonnement d’une lointaine aurore boréale. On dirait que le Pacifique, après avoir dissous les feux que le soleil lui a versés pendant le jour, les restitue la nuit en lumineux effluves.

Bientôt la proue de Standard-Island coupe la masse des acalèphes, qui se divise en deux branches le long du littoral métallique. En quelques heures, l’île à hélice est entourée d’une ceinture de ces noctiluques, dont la source photogénique ne s’est pas altérée. On eût dit une auréole, une de ces gloires au milieu desquelles se détachent les saints et les saintes, un de ces nimbes aux tons lunaires qui rayonnent autour de la tête des Christs. Le phénomène dure jusqu’à la naissance de l’aube, dont les premières colorations finissent par l’éteindre.

Six jours après, le Joyau du Pacifique touche au grand cercle imaginaire de notre sphéroïde qui, dessiné matériellement, eût coupé l’horizon en deux parties égales. De cet endroit, on peut en même temps voir les pôles de la sphère céleste, l’un au nord, allumé par les scintillations de l’étoile Polaire, l’autre, au sud, décoré, comme une poitrine de soldat, de la Croix du Sud. Il est bon d’ajouter que, des divers points de cette ligne équatoriale, les astres paraissent décrire chaque jour des cercles perpendiculaires au plan de l’horizon. Si vous voulez jouir de nuits et de jours parfaitement égaux, c’est sur ces parages, dans les régions des îles ou des continents traversés par l’Equateur qu’il convient d’aller fixer vos pénates.

Depuis son départ de l’archipel havaïen, Standard-Island a relevé une distance d’environ six cents kilomètres. C’est la seconde fois, depuis sa création, qu’elle passe d’un hémisphère à l’autre, franchissant la ligne équinoxiale, d’abord en descendant vers le sud, puis en remontant vers le nord. A l’occasion de ce passage, c’est fête pour population milliardaise. Il y aura des jeux publics dans le parc, des cérémonies religieuses au temple et à la cathédrale, des courses de voitures électriques autour de l’île. Sur la plate-forme de l’observatoire on doit tirer un magnifique feu d’artifice, dont les fusées, les serpenteaux, les bombes à couleurs changeantes, rivaliseront avec les splendeurs étoilées du firmament.

C’est là, vous le devinez, comme une imitation des scènes fantaisistes habituelles aux navires, lorsqu’ils atteignent l’Equateur, un pendant au baptême de la Ligne. Et, de fait, ce jour-là est toujours choisi pour baptiser les enfants nés depuis le départ de Madeleine-bay. Même cérémonie baptismale à l’égard des étrangers, qui n’ont pas encore pénétré dans l’hémisphère austral.

«Cela va être notre tour, dit Frascolin à ses camarades, et nous allons recevoir le baptême!

– Par exemple! réplique Sébastien Zorn, en protestant par des gestes d’indignation.

– Oui, mon vieux racleur de basse! répond Pinchinat. On va nous verser des seaux d’eau non bénite sur la tête, nous asseoir sur des planchettes qui basculeront, nous précipiter dans des cuves à surprises, et le bonhomme Tropique ne tardera pas à se présenter, suivi de son cortège de bouffons, pour nous barbouiller la figure avec le potau noir!

– S’ils croient, répond Sébastien Zorn, que je me soumettrai aux farces de cette mascarade!…

– Il le faudra bien, dit Yvernès. Chaque pays a ses usages, et des hôtes doivent obéir…

– Pas quand ils sont retenus malgré eux!» s’écrie l’intraitable chef du Quatuor Concertant.

Qu’il se rassure au sujet de ce carnaval dont s’amusent quelques navires en passant la Ligne! Qu’il ne craigne pas l’arrivée du bonhomme Tropique! Ses camarades et lui, on ne les aspergera pas d’eau de mer, mais de champagne des meilleures marques. On ne les mystifiera pas non plus en leur montrant l’Equateur, préalablement trace sur l’objectif d’une lunette. Cela peut convenir à des matelots en bordée, non aux gens graves de Standard-Island.

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La fête a lieu dans l’après-midi du 5 août. Sauf les douaniers, qui ne doivent jamais abandonner leur poste, les employés ont reçu congé. Tout travail est suspendu dans la ville et dans les ports. Les hélices ne fonctionnent plus. Quant aux accumulateurs, ils possèdent un voltage qui doit suffire au service de l’éclairage et des communications électriques. D’ailleurs, Standard-Island n’est pas stationnaire. Un courant la conduit vers la ligne de partage des deux hémisphères du globe. Les chants, les prières s’élèvent dans les églises, au Temple comme à Saint-Mary Church, et les orgues y donnent à pleins jeux. Joie générale dans le parc où les exercices de sport s’exécutent avec un entrain remarquable. Les diverses classes s’y associent. Les plus riches gentlemen, Walter Tankerdon en tête, font merveille dans les parties de golf et de tennis. Lorsque le soleil sera tombé perpendiculairement sous l’horizon, ne laissant après lui qu’un crépuscule de quarante-cinq minutes, les fusées du feu d’artifice prendront leur vol à travers l’espace, et une nuit sans lune se prêtera au déploiement de ces magnificences.

Dans la grande salle du casino, le quatuor est baptisé, comme il a été dit, et de la main même de Cyrus Bikerstaff. Le gouverneur lui offre la coupe écumante, et le champagne coule à torrents. Les artistes ont leur large part du Cliquot et du Rœderer. Sébastien Zorn aurait mauvaise grâce à se plaindre d’un baptême qui ne lui rappelle en rien l’eau salée dont ses lèvres furent imbibées aux premiers jours de sa naissance.

Aussi, les Parisiens répondent-ils à ces témoignages de sympathie par l’exécution des plus belles œuvres de leur répertoire: le septième quatuor en fa majeur, op. 59 de Beethoven, le quatrième quatuor en mi bémol, op. 10 de Mozart, le quatrième quatuor en mineur, op. 17 d’Haydn, le septième quatuor, andante, scherzo, capriccioso et fugue, op. 81 de Mendelsohn. Oui! toutes ces merveilles de la musique concertante, et l’audition est gratuite. On s’écrase aux portes, on s’étouffe dans la salle. Il faut bisser, il faut trisser les morceaux, et le gouverneur remet aux exécutants une médaille d’or cerclée de diamants respectables par le nombre de leurs carats, ayant sur une face les armes de Milliard-City, et sur l’autre ces mots en français:

Offerte au Quatuor Concertant

par la Compagnie, la Municipalité et la population de Standard-Island.

Et, si tous ces honneurs ne pénètrent pas jusqu’au fond de l’âme de l’irréconciliable violoncelliste, c’est que décidément il a un déplorable caractère, ainsi que le lui répètent ses camarades.

«Attendons la fin!» se contente-t-il de répondre, en contorsionnant sa barbe d’une main fébrile.

C’est à dix heures trente-cinq du soir, – le calcul a été fait par les astronomes de Standard-Island, – que l’île à hélice doit couper la ligne équinoxiale. A ce moment précis, un coup de canon sera tiré par l’une des pièces de la batterie de l’Éperon. Un fil relie cette batterie à l’appareil électrique disposé au centre du square de l’observatoire. Extraordinaire satisfaction d’amour-propre pour celui des notables auquel est dévolu l’honneur d’envoyer le courant qui provoque la formidable détonation.

Or, ce jour-là, deux importants personnages y prétendent. Ce sont, on le devine, Jem Tankerdon et Nat Coverley. De là, extrême embarras de Cyrus Bikerstaff. Des pourparlers difficiles ont été préalablement établis entre l’hôtel de ville et les deux sections de la cité. On n’est pas parvenu à s’entendre. Sur l’invitation du gouverneur, Calistus Munbar s’est même entremis. En dépit de son adresse si connue, des ressources de son esprit diplomatique, le surintendant a complètement échoué. Jem Tankerdon ne veut point céder le pas à Nat Coverley, qui refuse de s’effacer devant Jem Tankerdon. On s’attend à un éclat.

Il n’a pas tardé à se produire dans toute sa violence, lorsque les deux chefs se sont rencontrés dans le square, l’un en face de l’autre. L’appareil est à cinq pas d’eux… Il n’y a qu’à le toucher du bout du doigt…

Au courant de la difficulté, la foule, très soulevée par ces questions de préséance, a envahi le jardin.

Après le concert, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, Pinchinat se sont rendus au square, curieux d’observer les phases de cette rivalité. Étant données les dispositions des Bâbordais et des Tribordais, elle ne laisse pas de présenter une gravité exceptionnelle pour l’avenir.

Les deux notables s’avancent, sans même se saluer d’une légère inclinaison de tête.

«Je pense, monsieur, dit Jem Tankerdon, que vous ne me disputerez pas l’honneur…

– C’est précisément ce que j’attends de vous, monsieur, répond Nat Coverley.

– Je ne souffrirai pas qu’il soit manqué publiquement dans ma personne…

– Ni moi dans la mienne…

– Nous verrons bien!» s’écrie Jem Tankerdon en faisant un pas vers l’appareil.

Nat Coverley vient d’en faire un, lui aussi. Les partisans des deux notables commencent à s’en mêler. Des provocations malsonnantes éclatent de part et d’autre dans leurs rangs. Sans doute, Walter Tankerdon est prêt à soutenir les droits de son père, et, cependant, lorsqu’il aperçoit miss Coverley qui se tient un peu à l’écart, il est visiblement embarrassé.

Quant au gouverneur, bien que le surintendant soit à ses côtés, prêt à jouer le rôle de tampon, il est désolé de ne pouvoir réunir en un seul bouquet la rosé blanche d’York et la rosé rouge de Lancastre. Et qui sait si cette déplorable compétition n’aura pas des conséquences aussi regrettables qu’elles le furent, au XVe siècle, pour l’aristocratie anglaise?

Cependant la minute approche où la pointe de Standard-Island coupera la ligne équinoxiale. Établi à la précision d’un quart de seconde de temps, le calcul ne comporterait qu’une erreur de huit mètres. Le signal ne peut tarder à être envoyé par l’observatoire.

«J’ai une idée! murmure Pinchinat.

– Laquelle?… répond Yvernès.

– Je vais flanquer un coup de poing au bouton de l’appareil, et cela va les mettre d’accord…

– Ne fais pas cela!» dit Frascolin, en arrêtant Son Altesse d’un bras vigoureux.

Bref, on ne sait comment l’incident aurait pris fin, si une détonation ne se fût produite…

Cette détonation ne vient pas de la batterie de l’Éperon. C’est un coup de canon du large, qui a été distinctement entendu.

La foule reste en suspens.

Que peut indiquer cette décharge d’une bouche à feu qui n’appartient pas à l’artillerie de Standard-Island?

Un télégramme, envoyé de Tribord-Harbour, en donne presque aussitôt l’explication.

A deux ou trois milles, un navire en détresse vient de signaler sa présence et demande du secours.

Heureuse et inattendue diversion! On ne songe plus à se disputer devant le bouton électrique, ni à saluer le passage de l’Equateur. Il n’est plus temps d’ailleurs. La ligne a été franchie, et le coup réglementaire est resté dans l’âme de la pièce. Cela vaut mieux, en somme, pour l’honneur des familles Tankerdon et Coverley.

Le public évacue le square, et, comme les trams ne fonctionnent lus, il s’est pédestrement et rapidement dirigé vers les jetées de Tribord-Harbour.

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Au reste, après le signal envoyé du large, l’officier de port a pris les mesures relatives au sauvetage. Une des électric-launchs, amarrée dans la darse, s’est élancée hors des piers. Et, au moment où la foule arrive, l’embarcation ramène les naufragés recueillis sur leur navire, qui s’est aussitôt englouti dans les abîmes du Pacifique.

Ce navire, c’est le ketch malais, qui a suivi Standard-Island depuis son départ de l’archipel des Sandwich.

 

 

 

 XI

Iles Marquises

 

ans la matinée du 29 août, le Joyau du Pacifique donne à travers l’archipel des Marquises, entre 7° 55’ et 10° 30’ de latitude sud et 141° et 143°6’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Il a franchi une distance de trois mille cinq cents kilomètres à partir du groupe des Sandwich.

Si ce groupe se nomme Mendana, c’est que l’Espagnol de ce nom découvrit en 1595 sa partie méridionale. S’il se nomme îles de la Révolution, c’est qu’il a été visité par le capitaine Marchand en 1791 dans sa partie du nord-ouest. S’il se nomme archipel de Nouka-Hiva, c’est qu’il doit cette appellation à la plus importante des îles qui le composent. Et pourtant, ne fût-ce que par justice, il aurait dû prendre aussi le nom de Cook, puisque le célèbre navigateur en a opéré la reconnaissance en 1774.

C’est ce que le commodore Simcoë fait observer à Frascolin, lequel trouve l’observation des plus logiques, ajoutant:

«On pourrait également l’appeler l’archipel Français, car nous sommes un peu en France aux Marquises.»

En effet, un Français a le droit de regarder ce groupe de onze îles ou îlots comme une escadre de son pays, mouillée dans les eaux du Pacifique. Les plus grandes sont les vaisseaux de première classe Nouka-Hiva et Hiva-Oa; les moyennes sont les croiseurs de divers rangs, Hiaou, Uapou, Uauka; les plus petites sont les avisos Motane, Fatou-Hiva, Taou-Ata, tandis que les îlots ou les attolons seraient de simples mouches d’escadre. Il est vrai, ces îles ne peuvent se déplacer comme le fait Standard-Island.

Ce fut le 1er mai 1842 que le commandant de la station navale du Pacifique, le contre-amiral Dupetit-Thouars, prit, au nom de la France, possession de cet archipel. Mille à deux mille lieues le séparent soit delà côte américaine, soit de la Nouvelle-Zélande, soit de l’Australie, soit de la Chine, des Moluques ou des Philippines. En ces conditions, l’acte du contre-amiral était-il à louer ou à blâmer? On le blâma dans l’opposition, on le loua dans le monde gouvernemental. Il n’en reste pas moins que la France dispose là d’un domaine insulaire, où nos bâtiments de grande pêche trouvent à s’abriter, à se ravitailler, et auquel le passage de Panama, s’il est jamais ouvert, attribuera une importance commerciale des plus réelles. Ce domaine devait être complété par la prise de possession ou déclaration de protectorat des îles Pomotou, des îles de la Société, qui en forment le prolongement naturel. Puisque l’influence britannique s’étend sur les parages du nord-ouest de cet immense océan, il est bon que l’influence française vienne la contre-balancer dans les parages du sud-est.

«Mais, demande Frascolin à son complaisant cicérone, est-ce que nous avons là des forces militaires de quelque valeur?

– Jusqu’en 1859, répond le commodore Simcoë, il y avait à Nouka-Hiva un détachement de soldats de marine. Depuis que ce détachement a été retiré, la garde du pavillon est confiée aux missionnaires, et ils ne le laisseraient pas amener sans le défendre.

– Et actuellement?…

– Vous ne trouverez plus à Taio-Haé qu’un résident, quelques gendarmes et soldats indigènes, sous les ordres d’un officier qui remplit aussi les fonctions déjuge de paix…

– Pour les procès des naturels?…

– Des naturels et des colons.

– Il y a donc des colons à Nouka-Hiva?…

– Oui»… deux douzaines.

– Pas même de quoi former une symphonie, ni même une harmonie, et à peine une fanfare!»

Il est vrai, si l’archipel des Marquises, qui s’étend sur cent quatre-vingt-quinze milles de longueur et sur quarante-huit milles de largeur, couvre une aire de treize mille kilomètres superficiels, sa population ne comprend pas vingt-quatre mille indigènes. Cela fait donc un colon pour mille habitants.

Cette population marquisane est-elle destinée à s’accroître, alors qu’une nouvelle voie de communication aura été percée entre les deux Amériques? L’avenir le dira. Mais, en ce qui concerne la population de Standard-Island, le nombre de ses habitants s’est augmenté depuis quelques jours par le sauvetage des Malais du ketch, opéré dans la soirée du 5 août.

Ils sont dix, plus leur capitaine, – un homme à ligure énergique, comme il a été dit. Agé d’une quarantaine d’années, ce capitaine se nomme Sarol. Ses matelots sont de solides gaillards, de cette race originaire des îles extrêmes de la Malaisie occidentale. Trois mois avant, ce Sarol les avait conduits à Honolulu avec une cargaison de coprah. Lorsque Standard-Island y vint faire une relâche de dix jours, l’apparition de cette île artificielle ne laissa pas d’exciter leur surprise, ainsi qu’il arrivait dans tous les archipels. S’ils ne la visitèrent point, car cette autorisation ne s’obtenait que très difficilement, on n’a pas oublié que leur ketch prit souvent la mer, afin de l’observer de plus près, la contournant à une demi-encablure de son périmètre. La présence obstinée de ce navire n’avait pu exciter aucun soupçon, et son départ d’Honolulu, quelques heures après le commodore Simcoë, n’en excita pas davantage. D’ailleurs eût-il fallu s’inquiéter de ce bâtiment d’une centaine de tonneaux, monté par une dizaine d’hommes? Non, sans doute, et peut-être fut-ce un tort…

Lorsque le coup de canon attira l’attention de l’officier de Tribord-Harbour, le ketch ne se trouvait qu’à deux où trois milles. La chaloupe de sauvetage, s’étant portée à son secours, arriva à temps pour recueillir le capitaine et son équipage.

Ces Malais parlent couramment la langue anglaise, – ce qui ne saurait étonner de la part d’indigènes de l’Ouest-Pacifique, où, ainsi que nous l’avons mentionné, la prépondérance britannique est acquise sans conteste. On apprend donc à quel accident de mer ils ont dû de s’être trouvés en détresse. Et même, si la chaloupe avait tardé de quelques minutes, ces onze Malais eussent disparu dans les profondeurs de l’Océan.

Au dire de ces hommes, vingt-quatre heures avant, pendant la nuit du 4 au 5 août, le ketch avait été abordé par un steamer en grande marche. Bien qu’il eût ses feux de position, le capitaine Sarol n’avait pas été aperçu. La collision dut être si légère pour le steamer que celui-ci n’en ressentit rien, paraît-il, puisqu’il continua sa route, à moins toutefois, – fait qui malheureusement n’est pas rare, – qu’il eût préféré, en filant à toute vapeur, «se débarasser le réclamations coûteuses et désagréables».

Mais ce choc, insignifiant pour un bâtiment de fort tonnage, dont la coque de fer est lancée avec une vitesse considérable, fut terrible pour le navire malais. Coupé à l’avant du mât de misaine, on ne s’expliquait guère qu’il n’eût pas coulé immédiatement. Il se maintint cependant à fleur d’eau, et les hommes restèrent accrochés aux pavois. Si la mer eût été mauvaise, pas un n’aurait pu résister aux lames balayant cette épave. Par bonne chance, le courant la dirigea vers l’est, et la rapprocha de Standard-Island.

Toutefois, lorsque le commodore interroge le capitaine Sarol, il manifeste son étonnement que le ketch, à demi-submergé, ait dérivé jusqu’en vue de Tribord-Harbour.

«Je ne le comprends pas non plus, répond le Malais. Il faut que votre île ait fait peu de route depuis vingt-quatre heures?…

– C’est la seule explication possible, réplique le commodore Simcoë. Il n’importe, après tout. On vous a sauvés, c’est l’essentiel.»

Il était temps, d’ailleurs. Avant que la chaloupe se fût éloignée d’un quart de mille, le ketch avait coulé à pic.

Tel est le récit que le capitaine Sarol a fait d’abord à l’officier qui exécutait le sauvetage, puis au commodore Simcoë, puis au gouverneur Cyrus Bikerstaff, après qu’on eut donné tous les secours dont son équipage et lui paraissaient avoir le plus pressant besoin.

Se pose alors la question du rapatriement des naufragés. Ils faisaient voile vers les Nouvelles-Hébrides, lorsque la collision s’est produite. Standard-Island, qui descend au sud-est, ne peut modifier son itinéraire et obliquer vers l’ouest. Cyrus Bikerstaff offre donc aux naufragés de les débarquer à Nouka-Hiva, où ils attendront le passage d’un bâtiment de commerce en charge pour les Nouvelles-Hébrides.

Le capitaine et ses hommes se regardent. Ils semblent fort désolés. Cette proposition afflige ces pauvres gens, sans ressources, dépouillés de tout ce qu’ils possédaient avec le ketch et sa cargaison. Attendre aux Marquises, c’est s’exposer à y demeurer un temps interminable, et comment y vivront-ils?

«Monsieur le gouverneur, dit le capitaine d’un ton suppliant, vous nous avez sauvés, et nous ne savons comment vous prouver notre reconnaissance… Et pourtant nous vous demandons encore d’assurer notre retour dans des conditions meilleures…

– Et de quelle manière?… répond Cyrus Bikerstaff.

– A Honolulu, on disait que Standard-Island, après s’être dirigée vers les parages du sud, devait visiter les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, puis gagner l’ouest du Pacifique…

– Cela est vrai, dit le gouverneur, et très probablement elle s’avancera jusqu’aux îles Fidji avant de revenir à la baie Madeleine.

– Les Fidji, reprend le capitaine, c’est un archipel anglais, où nous trouverions aisément à nous faire rapatrier pour les Nouvelles-Hébrides, qui en sont peu éloignées… et si vous vouliez nous garder jusque-là…

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– Je ne puis rien vous promettre à cet égard, répondit le gouverneur. Il nous est interdit d’accorder passage à des étrangers. Attendons notre arrivée à Nouka-Hiva. Je consulterai l’administration de Madeleine-bay par le câble, et, si elle consent, nous vous conduirons aux Fidji, d’où votre rapatriement sera en effet plus facile.»

Telle est la raison pour laquelle les Malais sont installés à bord de Standard-Island, lorsqu’elle se montre en vue des Marquises à la date du 29 août.

Cet archipel est situé sur le parcours des alizés. Même gisement pour les archipels des Pomotou et de la Société, auxquels ces vents assurent une température modérée sous un climat salubre.

C’est devant le groupe du nord-ouest que le commodore Simcoë se présente dès les premières heures de la matinée. Il a d’abord connaissance d’un attolon sablonneux que les cartes désignent sous le nom d’Îlot de corail, et contre lequel la mer, poussée par les courants, déferle avec une extrême violence.

Cet attolon laissé sur bâbord, les vigies ne tardent pas à signaler une première île, Fetouou, très accore, ceinte de falaises verticales de quatre cents mètres. Au delà, c’est Hiaou, haute de six cents mètres, d’un aspect aride de ce côté, tandis que de l’autre, fraîche et verdoyante, elle offre deux anses praticables aux petits bâtiments.

Frascolin, Yvernès, Pinchinat, abandonnant Sébastien Zorn à sa mauvaise humeur permanente, ont pris place sur la tour, en compagnie d’Ethel Simcoë et de plusieurs de ses officiers. On ne s’étonnera pas que ce nom d’Hiaou ait excité Son- Altesse à émettre quelques onomatopées bizarres.

«Bien sûr, dit-il, c’est une colonie de chats qui habite cette île, avec un matou pour chef…»

Hiaou reste sur bâbord. On ne doit pas y relâcher, et l’on prend direction vers la principale île du groupe, dont le nom lui a été donné, et auquel va s’ajouter temporairement cette extraordinaire Standard-Island.

Le lendemain 30 août, dès l’aube, nos Parisiens sont revenus à leur poste. Les hauteurs de Nouka-Hiva avaient été visibles dans la soirée précédente. Par beau temps, les chaînes de montagne de cet archipel se montrent à une distance de dix-huit à vingt lieues, car l’altitude de certaines cimes dépasse douze cents mètres, se dessinant comme un dos gigantesque suivant la longueur de l’île.

«Vous remarquerez, dit le commodore Simcoë à ses hôtes, une disposition générale à tout cet archipel. Ses sommets sont d’une nudité au moins singulière sous cette zone, tandis que la végétation, qui prend naissance aux deux tiers des montagnes, pénètre au fond des ravins et des gorges, et se déploie magnifiquement jusqu’aux grèves blanches du littoral.

– Et pourtant, fait observer Frascolin, il semble que Nouka-Hiva se dérobe à cette règle générale, du moins en ce qui concerne la verdure des zones moyennes. Elle paraît stérile…

– Parce que nous l’accostons par le nord-ouest, répond le commodore Simcoë. Mais lorsque nous la contournerons au sud, vous serez surpris du contraste. Partout, des plaines verdoyantes, des forêts, des cascades de trois cents mètres…

– Eh! s’écrie Pinchinat, une masse d’eau qui tomberait du sommet de la tour Eiffel, cela mérite considération!… Le Niagara en serait jaloux…

– Point! riposte Frascolin. Il se rattrape sur la largeur, et sa chute se développe sur neuf cents mètres depuis la rive américaine jusqu’à la rive canadienne… Tu le sais bien, Pinchinat, puisque nous l’avons visité…

– C’est juste, et je fais mes excuses au Niagara!» répond Son Altesse.

Ce jour-là, Standard-Island longe les côtes de l’île à un mille de distance. Toujours des talus arides montant jusqu’au plateau central de Tovii, des falaises rocheuses qui semblent ne présenter aucune coupure. Néanmoins, au dire du navigateur Brown, il y existait de bons mouillages, qui, en effet, ont été ultérieurement découverts.

En somme, l’aspect de Nouka-Hiva, dont le nom évoque de si gracieux paysages, est assez morne. Mais, ainsi que l’ont justement relaté MM. V. Dumoulin et Desgraz, compagnons de Dumont d’Urville pendant son voyage au pôle sud et dans l’Océanie, «toutes les beautés naturelles sont confinées dans l’intérieur des baies, dans les sillons formés par les ramifications de la chaîne des monts qui s’élèvent au centre de l’île».

Après avoir suivi ce littoral désert, au delà de l’angle aigu qu’il projette vers l’ouest, Standard-Island modifie légèrement sa direction en diminuant la vitesse des hélices de tribord, et vient doubler le cap Tchitchagoff, ainsi nommé par le navigateur russe Krusenstern. La côte se creuse alors en décrivant un arc allongé, au milieu duquel un étroit goulet donne accès au port de Taioa ou d’Akani, dont l’une des anses offre un abri sûr contre les plus redoutables tempêtes du Pacifique.

Le commodore Simcoë ne s’y arrête pas. Il y a au sud deux autres baies, celle d’Anna-Maria ou Taio-Haé au centre, et celle de Comptroller ou des Taïpis, au revers du cap Martin, pointe extrême du sud-est de l’île. C’est devant Taio-Haé que l’on doit faire une relâche d’une douzaine de jours.

A peu de distance du rivage de Nouka-Hiva, la sonde accuse de grandes profondeurs. Aux abords des baies, on peut encore mouiller par quarante ou cinquante brasses. Donc facilité de rallier de très près la baie de Taio-Haé, et c’est ce qui est fait dans l’après-midi du 31 août.

Dès qu’on est en vue du port, des détonations retentissent sur la droite, et une fumée tourbillonnante s’élève au-dessus des falaises de l’est.

«Hé! dit Pinchinat, voici que l’on tire le canon pour fêter notre arrivée…

– Non, répond le commodore Simcoë. Ni les Taïs ni les Happas, les deux principales tribus de l’île, ne possèdent une artillerie capable de rendre même de simples saluts. Ce que vous entendez, c’est le bruit de la mer qui s’engouffre dans les profondeurs d’une caverne à mirivage du cap Martin, et cette fumée n’est que l’embrun des lames rejetées au dehors.

– Je le regrette, répond Son Altesse, car un coup de canon, c’est un coup de chapeau.»

L’île de Nouka-Hiva possède plusieurs noms, – on pourrait dire plusieurs noms de baptême – dus aux divers parrains qui l’ont successivement baptisée: île Fédérale par Ingraham, île Beaux par Marchand, île Sir Henry Martin par Hergert, île Adam par Roberts, île Madison par Porter. Elle mesure dix-sept milles de l’est à l’ouest, et dix milles du nord au sud, soit une circonférence de cinquante-quatre milles environ. Son climat est salubre. Sa température égale celle des zones intertropicales, avec le tempérament qu’apportent les vents alizés.

Sur ce mouillage, Standard-Island n’aura jamais à redouter les formidables coups de vent et les cataractes pluviales, car elle n’y doit relâcher que d’avril à octobre, alors que dominent les vents secs d’est à sud-est, ceux que les indigènes nomment tuatuka. C’est en octobre qu’on subit la plus forte chaleur, en novembre et décembre la plus forte sécheresse. Après quoi, d’avril à octobre, les courants aériens règnent depuis l’est jusqu’au nord-est.

Quant à la population de l’archipel des Marquises, il a fallu revenir des exagérations des premiers découvreurs, qui l’ont estimée à cent mille habitants.

Élisée Reclus, s’appuyant sur des documents sérieux, ne l’évalue pas à six mille âmes pour tout le groupe, et c’est Nouka-Hiva qui en compte la plus grande part. Si, du temps de Dumont-Durville, le nombre des Nouka-Hiviens a pu s’élever à huit mille habitants, divisés en Taïs, Happas, Taionas et Taïpis, ce nombre n’a cessé de décroître. D’où résulte ce dépeuplement? des exterminations d’indigènes par les guerres, de l’enlèvement des individus mâles pour les plantations péruviennes, de l’abus des liqueurs fortes, et enfin, pourquoi ne pas l’avouer? de tous les maux qu’apporté la conquête, même lorsque les conquérants appartiennent aux races civilisées.

Au cours de cette semaine de relâche, les Milliardais font de nombreuses visites à Nouka-Hiva. Les principaux Européens les leur rendent, grâce à l’autorisation du gouverneur, qui leur a donné libre accès à Standard-Island.

De leur côté, Sébastien Zorn et ses camarades entreprennent de longues excursions, dont l’agrément les paie amplement de leurs fatigues.

La baie de Taio-Haé décrit un cercle, coupé par son étroit goulet, dans lequel Standard-Island n’eût pas trouvé place, d’autant moins que cette baie est sectionnée par deux plages de sable. Ces plages sont séparées par une sorte de morne aux rudes escarpements, où se dressent encore les restes d’un fort construit par Porter en 1812. C’était à l’époque où ce marin faisait la conquête de l’île, alors que le camp américain occupait la plage de l’est, – prise de possession qui ne fut pas ratifiée par le gouvernement fédéral.

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En fait de ville, sur la plage opposée, nos Parisiens ne trouvent qu’un modeste village, les habitations marquisanes étant, pour la plupart, dispersées sous les arbres. Mais quelles admirables vallées y aboutissent, – entre autres celle de Taio-Haé, dont les Nouka-Hiviens ont surtout fait choix pour y établir leurs demeures! C’est un plaisir de s’engager à travers ces massifs de cocotiers, de bananiers, de casuarinas, de goyaviers, d’arbres à pain, d’hibiscus et de tant d’autres essences, emplies d’une sève débordante. Les touristes sont hospitalièrement accueillis dans ces cases. Là où ils auraient peut-être été dévorés un siècle plus tôt, ils purent apprécier ces galettes faites de bananes et de la pâte du mei, l’arbre à pain, cette fécule jaunâtre du taro, douce lorsqu’elle est fraîche, aigrelette lorsqu’elle est rassise, les racines comestibles du tacca. Quant au haua, espèce de grande raie qui se mange crue, et aux filets de requin, d’autant plus estimés que la pourriture les gagne, ils refusèrent positivement d’y mettre la dent.

Athanase Dorémus les accompagne quelquefois dans leurs promenades. L’année précédente, ce bonhomme a visité cet archipel et leur sert de guide. Peut-être n’est-il très fort ni en histoire naturelle ni en botanique, peut-être confond-il le superbe spondias cytherea, dont les fruits ressemblent à la pomme, avec le pandanus odoratissimus, qui justifie cette épithète superlative, avec le casuarina dont le bois a la dureté du fer, avec l’hibiscus dont l’écorce fournit des vêtements aux indigènes, avec le papayer, avec le gardénia florida? Il est vrai, le quatuor n’a pas besoin de recourir à sa science un peu suspecte, quand la flore marquisane leur présente de magnifiques fougères, de superbes polypodes, ses rosiers de Chine aux fleurs rouges et blanches, ses graminées, ses solanées, entre autres le tabac, ses labiées à grappes violettes, qui forment la parure recherchée des jeunes Nouka-Hiviennes, ses ricins hauts d’une dizaine de pieds, ses dracénas, ses cannes à sucre, ses orangers, ses citronniers, dont l’importation assez récente réussit à merveille dans ces terres imprégnées des chaleurs estivales et arrosées des multiples rios descendus des montagnes.

Et, un matin, lorsque le quatuor s’est élevé au delà du village des Taïs, en côtoyant un torrent, jusqu’au sommet de la chaîne, lorsque, sous ses pieds, devant ses yeux, se développent les vallées des Taïs, des Taïpis et des Happas, un cri d’admiration lui échappe! S’il avait eu ses instruments, il n’aurait pas résisté au désir de répondre par l’exécution d’un chef-d’œuvre lyrique au spectacle de ces chefs-d’œuvre de la nature! Sans doute, les exécutants n’eussent été entendus que de quelques couples d’oiseaux! Mais elle est si jolie la colombe kurukuru qui vole à ces hauteurs, si charmante, la petite salangane, et il balaie l’espace d’une aile si capricieuse, le phaéton, hôte habituel de ces gorges nouka-hiviennes!

D’ailleurs, nul reptile venimeux à redouter au plus profond de ces forêts. On ne fait attention ni aux boas, longs de deux pieds à peine, aussi inoffensifs qu’une couleuvre, ni aux simques dont la queue d’azur se confond avec les fleurs.

Les indigènes offrent un type remarquable. On retrouve en eux le caractère asiatique, – ce qui leur assigne une origine très différente des autres peuplades océaniennes. Ils sont de taille moyenne, académiquement proportionnés, très musculeux, larges de poitrine. Ils ont les extrémités fines, la figure ovale, le front élevé, les yeux noirs à longs cils, le nez aquilin, les dents blanches et régulières, le teint ni rouge ni noir, bistré comme celui des Arabes, une physionomie empreinte à la fois de gaité et de douceur.

Le tatouage a presque entièrement disparu, – ce tatouage qui s’obtenait non par entailles à la peau, mais par piqûres, saupoudrées du charbon de l’aleurite triloba. Il est maintenant remplacé par la cotonnade des missionnaires.

«Très beaux, ces hommes, dit Yvernès, moins peut-être qu’à l’époque où ils étaient simplement vêtus de leurs pagnes, coiffés de leurs cheveux, brandissant l’arc et les flèches!»

Cette observation est présentée pendant une excursion à la baie Comptroller, en compagnie du gouverneur. Cyrus Bikerstaff a désiré conduire ses hôtes à cette baie, divisée en plusieurs ports, comme l’est La Valette, et, sans doute, entre les mains des Anglais, Nouka-Hiva serait devenue une Malte de l’océan Pacifique. En cette région s’est concentrée la peuplade des Happas, entre les gorges d’une campagne fertile, avec une petite rivière alimentée par une cascade retentissante. Là fut le principal théâtre de la lutte de l’Américain Porter contre les indigènes.

L’observation d’Yvernès demandait une réponse, et le gouverneur la fait en disant:

«Peut-être avez-vous raison, monsieur Yvernès. Les Marquisans avaient plus grand air avec le pagne, le maro et le paréo aux couleurs éclatantes, le ahu bun, sorte d’écharpe volante, et le tiputa, sorte de poncho mexicain. Il est certain que le costume moderne ne leur sied guère! Que voulez-vous? Décence est conséquence de civilisation! En même temps que nos missionnaires s’appliquent à instruire les indigènes, ils les encouragent à se vêtir d’une façon moins rudimentaire.

– N’ont-ils pas raison, commodore?

– Au point de vue des convenances, oui! Au point de vue hygiénique, non! Depuis qu’ils sont habillés plus décemment, les Nouka-Hiviens et autres insulaires ont, n’en doutez pas, perdu de leur vigueur native, et aussi de leur gaîté naturelle. Ils s’ennuient, et leur santé en a souffert. Ils ignoraient autrefois les bronchites, les pneumonies, la phtisie…

– Et depuis qu’ils ne vont plus tout nus, ils s’enrhument… s’écrie Pinchinat.

– Comme vous dites! Il y a là une sérieuse cause de dépérissement pour la race.

– D’où je conclus, reprend son Altesse, qu’Adam et Eve n’ont éternué que le jour où ils ont porté robes et pantalons, après avoir été chassés du Paradis terrestre, – ce qui nous a valu, à nous, leurs enfants dégénérés et responsables, des fluxions de poitrine!

– Monsieur le gouverneur, interroge Yvernès, il nous a semblé que les femmes étaient moins belles que les hommes dans cet archipel…

– Ainsi que dans les autres, répond Cyrus Bikerstaff, et ici, cependant, vous voyez le type le plus accompli des Océaniennes. N’est-ce pas, d’ailleurs, une loi de nature commune aux races qui se rapprochent de l’état sauvage? N’en est-il pas ainsi du règne animal, où la faune, au point de vue de la beauté physique, nous montre presque invariablement les mâles supérieurs aux femelles?

– Eh! s’écrie Pinchinat, il faut venir aux antipodes pour faire de pareilles observations, et voilà ce que nos jolies Parisiennes ne voudront jamais admettre!»

Il n’existe que deux classes dans la population de Nouka-Hiva, et elles sont soumises à la loi du tabou. Cette loi fut inventée par les forts contre les faibles, par les riches contre les pauvres, afin de sauvegarder leurs privilèges et leurs biens. Le tabou a le blanc pour couleur, et aux objets taboués, lieu sacré, monument funéraire, maisons de chefs, les petites gens n’ont pas le droit de toucher. De là, une classe tabouée, à laquelle appartiennent les prêtres, les sorciers ou touas, les akarkis ou chefs civils, et une classe non tabouée, où sont relégués la plupart des femmes ainsi que le bas peuple. En outre, non seulement il n’est pas permis de porter la main sur un objet protégé par le tabou, mais il est même interdit d’y porter ses regards.

«Et celte règle, ajoute Cyrus Bikerstaff, est si sévère aux Marquises, comme aux Pomotou, comme aux îles de la Société, que je ne vous conseillerais pas, messieurs, de jamais l’enfreindre.

– Tu entends, mon brave Zorn! dit Frascolin. Veille à tes mains, veille à tes yeux!»

Le violoncelliste se contente de hausser les épaules, en homme que ces choses n’intéressent aucunement.

Le 5 septembre, Standard-Island a quitté le mouillage de Taïo-Haé. Elle laisse dans l’est l’île de Houa-Houna (Kahuga), la plus orientale du premier groupe, dont on n’aperçoit que les lointaines hauteurs verdoyantes, et à laquelle les plages font défaut, son périmètre n’étant formé que de falaises coupées à pic. Il va sans dire qu’en passant le long de ces îles. Standard-Island a soin de modérer son allure, car une telle masse, lancée à toute vitesse, produirait une sorte de raz de marée qui jetterait les embarcations à la côte et inonderait le littoral. On se tient à quelques encablures seulement de Uapou, d’un aspect remarquable, car elle est hérissée d’aiguilles basaltiques. Deux anses, nommées, l’une, baie Possession, et l’autre, baie de Bon-Accueil, indiquent qu’elles ont eu un Français pour parrain. C’est là, en effet, que le capitaine Marchand arbora le drapeau de la France.

Au delà, Ethel Simcoë, s’engageant à travers les parages du second groupe, se dirige vers Hiva-Oa, l’île Dominica suivant l’appellation espagnole. La plus vaste de l’archipel, d’origine volcanique, elle mesure une périphérie de cinquante-six milles. On peut observer très distinctement ses falaises, taillées dans une roche noirâtre, et les cascades qui se précipitent des collines centrales, revêtues d’une végétation puissante.

Un détroit de trois milles sépare cette île de Taou-Ata. Comme Standard-Island n’aurait pu trouver assez de large pour y passer, elle doit contourner Taou-Ata par l’ouest, où la baie Madré de Bios, – baie Résolution, de Cook, – reçut les premiers navires européens. Cette île gagnerait à être moins rapprochée de sa rivale Hiva-Oa. Peut-être alors, la guerre étant plus difficile de l’une à l’autre, les peuplades ne pourraient prendre contact et se décimer avec l’entrain qu’elles y apportent encore.

Après avoir relevé à l’est le gisement de Motane, stérile, sans abri, sans habitants, le commodore Simcoë prend direction vers Fatou-Hiva, ancienne île de Cook. Ce n’est, à vrai dire, qu’un énorme rocher, où pullulent les oiseaux de la zone tropicale, une sorte de pain de sucre mesurant trois milles de circonférence!

Tel est le dernier îlot du sud-est que les Milliardais perdent de vue dans l’après-midi du 9 septembre. Afin de se conformer à son itinéraire, Standard-Island met le cap au sud-ouest, pour rallier l’archipel des Pomotou dont elle doit traverser la partie médiane.

Le temps est toujours favorable, ce mois de septembre correspondant au mois de mars de l’hémisphère boréal.

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Dans la matinée du 11 septembre, la chaloupe de Bâbord-Harbour a recueilli une des bouées flottantes, à laquelle se rattache un des câbles de la baie Madeleine. Le bout de ce fil de cuivre, dont une couche de gutta assure le complet isolement, est raccordé aux appareils de l’observatoire, et la communication téléphonique s’établit avec la côte américaine.

L’administration de Standard-Island Company est consultée sur la question des naufragés du ketch malais. Autorisait-elle le gouverneur à leur accorder passage jusqu’aux parages des Fidji, où leur rapatriement pourrait s’opérer dans des conditions plus rapides et moins coûteuses?

La réponse est favorable. Standard-Island a même la permission de se porter vers l’ouest jusqu’aux Nouvelles-Hébrides, afin d’y débarquer les naufragés, si les notables de Milliard-City n’y voient pas d’inconvénient.

Cyrus Bikerstaff informe de cette décision le capitaine Sarol, et celui-ci prie le gouverneur de transmettre ses remerciements aux administrateurs de la baie Madeleine.

 

 

 

 XII

Trois semaines aux Pomotou

 

n vérité, le quatuor ferait preuve d’une révoltante ingratitude envers Calistus Munbar s’il ne lui était pas reconnaissant de l’avoir, même un peu traîtreusement, attiré sur Standard-Island. Qu’importe le moyen dont le surintendant s’est servi pour faire des artistes parisiens les hôtes fêtés, adulés et grassement rémunérés de Milliard-City! Sébastien Zorn ne cesse de bouder, car on ne changera jamais un hérisson aux piquants acérés en une chatte à la moelleuse fourrure. Mais Yvernès, Pinchinat, Frascolin lui-même, n’auraient pu rêver plus délicieuse existence. Une excursion, sans dangers ni fatigues, à travers ces admirables mers du Pacifique! Un climat qui se conserve toujours sain, presque toujours égal, grâce aux changements de parages! Et puis, n’ayant point à prendre parti dans la rivalité des deux camps, acceptés comme l’âme chantante de l’île à hélice, reçus chez la famille Tankerdon et les plus distinguées de la section bâbordaise, comme chez la famille Coverley et les plus notables de la section tribordaise, traités avec honneur par le gouverneur et ses adjoints à l’hôtel de ville, par le commodore Simcoë et ses officiers à l’observatoire, par le colonel Stewart et sa milice, prêtant leur concours aux fêtes du Temple comme aux cérémonies de Saint-Mary Church, trouvant des gens sympathiques dans les deux ports, dans les usines, parmi les fonctionnaires et les employés, nous le demandons à toute personne raisonnable, nos compatriotes peuvent-ils regretter le temps où ils couraient les cités de la république fédérale, et quel est l’homme qui serait assez ennemi de lui-même pour ne pas leur porter envie?

«Vous me baiserez les mains!» avait dit le surintendant dès leur première entrevue.

Et, s’ils ne l’avaient pas fait, s’ils ne le firent pas, c’est qu’il ne faut jamais baiser une main masculine.

Un jour, Athanase Dorémus, le plus fortuné des mortels s’il en fut, leur dit:

«Voilà près de deux ans que je suis à Standard-Island, et je regretterais qu’il n’y en eût pas soixante, si l’on m’assurait que dans soixante ans j’y serai encore…

– Vous n’êtes pas dégoûté, répond Pinchinat, avec vos prétentions à devenir centenaire!

– Eh! monsieur Pinchinat, soyez sûr que j’atteindrai la centaine! Pourquoi voulez-vous que l’on meure à Standard-Island?…

– Parce que l’on meurt partout…

– Pas ici, monsieur, pas plus qu’on ne meurt dans le paradis céleste!»

Que répondre à cela? Cependant il y avait bien, de temps à autre, quelques gens malavisés qui passaient de vie à trépas, même sur cette île enchantée. Et alors les steamers emportaient leurs dépouilles jusqu’aux cimetières lointains de Madeleine-bay. Décidément, il est écrit qu’on ne saurait être complètement heureux en ce bas monde.

Pourtant il existe toujours quelques points noirs à l’horizon. Il faut même le reconnaître, ces points noirs prennent peu à peu la forme de nuages fortement électrisés, qui pourront avant longtemps provoquer orages, rafales et bourrasques. Inquiétante, cette regrettable rivalité des Tankerdon et des Coverley, – rivalité qui approche de l’état aigu. Leurs partisans font cause commune avec eux. Est-ce que les deux sections seront un jour aux prises? Est-ce que Milliard-City est menacée de troubles, d’émeutes, de révolutions? Est-ce que l’administration aura le bras assez énergique, et le gouverneur Cyrus Bikerstaff la main assez ferme, pour maintenir la paix entre ces Capulets et ces Montaigus d’une île à hélice?… On ne sait trop. Tout est possible de la part de rivaux dont l’amour-propre paraît être sans limites.

Or, depuis la scène qui s’est produite au passage de la Ligne, les deux Milliardaires sont ennemis déclarés. Leurs amis les soutiennent de part et d’autre. Tout rapport a cessé entre les deux sections. Du plus loin qu’on s’aperçoit, on s’évite, et si l’on se rencontre, quel échange de gestes menaçants, de regards farouches! Le bruit s’est même répandu que l’ancien commerçant de Chicago et quelques Bâbordais allaient fonder une maison de commerce, qu’ils demandaient à la Compagnie l’autorisation de créer une vaste usine, qu’ils y importeraient cent mille porcs, et qu’ils les abattraient, les saleraient et iraient les vendre dans les divers archipels du Pacifique…

Après cela, on croira volontiers que l’hôtel Tankerdon et l’hôtel Coverley sont deux poudrières. Il suffirait d’une étincelle pour les faire sauter, Standard-Island avec. Or, ne point oublier qu’il s’agit d’un appareil flottant au-dessus des plus profonds abîmes. Il est vrai, cette explosion ne pourrait être que «toute morale», s’il est permis de s’exprimer ainsi; mais elle risquerait d’avoir pour conséquence que les notables prendraient sans doute le parti de s’expatrier. Voilà une détermination qui compromettrait l’avenir et, très probablement, la situation financière de la Standard-Island Company!

Tout cela est gros de complications menaçantes, sinon de catastrophes matérielles. Et qui sait même si ces dernières ne sont pas à redouter?…

En effet, peut-être les autorités, moins endormies dans une sécurité trompeuse, auraient-elles dû surveiller de près le capitaine Sarol et ses Malais, si hospitalièrement accueillis à la suite de leur naufrage! Non pas que ces gens s’abandonnent à des propos suspects, étant peu loquaces, vivant à l’écart, se tenant en dehors de toutes relations, jouissant d’un bien-être qu’ils regretteront dans leurs sauvages Nouvelles-Hébrides! Y a-t-il donc lieu de les soupçonner? Oui et non. Toutefois un observateur plus éveillé constaterait qu’ils ne cessent de parcourir Standard-Island, qu’ils étudient sans cesse Milliard-City, la disposition de ses avenues, l’emplacement de ses palais et de ses hôtels, comme s’ils cherchaient à en lever un plan exact. On les rencontre à travers le parc et la campagne. Ils se rendent fréquemment soit à Bâbord-Harbour, soit à Tribord-Harbour, observant les arrivées et les départs des navires. On les voit, en de longues promenades, explorer le littoral, où les douaniers sont, jour et nuit, de faction, et visiter les batteries disposées à l’avant et à l’arrière de l’île. Après tout, quoi de plus naturel? Ces Malais désœuvrés peuvent-ils mieux employer le temps qu’en excursions, et y a-t-il lieu de voir là quelque démarche suspecte?

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Cependant le commodore Simcoë gagne peu à peu vers le sud-ouest sous petite allure. Yvernès, comme si son être se fût transformé depuis qu’il est devenu un mouvant insulaire, s’abandonne au charme de cette navigation. Pinchinat et Frascolin le subissent aussi. Que de délicieuses heures passées au casino, en attendant les concerts de quinzaine et les soirées où on se les dispute à prix d’or! Chaque matin, grâce aux journaux de Milliard-City, approvisionnés de nouvelles fraîches par les câbles, et de faits divers datant de quelques jours par les steamers en service régulier, ils sont au courant de tout ce qui intéresse dans les deux continents, au quadruple point de vue mondain, scientifique, artiste, politique. Et, à ce dernier point de vue, il faut reconnaître que la presse anglaise de toute nuance ne cesse de récriminer contre l’existence de cette île ambulante, qui a pris le Pacifique pour théâtre de ses excursions. Mais, de telles récriminations, on les dédaigne à Standard-Island comme à la baie Madeleine.

N’oublions pas de mentionner que, depuis quelques semaines déjà, Sébastien Zorn et ses camarades ont pu lire, sous la rubrique des informations de l’étranger, que leur disparition a été signalée par les feuilles américaines. Le célèbre Quatuor Concertant, si fêté dans les États de l’Union, si attendu de ceux qui n’ont pas encore eu le bonheur de le posséder, ne pouvait avoir disparu, sans que cette disparition ne fit une grosse affaire. San-Diégo ne les a pas vus au jour indiqué, et San-Diégo a jeté le cri d’alarme. On s’est informé, et de l’enquête a résulté cette constatation, c’est que les artistes français étaient en cours de navigation à bord de l’île à hélice, après un enlèvement opéré sur le littoral de la Basse-Californie. Somme toute, comme ils n’ont pas réclamé contre cet enlèvement, il n’y a point eu échange de notes diplomatiques entre la Compagnie et la République fédérale. Quand il plaira au quatuor de reparaître sur le théâtre de ses succès, il sera le bien venu.

On comprend que les deux violons et l’alto ont imposé silence au violoncelle, lequel n’eût pas été fâché d’être cause d’une déclaration de guerre, qui eût mis aux prises le nouveau continent et le Joyau du Pacifique!

D’ailleurs, nos instrumentistes ont plusieurs fois écrit en France depuis leur embarquement forcé. Leurs familles, rassurées, leur adressent de fréquentes lettres, et la correspondance s’opère aussi régulièrement que par les services postaux entre Paris et New-York.

Un matin, – le 17 septembre, – Frascolin, installé dans la bibliothèque du casino, éprouve le très naturel désir de consulter la carte de cet archipel des Pomotou, vers lequel il se dirige. Des qu’il a ouvert l’atlas, dès que son œil s’est porté sur ces parages de l’océan Pacifique:

«Mille chanterelles! s’écrie-t-il, en monologuant, comment Ethel Simcoë fera-t-il pour se débrouiller dans ce chaos?… Jamais il ne trouvera passage à travers cet amas d’îlots et d’îles!… Il y en a des centaines!… Un véritable tas de cailloux au milieu d’une mare!… Il touchera, il s’échouera, il accrochera sa machine à cette pointe, il la crèvera sur cette autre!… Nous finirons par demeurer à l’état sédentaire dans ce groupe plus fourmillant que notre Morbihan de la Bretagne!»

Il a raison, le raisonnable Frascolin. Le Morbihan ne compte que trois cent soixante-cinq îles, – autant que de jours dans l’année, – et, sur cet archipel des Pomotou, on ne serait pas gêné d’en relever le double. Il est vrai, la mer qui les baigne est circonscrite par une ceinture de récifs coralligènes, dont la circonférence n’est pas inférieure à six cent cinquante lieues, suivant Élisée Reclus.

Néanmoins, en observant la carte de ce groupe, il est permis de s’étonner qu’un navire, et a fortiori un appareil marin tel que Standard-Island, ose s’aventurer à travers cet archipel. Compris entre les dix-septième et vingt-huitième parallèles sud, entre les cent trente-quatrième et cent quarante-septième méridiens ouest, il se compose d’un millier d’îles et d’îlots, – on a dit sept cents au juger – depuis Mata-Hiva jusqu’à Pitcairn.

Il n’est donc pas surprenant que ce groupe ait reçu diverses qualifications: entre autres, celles d’archipel Dangereux ou de mer Mauvaise. Grâce à la prodigalité géographique dont l’océan Pacifique a le privilège, il s’appelle aussi îles Basses, îles Tuamotou, ce qui signifie «îles éloignées», îles Méridionales, îles de la Nuit, Terres mystérieuses. Quant au nom de Pomotou ou Pamautou, qui signifie îles Soumises, une députation de l’archipel, réunie en 1850 à Papaeté la capitale de Taïti, a protesté contre cette dénomination. Mais, quoique le gouvernement français, déférant en 1852 à cette protestation, ait choisi, entre tous ces noms, celui de Tuamotou, mieux vaut garder, en ce récit, l’appellation plus connue de Pomotou.

Cependant, si dangereuse que puisse être cette navigation, le commodore Simcoë n’hésite pas. Il a une telle habitude de ces mers, que l’on peut s’en fier à lui. Il manœuvre son île comme un canot. Il la fait virer sur place. On dirait qu’il la conduit à la godille. Frascolin peut être rassuré pour Standard-Island: les pointes de Pomotou n’effleureront même pas sa carène d’acier.

Dans l’après-midi du 19, les vigies de l’observatoire ont signalé les premiers émergements du groupe à une douzaine de milles. En effet, ces îles sont extrêmement basses. Si quelques-unes dépassent le niveau de la mer d’une quarantaine de mètres, soixante-quatorze ne sortent que d’une demi-toise, et seraient noyées deux fois par vingt-quatre heures, si les marées n’étaient pas à peu près nulles. Les autres ne sont que des attol, entourés de brisants, des bancs coralligènes d’une aridité absolue, de simples récifs, régulièrement orientés dans le même sens que l’archipel.

C’est par l’est que Standard-Island attaque le groupe, afin de rallier l’île Anaa que Fakarava a remplacée comme capitale, depuis qu’Anaa a été en partie détruite par le terrible cyclone de 1878, – lequel fit périr un grand nombre de ses habitants, et porta ses ravages jusqu’à l’île de Kaukura.

C’est d’abord Vahitahi, qui est relevée à trois milles au large. Les précautions les plus minutieuses sont prises dans ces parages, les plus dangereux de l’archipel, à cause des courants et de l’extension des récifs vers l’est. Vahitahi n’est qu’un amoncellement de corail, flanqué de trois îlots boisés, dont celui du nord est occupé par le principal village.

Le lendemain, on aperçoit l’île d’Akiti, avec ses récifs tapissés de prionia, de pourpier, d’une herbe rampante à teinte jaunâtre, de bourrache velue. Elle diffère des autres en ce qu’elle ne possède pas de lagon intérieur. Si elle est visible d’une assez grande distance, c’est que sa hauteur au-dessus du niveau océanique est supérieure à la moyenne.

Le jour suivant, autre île un peu plus importante, Amanu, dont le lagon est en communication avec la mer par deux passes de la côte nord-ouest.

Tandis que la population milliardaise ne demande qu’à se promener indolemment au milieu de cet archipel qu’elle a visité l’année précédente, se contentant d’admirer ses merveilles au passage, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, se seraient fort accommodés de quelques relâches, pendant lesquelles ils auraient pu explorer ces îles dues au travail des polypiers, c’est-à-dire artificielles… comme Standard-Island…

«Seulement, fait observer le commodore Simcoë, la nôtre a la faculté de se déplacer…

– Elle l’a trop, réplique Pinchinat, puisqu’elle ne s’arrête nulle part!

– Elle s’arrêtera aux îles Hao, Anaa, Fakarava, et vous aurez, messieurs, tout le loisir de les parcourir.»

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Interrogé sur le mode de formation de ces îles, Ethel Simcoë se range à la théorie la plus généralement admise; c’est que, dans cette partie du Pacifique, le fond sous-marin a dû graduellement s’abaisser d’une trentaine de mètres. Les zoophytes, les polypes, ont trouvé, sur les sommets immergés, une base assez solide pour établir leurs constructions de corail. Peu à peu, ces constructions se sont étagées, grâce au travail de ces infusoires, qui ne sauraient fonctionner à une profondeur plus considérable. Elles ont monté à la surface, elles ont formé cet archipel, dont les îles peuvent se classer en barrières, franges et attelions ou plutôt attol, – nom indien de celles qui sont pourvues de lagons intérieurs. Puis des débris, rejetés par les lames, ont formé un humus. Des graines ont été apportées par les vents; la végétation est apparue sur ces anneaux coralligènes. La marge calcaire s’est revêtue d’herbes et de plantes, hérissée d’arbustes et d’arbres, sous l’influence d’un climat intertropical.

«Et qui sait? dit Yvernès, dans un élan de prophétique enthousiasme, qui sait si le continent, qui fut englouti sous les eaux du Pacifique, ne reparaîtra pas un jour à sa surface, reconstruit par ces myriades d’animalcules microscopiques? Et alors, sur ces parages actuellement sillonnés par les voiliers et les steamers, fileront à toute vapeur des trains express qui relieront l’ancien et le nouveau monde…

– Démanche… démanche, mon vieil Isaïe!» réplique cet irrespectueux de Pinchinat.

Ainsi que l’avait dit le commodore Simcoë, Standard-Island vient s’arrêter le 23 septembre, devant l’île Hao qu’elle a pu approcher d’assez près par ces grands fonds. Ses embarcations y conduisent quelques visiteurs à travers la passe qui, à droite, s’abrite sous un rideau de cocotiers. Il faut faire cinq milles pour atteindre le principal village, situé sur une colline. Ce village ne compte guère que deux à trois cents habitants, pour la plupart pêcheurs de nacre, employés comme tels par des maisons taïtiennes. Là abondent ces pandanus et ces myrtes mikimikis, qui furent les premiers arbres d’un sol, où poussent maintenant la canne à sucre, l’ananas, le taro. le prionia, le tabac, et surtout le cocotier, dont les immenses palmeraies de l’archipel contiennent plus de quarante mille.

On peut dire que cet arbre «providentiel» réussit presque sans culture. Sa noix sert à l’alimentation habituelle des indigènes, étant bien supérieure en substances nutritives aux fruits du pandanus. Avec elle, ils engraissent leurs porcs, leurs volailles, et aussi leurs chiens, dont les côtelettes et les filets sont particulièrement goûtés. Et puis, la noix de coco donne encore une huile précieuse, quand, râpée, réduite en pulpe, séchée au soleil, elle est soumise à la pression d’une mécanique assez rudimentaire. Les navires emportent des cargaisons de ces coprahs sur le continent, où les usines les traitent d’une façon plus fructueuse.

Ce n’est pas à Hao qu’il faut juger de la population pomotouane. Les indigènes y sont trop peu nombreux. Mais, où le quatuor a pu l’observer avec quelque avantage, c’est à l’île d’Anaa, devant laquelle Standard-Island arrive le matin du 27 septembre.

Anaa n’a montré que d’une courte distance ses massifs boisés d’un superbe aspect. L’une des plus grandes de l’archipel, elle compte dix-huit milles de longueur sur neuf de largeur mesurés à sa base madréporique.

On a dit qu’en 1878, un cyclone avait ravagé cette île, ce qui a nécessité le transport de la capitale de l’archipel à Fakarava. Cela est vrai, bien que, sous ce climat si puissant de la zone tropicale, il était présumable que la dévastation se réparerait en quelques années. En effet, redevenue aussi vivante qu’autrefois, Anaa possède actuellement quinze cents habitants. Cependant elle est inférieure à Fakarava, sa rivale, pour une raison qui a son importance, c’est que la communication entre la mer et le lagon ne peut se faire que par un étroit chenal, sillonné de remous de l’intérieur à l’extérieur, dus à la surélévation des eaux. A Fakarava, au contraire, le lagon est desservi par deux larges passes au nord et au sud. Toutefois, nonobstant que le principal marché d’huile de coco ait été transporté dans cette dernière île, Anaa, plus pittoresque, attire toujours la préférence des visiteurs.

Dès que Standard-Island a pris son poste de relâche dans d’excellentes conditions, nombre de Milliardais se font transporter à terre. Sébastien Zorn et ses camarades sont des premiers, le violoncelliste ayant accepté de prendre part à l’excursion.

Tout d’abord, ils se rendent au village de Tuahora, après avoir étudié dans quelles conditions s’était formée cette île, – formation commune à toutes celles de l’archipel. Ici, la marge calcaire, la largeur de l’anneau, si l’on veut, est de quatre à cinq mètres, très accore du côté de la mer, en pente douce du côté du lagon dont la circonférence comprend environ cent milles comme à Rairoa et à Fakarava. Sur cet anneau sont massés des milliers de cocotiers, principale pour ne pas dire unique richesse de l’île, et dont les frondaisons abritent les huttes indigènes.

Le village de Tuahora est traversé par une route sablonneuse, éclatante de blancheur. Le résident français de l’archipel n’y demeure plus depuis qu’Anaa a été déchue de son rôle de capitale. Mais l’habitation est toujours là, protégée par une modeste enceinte. Sur la caserne de la petite garnison, confiée à la garde d’un sergent de marine, flotte le drapeau tricolore.

Il y a lieu d’accorder quelque éloge aux maisons de Tuahora. Ce ne sont plus des huttes, ce sont des cases confortables et salubres, suffisamment meublées, posées pour la plupart sur des assises de corail. Les feuilles du pandanus leur ont fourni la toiture, le bois de ce précieux arbre a été employé pour les portes et les fenêtres. Ça et là les entourent des jardins potagers, que la main de l’indigène a remplis de terre végétale, et dont l’aspect est véritablement enchanteur.

Ces naturels, d’ailleurs, s’ils sont d’un type moins remarquable avec leur teint plus noir, s’ils ont la physionomie moins expressive, le caractère moins aimable que ceux des îles Marquises, offrent encore de beaux spécimens de cette population de l’Océanie équatoriale. En outre, travailleurs intelligents et laborieux, peut-être opposeront-ils plus de résistance à la dégénérescence physique qui menace l’indigénat du Pacifique.

Leur principale industrie, ainsi que Frascolin put le constater, c’est la fabrication de l’huile de coco. De là cette quantité considérable de cocotiers plantés dans les palmeraies de l’archipel. Ces arbres se reproduisent aussi facilement que les excroissances coralligenes a la surface des attol. Mais ils ont un ennemi, et les excursionnistes parisiens l’ont bien reconnu, un jour qu’ils s’étaient étendus sur là grève du lac intérieur, dont les vertes eaux contrastent avec l’azur de la mer environnante.

A un certain moment, voici que leur attention d’abord, leur horreur ensuite, est provoquée par un bruit de reptation entre les herbes.

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Qu’aperçoivent-ils?… Un crustacé de grosseur monstrueuse.

Leur premier mouvement est de se lever, leur second de regarder l’animal.

«La vilaine bête! s’écrie Yvernès.

– C’est un crabe!» répond Frascolin.

Un crabe, en effet, – ce crabe qui est appelé birgo par les indigènes, et dont il y a grand nombre sur ces îles. Ses pattes de devant forment deux solides tenailles ou cisailles, avec lesquelles il parvient à ouvrir les noix, dont il fait sa nourriture préférée. Ces birgos vivent au fond de sortes de terriers, profondément creusés entre les racines, où ils entassent des fibres de cocos en guise de litière. Pendant la nuit plus particulièrement, ils vont à la recherche des noix tombées, et même ils grimpent au tronc et aux branches du cocotier afin d’en abattre les fruits. Il faut que le crabe en question ait été pris d’une faim de loup, comme le dit Pinchinat, pour avoir quitté en plein midi sa sombre retraite.

On laisse faire l’animal, car l’opération promet d’être extrêmement curieuse. Il avise une grosse noix au milieu des broussailles; il en déchire peu à peu les fibres avec ses pinces; puis, lorsque la noix est à nu, il attaque la dure écorce, la frappant, la martelant au même endroit. Ouverture faite, le birgo retire la substance intérieure en employant ses pinces de derrière dont l’extrémité est fort amincie.

Il est certain, observe Yvernès, que la nature a créé ce birgo pour ouvrir des noix de coco…

– Et qu’elle a créé la noix de coco pour nourrir le birgo, ajoute Frascolin.

– Eh bien, si nous contrariions les intentions de la nature, en empêchant ce crabe de manger cette noix, et cette noix d’être mangée par ce crabe?… propose Pinchinat.

– Je demande qu’on ne le dérange pas, dit Yvernès. Ne donnons pas, même à un birgo, une mauvaise idée des Parisiens en voyage!»

On y consent, et le crabe, qui a sans doute jeté un regard courroucé sur Son Altesse, adresse un regard de reconnaissance au premier violon du Quatuor Concertant.

Après soixante heures de relâche devant Anaa, Standard-Island suit la direction du nord. Elle pénètre à travers le fouillis des îlots et des îles, dont le commodore Simcoë descend le chenal avec une parfaite sûreté de main. Il va de soi que, dans ces conditions, Milliard-City est un peu abandonnée de ses habitants au profit du littoral, et plus particulièrement de la partie qui avoisine la batterie de l’Éperon. Toujours des lies en vue, ou plutôt de ces corbeilles verdoyantes qui semblent flotter à la surface des eaux. On dirait d’un marché aux fleurs sur un des canaux de la Hollande. De nombreuses pirogues louvoient aux approches des deux ports; mais il ne leur est pas permis d’y entrer, les agents ayant reçu des ordres formels à cet égard. Nombre de femmes indigènes viennent à la nage, lorsque l’île mouvante range à courte distance les falaises madréporiques. Si elles n’accompagnent pas les hommes dans leurs canots, c’est que, ces embarcations sont tabouées pour le beau sexe pomotouan, et qu’il lui est interdit d’y prendre place.

Le 4 octobre, Standard-Island s’arrête devant Fakarava, à l’ouvert de la passe du sud. Avant que les embarcations débordent pour transporter les visiteurs, le résident français s’est présenté à Tribord-Harbour, d’où le gouverneur a donné l’ordre de le conduire à l’hôtel municipal.

L’entrevue est très cordiale. Cyrus Bikerstaff a sa figure officielle, – celle qui lui sert dans les cérémonies de ce genre. Le résident, un vieil officier de l’infanterie de marine, n’est pas en reste avec lui. Impossible d’imaginer rien de plus grave, de plus digne, de plus convenable, de plus «en bois» de part et d’autre.

La réception terminée, le résident est autorisé à parcourir Milliard-City, dont Calistus Munbar est chargé de lui faire les honneurs. En leur qualité de Français, les Parisiens et Athanase Dorémus ont voulu se joindre au surintendant. Et c’est une joie pour ce brave homme de se retrouver avec des compatriotes.

Le lendemain, le gouverneur va à Fakarava rendre au vieil officier sa visite, et tous les deux reprennent leur figure de la veille. Le quatuor, descendu à terre, se dirige vers la résidence. C’est une tris simple habitation, occupée par une garnison de douze anciens marins, au mât de laquelle se déploie le pavillon de la France.

Bien que Fakarava soit devenue la capitale de l’archipel, on l’a dit, elle ne vaut point sa rivale Anaa. Le principal village n’est pas aussi pittoresque sous la verdure des arbres, et d’ailleurs, les habitants y sont moins sédentaires. En outre de la fabrication de l’huile de coco, dont le centre est à Fakarava, ils se livrent à la pêche des huîtres perlières. Le commerce de la nacre qu’ils retirent de cette exploitation, les oblige à fréquenter l’île voisine de Toau, spécialement outillée pour cette industrie. Hardis plongeurs, ces indigènes n’hésitent pas à descendre jusqu’à des profondeurs de vingt et trente mètres, habitués qu’ils sont à supporter de telles pressions sans en être incommodés, et à garder leur respiration plus d’une minute.

Quelques-uns de ces pêcheurs ont été autorisés à offrir les produits de leur pèche, nacre ou perles, aux notables de Milliard-City. Certes, ce ne sont point les bijoux qui manquent aux opulentes dames de la ville. Mais, ces productions naturelles à l’état brut, on ne trouve pas à se les procurer facilement, et, l’occasion se présentant, les pêcheurs sont dévalises à des prix invraisemblables. Du moment que Mrs Tankerdon achète une perle de grande valeur, il est tout indiqué que Mrs Coverley suive son exemple. Par bonheur, il n’y eut pas lieu de surenchérir sur un objet unique, car on ne sait où les surenchères se fussent arrêtées. D’autres familles prennent à cœur d’imiter leurs amis, et, ce jour-là, comme on dit en langage maritime, les Fakaraviens firent «une bonne marée».

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Après une dizaine de jours, le 13 octobre, le Joyau du Pacifique appareille dès les premières heures. En quittant la capitale des Pomotou, elle atteint la limite occidentale de l’archipel. De l’invraisemblable encombrement d’îles et d’îlots, de récifs et d’attol, le commodore Simcoë n’a plus à se préoccuper. Il est sorti, sans un accroc, de ces parages de la mer Mauvaise. Au large s’étend cette portion du Pacifique qui, sur un espace de quatre degrés, sépare le groupe des Pomotou du groupe de la Société. C’est en mettant le cap au sud-ouest que Standard-Island, mue par les dix millions de chevaux de ses machines, se dirige vers l’île si poétiquement célébrée par Bougainville, l’enchanteresse Taïti.

 

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