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Jules Verne

 

L'École des Robinsons 

 

(Chapitre I-V)

 

Illustrations par L. Benett

Librairie Hachette, 1940

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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I

Où le lecteur trouvera, s’il le veut, l’occasion d’acheter une île de l’océan pacifique

 

le à vendre, au comptant, frais en sus, au plus offrant et dernier enchérisseur!» redisait coup sur coup, sans reprendre haleine, Dean Felporg, commissaire-priseur de l’«auction», où se débattaient les conditions de cette vente singulière.

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«Île à vendre! île à vendre!» répétait d’une voix plus éclatante encore le crieur Gingrass, qui allait et venait au milieu d’une foule véritablement très excitée.

Foule, en effet, qui se pressait dans la vaste salle de l’hôtel des ventes, au numéro 10 de la rue Sacramento. Il y avait là, non seulement un certain nombre d’Américains des États de Californie, de l’Orégon, de l’Utah, mais aussi quelques-uns de ces Français qui forment un bon sixième de la population, des Mexicains enveloppés de leur sarape, des Chinois avec leur tunique à larges manches, leurs souliers pointus, leur bonnet en cône, des Canaques de l’Océanie, même quelques Pieds-Noirs, Gros-Ventres ou Têtes-Plates, accourus des bords de la rivière Trinité.

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Hâtons-nous d’ajouter que la scène se passait dans la capitale de l’Etat californien, à San-Francisco, mais non à cette époque où l’exploitation des nouveaux placers attirait les chercheurs d’or des deux mondes, – de 1849 à 1852. San-Francisco n’était plus ce qu’elle avait été au début, un caravansérail, un débarcadère, une auberge, où couchaient pour une nuit les affairés qui se hâtaient vers les terrains aurifères du versant occidental de la Sierra-Nevada. Non, depuis quelque vingt ans, l’ancienne et inconnue Yerba-Buena avait fait place à une ville unique en son genre, riche de cent mille habitants, bâtie au revers de deux collines, la place lui ayant manqué sur la plage du littoral, mais toute disposée à s’étendre jusqu’aux dernières hauteurs de l’arrière-plan, – une cité, enfin, qui a détrôné Lima, Santiago, Valparaiso, toutes ses autres rivales de l’ouest, dont les Américains ont fait la reine du Pacifique, la «gloire de la côte occidentale!»

Ce jour-là, – 15 mai, – il faisait encore froid. En ce pays, soumis directement à l’action des courants polaires, les premières semaines de ce mois rappellent plutôt les dernières semaines de mars dans l’Europe moyenne. Pourtant on ne s’en serait pas aperçu, au fond de cette salle d’encans publics. La cloche, avec son branle incessant, y avait appelé un grand concours de populaire, et une température estivale faisait perler au front de chacun des gouttes de sueur que le froid du dehors eût vite solidifiées.

Ne pensez pas que tous ces empressés fussent venus à la salle des «auctions» dans l’intention d’acquérir. Je dirai même qu’il n’y avait là que des curieux. Qui aurait été assez fou, s’il eût été assez riche, pour acheter une île du Pacifique, que le gouvernement avait la bizarre idée de mettre en vente? On se disait donc que la mise à prix ne serait pas couverte, qu’aucun amateur ne se laisserait entraîner au feu des enchères. Cependant ce n’était pas la faute au crieur public, qui tentait d’allumer les chalands par ses exclamations, ses gestes et le débit de ses boniments enguirlandés des plus séduisantes métaphores.

On riait, mais on ne poussait pas.

«Une île! une île à vendre! répéta Gingrass.

– Mais pas à acheter, répondit un Irlandais, dont la poche n’eut pas fourni de quoi payer un seul galet.

– Une île qui, sur la mise à prix, ne reviendrait pas à six dollars l’acre! cria le commissaire Dean Felporg.

– Et qui ne rapporterait pas un demi-quart pour cent! riposta un gros fermier, très connaisseur en fait d’exploitations agricoles.

– Une île qui ne mesure pas moins de soixante-quatre milles1 de tour et deux cent vingt-cinq mille acres2 de surface!

– Est-elle au moins solide sur son fond? demanda un Mexicain, vieil habitué des bars, et dont la solidité personnelle semblait être fort contestable en ce moment.

– Une île avec forêts encore vierges, répéta le crieur, avec prairies, collines, cours d’eau…

– Garantis? s’écria un Français, qui paraissait peu disposé à se laisser prendre à l’amorce.

– Oui! garantis! répondait le commissaire Felporg, trop vieux dans le métier pour s’émouvoir des plaisanteries du public.

– Deux ans?

– Jusqu’à la fin du monde.

– Et même au-delà!

– Une île en toute propriété! reprit le crieur. Une île sans un seul animal malfaisant, ni fauves, ni reptiles!…

– Ni oiseaux? ajouta un loustic.

– Ni insectes? s’écria un autre.

– Une île au plus offrant! reprit de plus belle Dean Felporg. Allons, citoyens! Un peu de courage à la poche! Qui veut d’une île en bon état, n’ayant presque pas servi, une île du Pacifique, de cet océan des océans? Sa mise à prix est pour rien! Onze cent mille dollars!3 A onze cent mille dollars, y a-t-il marchand?… Qui parle?… Est-ce vous, monsieur? Est-ce vous là-bas… vous qui remuez la tête comme un mandarin de porcelaine?… J’ai une île!… Voilà une île!… Qui veut d’une île?

– Passez l’objet!» dit une voix, comme s’il se fût agi d’un tableau ou d’une potiche.

Et toute la salle d’éclater de rire, mais sans que la mise à prix fût couverte même d’un demi-dollar.

Cependant, si l’objet en question ne pouvait passer de main en main, le plan de l’île avait été tenu à la disposition du public. Les amateurs devaient savoir à quoi s’en tenir sur ce morceau de globe mis en adjudication. Aucune surprise n’était à craindre, aucune déconvenue. Situation, orientation, disposition des terrains, relief du sol, réseau hydrographique, climatologie, liens de communication, tout était facile à vérifier d’avance. On n’achèterait pas chat en poche, et l’on me croira si j’affirme qu’il ne pouvait y avoir de tromperie sur la nature de la marchandise vendue. D’ailleurs, les innombrables journaux des Etats-Unis, aussi bien ceux de Californie que les feuilles quotidiennes, bi-hebdomadaires, hebdomadaires, bimensuelles ou mensuelles, revues, magazines, bulletins, etc., ne cessaient depuis quelques mois d’attirer l’attention publique sur cette île, dont la licitation avait été autorisée par un vote du Congres.

Cette île était l’île Spencer, qui se trouve située dans l’ouest-sud-ouest de la baie de San-Francisco, à quatre cent soixante milles environ du littoral californien,4 par 32° 15’ de latitude nord, et 142° 18’ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich.

Impossible, d’ailleurs, d’imaginer une position plus isolée, en dehors de tout mouvement maritime ou commercial, bien que l’île Spencer fût à une distance relativement courte et se trouvât pour ainsi dire dans les eaux américaines. Mais là, les courants réguliers, obliquant au nord ou au sud, ont ménagé une sorte de lac aux eaux tranquilles, qui est quelquefois désigné sous le nom de «Tournant de Fleurieu».

C’est au centre de cet énorme remous, sans direction appréciable, que gît l’île Spencer. Aussi, peu de navires passent-ils en vue. Les grandes routes du Pacifique, qui relient le nouveau continent à l’ancien, qu’elles conduisent soit au Japon soit à la Chine, se déroulent toutes dans une zone plus méridionale. Les bâtiments à voile trouveraient des calmes sans fin à la surface de ce Tournant de Fleurieu, et les steamers, qui coupent au plus court, ne pourraient avoir aucun avantage à le traverser. Donc, ni les uns ni les autres ne viennent prendre connaissance de l’île Spencer, qui se dresse là comme le sommet isolé de l’une des montagnes sous-marines du Pacifique. Vraiment, pour un homme voulant fuir les bruits du monde, cherchant la tranquillité dans la solitude, quoi de mieux que cette Islande perdue à quelques centaines de lieues du littoral! Pour un Robinson volontaire, c’eût été l’idéal du genre! Seulement, il fallait y mettre le prix.

Et, maintenant, pourquoi les Etats-Unis voulaient-ils se défaire de cette île? Était-ce une fantaisie? Non. Une grande nation ne peut agir par caprice comme un simple particulier. La vérité, la voici:

Dans la situation qu’elle occupait, l’île Spencer avait depuis longtemps paru une station absolument inutile. La coloniser eût été sans résultat pratique. Au point de vue militaire, elle n’offrait aucun intérêt, puisqu’elle n’aurait commandé qu’une portion absolument déserte du Pacifique. Au point de vue commercial, même insuffisance, puisque ses produits n’auraient pas payé la valeur du fret, ni à l’aller ni au retour. Y établir une colonie pénitentiaire, elle eût été trop rapprochée du littoral. Enfin l’occuper dans un intérêt quelconque, besogne beaucoup trop dispendieuse. Aussi demeurait-elle déserte depuis un temps immémorial, et le Congrès, composé d’hommes «éminemment pratiques», avait-il résolu de mettre cette île Spencer en adjudication, – à une condition, toutefois, c’est que l’adjudicataire fût un citoyen de la libre Amérique.

Seulement, cette île on ne voulait pas la donner pour rien. Aussi la mise à prix avait-elle été fixée à onze cent mille dollars. Cette somme, pour une société financière qui eût mis en actions l’achat et l’exploitation de cette propriété, n’aurait été qu’une bagatelle, si l’affaire eût offert quelques avantages, mais, on ne saurait trop le répéter, elle n’en offrait aucun; les hommes compétents ne faisaient pas plus cas de ce morceau détaché des Etats-Unis que d’un îlot perdu dans les glaces du pôle. Toutefois, pour un particulier, la somme ne laissait pas d’être considérable. Il fallait donc être riche, pour se payer cette fantaisie, qui, en aucun cas, ne pouvait rapporter un centième pour cent! Il fallait même être immensément riche, car l’affaire ne devait se traiter qu’au comptant, «cash», suivant l’expression américaine, et il est certain que, même aux Etats-Unis, ils sont encore rares les citoyens qui ont onze cent mille dollars, comme argent de poche, à jeter à l’eau sans espoir de retour.

Et pourtant le Congrès était bien décidé à ne pas vendre au-dessous de ce prix. Onze cent mille dollars! Pas un cent5 de moins, ou l’île Spencer resterait la propriété de l’Union.

On devait donc supposer qu’aucun acquéreur ne serait assez fou pour y mettre un tel prix.

Il était, d’ailleurs, expressément réservé que le propriétaire, s’il s’en présentait jamais un, ne serait pas roi de l’île Spencer, mais président de république. Il n’aurait aucunement le droit d’avoir des sujets, mais seulement des concitoyens, qui le nommeraient pour un temps déterminé, quitte à le réélire indéfiniment. En tout cas, il lui serait interdit de faire souche de monarques. Jamais l’Union n’eût toléré la fondation d’un royaume, si petit qu’il fût, dans les eaux américaines.

Cette réserve était peut-être de nature à éloigner quelque millionnaire ambitieux, quelque nabab déchu, qui aurait voulu rivaliser avec les rois sauvages des Sandwich, des Marquises, des Pomotou ou autres archipels de l’océan Pacifique.

Bref, pour une raison ou pour une autre, personne ne se présentait. L’heure s’avançait, le crieur s’essoufflait à provoquer les enchères, le commissaire-priseur usait son organe, sans obtenir un seul de ces signes de tête que ces estimables agents sont si perspicaces à découvrir, et la mise à prix n’était pas même en discussion.

Il faut dire, cependant, que, si le marteau ne se lassait pas de se lever au-dessus du bureau, la foule ne se lassait pas d’attendre. Les plaisanteries continuaient à se croiser, les quolibets ne cessaient de circuler à la ronde. Ceux-ci offraient deux dollars de l’île, frais compris. Ceux-là demandaient du retour pour s’en rendre acquéreurs.

Et toujours les vociférations du crieur:

«Île à vendre! île à vendre!»

Et personne pour acheter.

«Garantissez-vous qu’il s’y trouve des «flats»?6 demanda l’épicier Stumpy, de Merchant-Street.

– Non, répondit le commissaire-priseur, mais il n’est pas impossible qu’il y en ait, et l’Etat abandonne à l’acquéreur tous ses droits sur ces terrains aurifères.

– Y a-t-il au moins un volcan? demanda Oakhurst, le cabaretier de la rue Montgomery.

– Non, pas de volcan, répliqua Dean Felporg; sans cela, ce serait plus cher!»

Un immense éclat de rire suivit cette réponse.

«Ile à vendre! île à vendre!» hurlait Gingrass, dont les poumons se fatiguaient en pure perte.

«Rien qu’un dollar, rien qu’un demi-dollar, rien qu’un cent au-dessus de la mise à prix, dit une première fois le commissaire-priseur, et j’adjuge! Une fois!… Deux fois…!»

Silence complet.

«Si personne ne dit mot, l’adjudication va être retirée!… Une fois!… Deux fois!…

– Douze cent milledollars!»

Ces quatre mots retentirent, au milieu de la salle, comme les quatre coups d’un revolver.

Toute l’assemblée,muette un instant, se retourna vers l’audacieux, qui avait osé jeter ce chiffre…

C’était William W. Kolderup, de San-Francisco.

 

 

 

 II

Comment William W. Kolderup de San-Francisco fut aux prises avec J.-R. Taskinar, de Stockton

 

l était une fois un homme extraordinairement riche, qui comptait par millions de dollars comme d’autres comptent par milliers. C’était William W. Kolderup.

On le disait plus riche que le duc de Westminster, dont le revenu s’élève à huit cent mille livres, et qui peut dépenser cinquante mille francs par jour, soit trente-six francs par minute, – plus riche que le sénateur Jones, de Nevada, qui possède trente-cinq millions de rentes, – plus riche que M. Mackay lui-même, auquel ses deux millions sept cent cinquante mille livres de rente annuelle assurent sept mille huit cents francs par heure, ou deux francs et quelques centimes par seconde.

Je ne parle pas de ces petits millionnaires, les Rothschild, les Van Der Bilt, les ducs de Northumberland, les Stewart; ni des directeurs de la puissante banque de Californie et autres personnages bien rentés de l’ancien et du nouveau monde, auxquels William W. Kolderup eût été en situation de pouvoir faire l’aumône. Il aurait, sans se gêner, donné un million, comme vous ou moi nous donnerions cent sous.

C’était dans l’exploitation des premiers placers de la Californie que cet honorable spéculateur avait jeté les solides fondements de son incalculable fortune. Il fut le principal associé du capitaine suisse Sutter, sur les terrains duquel, en 1848, fut découvert le premier filon. Depuis cette époque, chance et intelligence aidant, on le trouve intéressé dans toutes les grandes exploitations des deux mondes. Il se jeta alors hardiment à travers les spéculations du commerce et de l’industrie. Ses fonds inépuisables alimentèrent des centaines d’usines, ses navires en exportèrent les produits dans l’univers entier. Sa richesse s’accrut donc dans une progression non seulement arithmétique, mais géométrique. On disait de lui ce que l’on dit généralement de ces «milliardaires», qu’il ne connaissait pas sa fortune. En réalité, il la connaissait à un dollar près, mais il ne s’en vantait guère.

Au moment où nous le présentons à nos lecteurs avec tous les égards que mérite un homme de «tant de surface», William W. Kolderup comptait deux mille comptoirs, répartis sur tous les points du globe; quatre-vingt mille employés dans ses divers bureaux d’Amérique, d’Europe et d’Australie; trois cent mille correspondants; une flotte de cinq cents navires qui couraient incessamment les mers à son profit, et il ne dépensait pas moins d’un million par an rien qu’en timbres d’effets et ports de lettres. Enfin c’était l’honneur et la gloire de l’opulente Frisco, – petit nom d’amitié que les Américains donnent familièrement à la capitale de la Californie.

Une enchère, jetée par William W. Kolderup ne pouvait donc être qu’une enchère des plus sérieuses. Aussi, lorsque les spectateurs de l’«auction» eurent reconnu celui qui venait de couvrir, avec cent mille dollars, la mise à prix de l’île Spencer, il se fit un mouvement irrésistible, les plaisanteries cessèrent à l’instant, les quolibets firent place à des interjections admiratives, des hurrahs éclatèrent dans la salle de vente.

Puis un grand silence succéda à ce brouhaha. Les yeux s’agrandirent, les oreilles se dressèrent. Pour notre part, si nous avions été là, notre souffle se serait arrêté, afin de ne rien perdre de l’émouvante scène qui allait se dérouler, si quelque autre amateur osait entrer en lutte avec William W. Kolderup.

Mais était-ce probable? Était-ce même possible?

Non! Et tout d’abord, il suffisait de regarder William W. Kolderup pour se faire cette conviction, qu’il ne céderait jamais dans une question où sa valeur financière serait en jeu.

C’était un homme grand, fort, tête volumineuse, épaules larges, membres bien attachés, charpente de fer solidement boulonnée. Son regard bon, mais résolu, ne se baissait pas volontiers. Sa chevelure grisonnante «touffait» autour de son crâne, abondante comme au premier âge. Les lignes droites de son nez formaient un triangle rectangle géométriquement dessiné. Pas de moustaches. Une barbe taillée à l’américaine, rudement fournie au menton, dont les deux pointes supérieures se raccordaient à la commissure des lèvres, et qui remontait aux tempes en favoris poivre et sel. Des dents blanches, rangées symétriquement sur les bords d’une bouche fine et serrée. Une de ces vraies têtes de commodore, qui se redressent dans la tempête et font face à l’orage. Aucun ouragan ne l’eût courbée, tant elle était solide sur le cou puissant qui lui servait de pivot. Dans cette bataille de surenchères, chaque mouvement qu’elle ferait de haut en bas signifierait cent mille dollars de plus.

Il n’y avait pas à lutter.

«Douze cent mille dollars, douze cent mille! dit le commissaire-priseur, avec l’accent particulier d’un agent qui voit enfin que sa vacation lui sera profitable.

– A douze cent mille dollars, il y a marchand! répéta le crieur Gingrass.

– Oh! on peut surenchérir sans crainte! murmura le cabaretier Oakhurst, William W. Kolderup ne cédera pas!

– Il sait bien que personne ne s’y hasardera!» répondit l’épicier de Merchant-Street.

Des «chut!» répétés invitèrent les deux honorables commerçants à garder un complet silence. On voulait entendre. Les cœurs palpitaient. Une voix oserait-elle s’élever, qui répondrait à la voix de William W. Kolderup? Lui, superbe à voir; ne bougeait pas. Il restait là, aussi calme que si l’affaire ne l’eût pas intéressé. Mais, – ce que ses voisins pouvaient observer, – ses deux yeux étaient comme deux pistolets, chargés de dollars, prêts à faire feu.

«Personne ne dit mot?» demanda Dean Felporg.

Personne ne dit mot.

«Une fois! deux fois!…

– Une fois! deux fois!… répéta Gingrass, très habitué à ce petit dialogue avec le commissaire.

– Je vais adjuger!

– Nous allons adjuger!

– A douze cent mille dollars l’île Spencer, telle qu’elle se poursuit et comporte!

– A douze cent mille dollars!

– C’est bien vu?… bien entendu?

– Il n’y a pas de regret?

– A douze cent mille dollars l’île Spencer!…»

Les poitrines oppressées se soulevaient et s’abaissaient convulsivement. A la dernière seconde, une surenchère allait-elle enfin se produire?

Le commissaire Felporg, la main droite tendue au-dessus de sa table, agitait le marteau d’ivoire… Un coup, un seul coup, et l’adjudication serait définitive!

Le public n’eût pas été plus impressionné devant une application sommaire de la loi de Lynch!

Le marteau s’abaissa lentement, toucha presque la table, se releva, tremblota un instant, comme une épée qui s’engage au moment où le tireur va se fendre à fond; puis il s’abattit rapidement…

Mais, avant que le coup sec n’eût été porté, une voix avait fait entendre ces quatre mots:

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«Treize cent mille dollars!»

Il y eu un premier «ah!» général de stupéfaction, et un second «ah!» non moins général, de satisfaction. Un surenchérisseur s’était présenté. Donc il y aurait bataille.

Mais quel était ce téméraire qui osait venir lutter à coup de dollars contre William W. Kolderup, de San-Francisco?

C’était J.-R. Taskinar, de Stockton.

J.-R. Taskinar était riche, mais il était encore plus gros. Il pesait quatre cent quatre-vingt-dix livres. S’il n’était arrivé que «second» au dernier concours des hommes gras de Chicago, c’est qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’achever son dîner, et il avait perdu une dizaine de livres.

Ce colosse, auquel il fallait des sièges spéciaux pour qu’il pût y asseoir son énorme personne, habitait Stockton, sur le San-Joachim. C’est là une des plus importantes villes de la Californie, l’un des centres d’entrepôts pour les mines du sud, une rivale de Sacramento, où se concentrent les produits des mines du nord. Là, aussi, les navires embarquent la plus grande quantité du blé californien.

Non seulement l’exploitation des mines et le commerce des céréales avaient fourni à J.-R. Taskinar l’occasion de gagner une fortune énorme, mais le pétrole avait coulé comme un autre Pactole à travers sa caisse. De plus, il était grand joueur, joueur heureux, et le «poker», la roulette de l’Ouest Amérique, s’était toujours montré prodigue envers lui de ses numéros pleins. Mais, si riche qu’il fût, c’était un vilain homme, au nom duquel on n’accolait pas volontiers l’épithète d’«honorable», si communément en usage dans le pays. Après tout, comme on dit, c’était un bon cheval de bataille, et peut-être lui en mettait-on sur le dos plus qu’il ne convenait. Ce qui est certain, c’est qu’en mainte occasion il ne se gênait pas pour user du «derringer», qui est le revolver californien.

Quoi qu’il en soit, J.-R. Taskinar haïssait tout particulièrement William W. Kolderup. Il le jalousait pour sa fortune, pour sa situation, pour son honorabilité. Il le méprisait comme un homme gras méprise un homme qu’il a le droit de trouver maigre. Ce n’était pas la première fois que le commerçant de Stockton cherchait à enlever au commerçant de San-Francisco une affaire, bonne ou mauvaise, par pur esprit de rivalité. William W. Kolderup le connaissait à fond, et lui témoignait en toute rencontre un dédain bien fait pour l’exaspérer.

Un dernier succès que J.-R. Taskinar ne pardonnait pas à son adversaire, c’est que ce dernier l’avait proprement battu aux dernières élections de l’Etat. Malgré ses efforts, ses menaces, ses diffamations, – sans compter les milliers de dollars vainement prodigués par ses courtiers électoraux, – c’était William W. Kolderup qui siégeait à sa place au Conseil législatif de Sacramento.

Or, J.-R. Taskinar avait appris, – comment? je ne pourrais le dire, – que l’intention de William Kolderup était de se porter acquéreur de l’île Spencer. Cette île, sans doute, lui serait aussi inutile qu’elle le serait à son rival. Peu importait. Il y avait là une nouvelle occasion d’entrer en lutte, de combattre, de vaincre peut-être: J.-R. Taskinar ne pouvait la laisser échapper.

Et voilà pourquoi J.-R. Taskinar était venu à la salle de l’«auction», au milieu de cette foule de curieux, qui ne pouvait pressentir ses desseins; pourquoi, à tout le moins, il avait préparé ses batteries; pourquoi, avant d’agir, il avait attendu que son adversaire eût couvert la mise à prix, si haute qu’elle fût.

Enfin William W. Kolderup avait lancé cette surenchère:

«Douze cent mille dollars!»

Et J.-R. Taskinar, au moment où William W. Kolderup pouvait se croire définitivement adjudicataire de l’île, s’était révélé par ces mots jetés d’une voix de stentor:

«Treize cent mille dollars!»

Tout le monde, on l’a vu, s’était retourné.

«Le gros Taskinar!»

Ce fut le nom qui passa de bouche en bouche. Oui! le gros Taskinar! Il était bien connu! Sa corpulence avait fourni le sujet de plus d’un article dans les journaux de l’Union. Je ne sais quel mathématicien avait même démontré, par de transcendants calculs, que sa masse était assez considérable pour influencer celle de notre satellite, et troubler, dans une proportion appréciable, les éléments de l’orbite lunaire.

Mais la composition physique de J.-R. Taskinar n’était pas en ce moment pour intéresser les spectateurs de la salle. Ce qui allait être bien autrement émouvant, c’est qu’il entrait en rivalité directe et publique avec William W. Kolderup. C’est qu’un combat héroïque, à coups de dollars, menaçait de s’engager, et je ne sais trop pour lequel de ces deux coffres-forts les parieurs auraient montré le plus d’entrain. Énormément riches tous les deux, ces mortels ennemis! Ce ne serait donc plus qu’une question d’amour-propre.

Après le premier mouvement d’agitation, rapidement comprimé, un nouveau silence s’était fait dans toute l’assemblée. On aurait entendu une araignée tisser sa toile.

Ce fut la voix du commissaire-priseur Dean Felporg, qui rompit ce pesant silence.

«A treize cent mille dollars l’île Spencer!» cria-t-il, en se levant, afin de mieux suivre la série des enchères.

William W. Kolderup s’était tourné du côté de J.-R. Taskinar. Les assistants venaient de s’écarter pour faire place aux deux adversaires. L’homme de Stockton et l’homme de San-Francisco pouvaient se voir en face, se dévisager à leur aise. La vérité nous oblige à dire qu’ils ne s’en faisaient pas faute. Jamais le regard de l’un n’eût à se baisser devant le regard de l’autre.

«Quatorze cent mille dollars, dit William W. Kolderup.

– Quinze cent mille! répondit J.-R. Taskinar.

– Seize cent mille!

– Dix-sept cent mille!»

Cela ne vous rappelle-t-il pas l’histoire de ces deux industriels de Glasgow, luttant à qui élèverait l’un plus haut que l’autre la cheminée de son usine, au risque d’une catastrophe? Seulement, là, c’étaient des cheminées en lingots d’or.

Toutefois, après les surenchères de J.-R. Taskinar, William W. Kolderup mettait un certain temps à réfléchir avant de s’engager à nouveau. Au contraire, lui, Taskinar, partait comme une bombe et semblait ne pas vouloir prendre une seconde de réflexion.

«Dix-sept cent mille dollars! répéta le commissaire-priseur. Allons, messieurs, c’est pour rien!… C’est donné!»

Et on eût pu croire qu’emporté par les habitudes de la profession, il allait ajouter, ce digne Felporg:

«Le cadre vaut mieux que cela!»

«Dix-sept cent mille dollars! hurla le crieur Gingrass.

– Dix-huit cent mille, répondit William W. Kolderup.

– Dix-neuf cent mille! répliqua J.-R. Taskinar.

– Deux millions!» répliqua aussitôt William W. Kolderup, sans attendre cette fois.

Son visage avait un peu pâli lorsque ces derniers mots s’échappèrent de sa bouche, mais toute son attitude fut celle d’un homme qui ne veut point abandonner la lutte.

J.-R. Taskinar était enflammé, lui. Son énorme figure ressemblait à ces disques de chemin de fer dont la face, tournée au rouge, commande l’arrêt d’un train. Mais, très probablement, son rival ne tiendrait pas compte des signaux et forcerait sa vapeur.

J.-R. Taskinar sentait cela. Le sang montait à son visage, apoplectiquement congestionné. Il tortillait de ses gros doigts, chargés de brillants de grand prix, l’énorme chaîne d’or qui se rattachait à sa montre. Il regardait son adversaire, puis fermait un instant les yeux, pour les rouvrir plus haineux que jamais.

«Deux millions cinq cent mille dollars! dit-il enfin, espérant dérouter toute surenchère par ce bond prodigieux.

– Deux millions sept cent mille! répondit d’une voix très calme William W. Kolderup.

– Deux millions neuf cent mille!

– Trois millions.7

Oui! William W. Kolderup, de San-Francisco, avait dit trois millions de dollars!

Les applaudissements allaient éclater. Ils se continrent, cependant, à la voix du commissaire-priseur, qui répétait l’enchère, et dont le marteau levé menaçait de s’abaisser par un involontaire mouvement des muscles. On eût dit que Dean Felporg, si blasé qu’il fût devant les surprises d’une vente publique était incapable de se contenir plus longtemps.

Tous les regards s’étaient portés sur J.-R. Taskinar. Le volumineux personnage en sentait le poids, mais bien plus encore le poids de ces trois millions de dollars qui semblait l’écraser. Il voulait parler, sans doute, pour surenchérir, il ne le pouvait plus. Il voulait remuer la tête… il ne le pouvait pas davantage.

Enfin sa voix se fit entendre, faiblement, mais suffisamment pour l’engager.

«Trois millions cinq cent mille! murmura-t-il.

– Quatre millions!» répondit William W. Kolderup.

Ce fut le dernier coup de massue. J.-R. Taskinar s’affaissa. Le marteau frappa d’un coup sec le marbre de la table…

L’île Spencer était adjugée pour quatre millions de dollars à William W. Kolderup, de San-Francisco.

«Je me vengerai!» murmura J.-R. Taskinar.

Et, après avoir jeté un regard plein dehaine sur son vainqueur, il s’en retourna à Occidental-Hotel.

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Cependant, les hurrahs, les «hip» retentissaient par trois fois à l’oreille de William W. Kolderup; ils l’accompagnèrent jusqu’à Montgomery-Street, et, tel était l’enthousiasme de ces Américains en délire, qu’ils en oublièrent même de chanter le Yankee Doodle.

 

 

 

 III

Où la conversation de Phina Hollaney et de Godfrey Morgan est accompagnée au piano

 

illiam W. Kolderup était rentré dans son hôtel de la rue Montgomery. Cette rue, c’est le Regent-Street, le Broadway, le boulevard des Italiens de San-Francisco. Tout le long de cette grande artère, qui traverse la ville parallèlement à ses quais, est le mouvement, l’entrain, la vie: tramways multiples, voitures attelées de chevaux ou de mules, gens affairés qui se pressent sur les trottoirs de pierre, devant les magasins richement achalandés, amateurs plus nombreux encore aux portes des «bars», où se débitent des boissons on ne peut plus californiennes.

Inutile de décrire l’hôtel du nabab de Frisco. Ayant trop de millions, il avait trop de luxe. Plus de confort que de goût. Moins de sens artistique que de sens pratique. On ne saurait tout avoir.

Que le lecteur se contente de savoir qu’il y avait un magnifique salon de réception, et, dans ce salon, un piano, dont les accords se propageaient à travers la chaude atmosphère de l’hôtel, au moment où y rentrait l’opulent Kolderup.

«Bon! se dit-il, elle et lui sont là! Un mot à mon caissier, puis nous causerons tout à l’heure!»

Et il se dirigea vers son cabinet, afin d’en finir avec cette petite affaire de l’île Spencer et n’y plus penser. En finir, c’était tout simplement réaliser quelques valeurs de portefeuille afin de payer l’acquisition. Quatre lignes à son agent de change, il n’en fallait pas davantage. Puis William W. Kolderup s’occuperait d’une autre «combinaison», qui lui tenait bien autrement au cœur.

 Oui! elle et lui étaient dans le salon: elle, devant son piano; lui, à demi étendu sur un canapé, écoutant vaguement les notes perlées des arpèges, qui s’échappaient des doigts de cette charmante personne.

«M’écoutes-tu? dit-elle.

– Sans doute.

– Oui! mais m’entends-tu?

– Si je t’entends, Phina! Jamais tu n’as si bien joué ces variations de l’Auld Robin Gray.

– Ce n’est pas Auld Robin Gray que je joue, Godfrey… c’est Happy moment

– Ah! j’avais cru!» répondit Godfrey d’un ton d’indifférence, auquel il eût été difficile de se méprendre.

La jeune fille leva ses deux mains, laissa un instant ses doigts écartés, suspendus au-dessus du clavier, comme s’ils allaient retomber pour saisir un accord. Puis, donnant un demi-tour à son tabouret, elle resta, quelques instants, à regarder le trop tranquille Godfrey, dont les regards cherchèrent à éviter les siens.

Phina Hollaney était la filleule de William W. Kolderup. Orpheline, élevée par ses soins, il lui avait donné le droit de se considérer comme sa fille, le devoir de l’aimer comme un père. Elle n’y manquait pas.

C’était une jeune personne, «jolie à sa manière», comme on dit, mais à coup sûr charmante, une blonde de seize ans avec des idées de brune, ce qui se lisait dans le cristal de ses yeux d’un bleu noir. Nous ne saurions manquer de la comparer à un lis, puisque c’est une comparaison invariablement employée dans la meilleure société pour désigner les beautés américaines. C’était donc un lis, si vous le voulez bien, mais un lis greffé sur quelque églantier résistant et solide. Certainement elle avait beaucoup de cœur, cette jeune miss, mais elle avait aussi beaucoup d’esprit pratique, une allure très personnelle, et ne se laissait pas entraîner plus qu’il ne convenait dans les illusions ou les rêves qui sont de son sexe et de son âge.

Les rêves, c’est bien quand on dort, non quand on veille. Or, elle ne dormait pas, en ce moment, et ne songeait aucunement à dormir.

«Godfrey? reprit-elle.

– Phina? répondit le jeune homme.

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– Où es-tu, maintenant?

– Près de toi… dans ce salon…

– Non, pas près de moi, Godfrey! Pas dans ce salon!… Mais loin, bien loin… au-delà des mers, n’est-ce pas?»

Et machinalement, la main de Phina, cherchant le clavier, s’égara en une série de septièmes diminuées, dont la tristesse en disait long et que ne comprit peut-être pas le neveu de William W. Kolderup.

Car tel était ce jeune homme, tel le lien de parenté qui l’unissait au riche maître de céans. Fils d’une sœur de cet acheteur d’île, sans parents, depuis bien des années, Godfrey Morgan avait été, comme Phina, élevé dans la maison de son oncle, auquel la fièvre des affaires n’avait jamais laissé une intermittence pour songer à se marier.

Godfrey comptait alors vingt-deux ans. Son éducation achevée l’avait laissé absolument oisif. Gradué d’université, il n’en était pas beaucoup plus savant pour cela. La vie ne lui ouvrait que des voies de communication faciles. Il pouvait prendre à droite, à gauche: cela le mènerait toujours quelque part, où la fortune ne lui manquerait pas.

D’ailleurs Godfrey était bien de sa personne, distingué, élégant, n’ayant jamais passé sa cravate dans une bague, et ne constellant ni ses doigts, ni ses machettes, ni le plastron de sa chemise, de toutes les fantaisies joaillières, si appréciées de ses concitoyens.

Je ne surprendrai personne en disant que Godfrey Morgan devait épouser Phina Hollaney. Aurait-il pu en être autrement? Toutes les convenances y étaient. D’ailleurs, William W. Kolderup voulait ce mariage. Il assurait ainsi sa fortune aux deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, sans compter que Phina plaisait à Godfrey, et que Godfrey ne déplaisait point à Phina. Il fallait qu’il en fut ainsi pour la bonne comptabilité de la maison de commerce. Depuis leur naissance, un compte était ouvert au jeune homme, un autre à la jeune fille: il n’y avait plus qu’à les solder, à passer les écritures d’un compte nouveau pour les deux époux. Le digne négociant espérait bien que cela se ferait fin courant, et que la situation serait définitivement balancée, sauf erreur ou omission.

Or, précisément, il y avait omission, et peut-être erreur, ainsi qu’on va le démontrer.

Erreur, puisque Godfrey ne se sentait pas encore tout à fait mûr pour la grande affaire du mariage; omission, puisqu’on avait omis de le pressentir à ce sujet.

En effet, ses études terminées, Godfrey éprouvait comme une lassitude prématurée du monde et de la vie toute faite, où rien ne lui manquerait, où il n’aurait pas un désir à former, où il n’aurait rien à faire! La pensée de courir le monde l’envahit alors: il s’aperçut qu’il avait tout appris, sauf à voyager. De l’ancien et du nouveau continent, il ne connaissait, à vrai dire, qu’un seul point, San-Francisco, où il était né, qu’il n’avait jamais quitté, si ce n’est en rêve. Or, qu’est-ce donc, je vous le demande, qu’un jeune homme qui n’a pas fait deux ou trois fois le tour du globe, – surtout s’il est Américain? A quoi peut-il être bon par la suite? Sait-il s’il pourra se tirer d’affaire dans les diverses conjonctures où le jetterait un voyage de longue haleine? S’il n’a pas un peu goûté à la vie d’aventures, comment oserait-il répondre de lui? Enfin quelques milliers de lieues, parcourues à la surface de la terre, pour voir, pour observer, pour s’instruire, ne sont-elles pas l’indispensable complément d’une bonne éducation de jeune homme?

Il était donc arrivé ceci: c’est que, depuis tantôt un an, Godfrey s’était plongé dans les livres de voyages, qui pullulent à notre époque, et cette lecture l’avait passionné. Il avait découvert le Céleste Empire avec Marco Polo, l’Amérique avec Colomb, le Pacifique avec Cook, le pôle Sud avec Dumont-d’Urville. Il s’était pris de l’idée d’aller là où ces illustres voyageurs avaient été sans lui. En vérité, il n’eût pas trouvé payer trop cher une exploration de quelques années au prix d’un certain nombre d’attaques de pirates malais, de collisions en mer, de naufrages sur une côte déserte, dût-il y mener la vie d’un Selkirk ou d’un Robinson Crusoé! Un Robinson! devenir un Robinson! Quelle jeune imagination n’a pas un peu rêvé cela, en lisant, ainsi que Godfrey l’avait fait souvent, trop souvent, les aventures des héros imaginaires de Daniel de Foë ou de Wiss!

 Oui! le propre neveu de William W. Kolderup en était là au moment où son oncle songeait à l’enchaîner, comme on dit, dans les liens du mariage. Quant à voyager avec Phina, devenue mistress Godfrey Morgan, non, ce n’était pas possible! Il fallait le faire seul ou ne pas le faire. Et, d’ailleurs, sa fantaisie passée, Godfrey ne serait-il pas dans des conditions meilleures pour signer son contrat? Est-on propre au bonheur d’une femme, quand, préalablement, on n’est même pas allé au Japon ni en Chine, pas même en Europe? Non! assurément.

Et voilà pourquoi Godfrey était maintenant distrait près de miss Phina, indifférent quand elle lui parlait, sourd lorsqu’elle lui jouait les airs qui le charmaient autrefois.

Phina, en fille sérieuse et réfléchie, s’en était bien aperçue. Dire qu’elle n’en éprouvait pas quelque dépit mêlé d’un peu de chagrin, ce serait la calomnier gratuitement. Mais, habituée à envisager les choses par leur côté positif, elle s’était déjà fait ce raisonnement:

«S’il faut absolument qu’il parte, mieux vaut que ce soit avant le mariage qu’après!»

Et voilà pourquoi elle avait dit à Godfrey ces simples mots, très significatifs:

«Non!… tu n’es pas près de moi en ce moment,…" mais au-delà des mers!»

Godfrey s’était levé. Il avait fait quelques pas dans le salon, sans regarder Phina, et, inconsciemment, son index était venu s’appuyer sur une des touches du piano.

C’était un gros «ré» bémol, de l’octave au-dessous de la portée, note bien lamentable, qui répondait pour lui.

Phina avait compris, et, sans plus ample discussion, elle allait mettre son fiancé au pied du mur, en attendant qu’elle l’aidât à y pratiquer une brèche, afin qu’il pût s’enfuir où sa fantaisie l’entraînait, lorsque la porte du salon s’ouvrit.

William W. Kolderup parut, un peu affairé, comme toujours. C’était le commerçant qui venait de terminer une opération et s’apprêtait à en commencer une autre.

«Eh bien, dit-il, il ne s’agit plus, maintenant, que de fixer définitivement la date.

– La date? répondit Godfrey en tressautant. Quelle date, s’il vous plaît, mon oncle?

– La date de votre mariage à tous deux! répliqua William W. Kolderup. Ce n’est pas la date du mien, je suppose!

– Ce serait peut-être plus urgent! dit Phina.

– Hein!… Quoi?… s’écria l’oncle. Qu’est-ce que cela signifie?… Nous disons fin courant, n’est-ce pas?

– Parrain Will, répondit la jeune fille, ce n’est pas la date d’un mariage qu’il s’agit de fixer aujourd’hui, c’est la date d’un départ!

– D’un départ?…

– Oui, le départ de Godfrey, reprit miss Phina, de Godfrey, qui, avant de se marier, éprouve le besoin de courir un peu le monde!

– Tu veux partir… toi?… s’écria William W. Kolderup, en marchant vers le jeune homme, dont il saisit le bras, comme s’il avait peur que ce «coquin de neveu» ne lui échappât.

– Oui, oncle Will, répondit bravement Godfrey.

– Et pour combien de temps?

– Pour dix-huit mois, ou deux ans, au plus, si…

– Si?…

– Si vous voulez bien le permettre, et si Phina veut bien m’attendre jusque-là!

– T’attendre! Voyez-vous ce prétendu qui ne prétend qu’à s’en aller! s’écria William W. Kolderup.

– Il faut laisser faire Godfrey, répondit la jeune fille. Parrain Will, j’ai bien réfléchi à tout cela. Je suis jeune, mais, en vérité, Godfrey est encore plus jeune que moi! Les voyages le vieilliront, et je pense qu’il ne faut pas contrarier ses goûts! Il veut voyager, qu’il voyage! Le besoin du repos lui viendra ensuite, et il me retrouvera au retour.

– Quoi! s’écria William W. Kolderup, tu consens à donner la volée à cet étourneau?

– Oui, pour les deux ans qu’il demande!

– Et tu l’attendras?…

– Oncle Will, si je n’étais pas capable de l’attendre, c’est que je ne l’aimerais pas!»

Cela dit, miss Phina était revenue vers son piano, et, soit qu’elle le voulût ou non, ses doigts jouaient en sourdine un morceau très à la mode, le Départ du Fiancé, qui était bien de circonstance, on en conviendra. Mais Phina, sans s’en apercevoir peut-être, le jouait en «la» mineur, bien qu’il fût écrit en «la» majeur. Aussi, tout le sentiment de la mélodie se transformait avec ce mode, et sa couleur plaintive rendait bien les intimes impressions de la jeune fille.

Cependant Godfrey, embarrassé, ne disait mot. Son oncle lui avait pris la tête, et, la tournant en pleine lumière, il le regardait. De cette façon, il l’interrogeait, sans avoir besoin de parler, et lui, répondait sans avoir besoin de répondre.

Et les lamentations de ce Départ du Fiancé se faisaient toujours tristement entendre. Enfin William W. Kolderup, après avoir fait un tour de salon, revint vers Godfrey, qui était planté là comme un coupable devant son juge. Puis, élevant la voix:

«C’est très sérieux? demanda-t-il.

– Très sérieux, répondit miss Phina, sans s’interrompre, tandis que Godfrey se contentait de faire un signe affirmatif.

All right!» répliqua William W. Kolderup, en fixant sur son neveu un regard singulier.

Puis, on aurait pu l’entendre murmurer entre ses dents:

«Ah! tu veux tâter des voyages avant d’épouser Phina! Eh bien! tu en tâteras, mon neveu!»

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Il fit encore deux ou trois pas, et, s’arrêtant, les bras croisés, devant Godfrey:

«Où veux-tu aller? lui demanda-t-il.

– Partout.

– Et quand comptes-tu partir?

– Quand vous voudrez, oncle Will.

– Soit, le plus tôt possible!»

Sur ces derniers mots, Phina s’était interrompue brusquement. Le petit doigt de sa main gauche venait de toucher un «sol» dièze… et le quatrième ne l’avait pas résolu sur la tonique du ton. Elle était restée sur la «sensible», comme le Raoul des Huguenots, lorsqu’il s’enfuit à la fin de son duo avec Valentine.

Peut-être miss Phina avait-elle le cœur un peu gros, mais son parti était bien pris de ne rien dire.

Ce fut alors que William W. Kolderup, sans regarder Godfrey, s’approcha du piano:

«Phina, dit-il gravement, il ne faut jamais rester sur la «sensible»!

Et, de son gros doigt qui s’abattit verticalement sur une des touches, il fit résonner un «la» naturel.

 

 

 

 IV

Dans lequel T. Artelett, dit Tartelett, est correctement présente au lecteur

 

i T. Artelett eût été Français, ses compatriotes n’auraient pas manqué de le nommer plaisamment Tartelett. Mais, comme ce nom lui convient, nous n’hésiterons pas à le désigner ainsi. D’ailleurs, si Tartelett n’était pas Français, il était digne de l’être.

Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand parle d’un petit homme «poudré et frisé comme autrefois, habit vert pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, qui râclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet aux Iroquois».

Les Californiens ne sont pas des Iroquois, il s’en faut, mais Tartelett n’en était pas moins professeur de danse et de maintien dans la capitale de la Californie. Si on ne lui soldait pas ses leçons, comme à son prédécesseur, en peaux de castor et en jambons d’ours, on les lui payait en dollars. Si, en parlant de ses élèves, il ne disait pas: «ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses», c’est que ses élèves étaient fort civilisés, et, à l’en croire, il n’avait pas peu contribué à leur civilisation.

Tartelett, célibataire, se donnait quarante-cinq ans à l’époque où nous le présentons aux lecteurs. Mais, il y a quelque dizaine d’années, son mariage avec une demoiselle déjà mûre avait été sur le point de s’accomplir.

A cette époque, et à ce propos, on lui demanda «deux ou trois lignes», touchant son âge, sa personne, sa situation: Voici ce qu’il crut devoir répondre. Cela nous dispensera de faire son portrait, au double point de vue du moral et du physique.

«Il est né le 17 juillet 1835, à trois heures un quart du matin.

«Sa taille est de cinq pieds, deux pouces, trois lignes.

«Sa grosseur, prise au-dessus des hanches, est exactement de deux pieds, trois pouces.

«Son poids, augmenté depuis l’an dernier de six livres, est de cent cinquante et une livres et deux onces.

«Il a la tête oblongue.

«Ses cheveux, rares au-dessus du front, sont châtains grisonnants; son front est haut, son visage ovale, son teint coloré.

«Ses yeux, – vue excellente, – sont gris châtain, les cils et les sourcils châtain clair; les paupières sont un peu enfoncées dans leur orbite sous l’arcade sourcilière.

«Le nez, de moyenne grandeur, est fendu par une gerçure vers le bout de la narine gauche.

«Ses tempes et ses joues sont plates et imberbes.

«Ses oreilles sont grandes et plates.

«Sa bouche, de moyenne grandeur, est absolument pure de mauvaises dents.

«Ses lèvres, minces et un peu pincées, sont recouvertes d’une moustache et d’une impériale épaisses; son menton rond est aussi ombragé d’une barbe multicolore.

«Un petit grain de beauté orne son cou potelé, – à la nuque.

«Enfin, lorsqu’il est au bain, on peut voir qu’il a la peau blanche et peu velue.

«Son existence est calme et réglée. Sans être d’une santé robuste, grâce à sa grande sobriété, il a su la conserver intacte depuis sa naissance. Il a les bronches très faciles à irriter: c’est ce qui est cause qu’il n’a pas la mauvaise habitude du tabac. Il n’use pas non plus de spiritueux, pas de café, pas de liqueur, pas de vin pur. En un mot, tout ce qui pourrait réagir sur le système nerveux est rigoureusement supprimé de son hygiène. La bière légère, l’eau rougie, sont les seules boissons qu’il puisse prendre sans danger. C’est à sa prudence qu’il doit de n’avoir jamais consulté de médecin depuis qu’il est au monde.

«Son geste est prompt, sa démarche vive, son caractère franc et ouvert. Il pousse, en outre, la délicatesse jusqu’à l’extrême, et jusqu’ici c’est la crainte de rendre une femme malheureuse qui l’a fait hésiter à s’engager dans les liens du mariage.»

Telle fut la note produite par Tartelett; mais, si engageante qu’elle pût être pour une demoiselle d’un certain âge, l’union projetée manqua. Le professeur demeura donc célibataire, et continua à donner ses leçons de danse et de maintien.

Ce fut vers cette époque qu’il entra, à ce titre, dans l’hôtel de William W. Kolderup; puis, le temps aidant, ses élèves l’abandonnant peu à peu, il finit par compter comme un rouage de plus dans le personnel de l’opulente maison.

Après tout, c’était un brave homme, malgré ses ridicules. On s’attacha à lui. Il aimait Godfrey, il aimait Phina, qui le lui rendaient d’ailleurs. Aussi n’avait-il plus qu’une seule ambition au monde: leur inculquer toutes les délicatesses de son art, en faire, en ce qui concerne la bonne tenue, deux êtres accomplis.

Or, le croira-t-on? ce fut lui, le professeur Tartelett, que William W. Kolderup choisit pour être le compagnon de son neveu pendant ce voyage projeté. Oui! il avait quelque raison de croire que Tartelett n’avait pas peu contribué à pousser Godfrey à cette manie de déplacement, afin d’achever de se perfectionner en courant le monde. William W. Kolderup résolut donc de les faire courir à deux. Dès le lendemain, 16 avril, il fit prévenir le professeur de venir le trouver dans son cabinet.

Une prière du nabab était un ordre pour Tartelett. Le professeur quitta sa chambre, muni de ce petit violon de poche qu’on appelle pochette, afin d’être prêt à tout événement; il monta le grand escalier de l’hôtel, les pieds académiquement posés, comme il convient à un maître de danse, frappa à la porte du cabinet, entra, le corps à demi incliné, les coudes arrondis, la bouche souriante et il attendit dans la troisième position après avoir croisé l’un devant l’autre, à la moitié de leur longueur, ses pieds dont les chevilles se touchaient et dont les pointes étaient tournées en dehors.

Tout autre que le professeur Tartelett, placé dans cette sorte d’équilibre instable, aurait vacillé sur sa base, mais lui sut conserver une rectitude absolue.

«Monsieur Tartelett, dit William W. Kolderup, je vous ai fait venir pour vous apprendre une nouvelle qui, je le crois, n’aura pas lieu de vous surprendre.

– A vos souhaits! répondit le professeur, bien que William W. Kolderup n’eut point éternué, ainsi qu’on pourrait le croire.

– Le mariage de mon neveu est retardé d’un an ou dix-huit mois, reprit l’oncle, et Godfrey, sur s’a demande, va partir pour visiter les divers États du nouveau et de l’ancien monde.

– Monsieur, répondit Tartelett, mon élève Godfrey fera honneur au pays qui l’a vu naître, et…

– Et aussi au professeur de maintien qui l’a initié aux bonnes manières,» répondit le négociant, d’un ton dont le naïf Tartelett ne sentit aucunement l’ironie.

Et, en effet, croyant devoir exécuter un «assemblé», il déplaça alternativement ses pieds par une sorte de glissade de côté; puis, pliant légèrement le genou avec souplesse, il salua William W. Kolderup.

«J’ai pensé, reprit celui-ci, que vous auriez sans doute quelque peine à vous séparer de votre élève?

– La peine sera douloureuse, répondit Tartelett, et, cependant, s’il le faut…

– Il ne le faudra pas, répondit William W. Kolderup, dont l’épais sourcil se fronça.

– Ah!…» répondit Tartelett.

Légèrement troublé, il fit un temps levé en arrière, de manière à passer de la troisième à la quatrième position; puis, il mit entre ses deux pieds la distance d’une largeur, – sans peut-être avoir absolument conscience de ce qu’il faisait.

«Oui! ajouta le négociant d’une voix brève et d’un ton qui n’admettait pas l’ombre de réplique, j’ai pensé qu’il serait vraiment cruel de séparer un professeur et un élève si bien faits pour s’entendre!

– Assurément… les voyages!… répondit Tartelett, qui semblait ne pas vouloir comprendre.

– Oui!… assurément!… reprit William W. Kolderup, non seulement les voyages mettront en relief les talents de mon neveu, mais aussi les talents du professeur auquel il doit une tenue si correcte!»

Jamais la pensée n’était venue à ce grand enfant qu’un jour il lui faudrait quitter San-Francisco, la Californie et l’Amérique pour courir les mers. Ces idées n’auraient pu entrer dans le cerveau d’un homme plus ferré sur la chorégraphie que sur les voyages, et qui en était encore à connaître les environs de la capitale dans un rayon de dix milles. Et maintenant on lui offrait, non! on lui faisait entendre que, bon gré mal gré, il fallait avoir à s’expatrier, à exécuter de sa personne, avec toutes les charges et inconvénients qu’ils comportent, ces déplacements conseillés par lui à son élève! Il y avait là, certainement, de quoi troubler une cervelle aussi peu solide que la sienne, et l’infortuné Tartelett, pour la première fois de sa vie sentit un frémissement involontaire dans les muscles de ses jambes assouplis par trente-cinq ans d’exercices!

«Peut-être… dit-il, en essayant de rappeler sur ses lèvres ce sourire stéréotypé du danseur, qui s’était un instant effacé, peut-être… ne suis-je pas fait pour…

– Vous vous ferez!» répondit William W. Kolderup, en homme avec lequel il n’y a pas à discuter.

Refuser, c’était impossible. Tartelett n’y pensait même pas. Qu’était-il dans la maison? Une chose, un ballot, un colis pouvant être expédié à tous les coins du monde! Mais l’expédition en projet n’était pas sans le troubler quelque peu.

«Et quand doit s’effectuer le départ? demanda-t-il en essayant de reprendre une position académique.

– Dans un mois.

– Et sur quelle mer orageuse monsieur Kolderup a-t-il décidé que le vaisseau emporterait mon élève et moi?

– Sur le Pacifique, d’abord.

– Et sur quel point du globe terrestre aurai-je à poser le pied pour la première fois?

– Sur le sol de la Nouvelle-Zélande, répondit William W. Kolderup. J’ai remarqué que les Néo-Zélandais n’arrondissent pas convenablement les coudes!… Vous les rectifierez!»

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Voilà comment le professeur Tartelett fut choisi pour être compagnon de voyage de Godfrey Morgan.

Un signe du négociant lui fit alors comprendre que l’audience était terminée. Il se retira donc assez ému, pour que sa sortie et les grâces spéciales qu’il déployait habituellement dans cet acte difficile laissassent tant soit peu à désirer.

En effet, pour la première fois de sa vie, le professeur Tartelett, oubliant, dans sa préoccupation, les plus élémentaires préceptes de son art, s’en allait les pieds en dedans!

 

 

 

 V

Dans lequel on se prépare à partir, et à la fin duquel on part pour tout de bon

 

l n’y avait plus à y revenir. Avant ce long voyage, à deux, à travers la vie, qu’on appelle mariage, Godfrey allait faire le tour du monde, – ce qui est quelquefois plus périlleux. Mais il comptait en revenir très aguerri, et, parti un jeune homme, ramener un homme au retour. Il aurait vu, observé, comparé. Sa curiosité serait satisfaite. Il ne lui resterait plus qu’à demeurer tranquille et sédentaire, à vivre heureux au foyer conjugal, que nulle tentation ne le porterait plus à quitter. Avait-il tort ou raison? Courait-il à quelque bonne et solide leçon dont il ferait son profit? Nous laisserons à l’avenir le soin de répondre.

Bref, Godfrey était enchanté.

Phina, anxieuse, sans en rien laisser paraître, se résignait à cet apprentissage.

Le professeur Tartelett, lui, d’habitude si ferme sur ses jambes, rompues à tous les équilibres de la danse, avait perdu son aplomb ordinaire et cherchait en vain à le retrouver. Il vacillait même sur le parquet de sa chambre, comme s’il eût été déjà sur le plancher d’une cabine, remuée par les coups de roulis et de tangage.

Quant à William W. Kolderup, depuis la décision prise, il était devenu peu communicatif, surtout avec son neveu. Ses lèvres serrées, ses yeux à demi cachés sous ses paupières, indiquaient qu’une idée fixe s’était implantée dans cette tête, où bouillonnaient habituellement les hautes spéculations du commerce.

«Ah! tu veux voyager, murmurait-il parfois, voyager au lieu de te marier, au lieu de rester chez toi, d’être heureux tout bêtement!… Eh bien, tu voyageras!

Les préparatifs furent aussitôt commencés.

Tout d’abord, la question de l’itinéraire dut être soulevée, discutée et, finalement, résolue.

Godfrey s’en irait-il par le sud, l’est ou l’ouest? Cela était à décider en premier lieu.

S’il débutait par les routes du sud, la compagnie «Panama to California and British Columbia», puis la compagnie «Packet Southampton Rio-Janeiro», se chargeraient de le conduire en Europe.

S’il prenait par l’est, le grand chemin de fer du Pacifique pouvait l’amener en quelques jours à New-York, et de là, les lignes Cunard, Inman, White-Star, Hamburg-American ou Transatlantique française, iraient le déposer sur le littoral de l’ancien monde.

S’il voulait prendre à l’ouest, par la «Steam Transoceanic Golden Age», il lui serait facile de gagner Melbourne, puis l’isthme de Suez, avec les bateaux de la «Peninsular Oriental Steam Co».

Les moyens de transport ne manquaient pas, et, grâce à leur concordance mathématique, le tour du monde n’est plus qu’une simple promenade de touriste.

Mais ce n’est pas ainsi que devait voyager le neveu-héritier du nabab de Frisco.

Non! William W. Kolderup possédait, pour les besoins de son commerce, toute une flotte de navires à voiles et à vapeur. Il avait donc décidé qu’un de ses bâtiments serait «mis à la disposition du jeune Godfrey Morgan», comme s’il se fût agi d’un prince du sang, voyageant pour son plaisir, – aux frais des sujets de son père.

Par ses ordres, le Dream, solide steamer de six cents tonnes et de la force de deux cents chevaux, entra aussitôt en armement. Il devait être commandé par le capitaine Turcotte, un loup de mer, qui avait déjà couru tous les océans sous toutes les latitudes. Bon et hardi marin, cet habitué des tornades, des typhons et des cyclones, comptait déjà quarante ans de navigation sur cinquante ans d’âge. Se mettre à la cape et faire tête à l’ouragan n’était qu’un jeu pour ce «matelot», qui n’avait jamais été éprouvé que par le «mal de terre», c’est-à-dire lorsqu’il était en relâche. Aussi, de cette existence incessamment secouée sur le pont d’un bâtiment, avait-il conservé l’habitude de toujours se balancer à droite, à gauche, en avant, en arrière: il avait le tic du tangage et du roulis.

Un second, un mécanicien, quatre chauffeurs, douze matelots, en tout dix-huit hommes, devaient former l’équipage du Dream, qui, s’il se contentait de faire tranquillement ses huit milles à l’heure, n’en possédait pas moins d’excellentes qualités nautiques. Qu’il n’eût pas assez de vitesse pour passer dans la lame lorsque la mer était grosse, soit! mais aussi la lame ne lui passait pas dessus, avantage qui compense bien la médiocrité de la marche, surtout quand on n’est pas autrement pressé. D’ailleurs, le Dream était gréé en goélette, et, par un vent favorable, avec ses cinq cents yards carrés de toile, il pouvait toujours venir en aide à sa vapeur.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que le voyage du Dream ne dût être qu’un voyage d’agrément. William W. Kolderup était un homme trop pratique pour ne pas chercher à utiliser un parcours de quinze ou seize mille lieues à travers toutes les mers du globe. Son navire devait partir sans cargaison, sans doute, mais il lui était facile de se conserver dans de bonnes conditions de flottabilité, en remplissant d’eau ses «water-ballast»,8 qui auraient pu l’immerger jusqu’au ras du pont au cas ou cela eût été nécessaire. Aussi le Dream comptait-il charger en route et visiter les divers comptoirs du riche négociant. Il s’en irait ainsi d’un marché à un autre. N’ayez pas peur, le capitaine Turcotte ne serait pas embarrassé de faire ses frais de voyage! La fantaisie de Godfrey Morgan ne coûterait pas un dollar à la caisse avunculaire! Ainsi agit-on dans les bonnes maisons de commerce.

Tout cela fut décidé dans de longs entretiens, très secrets, que William W. Kolderup et le capitaine Turcotte eurent ensemble. Mais il paraît que le règlement de cette affaire, si simple cependant, n’allait pas tout seul, car le capitaine dut faire de nombreuses visites au cabinet du négociant. Lorsqu’il en sortait, de plus perspicaces que les habitués de l’hôtel auraient observé qu’il avait une figure singulière, que ses cheveux étaient hérissés en coup de vent, comme s’il les eût tracassés d’une main fébrile, que toute sa personne, enfin, roulait et tanguait plus violemment que d’ordinaire. On avait pu entendre, aussi, des éclats de voix singuliers, qui prouvaient que les séances ne s’étaient pas passées sans orage. C’est que le capitaine Turcotte, avec son franc-parler, savait fort bien tenir tête à William W. Kolderup, qui l’aimait et l’estimait assez pour lui permettre de le contredire.

Enfin, paraît-il, tout s’arrangea. Qui avait cédé, de William W. Kolderup ou de Turcotte? je n’oserais encore me prononcer, ne connaissant pas le su jet même de leurs discussions. Cependant je parierais plutôt pour le capitaine.

Quoi qu’il en soit, après huit jours d’entretiens, le négociant et le marin parurent être d’accord; mais Turcotte ne cessait pas de grommeler entre ses dents:

«Que les cinq cent mille diables du surouet m’envoient par le fond du pot au noir, si jamais je me serais attendu, moi Turcotte, à faire de pareille besogne!»

Cependant l’armement du Dream avançait rapidement, et son capitaine ne négligeait rien pour qu’il fût en état de prendre la mer dès la première quinzaine du mois de juin. On l’avait passé à la forme, et sa carène, soigneusement repeinte au minium, tranchait par son rouge vif avec le noir de ses œuvres mortes.

Il vient un grand nombre de bâtiments de toutes sortes et de toutes nationalités dans le port de San-Francisco. Aussi, depuis bien des années, les quais de la ville, régulièrement construits sur le littoral, n’auraient-ils pu suffire à l’embarquement et au débarquement des marchandises, si les ingénieurs n’étaient parvenus à établir plusieurs quais factices. Des pilotis de sapin rouge furent enfoncés dans les eaux, quelques milles carrés de planchers les recouvrirent de larges plates-formes. C’était autant de pris sur la baie, mais la baie est vaste. On eut ainsi de véritables cales de déchargement, couvertes de grues et de ballots, près desquelles steamers des deux océans, steamboats des fleuves californiens, clippers de tous pays, caboteurs des côtes américaines, purent se ranger dans un ordre parfait, sans s’écraser les uns les autres.

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C’était à l’un de ces quais artificiels, à l’extrémité de Warf-Mission-Street, qu’avait été solidement amarré le Dream, après son passage au bassin de carénage.

Rien ne fut négligé pour que le steamer, affecté au voyage de Godfrey, pût naviguer dans les meilleures conditions. Approvisionnements, aménagement, tout fut minutieusement étudié. Le gréement était en parfait état, la chaudière éprouvée, la machine à hélice excellente. On embarqua même, pour les besoins du bord et la facilité des communications avec la terre, une chaloupe à vapeur, rapide et insubmersible, qui devait rendre de grands services au cours de la navigation.

Enfin, bref, tout était prêt à la date du 10 juin. Il n’y avait plus qu’à prendre la mer. Les hommes, embarqués par le capitaine Turcotte pour la manœuvre des voiles ou la conduite de la machine, formaient un équipage de choix, et il eût été difficile d’en trouver un meilleur sur la place. Un véritable stock d’animaux vivants, agoutis, moutons, chèvres, coqs et poules, etc., était parqué dans l’entrepont; les besoins de la vie matérielle se voyaient, en outre, assurés par un certain nombre de caisses de conserves des meilleures marques.

Quant à l’itinéraire que devait suivre le Dream, ce fut sans doute l’objet des longues conférences que William W. Kolderup et son capitaine eurent ensemble. Tout ce que l’on sut, c’est que le premier point de relâche indiqué devait être Auckland, capitale de la Nouvelle-Zélande, – sauf le cas où le besoin de charbon, nécessité par la prolongation de vents contraires, obligerait à se réapprovisionner, soit à l’un des archipels du Pacifique, soit à l’un des ports de la Chine.

Tout ce détail, d’ailleurs, importait peu à Godfrey, du moment qu’il s’en allait en mer, et pas du tout à Tartelett, dont l’esprit troublé s’exagérait de jour en jour les éventualités de navigation.

Il n’y avait plus qu’une formalité à remplir: la formalité des photographies.

Un fiancé ne peut décemment partir pour un long voyage autour du monde sans emporter l’image de celle qu’il aime, et, en revanche, sans lui laisser la sienne.

 Godfrey, en costume de touriste, se livra donc aux mains de Stephenson et Co, photographes de Montgomery-Street, et Phina, dans sa toilette de ville, confia également au soleil le soin de fixer ses traits charmants, mais un peu attristés, sur la plaque des habiles opérateurs.

Ce serait encore une façon de voyager ensemble. Le portrait de Phina avait sa place tout indiquée dans la cabine de Godfrey; celui de Godfrey, dans la chambre de la jeune fille.

Quant à Tartelett, qui n’était pas fiancé et ne songeait aucunement à l’être, on jugea convenable, cependant, de confier son image au papier sensibilisé. Mais, quel que fût le talent des photographes, ils ne purent obtenir une épreuve satisfaisante. Le cliché oscillant ne fut jamais qu’un brouillard confus, dans lequel il eût été impossible de reconnaître le célèbre professeur de danse et de maintien.

C’est que le patient, quoi qu’il en eût, ne pouvait s’empêcher de bouger, – en dépit de la recommandation en usage dans tous les ateliers consacrés aux opérations de ce genre.

On essaya d’autres moyens plus rapides, d’épreuves instantanées. Impossible. Tartelett tanguait et roulait déjà par anticipation, tout comme le capitaine du Dream.

Il fallut renoncer à conserver les traits de cet homme remarquable. Irréparable malheur pour la postérité si – mais éloignons cette pensée! – si, tout en croyant ne partir que pour l’ancien monde, Tartelett partait pour cet autre monde dont on ne revient pas.

Le 9 juin, on était prêt. Le Dream n’avait plus qu’à appareiller. Ses papiers, connaissement, charte-partie, police d’assurance, étaient en règle, et, deux jours avant, le courtier de la maison Kolderup avait envoyé les dernières signatures.

Ce jour-là, un grand déjeuner d’adieu fut donné à l’hôtel de Montgomery-Street. On but à l’heureux voyage de Godfrey et à son prompt retour.

Godfrey ne laissait pas d’être assez ému, et il ne chercha point à le cacher. Phina se montra plus ferme que lui. Quant à Tartelett, il noya ses appréhensions dans quelques verres de champagne, dont l’influence se prolongea jusqu’au moment du départ. Il faillit même oublier sa pochette, qui lui fut rapportée à l’instant où on larguait les amarres du Dream.

Les derniers adieux furent faits à bord, les dernières poignées de main s’échangèrent sur la dunette; puis, la machine donna quelques tours d’hélice, qui firent déborder le steamer.

«Adieu! Phina.

– Adieu! Godfrey.

– Que le ciel vous conduise! dit l’oncle.

– Et surtout qu’il nous ramène! murmura le professeur Tartelett.

– Et n’oublie jamais, Godfrey, ajouta William W. Kolderup, la devise que le Dream porte à son tableau d’arrière:

Confide, recte agens.

– Jamais, oncle Will! Adieu, Phina!

– Adieu! Godfrey.»

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Le steamer s’éloigna, les mouchoirs s’agitèrent, tant qu’il resta en vue du quai, même un peu au delà.

Bientôt cette baie de San-Francisco, la plus vaste du monde, était traversée, le Dream franchissait l’étroit goulet de Golden-Gate, puis il tranchait de son étrave les eaux du Pacifique: c’était comme si cette «Porte d’or» venait de se refermer sur lui.

 

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1 Cent vingt kilomètres.

2 Quatre-vingt-dix mille hectares.

3 Cinq millions cinq cent mille francs.

4 Deux cent seize lieues terrestres environ.

5 Environ un sou de monnaie française.

6 Nom que prennent les terrains bas, lorsqu’ils contiennent des dépôts d’alluvions aurifères.

7 Environ quinze millions de francs.

8 Compartiments que l’on peut remplir d’eau lorsque le navire est lège, de manière à le maintenir dans sa ligne de flottaison.