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Jules Verne

 

L'École des Robinsons 

 

(Chapitre VI-X)

 

 

Illustrations par L. Benett

Librairie Hachette, 1940

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

VI

Dans lequel le lecteur est appelé à faire connaissance avec un nouveau personnage

 

e voyage était commencé. Ce n’était pas le difficile, on en conviendra volontiers.

Ainsi que le répétait souvent le professeur Tartelett, avec une incontestable logique:

«Un voyage commence toujours! Mais où et comment il finit, c’est l’important!»

La cabine occupée par Godfrey s’ouvrait, au fond de la dunette du Dream, sur le carré d’arrière, qui servait de salle à manger. Notre jeune voyageur était installé là aussi confortablement que possible. Il avait offert à la photographie de Phina la meilleure place sur le mieux éclairé des panneaux de sa chambre. Un cadre pour dormir, un lavabo pour sa toilette, quelques armoires pour ses vêtements et son linge, une table pour travailler, un fauteuil pour s’asseoir, que lui fallait-il de plus, à ce passager de vingt-deux ans? Dans ces conditions, il aurait fait vingt-deux fois le tour du monde! N’était-il pas à l’âge de cette philosophie pratique que constituent la belle santé et la bonne humeur? Ah! jeunes gens, voyagez si vous le pouvez, et si vous ne le pouvez pas… voyagez tout de même!

Tartelett, lui, n’était plus de bonne humeur. Sa cabine, près de la cabine de son élève, lui semblait bien étroite, son cadre bien dur, les six yards superficiels qu’elle occupait en abord, bien insuffisants pour qu’il y pût répéter ses battus et ses pas de bourrée. Le voyageur, en lui, n’absorberait-il donc pas le professeur de danse et de maintien? Non! C’était dans le sang, et, lorsque Tartelett arrivera à l’heure de se coucher pour le dernier sommeil, ses pieds se trouveront encore placés en ligne horizontale, les talons l’un contre l’autre, à la première position.

Les repas devaient se prendre en commun, et c’est ce qui fut fait, – Godfrey et Tartelett vis-à-vis l’un de l’autre, le capitaine et le second occupant chacun l’un des bouts de la table de roulis. Cette effrayante dénomination, «table de roulis», laissait déjà comprendre que la place du professeur serait trop souvent vide!

Au départ, dans ce beau mois de juin, il faisait une belle brise du nord-est. Le capitaine Turcotte avait pu faire établir la voilure, afin d’accroître sa vitesse, et le Dream, tout dessus, bien appuyé, ne roulait pas trop d’un bord sur l’autre. En outre, comme la lame le prenait par l’arrière, le tangage ne le fatiguait point outre mesure. Cette allure n’est pas celle qui fait, sur le visage des passagers, les nez pincés, les yeux caves, les fronts livides, les joues sans couleur. C’était donc supportable. On piquait droit dans le sud-ouest sur une jolie mer, moutonnant à peine: le littoral américain n’avait pas tardé à disparaître sous l’horizon.

Pendant deux jours, aucun incident de navigation ne se produisit, qui soit digne d’être relaté. Le Dream faisait bonne route. Le début de ce voyage était donc favorable, – bien que le capitaine Turcotte laissât percer quelquefois une inquiétude qu’il eût en vain essayé de dissimuler. Chaque jour, lorsque le soleil passait au méridien, il relevait exactement la situation du navire. Mais on pouvait observer qu’aussitôt il emmenait le second dans sa cabine, et là, tous deux restaient en conférence secrète, comme s’ils avaient eu à discuter en vue de quelque éventualité grave. Ce détail, sans doute, passait inaperçu pour Godfrey, qui n’entendait rien aux choses de la navigation, mais le maître d’équipage et quelques-uns des matelots ne laissaient pas d’en être surpris.

Ces braves gens le furent d’autant plus, que, deux ou trois fois, dès la première semaine, pendant la nuit, sans que rien ne nécessitât cette manœuvre, la direction du Dream fut sensiblement modifiée, puis reprise au jour. Ce qui se fût expliqué avec un navire à voiles, soumis aux variations de courants atmosphériques, ne s’expliquait plus avec un steamer, qui peut suivre la ligne des grands cercles et serre ses voiles lorsque le vent ne lui est plus favorable.

Le 12 juin, dans la matinée, un incident très inattendu se produisit à bord.

Le capitaine Turcotte, son second et Godfrey allaient se mettre à table pour déjeuner, lorsqu’un bruit insolite se fit entendre sur le pont. Presque aussitôt le maître d’équipage, poussant la porte, parut sur le seuil du carré.

«Capitaine! dit-il.

– Qu’y a-t-il donc? répondit vivement Turcotte, comme un marin toujours sur le qui-vive.

– Il y a… un Chinois! dit le maître d’équipage.

– Un Chinois?

– Oui! un vrai Chinois que nous venons de découvrir, par hasard, à fond de cale!

– A fond de cale! s’écria le capitaine Turcotte. De par tous les diables du Sacramento, qu’on l’envoie à fond de mer!

All right!» répondit le maître d’équipage.

Et l’excellent homme, avec le mépris que doit ressentir tout Californien pour un fils du Céleste Empire, trouvant cet ordre on ne peut plus naturel, ne se fût fait aucun scrupule de l’exécuter.

Cependant, le capitaine Turcotte s’était levé; puis, suivi de Godfrey et du second, il quittait le carré de la dunette et se dirigeait vers le gaillard d’avant du Dream.

Là, en effet, un Chinois, étroitement tenu, se débattait aux mains de deux ou trois matelots, qui ne lui épargnaient pas les bourrades. C’était un homme de trente-cinq à quarante ans, de physionomie intelligente, bien constitué, la figure glabre, mais un peu hâve par suite de ce séjour de soixante heures au fond d’une cale mal aérée. Le hasard seul l’avait fait découvrir dans son obscure retraite.

Le capitaine Turcotte fit aussitôt signe à ses hommes de lâcher le malheureux intrus.

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«Qui es-tu? lui demanda-t-il.

– Un fils du Soleil.

– Et comment te nommes-tu?

– Seng-Vou, répondit le Chinois, dont le nom, en langue célestiale, signifie: qui ne vit pas.

– Et que fais-tu ici, à bord?

– Je navigue!… répondit tranquillement Seng-Vou, mais en ne vous causant que le moins de tort possible.

– Vraiment! le moins de tort!… Et tu t’es caché dans la cale au moment du départ?

– Comme vous dites, capitaine.

– Afin de te faire reconduire gratis d’Amérique en Chine, de l’autre côté du Pacifique?

– Si vous le voulez bien.

– Et si je ne le veux pas, mauricaud à peau jaune, si je te priais de vouloir bien regagner la Chine à la nage?

– J’essayerais, répondit le Chinois en souriant, mais il est probable que je coulerais en route!

– Eh bien, maudit John,1 s’écria le capitaine Turcotte, je vais t’apprendre à vouloir économiser les frais de passage!»

Et le capitaine Turcotte, beaucoup plus en colère que la circonstance ne le comportait, allait peut-être mettre sa menace à exécution, lorsque Godfrey intervint.

«Capitaine, dit-il, un Chinois de plus à bord du Dream, c’est un Chinois de moins en Californie, où il y en a tant!

– Où il y en a trop! répondit le capitaine Turcotte.

– Trop, en effet, reprit Godfrey. Eh bien, puisque ce pauvre diable a jugé à propos de délivrer San-Francisco de sa présence, cela mérite quelque pitié!… Bah! nous le jetterons en passant du côté de Shangaï, et il n’en sera plus jamais question!»

En disant qu’il y a trop de Chinois dans l’État de Californie, Godfrey tenait là le langage d’un vrai Californien. Il est certain que l’émigration des fils du Céleste Empire, – ils sont trois cents millions en Chine contre trente millions d’Américains aux États-Unis, – est devenue un danger pour les provinces du Far-West. Aussi les législateurs de ces États, Californie, Basse-Californie, Orégon, Nevada, Utah, et le Congrès lui-même, se sont-ils préoccupés de l’invasion de ce nouveau genre d’épidémie, à laquelle les Yankees ont donné le nom significatif de «peste jaune».

A cette époque, on comptait plus de cinquante mille Célestiaux, rien que dans l’État de Californie. Ces gens, très industrieux en matière de lavage d’or, très patients aussi, vivant d’une pincée de riz, d’une gorgée de thé, d’une bouffée d’opium, tendaient à faire baisser le prix de la main-d’œuvre au détriment des ouvriers indigènes. Aussi avait-on dû les soumettre à des lois spéciales, contrairement à la constitution américaine, – lois qui réglaient leur immigration, et ne leur donnaient pas le droit de se faire naturaliser, de crainte qu’ils ne finissent par obtenir la majorité au Congrès. D’ailleurs, généralement mal traités, à l’égal des Indiens et des nègres, afin de justifier cette qualification de «pestiférés» dont on les gratifiait, sont-ils le plus souvent parqués en une sorte de ghetto, où ils conservent soigneusement les mœurs et les habitudes du Céleste Empire.

Dans la capitale de la Californie, c’est vers le quartier de la rue Sacramento, orné de leurs enseignes et de leurs lanternes, que la pression des gens d’autre race les a concentrés. C’est là qu’on les rencontre par milliers, trottinant avec leur blouse à larges manches, leur bonnet conique, leurs souliers à pointe relevée. C’est là qu’ils se font, pour la plupart, épiciers, jardiniers ou blanchisseurs, – à moins qu’ils ne servent comme cuisiniers, ou n’appartiennent à ces troupes dramatiques, qui représentent des pièces chinoises sur le théâtre français de San-Francisco.

Et, – il n’y a aucune raison pour le cacher, – Seng-Vou faisait partie d’une de ces troupes hétérogènes, dans laquelle il tenait l’emploi de premier comique, – si toutefois cette expression du théâtre européen peut s’appliquer à n’importe quel artiste chinois. En effet, ils sont tellement sérieux, même lorsqu’ils plaisantent, que le romancier californien Hart-Bret a pu dire qu’il n’avait jamais vu rire un acteur chinois, et même avoue-t-il n’avoir pu reconnaître si l’une de ces pièces à laquelle il assistait était une tragédie ou une simple farce.

Bref, Seng-Vou était un comique. La saison terminée, riche de succès, plus peut-être que d’espèces sonnantes, il avait voulu regagner son pays autrement qu’à l’état de cadavre.2 C’est pourquoi, à tout hasard, il s’était glissé subrepticement dans la cale du Dream.

Muni de provisions, espérait-il donc faire incognito cette traversée de quelques semaines; puis débarquer sur un point de la côte chinoise, comme il s’était embarqué, sans être vu?

C’est possible, après tout. En somme, le cas n’était certainement pas pendable.

Aussi Godfrey avait-il eu raison d’intervenir en faveur de l’intrus, et le capitaine Turcotte, qui se faisait plus méchant qu’il n’était, renonça-t-il, sans trop de peine, à envoyer Seng-Vou par-dessus le bord, s’ébattre dans les eaux du Pacifique.

Seng-Vou ne réintégra donc pas sa cachette au fond du navire, mais il ne devait pas être bien gênant à bord. Flegmatique, méthodique, peu communicatif, il évitait soigneusement les matelots, qui avaient toujours quelque bourrade à sa disposition; il se nourrissait sur sa réserve de provisions. Tout compte fait, il était assez maigre pour que son poids, ajouté en surcharge, n’accrût pas sensiblement les frais de navigation du Dream. Si Seng-Vou passait gratuitement, à coup sûr son passage ne coûterait pas un cent à la caisse de William W. Kolderup.

Sa présence à bord, cependant, amena de la part du capitaine Turcotte une réflexion, dont son second, sans doute, fut seul à comprendre le sens particulier:

«Il va bien nous gêner, ce damné Chinois, quand il faudra!… Après tout, tant pis pour lui!

– Pourquoi s’est-il embarqué frauduleusement sur le Dream! répondit le second.

– Surtout pour aller à Shangaï! répliqua le capitaine Turcotte. Au diable John et les fils de John!»

 

 

 

 VII

Dans lequel on verra que William W. Kolderup n’a peut-être pas eu tort de faire assurer son navire

 

endant les jours qui suivirent, 13, 14 et 15 juin, le baromètre descendit lentement, mais d’une façon continue, sans reprise, ce qui indiquait une tendance à se maintenir au-dessous de variable, entre pluie ou vent et tempête. La brise fraîchit sensiblement en passant dans le sud-ouest. C’était vent debout pour le Dream; il eut à lutter contre des lames assez fortes, qui le prenaient par l’avant. Les voiles furent donc serrées dans leurs étuis, et il fallut marcher avec l’hélice, mais sous médiocre pression, afin d’éviter les mauvais coups.

Godfrey supporta très bien ces épreuves du tangage et du roulis, sans même perdre un seul instant de sa belle humeur. Très évidemment, ce brave garçon aimait la mer.

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Mais Tartelett, lui, n’aimait pas la mer, et elle le lui rendait bien. Il fallait voir l’infortuné professeur de maintien ne se maintenant plus, le professeur de danse dansant contrairement à toutes les règles de l’art. Rester dans sa cabine, par ces secousses qui ébranlaient le steamer jusqu’à ses varangues, il ne le pouvait pas.

«De l’air! de l’air!» soupirait-il.

Aussi ne quittait-il plus le pont. Un coup de roulis, et il était projeté en avant, quitte à être projeté presque aussitôt en arrière. Il s’appuyait aux lisses, il se raccrochait aux cordages, il prenait des attitudes absolument condamnées par les principes de la chorégraphie moderne! Ah! que ne pouvait-il s’élever dans l’air par un mouvement de ballon pour échapper aux dénivellations de ce plancher mouvant! Un danseur de ses ancêtres disait que, s’il consentait à reprendre pied sur la scène, c’était uniquement pour ne pas humilier ses camarades. Lui, Tartelett, il aurait voulu ne jamais redescendre sur ce pont que les coups de tangage semblaient entraîner dans l’abîme.

Quelle idée le riche William W. Kolderup avait-il eue de l’envoyer là-dessus!

«Est-ce que ce mauvais temps va durer? demandait-il vingt fois par jour au capitaine Turcotte.

– Hum! le baromètre n’est pas rassurant! répondait invariablement le capitaine, en fronçant le sourcil.

– Est-ce que nous arriverons bientôt?

– Bientôt, monsieur Tartelett!… Hum! Bientôt… Encore faut-il le temps de se rendre!

– Et l’on appelle cela l’océan Pacifique!» répétait l’infortune entre deux hoquets et deux oscillations.

Nous dirons, en outre, que non seulement le professeur Tartelett souffrait du mal de mer, mais aussi que la peur le prenait à voir ces grandes lames écumantes, qui déferlaient à la hauteur des pavois du Dream, à entendre les soupapes, soulevées par de violents chocs, qui laissaient fuir la vapeur par les tuyaux d’échappement, à sentir le steamer ballotté comme un bouchon de liège sur ces montagnes d’eau.

«Non! il n’est pas possible que ça ne chavire pas! répétait-il, en fixant sur son élève un regard inerte.

– Du calme, Tartelett! répondait Godfrey. Un navire est fait pour flotter, que diable! Il y a des raisons pour cela!

– Je vous dis qu’il n’y en a pas!»

Et, dans cette pensée, le professeur avait revêtu sa ceinture de sauvetage. Il la portait, jour et nuit, étroitement sanglée sur sa poitrine. On ne la lui aurait pas fait quitter à prix d’or. Toutes les fois que la mer lui laissait un instant de répit, il la regonflait par une forte expiration d’air. En vérité, jamais il ne la trouvait assez pleine!

Nous demandons l’indulgence pour les terreurs de Tartelett. A qui n’a pas l’habitude de la mer, ses déchaînements sont de nature à causer un certain effroi, et, on le sait, ce passager malgré lui ne s’était pas même hasardé jusqu’à ce jour sur les eaux paisibles de la baie de San-Francisco. Donc, malaise à bord d’un navire par grande brise, épouvante au choc des lames, on peut lui passer cela.

Au reste, le temps devenait de plus en plus mauvais et menaçait le Dream de quelque coup de vent prochain, que les sémaphores lui auraient annoncé, s’il eût été en vue du littoral.

Si, pendant le jour, le navire était effroyablement secoué, s’il ne marchait plus qu’à petite vapeur, afin de ne point faire d’avarie à sa machine, il arrivait néanmoins que, dans les fortes dénivellations des couches liquides, l’hélice émergeait ou s’immergeait successivement. De là, battements formidables de ses branches dans les eaux plus profondes, ou affolements au-dessus de la ligne de flottaison, qui pouvaient compromettre la solidité du système. C’étaient alors comme des détonations sourdes qui se produisaient sous l’arrière du Dream, et les pistons s’emportaient avec une vitesse que le mécanicien ne maîtrisait pas sans pelle.

Toutefois, Godfrey fut amené à faire une observation, dont il ne trouva pas la cause tout d’abord: c’est que, pendant la nuit, les secousses du steamer étaient infiniment moins rudes que pendant le jour. Devait-il donc en conclure que le vent mollissait alors qu’il se faisait quelque accalmie après le coucher du soleil?

Cela même fut si marqué, que, dans la nuit du 21 au 22 juin, il voulut se rendre compte de ce qui se passait. Précisément, la journée avait été particulièrement mauvaise, le vent avait fraîchi, et il ne semblait pas que la nuit dût laisser tomber la mer, si capricieusement fouettée pendant de longues heures.

Godfrey se releva donc vers minuit, il se vêtit chaudement et monta sur le pont.

La bordée de quart veillait à l’avant. Le capitaine Turcotte se tenait sur la passerelle.

La violence de la brise n’avait certainement pas diminué. Pourtant le choc des lames, que devait couper l’étrave du Dream, était très amoindri.

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Mais, en levant les yeux vers le haut de la cheminée, tout empanachée de fumée noire, Godfrey vit que cette fumée, au lieu de fuir de l’avant à l’arrière, s’emportait de l’arrière à l’avant au contraire, et suivait la même direction que le navire.

«Le vent a donc changé?» se dit-il.

Et, très heureux de cette circonstance, il monta sur la passerelle; puis, s’approchant du capitaine:

«Capitaine!» dit-il.

Celui-ci, encapuchonné dans sa capote cirée, ne l’avait pas entendu venir, et, tout d’abord, ne put dissimuler un mouvement de contrariété en le voyant près de lui.

«Vous, monsieur Godfrey, vous… sur la passerelle?

– Moi, capitaine, et je viens vous demander…

– Quoi donc? répondit vivement le capitaine Turcotte.

– Si le vent n’a pas changé?

– Non, monsieur Godfrey, non… et, malheureusement, je crains qu’il ne tourne en tempête!

– Cependant nous sommes maintenant vent arrière!

– Vent arrière… en effet… vent arrière!… répliqua le capitaine visiblement dépité par cette observation. Mais c’est bien malgré moi!

– Que voulez-vous dire?

– Je veux dire que, pour ne pas compromettre la sécurité du bâtiment, j’ai dû virer cap pour cap et fuir devant le temps!

– Voilà qui va nous causer des retards extrêmement regrettables! dit Godfrey.

– Très regrettables, en effet, répondit le capitaine Turcotte; mais, dès qu’il fera jour, si la mer tombe un peu, j’en profiterai pour reprendre ma route à l’ouest. Je vous engage donc, monsieur Godfrey, à regagner votre cabine. Croyez-moi! Essayez de dormir, pendant que nous courons avec la mer! Vous serez moins secoué!»

Godfrey fit un signe affirmatif, il jeta un dernier coup d’œil anxieux sur les nuages bas qui chassaient avec une extrême vitesse; puis, quittant la passerelle, il rentra dans sa cabine, où il ne tarda pas à reprendre son sommeil interrompu.

Le lendemain matin, 22 juin, ainsi que l’avait dit le capitaine Turcotte, bien que le vent n’eût pas sensiblement molli, le Dream s’était remis en bonne direction.

Cette navigation dans l’ouest pendant le jour, dans l’est pendant la nuit, dura quarante-huit heures encore; mais le baromètre annonçait quelque tendance à remonter, ses oscillations devenaient moins fréquentes; il était à présumer que ce mauvais temps allait prendre fin avec les vents qui commençaient à haler la partie du nord.

C’est ce qui arriva, en effet.

Aussi le 25 juin, vers huit heures du matin, lorsque Godfrey monta sur le pont, une jolie brise du nord-est avait balayé les nuages, les rayons de soleil se jouant à travers le gréement mettaient leurs touches de feu sur toutes les saillies du bord.

La mer, d’un vert profond, resplendissait alors sur un large secteur, directement frappé par la lumière radieuse. Le vent ne passait plus que par folles volées, qui galonnaient d’une légère écume la crête des lames, et les basses voiles furent larguées.

A proprement parler, même, ce n’était plus en véritables lames que se soulevait la mer, mais seulement en longues ondulations, qui berçaient doucement le steamer.

Ondulations ou lames, il est vrai, c’était tout un pour le professeur Tartelett, malade, aussi bien lorsque c’était «trop mou», que lorsque c’était «trop dur!» Il se tenait donc là, à demi couché sur le pont, la bouche entr’ouverte, comme une carpe qui se pâme hors de l’eau.

Le second, sur la dunette, sa longue-vue aux yeux, regardait dans la direction du nord-est.

Godfrey s’approcha de lui.

«Eh bien, monsieur, lui dit-il gaiement, aujourd’hui est un peu meilleur qu’hier!

– Oui, monsieur Godfrey, répondit le second, nous nous trouvons maintenant en eau calme.

– Et le Dream s’est remis en bonne route!

– Pas encore!

– Pas encore! Pourquoi?

– Parce qu’il a été évidemment rejeté dans le nord-est pendant cette dernière tourmente, et il faut que nous relevions exactement sa position. Mais voilà un beau soleil, un horizon parfaitement net. A midi, en prenant hauteur, nous obtiendrons une bonne observation, et le capitaine nous donnera la route.

– Où donc est le capitaine? demanda Godfrey.

– Il a quitté le bord.

– Quitté le bord?

– Oui!… Nos hommes de quart ont cru apercevoir, à la blancheur de la mer, quelques brisants dans l’est, des brisants qui ne sont point portés sur les cartes du bord. La chaloupe à vapeur a donc été armée, et, suivi du maître d’équipage et de trois matelots, le capitaine Turcotte a été en reconnaissance.

– Depuis longtemps?

– Depuis une heure et demie environ!

– Ah! dit Godfrey, je suis fâché de ne pas avoir été prévenu. J’aurais eu grand plaisir à l’accompagner.

– Vous dormiez, monsieur Godfrey, répondit le second, et le capitaine n’a pas voulu vous réveiller.

– Je le regrette; mais, dites-moi, dans quelle direction la chaloupe a-t-elle couru?

– Par là, répondit le second, droit par le bossoir de tribord… dans le nord-est.

– Et avec une longue-vue on ne peut l’apercevoir?

– Non! elle est encore trop loin.

– Mais elle ne peut tarder à revenir?

– Elle ne peut tarder, répondit le second, car le capitaine tient à faire son point lui-même, et il faut, pour cela, qu’il soit de retour à bord avant midi!»

Sur cette réponse, Godfrey alla s’asseoir à l’extrémité du gaillard d’avant, après s’être fait apporter sa lunette marine. Il voulait guetter le retour de la chaloupe. Quant à cette reconnaissance que le capitaine Turcotte était allé faire, elle ne pouvait l’étonner. Il était naturel, en effet, que le Dream ne se hasardât pas sur une partie de la mer, où des brisants avaient été signalés.

Deux heures se passèrent. Ce fut seulement vers dix heures et demie qu’une légère fumée, déliée comme un trait, commença à se détacher au-dessus de l’horizon.

C’était évidemment la chaloupe à vapeur qui, la reconnaissance opérée, ralliait le bord.

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Godfrey se plut à la suivre dans le champ de sa lunette. Il la vit s’accuser peu à peu par des lignes plus franches, grandir à la surface de la mer, dessiner plus nettement sa fumée, à laquelle se mêlaient quelques volutes de vapeur sur le fond clair de l’horizon. C’était une embarcation excellente, de grande vitesse, et, comme elle marchait à toute pression, elle fut bientôt visible à l’œil nu. Vers onze heures, on apercevait à l’avant la «ouache» blanche que soulevait son étrave, à l’arrière le long sillage écumeux qui l’élargissait comme la queue d’une comète.

A onze heures et quart, le capitaine Turcotte accostait et sautait sur le pont du Dream.

«Eh bien, capitaine, qu’y a-t-il de nouveau? demanda Godfrey, qui vint lui serrer la main.

– Ah! bon jour, monsieur Godfrey?

– Et ces brisants…

– Pure apparence! répondit le capitaine Turcotte. Nous n’avons rien vu de suspect. Nos hommes se seront trompés. Aussi cela m’étonnait bien, pour ma part!

– En route alors? dit Godfrey.

– Oui, nous allons nous remettre en route; mais, auparavant, il faut que je fasse mon point.

– Donnez-vous l’ordre d’embarquer la chaloupe? demanda le second.

– Non, répondit le capitaine, elle pourra nous servir encore. Mettez-la, à la remorque!»

Les ordres du capitaine furent exécutés, et la chaloupe à vapeur, qui fut laissée en pression, vint se ranger à l’arrière du Dream.

Trois quarts d’heure après, le capitaine Turcotte, son sextant à la main, prenait la hauteur du soleil, et, le point établi, il donna la route à suivre.

Cela fait, après avoir jeté un dernier regard sur l’horizon, il appela son second, et il l’emmena dans sa cabine, où tous deux restèrent en assez longue conférence.

La journée fut très belle. Le Dream put marcher rapidement, sans le secours de ses voiles qu’il fallut serrer. Le vent était très faible, et, avec la vitesse imprimée par la machine, il n’aurait pas eu assez de force pour les enfler.

Godfrey était tout joyeux. Cette navigation par une belle mer, sous un beau soleil, est-il rien de plus réconfortant, rien qui donne plus d’essor à la pensée, plus de satisfaction à l’âme? Et pourtant, c’est à peine si, dans ces circonstances favorables, le professeur Tartelett parvenait à se ragaillardir un peu. Si l’état de la mer ne lui inspirait plus d’immédiates inquiétudes, son être physique ne parvenait guère à réagir. Il essaya de manger, mais sans goût ni appétit. Godfrey voulut lui faire enlever cette ceinture de sauvetage qui lui serrait la poitrine; il s’y refusa absolument. Est-ce que cet assemblage de fer et de bois qu’on appelle un bâtiment ne risquait pas de s’entrouvrir d’un instant à l’autre?

Le soir vint. D’épaisses vapeurs se maintenaient, sans descendre jusqu’au niveau de la mer. La nuit allait être beaucoup plus obscure que le beau temps diurne ne l’avait fait prévoir.

En somme, il n’y avait aucun écueil à craindre dans ces parages, dont le capitaine Turcotte venait de relever exactement la position sur ses cartes; mais des abordages sont toujours possibles, et on doit les redouter pendant les nuits brumeuses.

Aussi les fanaux du bord furent-ils soigneusement mis en état, peu après le coucher du soleil, le feu blanc fut hissé en tête du mât de misaine, et les feux de position, vert à droite, rouge à gauche, brillèrent dans les haubans. Si le Dream était abordé, du moins ne serait-il pas dans son tort, – ce qui n’est qu’une insuffisante consolation. Couler, même lorsqu’on est en règle, c’est toujours couler. Et si quelqu’un à bord devait faire cette réflexion, à coup sûr c’était le professeur Tartelett.

Cependant le digne homme, toujours roulant, toujours tanguant, avait regagné sa cabine, Godfrey la sienne: l’un avec la certitude, l’autre avec l’espoir, seulement, de passer une bonne nuit, car le Dream se balançait à peiné sur les longues lames.

Le capitaine Turcotte, après avoir remis le quart au second, rentra également sous la dunette, afin de prendre quelques heures de repos. Tout était en état. Le steamer pouvait naviguer en parfaite sécurité, puisqu’il ne semblait pas que la brume dût s’épaissir.

Au bout de vingt minutes, Godfrey dormait, et l’insomnie de Tartelett, qui s’était couché tout habillé, suivant son habitude, ne se trahissait plus que par de lointains soupirs.

Tout à coup, – il devait être une heure du matin, – Godfrey fut réveillé par des clameurs épouvantables.

Il sauta de son cadre, revêtit, en une seconde, son pantalon, sa vareuse et chaussa ses bottes de mer. Presque aussitôt, des cris effrayants se faisaient entendre sur le pont:

«Nous coulons! nous coulons!»

En un instant, Godfrey fut hors de sa cabine et se jeta dans le carré. Là, il heurta une masse informe qu’il ne reconnut pas. Ce devait être le professeur Tartelett.

Tout l’équipage était sur le pont, courant au milieu des ordres que donnaient le second et le capitaine.

«Un abordage? demanda Godfrey.

– Je ne sais… je ne sais… par cette brume maudite… répondit le second, mais nous coulons!

– Nous coulons?…» répondit Godfrey.

Et, en effet, le Dream, qui avait sans doute donné contre un écueil, s’était enfoncé sensiblement. L’eau arrivait presque à la hauteur du pont. Nul doute que les feux de la machine ne fussent déjà noyés dans les profondeurs de la chaufferie.

«A la mer! à la mer! monsieur Godfrey, s’écria le capitaine. Il n’y a pas un instant à perdre! Le navire sombre à vue d’œil! Il vous entraînerait dans son tourbillon!…

– Et Tartelett?

– Je m’en charge!… Nous ne sommes qu’à une demi-encâblure d’une côte!…

– Mais vous?…

– Mon devoir m’oblige à rester le dernier à bord, et je reste! dit le capitaine. Mais fuyez!… fuyez!»

Godfrey hésitait encore à se jeter à la mer, cependant l’eau atteignait déjà le niveau des pavois du Dream.

Le capitaine Turcotte, sachant que Godfrey nageait comme un poisson, le saisit alors par les épaules et lui rendit le service de le précipiter par-dessus le bord.

Il était temps! Sans les ténèbres, on eût vu, sans doute, un gouffre se creuser à la place qu’occupait le Dream.

Mais Godfrey, en quelques brasses au milieu de cette eau calme, avait pu s’éloigner rapidement de cet entonnoir, qui attire comme les remous d’un Maëlstrom!

Tout cela s’était fait en moins d’une minute.

Quelques instants après, au milieu de cris de désespoir, les feux du bord s’éteignaient l’un après l’autre.

Il n’y avait plus de doute: le Dream venait de couler à pic!

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Quant à Godfrey, il avait pu atteindre une haute et large roche, à l’abri de ressac. Là, appelant vainement dans l’ombre, n’entendant aucune voix répondre à la sienne, ne sachant s’il se trouvait sur un roc isolé ou à l’extrémité d’un banc de récifs, seul survivant peut-être de cette catastrophe, il attendit le jour.

 

 

 

 VIII

Qui conduit Godfrey à de chagrines réflexions sur la manie des voyages

 

rois longues heures devaient encore se passer avant que le soleil ne reparût au-dessus de l’horizon. Ce sont ces heures-là dont on peut dire qu’elles durent des siècles.

L’épreuve était rude pour un début; mais, en somme, nous le répétons, Godfrey n’était pas parti pour une simple promenade. Il s’était bien dit, en prenant la mer, qu’il laissait derrière lui toute une existence de bonheur et de repos, qu’il ne la retrouverait pas en courant les aventures. Il s’agissait donc d’être à la hauteur de la situation.

Temporairement il était à l’abri. La mer, après tout, ne pouvait le reprendre sur cette roche, que mouillaient seuls les embruns du ressac. Devait-il craindre que le flux ne l’atteignît bientôt? Non, car en réfléchissant, il put établir que ce naufrage s’était fait au plus haut de la marée de nouvelle lune.

Mais cette roche était-elle isolée? Dominait-elle une ligne de brisants épars en cette portion de mer? Quelle était cette côte que le capitaine Turcotte croyait avoir entrevue dans les ténèbres? A quel continent appartenait-elle? Il n’était que trop certain que le Dream avait été rejeté hors de sa route pendant la tourmente des jours précédents. La situation du navire n’avait donc pu être exactement relevée. Comment en douter, puisque le capitaine, deux heures auparavant, affirmait que ses cartes ne portaient aucune indication de brisants dans ces parages! Il avait même fait mieux en allant reconnaître lui-même s’ils existaient, ces prétendus écueils, que ses vigies avaient cru voir dans l’est.

Il n’était que trop vrai, pourtant, et la reconnaissance opérée par le capitaine Turcotte, s’il l’eût poussée plus loin, aurait certainement évité la catastrophe. Mais à quoi bon ces retours vers le passé!

L’importante question devant le fait accompli, – question de vie ou de mort, – était donc pour Godfrey de savoir s’il se trouvait à proximité d’une terre quelconque. Dans quelle partie du Pacifique, il serait temps plus tard de raisonner à ce sujet. Avant tout, il faudrait songer, le jour venu, à quitter cette roche, qui, a sa partie supérieure, ne mesurait pas vingt pas de largeur et de longueur. Mais on n’abandonne un endroit que pour aller sur un autre. Et si cet autre n’existait pas, si le capitaine s’était trompé au milieu de ces brumes, si autour de ce brisant s’étendait une mer sans limites, si, à l’extrême portée de vue, le ciel et l’eau se confondaient circulairement sur le même horizon!

Les pensées du jeune naufragé se concentraient donc en ce point. Toute sa puissance de vision, il l’employait à chercher, au milieu de cette nuit noire, si quelque masse confuse, entassement de roches ou falaise, ne révélerait pas le voisinage d’une terre dans la partie est du récif.

Godfrey ne vit rien. Pas une senteur terrestre n’arrivait à son nez, pas une sensation de lumière à ses yeux, pas un bruit à ses oreilles. Aucun oiseau ne traversait cette ombre. Il semblait qu’autour de lui ce ne fût qu’un vaste désert d’eau.

Godfrey ne se dissimula pas qu’il y avait mille chances contre une pour qu’il fût perdu. Il ne s’agissait plus, maintenant, de faire tranquillement le tour du monde, mais de faire face à la mort. Aussi, avec calme, avec courage, sa pensée s’éleva-t-elle vers cette Providence, qui peut tout encore pour la plus faible de ses créatures, alors que cette créature ne peut plus rien par elle-même.

Pour ce qui dépendait de lui, Godfrey n’avait plus qu’à attendre le jour, à se résigner, si le salut était impossible, mais à tout tenter, au contraire, s’il y avait quelque chance de se sauver.

Calmé par la gravité même de ses réflexions, Godfrey s’était assis sur la roche. Il avait ôté une partie de ses vêtements imprégnés d’eau de mer, sa vareuse de laine, ses bottes alourdies, afin d’être prêt à se rejeter à la nage, s’il le fallait.

Cependant, était-ce possible que personne n’eût survécu au naufrage? Quoi! pas un des hommes du Dream n’aurait été porté à terre! Avaient-ils donc été tous entraînés dans cet irrésistible tourbillon que creuse un navire en sombrant? Le dernier auquel Godfrey eût parlé, c’était le capitaine Turcotte, résolu à ne pas quitter son bâtiment, tant qu’un de ses matelots y serait encore! C’était même le capitaine qui l’avait jeté à la mer, au moment où le pont du Dream allait disparaître.

Mais les autres, et l’infortuné Tartelett, et le malheureux Chinois, surpris sans doute par l’engloutissement, l’un dans la dunette, l’autre dans les profondeurs de la cale, qu’étaient-ils devenus? De tous ceux que portait le Dream il se serait donc sauvé seul? Et cependant la chaloupe était restée à la traîne du steamer! Quelques marins, passagers et matelots ne pouvaient-ils y avoir trouvé refuge, assez à temps pour fuir le lieu du naufrage? Oui! mais n’était-il pas plutôt à craindre que la chaloupe n’eût été entraînée avec le navire et ne fût maintenant par le fond, sous quelques vingtaines de brasses d’eau?

Godfrey se dit alors que, dans cette nuit obscure, s’il ne pouvait voir, il pouvait du moins se faire entendre. Rien ne l’empêchait d’appeler, de héler au milieu de ce profond silence. Peut-être la voix d’un de ses compagnons répondrait-elle à la sienne.

Il appela donc à plusieurs reprises, jetant un cri prolongé, qui devait être entendu dans un assez large rayon.

Pas un cri ne répondit au sien.

Il recommença plusieurs fois, en se tournant successivement à tous les points de l’horizon.

Silence absolu.

«Seul! seul!» murmura-t-il.

Non seulement aucun appel n’avait répondu au sien, mais aucun écho ne lui avait renvoyé le son de sa voix. Or, s’il eût été près d’une falaise, non loin d’un groupe de roches, tels qu’en présentent le plus souvent les cordons littoraux, il était certain que ses cris, répercutés par l’obstacle, seraient revenus à lui. Donc, ou vers l’est du récif s’étendait une côte basse, impropre à produire un écho, ou, ce qui était plus probable, aucune terre ne s’étendait dans le voisinage. Le semis de brisants, sur lequel le naufragé avait trouvé refuge, était isolé.

Trois heures s’écoulèrent dans ces transes. Godfrey, glacé, allant et venant sur le sommet de l’étroite roche, cherchait à réagir contre le froid. Enfin quelques lueurs blanchâtres teignirent les nuages du zénith. C’était le reflet des premières colorations de l’horizon.

 Godfrey, tourné de ce côté, – le seul vers lequel put être la terre, – cherchait à voir si quelque falaise ne se dessinerait pas dans l’ombre. En la profilant de ses premiers rayons, le soleil levant devait en accuser plus vivement les contours.

Mais rien n’apparaissait encore à travers cette aube indécise. Une légère brume s’élevait de la mer, qui ne permettait pas même de reconnaître l’étendue des brisants.

Il n’y avait donc pas à se faire d’illusions. Si Godfrey avait été, en effet, jeté sur un roc isolé du Pacifique, c’était la mort à bref délai, la mort par la faim, par la soif, ou, s’il le fallait, la mort au fond de l’eau, comme dernier recours!

Cependant il regardait toujours, et il semblait que l’intensité de son regard devait s’accroître démesurément, tant toute sa volonté se concentrait en lui.

Enfin la brume matinale commença à se fondre. Godfrey vit successivement les roches qui formaient l’écueil se dessiner en relief sur la mer, comme un troupeau de monstres marins. C’était un long et irrégulier semis de pierres noirâtres, bizarrement découpées, de toute taille, de toutes formes, dont la projection était à pu près ouest et est. L’énorme caillou, au sommet duquel se trouvait Godfrey, émergeait à la lisière occidentale du banc, à moins de trente brasses de l’endroit où le Dream avait sombré. La mer, en cet endroit, devait être très profonde, car du steamer on ne voyait plus rien, pas même l’extrémité de ses mâts. Peut-être, par l’effet d’un glissement sur un fond de roches sous-marines, avait-il été entraîné au large de l’écueil.

Un regard avait suffi à Godfrey pour constater cet état de choses. Le salut ne pouvait être de ce côté. Toute son attention se porta donc vers l’autre pointe des brisants que la brume, en se levant, débarrassait peu à peu. Il faut ajouter que la mer, basse en ce moment, permettait aux roches de découvrir plus complètement. On les voyait s’allonger en élargissant leur base humide. Ici, d’assez vastes intervalles liquides, là, de simples flaques d’eau, les séparaient. Si elles se raccordaient à quelque littoral, il ne serait pas difficile d’y accoster.

Du reste, nulle apparence de côte. Rien qui indiquât encore la proximité d’une haute terre, même dans cette direction.

La brume se dissipait toujours en agrandissant le champ de vision, auquel s’attachait obstinément l’œil de Godfrey. Ses volutes roulèrent ainsi sur un espace d’un demi-mille. Déjà quelques plaques sablonneuses apparaissaient entre les roches que tapissait un visqueux varech. Ce sable n’indiquait-il pas, tout au moins, la présence d’une grève, et, si la grève existait, pouvait-on douter qu’elle ne fût rattachée au rivage d’une terre plus importante?

Enfin, un long profil de dunes basses, contrebutées de grosses roches granitiques, se dessinant plus nettement, sembla fermer l’horizon dans l’est. Le soleil avait bu toutes les vapeurs matinales, et son disque débordait alors en plein feu.

«Terre! terre!» s’écria Godfrey.

Et il tendit les mains vers ce plan solide, en s’agenouillant sur l’écueil dans un mouvement de reconnaissance envers Dieu.

C’était la terre, en effet. En cet endroit, les brisants ne formaient qu’une pointe avancée, quelque chose comme le cap méridional d’une baie, qui s’arrondissait sur un périmètre de deux milles au plus. Le fond de cette échancrure se montrait sous l’apparence d’une grève plate, que bordait une succession de petites dunes, capricieusement ondées de lignes d’herbes, mais peu élevées.

De la place qu’occupait Godfrey, son regard put saisir l’ensemble de cette côte.

Bornée au nord et au sud par deux promontoires inégaux, elle ne présentait pas un développement de plus de cinq à six milles. Il était possible cependant, qu’elle appartînt à quelque grande terre. Quoi qu’il en fût, c’était au moins le salut momentané. Godfrey, à cet égard, ne pouvait concevoir aucun doute, il n’avait pas été jeté sur quelque brisant solitaire, il devait croire que ce bout de sol inconnu ne lui refuserait pas de pourvoir à ses premiers besoins.

«A terre! terre!» se dit-il.

Mais, avant de quitter l’écueil, il se retourna une dernière fois. Ses yeux interrogèrent encore la mer jusqu’à l’horizon du large. Quelque épave apparaîtrait-elle à la surface des flots, quelque débris du Dream, quelque survivant peut-être?

Rien.

La chaloupe elle-même n’était plus là, et devait avoir été entraînée dans le commun abîme.

L’idée vint alors à Godfrey que, sur ces brisants, quelqu’un de ses compagnons avait pu trouver refuge, qui, comme lui, attendait le jour pour essayer de gagner la côte?

Personne, ni sur les rochers, ni sur la grève! Le récif était aussi désert que l’Océan!

Mais enfin, à défaut de survivants, la mer n’avait-elle pas, au moins, rejeté plusieurs cadavres? Godfrey n’allait-il pas retrouver entre les écueils, à la dernière limite du ressac, le corps inanimé de quelques-uns de ses compagnons?

Non! rien sur toute l’étendue des brisants, que les dernières nappes du jusant laissaient alors à découvert.

Godfrey était seul! Il ne pouvait compter que sur lui pour lutter contre les dangers de toute sorte qui le menaçaient!

Devant cette réalité, cependant, disons-le à sa louange, Godfrey ne voulut pas faiblir. Mais comme, avant tout, il lui convenait d’être fixé sur la nature de la terre, dont une courte distance le séparait, il quitta le sommet de l’écueil et commença à se rapprocher du rivage.

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Lorsque l’intervalle qui séparait les roches était trop considérable pour être franchi d’un bond, il se jetait à l’eau, et, soit qu’il eût pied, soit qu’il fût obligé de se soutenir en nageant, il gagnait aisément le rocher le plus proche. Au contraire, lorsqu’il n’avait devant lui que l’espace d’un yard ou deux, il sautait d’un roc à l’autre. La marche sur ces pierres visqueuses, tapissées de goémons glissants, n’était pas facile et fut longue. Il y avait près d’un quart de mille à faire dans ces conditions.

Toutefois, Godfrey, adroit et agile, mit enfin le pied sur cette terre, où l’attendait peut-être, sinon la mort prompte, du moins une vie misérable, pire que la mort. La faim, la soif, le froid, le dénûment, les périls de toute espèce, sans une arme pour se défendre, sans un fusil pour chasser le gibier, sans vêtements de rechange, voilà à quelles extrémités il allait être réduit!

Ah! l’imprudent! Il avait voulu savoir s’il était capable de se tirer d’affaire en de graves conjonctures! Eh bien, il en ferait l’épreuve! Il avait envié le sort d’un Robinson! Eh bien, il verrait si c’est un sort enviable!

Et alors la pensée de cette existence heureuse, de cette vie facile de San-Francisco, au milieu d’une riche et aimante famille, qu’il avait abandonnée pour se jeter dans les aventures, lui revint à l’esprit. Il se rappela son oncle Will, sa fiancée Phina, ses amis, qu’il ne reverrait plus, sans doute! A l’évocation de ces souvenirs, son cœur se serra, et, en dépit de sa résolution, une larme lui vint aux yeux.

Et encore s’il n’eût pas été seul, si quelque autre survivant du naufrage avait pu, comme lui, atteindre cette côte, et même, à défaut du capitaine ou du second, n’eût-ce été que le dernier de ses matelots, n’eût-ce été que le professeur Tartelett, quelque peu de fond qu’il fallût faire sur cet être frivole, combien les éventualités de l’avenir lui auraient paru moins redoutables! Aussi, à cet égard, il voulait encore espérer. S’il n’avait trouvé aucune trace à la surface des brisants, ne pouvait-il en rencontrer sur le sable de cette grève? Quelque autre que lui n’avait-il pas déjà accosté ce littoral, cherchant un compagnon comme il en cherchait un lui-même?

Godfrey embrassa encore d’un long regard toute la partie du nord et du sud. Il n’aperçut pas un seul être humain. Évidemment cette portion de la terre était inhabitée. De case, il n’y avait pas apparence, de fumée s’élevant dans l’air, pas trace.

«Allons! allons!» se dit Godfrey.

Et le voilà remontant la grève, vers le nord, avant de s’aventurer à gravir ces dunes sablonneuses, qui lui permettraient de reconnaître le pays sur un plus large espace.

Le silence était absolu. Le sable n’avait reçu aucune empreinte. Quelques oiseaux de mer, mouettes ou goélands, s’ébattaient à la lisière des rochers, seuls êtres vivants de cette solitude.

Godfrey marcha ainsi pendant un quart d’heure. Enfin, il allait s’élancer sur le talus de la plus élevée de ces dunes, semées de joncs et de broussailles, lorsqu’il s’arrêta brusquement.

Un objet informe, extraordinairement gonflé, quelque chose comme le cadavre d’un monstre marin, jeté là sans doute par la dernière tempête, gisait à cinquante pas de lui à la lisière du récif.

Godfrey se hâta de courir dans cette direction.

A mesure qu’il se rapprochait, son cœur se mit à battre plus rapidement. En vérité, dans cet animal échoué il lui semblait reconnaître une forme humaine!

Godfrey n’en était pas à dix pas qu’il s’arrêtait, comme s’il eût été cloué au sol, et s’écriait:

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«Tartelett!»

C’était le professeur de danse et de maintien.

Godfrey se précipita vers son compagnon, à qui, peut-être, il restait encore quelque souffle!

Un instant après, il reconnaissait que c’était la ceinture de sauvetage qui produisait ce gonflement et donnait l’aspect d’un monstre marin à l’infortuné professeur. Mais, bien que Tartelett fut sans mouvement, peut-être n’était-il pas mort! Peut-être cet appareil natatoire l’avait-il soutenu au-dessus des eaux, pendant que les ondulations du ressac le portaient au rivage!

Godfrey se mit à l’œuvre. Il s’agenouilla près de Tartelett, il le débarrassa de sa ceinture, il le frictionna d’une main vigoureuse, il surprit enfin un léger souffle sur ses lèvres entr’ouvertes!… Il lui mit la main sur le cœur!… Le cœur battait encore.

Godfrey l’appela.

Tartelett remua la tête, puis il fit entendre un son rauque, suivi d’incohérentes paroles.

Godfrey le secoua violemment.

Tartelett ouvrit alors les yeux, passa sa main gauche sur son front, releva la main droite, et s’assura que sa précieuse pochette et son archet qu’il tenait étroitement, ne l’avaient point abandonné.

«Tartelett! mon cher Tartelett!» s’écria Godfrey, en lui soulevant légèrement la tête.

Cette tête, avec son reste de cheveux ébouriffés, fit un petit signe affirmatif de haut en bas.

«C’est moi! moi! Godfrey!

– Godfrey?» répondit le professeur.

Puis, le voilà qui se retourne, qui se met sur ses genoux, qui regarde, qui sourit, qui se relève!… Il a senti qu’il a enfin un point d’appui solide! Il a compris qu’il n’est plus sur le pont d’un navire, soumis à toutes les incertitudes du roulis et du tangage! La mer a cessé de le porter! Il repose sur un sol ferme.

Et alors le professeur Tartelett retrouve cet aplomb qu’il avait perdu depuis son départ, ses pieds se placent naturellement en dehors, dans la position réglementaire, sa main gauche saisit la pochette, sa main droite brandit l’archet; puis, tandis que les cordes, vigoureusement attaquées, rendent un son humide d’une sonorité mélancolique, ces mots s’échappent de ses lèvres souriantes:

«En place, mademoiselle!»

Le brave homme pensait à Phina.

 

 

 

 IX

Où il est démontré que tout n’est pas rose dans le métier de Robinson

 

ela fait, le professeur et l’élève se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

«Mon cher Godfrey! s’écria Tartelett.

– Mon bon Tartelett! répondit Godfrey.

– Enfin, nous sommes donc arrivés au port!» s’écria le professeur d’un ton d’un homme qui en a assez de la navigation et de ses accidents.

Il appelait cela: être arrivé au port!

Godfrey ne voulut pas discuter à ce sujet.

«Enlevez votre ceinture de sauvetage, dit-il. Cette machine vous étouffe et gêne vos mouvements!

– Pensez-vous donc que je puisse le faire sans inconvénient? demanda Tartelett.

– Sans inconvénient, répondit Godfrey. Maintenant, serrez votre pochette et allons à la découverte.

– Allons, répliqua le professeur; mais, s’il vous plaît, Godfrey, nous nous arrêterons au premier bar. Je meurs de faim, et une douzaine de sandwiches, arrosés de quelques verres de porto, me remettraient tout à fait sur mes jambes!

– Oui! au premier bar!… répondit Godfrey en hochant la tête, et même au dernier… si le premier ne nous convient pas!

– Puis, reprit Tartelett, nous demanderons à quelque passant où se trouve le bureau télégraphique, afin de lancer immédiatement une dépêche à votre oncle Kolderup. J’imagine que cet excellent homme ne refusera pas de nous envoyer l’argent nécessaire pour regagner l’hôtel de Montgomery-Street, car je n’ai pas un cent sur moi!

– C’est convenu, au premier bureau télégraphique, répondit Godfrey, ou, s’il n’y en a pas dans ce pays, au premier bureau du Post-Office. En route, Tartelett!»

Le professeur, se débarrassant de son appareil natatoire, le passa autour de lui comme un cor de chasse, et les voilà se dirigeant tous les deux vers la lisière de dunes qui bordaient le littoral.

Ce qui intéressait plus particulièrement Godfrey, à qui la rencontre de Tartelett avait rendu quelque espoir, c’était de reconnaître s’ils avaient seuls survécu au naufrage du Dream.

Un quart d’heure après avoir quitté le seuil du récif, nos deux explorateurs gravissaient une dune haute de soixante à quatre-vingts pieds et arrivaient à sa crête. De là, ils dominaient le littoral sur une large étendue, et leurs regards interrogeaient cet horizon de l’est, que les tumescences de la côte avaient caché jusqu’alors.

A une distance de deux ou trois milles dans cette direction, une seconde ligne de collines formait l’arrière-plan, et, au-delà, ne laissait rien voir de l’horizon.

Vers le nord, il semblait bien que la côte s’effilait en pointe, mais, si elle se raccordait à quelque cap projeté en arrière, on ne pouvait alors l’affirmer. Au sud, une crique creusait assez profondément le littoral, et, de ce côté, du moins, il semblait que l’Océan se dessinât à perte de vue. D’où la conclusion que cette terre du Pacifique devait être une presqu’île; dans ce cas, l’isthme, qui la rattachait à un continent quelconque, il fallait le chercher vers le nord ou le nord-est.

Quoi qu’il en soit, cette contrée, loin d’être aride, disparaissait sous une agréable couche de verdure, longues prairies où serpentaient quelques rios limpides, hautes et épaisses forêts, dont les arbres s’étageaient jusque sur l’arrière-plan de collines. C’était d’un charmant aspect.

Mais, de maisons formant bourgade, village ou hameau, pas une en vue! De bâtiments agglomérés et disposés pour l’exploitation d’un établissement agricole, d’une métairie, d’une ferme, pas l’apparence! De fumée s’élevant dans l’air et trahissant quelque habitation enfouie sous les arbres, nulle échappée! Ni un clocher dans le fouillis des arbres, ni un moulin sur quelque éminence isolée. Pas même, à défaut de maisons, une cabane, une case, un ajoupa, un wigwam? Non! Non! rien. Si des êtres humains habitaient ce sol inconnu, ce ne pouvait être que dessous, non dessus, à la façon des troglodytes. Nulle route frayée, d’ailleurs, pas même un sentier, pas même une sente. Il semblait que le pied de l’homme n’eût jamais foulé ni un caillou de cette grève, ni un brin d’herbe de ces prairies.

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«Je n’aperçois pas la ville, fit observer Tartelett, qui se haussait, cependant, sur ses pointes.

– Cela tient probablement à ce qu’il n’y en a pas dans cette partie de la province! répondit Godfrey.

– Mais un village?…

– Pas davantage!

– Où sommes-nous donc?

– Je n’en sais rien.

– Comment! vous n’en savez rien!… Mais, Godfrey, nous ne pouvons pas tarder à le savoir?

– Qui peut le dire!

– Qu’allons-nous devenir alors? s’écria Tartelett, en arrondissant ses bras qu’il leva vers le ciel.

– Des Robinsons peut-être!»

Sur cette réponse, le professeur fit un bond tel qu’aucun clown n’en avait peut-être fait avant lui.

Des Robinsons! eux! Un Robinson! lui! Des descendants de ce Selkirck, qui vécut pendant de longues années à l’île Juan-Fernandez! Des imitateurs de ces héros imaginaires de Daniel de Foë et de Wyss, dont ils avaient si souvent lu les aventures! Des abandonnés, éloignés de leurs parents, de leurs amis, séparés de leurs semblables par des milliers de milles, destinés à disputer leur vie peut-être à des fauves, peut-être à des sauvages qui pouvaient aborder sur cette terre, des misérables sans ressources, souffrant de la faim, souffrant de la soif, sans armes, sans outils, presque sans vêtement, livrés à eux-mêmes!

Non! c’était impossible!

«Ne me dites pas de ces choses-là, Godfrey, s’écria Tartelett. Non! ne faites pas de ces plaisanteries! La supposition seule suffirait à me tuer! Vous avez voulu rire, n’est-ce pas?

– Oui, mon brave Tartelett, répondit Godfrey rassurez-vous; mais d’abord, avisons au plus pressé!»

En effet, il s’agissait de trouver une caverne, une grotte, un trou quelconque, afin d’y passer la nuit; puis, on chercherait à ramasser ce que l’on pourrait trouver de coquillages comestibles, afin de calmer tant bien que mal les exigences de l’estomac.

Godfrey et Tartelett commencèrent donc à redescendre le talus des dunes, de manière à se diriger vers le récif. Godfrey se montrait très ardent en ses recherches; Tartelett, très hébété dans ses transes de naufragé. Le premier regardait devant lui, derrière lui, de tous côtés; le second n’était pas même capable de voir à dix pas.

Voici ce que se demandait Godfrey:

«S’il n’y a pas d’habitants sur cette terre, s’y trouve-t-il au moins des animaux?»

Il entendait dire, par là, des animaux domestiques, c’est-à-dire du gibier de poil et de plume, non de ces fauves, qui abondent dans les régions de la zone tropicale et dont il n’avait que faire.

Ce serait ce que des recherches ultérieures lui permettraient seules de constater.

En tout cas, quelques bandes d’oiseaux animaient alors le littoral, des butors, des bernaches, des courlis, des sarcelles, qui voletaient, pépiaient, emplissaient l’air de leur vol et de leurs cris, – une façon sans doute de protester contre l’envahissement de ce domaine.

Godfrey put avec raison conclure des oiseaux aux nids et des nids aux œufs. Puisque ces volatiles se réunissaient par troupes nombreuses, c’est que les roches devaient leur fournir des milliers de trous pour leur demeure habituelle. Au lointain, quelques hérons et des volées de bécassines indiquaient le voisinage d’un marais.

Les volatiles ne manquaient donc pas: la difficulté serait uniquement de s’en emparer sans une arme à feu pour les abattre. Or, en attendant, le mieux était de les utiliser à l’état d’œufs, et de se résoudre à les consommer sous cette forme élémentaire, mais nourrissante.

Toutefois si le dîner était là, comment le ferait-on cuire? Comment parviendrait-on à se procurer du feu? Importante question, dont la solution fut remise à plus tard.

Godfrey et Tartelett revinrent directement vers le récif, au-dessus duquel tournoyaient des bandes d’oiseaux de mer.

Une agréable surprise les y attendait.

En effet, parmi ceux des volatiles indigènes qui couraient sur le sable de la grève, qui picoraient au milieu des varechs et sous les touffes de plantes aquatiques, est-ce qu’ils n’apercevaient pas une douzaine de poules et deux ou trois coqs de race américaine? Non? ce n’était point une illusion, puisque, à leur approche, d’éclatants cocoricos retentirent dans l’air comme un appel de clairon?

Et plus loin, quels étaient donc ces quadrupèdes qui se glissaient entre les roches et cherchaient à atteindre les premières rampes des dunes, où foisonnaient quelques verdoyants arbustes? Godfrey ne put s’y méprendre non plus. Il y avait là une douzaine d’agoutis, cinq ou six moutons, autant de chèvres, qui broutaient tranquillement les premières herbes, à la lisière même de la prairie.

«Ah! Tartelett, s’écria-t-il, voyez donc!»

Et le professeur regarda, mais sans rien voir, tant le sentiment de cette situation inattendue l’absorbait.

Une réflexion vint à l’esprit de Godfrey et elle était juste: c’est que ces animaux, poules, agoutis, chèvres, moutons, devaient appartenir au personnel animal du Dream. En effet, au moment où le bâtiment sombrait, les volatiles avaient facilement pu gagner le récif, puis la grève. Quant aux quadrupèdes, en nageant, ils s’étaient aisément transportés jusqu’aux premières roches du littoral.

«Ainsi, observa Godfrey, ce qu’aucun de nos infortunés compagnons n’a fait, de simples animaux, guidés par leur instinct, ont pu le faire! Et de tout ceux que portait le Dream, il n’y a eu de salut que pour les bêtes!…

– En nous comptant!» répondit naïvement Tartelett.

En effet, en ce qui le concernait, c’était bien comme un simple animal, inconsciemment, sans que son énergie morale y eût été pour rien, que le professeur avait pu se sauver!

Peu importait, d’ailleurs. C’était une circonstance très heureuse pour les deux naufragés qu’un certain nombre de ces animaux eût atteint le rivage. On les rassemblerait, on les parquerait, et, avec la fécondité spéciale à leur espèce, si leur séjour se prolongeait sur cette terre, il ne serait pas impossible d’avoir tout un troupeau de quadrupèdes et toute une basse-cour de volatiles.

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Mais, ce jour-là, Godfrey voulut s’en tenir aux ressources alimentaires que pouvait fournir la côte, aussi bien en œufs qu’en coquillages. Le professeur Tartelett et lui se mirent donc à fouiller les interstices des pierres sous le tapis de varechs, non sans succès. Ils eurent bientôt recueilli une notable quantité de moules et de vignaux, que l’on pouvait à la rigueur manger crus. Quelques douzaines d’œufs de bernache furent aussi trouvés dans les hautes roches qui fermaient la baie à sa partie nord. Il y aurait eu là de quoi rassasier de plus nombreux convives. La faim pressant, Godfrey et Tartelett ne songeaient guère à se montrer trop difficiles pour ce premier repas.

«Et du feu? dit celui-ci.

– Oui!… du feu!…» répondit celui-là

C’était la plus grave des questions, et elle amena les deux naufragés à faire l’inventaire de leurs poches.

Celles du professeur étaient vides ou à peu près. Elles ne contenaient que quelques cordes de rechange pour sa pochette, et un morceau de colophane pour son archet. Le moyen, je vous le demande, de se procurer du feu avec cela!

Godfrey n’était guère mieux pourvu. Cependant, ce fut avec une extrême satisfaction qu’il retrouva dans sa poche un excellent couteau, que sa gaine de cuir avait soustrait au contact de la mer. Ce couteau, avec lame, vrille, serpe, scie, c’était un instrument précieux dans la circonstance. Mais, sauf cet outil, Godfrey et son compagnon n’avaient que leurs deux mains. Encore est-il que les mains du professeur ne s’étaient jamais exercées qu’à jouer de la pochette ou à faire des grâces. Godfrey pensa donc qu’il ne faudrait compter que sur les siennes.

Toutefois, il songea à utiliser celles de Tartelett pour se procurer du feu au moyen de deux morceaux de bois rapidement frottés l’un contre l’autre. Quelques œufs, durcis sous la cendre, auraient été singulièrement appréciés au second déjeuner de midi.

Donc, pendant que Godfrey s’occupait à dévaliser les nids, malgré les propriétaires qui essayaient de défendre leur progéniture en coquille, le professeur alla ramasser quelques morceaux de bois dont le sol était jonché au pied des dunes. Ce combustible fut rapporté au bas d’un rocher abrité du vent de mer. Tartelett choisit alors deux fragments bien secs, avec l’intention d’en dégager peu à peu le calorique au moyen d’un frottement vigoureux et continu.

Ce que font communément de simples sauvages polynésiens, pourquoi le professeur qui, dans son opinion, leur était de beaucoup supérieur, n’arriverait-il pas à le faire lui-même?

Le voilà donc frottant, refrottant, à se disloquer les muscles du bras et de l’avant-bras. Il y mettait une sorte de rage, le pauvre homme! Mais, soit que la qualité du bois ne fût pas convenable, soit qu’il n’eût pas un degré suffisant de siccité, soit enfin que le professeur s’y prît mal et n’eût pas le tour de main nécessaire à une opération de ce genre, s’il parvînt à échauffer tant soit peu les deux morceaux ligneux, il réussit bien davantage à dégager de sa personne une chaleur intense. En somme, ce fut son front seul qui fuma sous les vapeurs de sa transpiration.

Lorsque Godfrey revint avec sa récolte d’œufs, il trouva Tartelett en nage, dans un état que ses exercices chorégraphiques n’avaient, sans doute, jamais provoque.

«Ça ne va pas? demanda-t-il.

– Non, Godfrey, ça ne va pas, répondit le professeur, et je commence à croire que ces inventions de sauvages ne sont que des imaginations pour tromper le pauvre monde!

– Non! reprit Godfrey; mais, en cela comme en toutes choses, il faut savoir s’y prendre.

– Alors, ces œufs?…

– Il y aurait encore un autre moyen, répondit Godfrey. En attachant un de ces œufs au bout d’une ficelle, en le faisant tourner rapidement, puis en arrêtant brusquement le mouvement de rotation, peut-être ce mouvement se transformerait-il en chaleur, et alors…

– Alors l’œuf serait cuit?

– Oui, si la rotation avait été considérable et l’arrêt brusque,… mais comment produire cet arrêt sans écraser l’œuf! Aussi, ce qu’il y a de plus simple, mon cher Tartelett, le voici.»

Et Godfrey, prenant délicatement un des œufs de bernache, en brisa la coquille à son extrémité, puis il le «goba» adroitement, sans plus de formalités.

Tartelett ne put se décider à l’imiter, et dut se contenter de sa part de coquillages.

Restait maintenant à chercher une grotte, une anfractuosité quelconque, afin d’y passer la nuit.

«Il est sans exemple, fit observer le professeur, que des Robinsons n’aient pas au moins trouvé une caverne, dont ils faisaient plus tard leur habitation!

– Cherchons donc», répondit Godfrey.

Si cela avait été jusqu’ici sans exemple, il faut bien avouer que, cette fois, la tradition fut rompue. En vain tous deux fouillèrent-ils la lisière rocheuse sur la partie septentrionale de la baie. Pas de caverne, pas de grotte, pas un seul trou qui pût servir d’abri. Il fallut y renoncer. Aussi Godfrey résolut-il d’aller en reconnaissance jusqu’aux premiers arbres de l’arrière-plan, au-delà de cette lisière sablonneuse.

Tartelett et lui remontèrent donc le talus de la première ligne des dunes, et ils s’engagèrent à travers les verdoyantes prairies qu’ils avaient entrevues quelques heures auparavant.

Circonstance bizarre et heureuse à la fois, les autres survivants du naufrage les suivaient volontairement. Évidemment, coqs, poules, moutons, chèvres, agoutis, poussés par leur instinct, avaient tenu à les accompagner. Sans doute ils se sentaient trop seuls sur cette grève, qui ne leur offrait de ressources suffisantes ni en herbes ni en vermisseaux.

Trois quarts d’heure plus tard, Godfrey et Tartelett, – ils n’avaient guère causé pendant cette exploration, – arrivaient à la lisière des arbres. Nulle trace d’habitations ni d’habitants. Solitude complète. On pouvait même se demander si cette partie de la contrée avait jamais reçu l’empreinte d’un pied humain!

En cet endroit, quelques beaux arbres poussaient par groupes isolés, et d’autres, plus pressés à un quart de mille en arrière, formaient une véritable forêt d’essences diverses.

Godfrey chercha quelque vieux tronc, évidé par les ans, qui pût offrir un abri entre ses parois; mais ses recherches furent vaines, bien qu’il les eût poursuivies jusqu’à la nuit tombante.

La faim les aiguillonnait vivement alors, et tous deux durent se contenter des coquillages, dont ils avaient préalablement fait une ample récolte sur la grève. Puis, brisés de fatigue, ils se couchèrent au pied d’un arbre et s’endormirent, comme on dit, à la grâce de Dieu.

 

 

 

 X

Où Godfrey fait ce que tout autre naufragé eut fait en pareille circonstance

 

a nuit se passa sans aucun incident. Les deux naufragés, rompus par les émotions et la fatigue, avaient reposé aussi tranquillement que s’ils eussent été couchés dans la plus confortable chambre de l’hôtel de Montgomery-Street.

Le lendemain, 27 juin, aux premiers rayons du soleil levant, le chant du coq les réveillait.

Godfrey revint presque aussitôt au sentiment de la situation, tandis que Tartelett dut longtemps se frotter les yeux et s’étirer les bras, avant d’être rentré dans la réalité.

«Est-ce que le déjeuner de ce matin ressemblera au dîner d’hier? demanda-t-il tout d’abord.

– Je le crains, répondit Godfrey, mais j’espère que nous dînerons mieux ce soir!»

Le professeur ne put retenir une moue significative. Où étaient le thé et les sandwiches, qui jusqu’alors lui étaient apportés à son réveil! Comment, sans ce repas préparatoire, pourrait-il attendre l’heure d’un déjeuner… qui ne sonnerait jamais peut-être!

Mais il fallait prendre un parti Godfrey sentait bien maintenant la responsabilité qui pesait sur lui, sur lui seul, puisqu’il n’avait rien à attendre de son compagnon. Dans cette boîte vide qui servait de crâne au professeur, il ne pouvait naître aucune idée pratique: Godfrey devait penser, imaginer, décider pour deux.

Il donna un premier souvenir à Phina, sa fiancée, dont il avait si étourdiment refusé de faire sa femme, un second, à son oncle Will, qu’il avait si imprudemment quitté, et se retournant vers Tartelett:

«Pour varier notre ordinaire, dit-il, voici encore quelques coquillages et une demi-douzaine d’œufs!

– Et rien pour les faire cuire!

– Rien! dit Godfrey. Mais si ces aliments mêmes nous manquaient, que diriez-vous donc, Tartelett?

– Je dirais que rien n’est pas assez!» répondit le professeur d’un ton sec.

Néanmoins, il fallut se contenter de ce repas plus que sommaire. C’est ce qui fut fait.

L’idée très naturelle qui vint alors à Godfrey, ce fut de pousser plus avant la reconnaissance commencée la veille. Avant tout, il importait de savoir, autant que possible, en quelle partie de l’océan Pacifique le Dream s’était perdu, afin de chercher à atteindre quelque endroit habité de ce littoral, où l’on pourrait, soit organiser un mode de rapatriement, soit attendre le passage d’un navire.

Godfrey observa que s’il pouvait dépasser la seconde ligne de collines, dont le profil pittoresque se dessinait au-dessus de la forêt, peut-être serait-il fixé à cet égard. Or, il ne pensait pas qu’il lui fallût plus d’une heure ou deux pour y arriver: c’est à cette urgente exploration qu’il résolut de consacrer les premières heures du jour.

Il regarda autour de lui. Les coqs et les poules étaient en train de picorer dans les hautes herbes. Agoutis, chèvres, moutons, allaient et venaient sur la lisière des arbres.

Or, Godfrey ne se souciait pas de traîner à sa suite toute cette troupe de volatiles et de quadrupèdes. Mais, pour les retenir plus sûrement en cet endroit, il fallait laisser Tartelett à leur garde.

Celui-ci consentit à rester seul et à se faire, pendant quelques heures, le berger de ce troupeau.

Il ne fit qu’une observation:

«Si vous alliez vous perdre, Godfrey?

– N’ayez aucune crainte à cet égard, répondit le jeune homme. Je n’ai que cette forêt à traverser, et comme vous n’en quitterez pas la lisière, je suis certain de vous y retrouver.

– N’oubliez pas la dépêche à votre oncle Will, et demandez-lui plusieurs centaines de dollars!

– La dépêche… ou la lettre! C’est convenu!» répondit Godfrey, qui, tant qu’il ne serait pas fixé sur la situation de cette terre, voulait laisser à Tartelett toutes ses illusions.

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Puis, après avoir serré la main du professeur, il s’enfonça sous le couvert de ces arbres, dont l’épais feuillage laissait à peine filtrer quelques rayons solaires. C’était leur direction qui devait, cependant, guider notre jeune explorateur vers cette haute colline, dont le rideau dérobait encore à ses regards tout l’horizon de l’est.

De sentier, il n’y en avait pas. Le sol, cependant, n’était point vierge de toute empreinte. Godfrey remarqua, en de certains endroits, des passées d’animaux. A deux ou trois reprises, il crut même voir s’enfuir quelques rapides ruminants, élans, daims ou cerf wapitis, mais il ne reconnut aucune trace de bêtes féroces, telles que tigres ou jaguars, dont il n’avait pas lieu, d’ailleurs, de regretter l’absence.

Le haut entresol de la forêt, c’est-à-dire toute cette portion des arbres comprise entre la première fourche et l’extrémité des branches, donnait asile à un grand nombre d’oiseaux: c’étaient des pigeons sauvages par centaines, puis, sous les futaies, des orfraies, des coqs de bruyère, des aracaris au bec en patte de homard, et plus haut, planant au-dessus des clairières, deux ou trois de ces gypaëtes, dont l’œil ressemble à une cocarde. Toutefois, aucun de ces volatiles n’était d’une espèce assez spéciale pour qu’on en pût déduire quelle était la latitude de ce continent.

Il en était ainsi des arbres de cette forêt. Mêmes essences à peu près que celles de cette partie des États-Unis qui comprend la Basse-Californie, la baie de Monterey et le Nouveau-Mexique. Là poussaient des arbousiers, des cornouillers à grandes fleurs, des érables, des bouleaux, des chênes, quatre ou cinq variétés de magnolias et de pins maritimes, tels qu’il s’en rencontre dans la Caroline du Sud; puis, au milieu de vastes clairières, des oliviers, des châtaigniers, et, en fait d’arbrisseaux, des touffes de tamarins, de myrtes, de lentisques, ainsi qu’en produit le sud de la zone tempérée. En général, il y avait assez d’espace entre ces arbres pour que l’on pût passer, sans être obligé de recourir ni au feu ni à la hache. La brise de mer circulait facilement à travers le haut branchage, et, çà et là, de grandes plaques de lumière miroitaient sur le sol.

Godfrey allait donc ainsi, traversant en ligne oblique ces dessous de grands bois. De prendre quelques précautions, cela ne lui venait même pas à l’idée. Le désir d’atteindre les hauteurs qui bordaient la forêt dans l’est l’absorbait tout entier. Il cherchait, à travers le feuillage, la direction des rayons solaires, afin de marcher plus directement à son but. Il ne voyait même pas ces oiseaux-guides, – ainsi nommés parce qu’ils volent devant les pas du voyageur, – s’arrêtant, retournant, repartant, comme s’ils voulaient lut indiquer sa route. Rien ne le pouvait distraire.

Cette contention d’esprit se comprend. Avant une heure, son sort allait être résolu! Avant une heure, il saurait s’il était possible d’atteindre quelque portion habitée de ce continent!

Déjà Godfrey, raisonnant d’après ce qu’il connaissait de la route suivie et du chemin fait par le Dream, pendant une navigation de dix-sept jours, s’était dit qu’il n’y avait que le littoral japonais ou la côte chinoise sur lesquels le navire eut pu sombrer. D’ailleurs, la position du soleil, toujours dans le sud par rapport à lui, démontrait clairement que le Dream n’avait pas franchi la limite de l’hémisphère méridional.

Deux heures après son départ, Godfrey estimait à cinq milles environ le chemin parcouru, en tenant compte de quelques détours, auxquels l’épaisseur du bois l’avait parfois obligé. Le second plan de collines ne pouvait être loin. Déjà les arbres s’espaçaient, formant quelques groupes isolés, et les rayons de lumière pénétraient plus facilement à travers les hautes ramures. Le sol accusait aussi une certaine déclivité, qui ne tarda pas à se changer en rampe assez rude.

Quoiqu’il fût passablement fatigué, Godfrey eut assez de volonté pour ne pas ralentir sa marche. Courir, il l’eût fait, sans doute, n’eût été la raideur des premières pentes.

Bientôt il se fut assez élevé pour dominer la masse générale de ce dôme verdoyant qui s’étendait derrière lui, et dont quelques têtes d’arbres émergeaient çà et là.

Mais Godfrey ne songeait pas à regarder en arrière. Ses yeux ne quittaient plus cette ligne de faîte dénudée qui se profilait à quatre ou cinq cents pieds en avant et au-dessus de lui. C’était la barrière qui lui cachait toujours l’horizon oriental.

Un petit cône, obliquement tronqué, dépassait cette ligne accidentée, et se raccordait par des pentes douces à la crête sinueuse que dessinait l’ensemble des collines.

«Là!… Là!…. se dit Godfrey. C’est ce point qui faut atteindre!… C’est le sommet de ce cône!… Et de là, que verrai-je?… Une ville?… un village?… le désert?»

Très surexcité, Godfrey montait toujours, serrant ses coudes à sa poitrine pour contenir les battements de son cœur. Sa respiration un peu haletante le fatiguait, mais il n’aurait pas eu la patience de s’arrêter pour reprendre haleine. Dût-il tomber, à demi pâmé, au sommet du cône, qui ne se dressait plus qu’à une centaine de pieds au-dessus de sa tête, il ne voulait pas perdre une minute à s’attarder.

Enfin, quelques instants encore, et il serait au but. La rampe lui semblait assez raide de ce côté, sous un angle de trente à trente-cinq degrés. Il s’aidait des pieds et des mains; il se cramponnait aux touffes d’herbes grêles du talus, aux quelques maigres arbrisseaux de lentisques ou de myrtes, qui s’étageaient jusqu’à la crête.

Un dernier effort fut fait! De la tête, enfin, il dépassa la plate-forme du cône, tandis que, couché à plat ventre, ses yeux parcouraient avidement tout l’horizon de l’est…

C’était la mer qui le formait et allait se confondre à une vingtaine de milles, au-delà, avec la ligne du ciel!

Il se retourna…

La mer encore, à l’ouest, au sud, au nord!… l’immense mer, l’entourant de toutes parts!

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«Une île!»

En jetant ce mot, Godfrey éprouva un vif serrement de cœur. La pensée ne lui était pas venue qu’il pût être dans une île! Et cela était, cependant! La chaîne terrestre, qui aurait pu le rattacher au continent, était brusquement rompue! Il ressentait cette impression d’un homme endormi dans une embarcation entraînée à la dérive, qui se réveille sans avoir ni aviron ni voile pour regagner la terre!

Mais Godfrey se remit vite. Son parti fut pris d’accepter la situation. Quant aux chances de salut, puisqu’elles ne pouvaient venir du dehors, c’était à lui de les faire naître.

Il s’agissait, d’abord, de reconnaître aussi exactement que possible la disposition de cette île, que son regard embrassait dans toute son étendue. Il estima qu’elle devait mesurer environ soixante milles de circonférence, ayant à vue d’œil vingt milles de longueur du sud au nord, sur douze milles de largeur de l’est à l’ouest.

Quant à sa partie centrale, elle se dérobait sous la verdoyante épaisse forêt, qui s’arrêtait à la ligne de faîte dominée par le cône, dont le talus venait mourir au littoral…

Tout le reste n’était que prairie avec des massifs d’arbres, ou grève avec des rochers, projetant leurs dernières assises sous la forme de caps et de promontoires capricieusement effilés. Quelques criques découpaient la côte, mais n’auraient pu donner refuge qu’à deux ou trois barques de pêche. Seule, la baie au fond de laquelle le Dream avait fait naufrage mesurait une étendue de sept à huit milles. Semblable à une rade foraine, elle s’ouvrait sur les deux tiers du compas; un bâtiment n’y aurait pas trouvé d’abri sûr, à moins que le vent n’eût soufflé de l’est. Mais quelle était cette île? De quel groupe géographique relevait-elle? Appartenait-elle à un archipel, ou n’était-ce qu’un accident isolé dans cette portion du Pacifique?

En tout cas, aucune autre île, grande ou petite, haute ou basse, n’apparaissait dans le rayon de vue.

Godfrey s’était relevé et interrogeait l’horizon. Rien sur cette ligne circulaire où se confondaient la mer et le ciel. Si donc il existait au vent ou sous le vent quelque île ou quelque côte d’un continent, ce ne pouvait être qu’à une distance considérable.

Godfrey fit appel à tous ses souvenirs en géographie, afin de deviner quelle était cette île du Pacifique. Par raisonnement, il arriva à ceci: le Dream, pendant dix-sept jours, avait suivi, à peu de chose près, la direction du sud-ouest. Or, avec une vitesse de cent cinquante à cent quatre-vingts milles par vingt-quatre heures, il devait avoir parcouru près de cinquante degrés. D’autre part, il était établi qu’il n’avait pas dépassé la ligne équatoriale. Donc, il fallait chercher la situation de l’île ou du groupe duquel elle dépendait peut-être, dans la partie comprise entre les cent soixantième et cent soixante-dixième degrés nord.

Sur cette portion de l’océan Pacifique, il sembla bien à Godfrey qu’une carte ne lui eût pas offert d’autre archipel que celui des Sandwich; mais, en dehors de cet archipel, n’y avait-il pas des îles isolées, dont les noms lui échappaient et qui formaient comme un grand semis jusqu’au littoral du Céleste Empire?

Peu importait, d’ailleurs. Il n’existait aucun moyen d’aller chercher en un autre point de l’Océan une terre plus hospitalière.

«Eh bien, se dit Godfrey, puisque je ne connais pas le nom de cette île, qu’elle soit nommée île Phina, en souvenir de celle que je n’aurais pas dû abandonner pour aller courir le monde, et puisse ce nom nous porter bonheur!»

Godfrey s’occupa alors de reconnaître si l’île était habitée dans la partie qu’il n’avait pu visiter encore.

Du sommet du cône, il ne vit rien qui décelât des traces d’indigènes, ni habitations dans la prairie, ni maisons à la lisière des arbres, ni même une seule case de pêcheur sur la côte.

Mais si l’île était déserte, cette mer qui l’entourait ne l’était pas moins, et aucun navire ne se montrait dans les limites d’une périphérie à laquelle la hauteur du cône donnait un développement considérable.

Godfrey, exploration faite, n’avait plus qu’à redescendre au pied de la colline et à reprendre le chemin de la forêt, afin d’y rejoindre Tartelett. Mais, avant de quitter la place, son regard fut attiré par une sorte de futaie d’arbres de grande taille, qui se dressait à la limite des prairies du nord. C’était un groupe gigantesque: il dépassait de la tête tous ceux que Godfrey avait vus jusqu’alors.

«Peut-être, se dit-il, y aura-t-il lieu de chercher à s’installer de ce côté, d’autant mieux que, si je ne me trompe, j’aperçois un ruisseau, qui doit prendre naissance à quelque source de la chaîne centrale et coule à travers la prairie.»

Ce serait à examiner dès le lendemain.

Vers le sud, l’aspect de l’île était un peu différent. Forêts et prairies faisaient plus vite place au tapis jaune des grèves, et, par endroits, le littoral se redressait en roches pittoresques.

Mais, quelle fut la surprise de Godfrey, lorsqu’il crut apercevoir une légère fumée, qui s’élevait dans l’air, au delà de cette barrière rocheuse.

«Y a-t-il donc là quelques-uns de nos compagnons! s’écria-t-il. Mais non! ce n’est pas possible! Pourquoi se seraient-ils éloignés de la baie depuis hier, et jusqu’à plusieurs milles du récif? Serait-ce donc un village de pêcheurs ou le campement d’une tribu indigène?»

Godfrey observa avec la plus extrême attention. Était-ce bien une fumée, cette vapeur déliée que la brise rabattait doucement vers l’ouest? On pouvait s’y tromper. En tout cas, elle ne tarda pas à s’évanouir: quelques minutes après, on n’en pouvait plus rien voir.

C’était un espoir déçu.

Godfrey regarda une dernière fois dans cette direction; puis, n’apercevant plus rien, il se laissa glisser le long du talus, redescendit les pentes de la colline et s’enfonça de nouveau sous les arbres. Une heure plus tard, il avait traversé toute la forêt et se retrouvait à sa lisière.

Là, attendait Tartelett, au milieu de son troupeau, à deux et quatre pattes. Et, à quelle occupation se livrait l’obstiné professeur? A la même, toujours. Un morceau de bois dans la main droite, un autre dans la main gauche, il s’exténuait encore à vouloir les enflammer. Il frottait, il frottait avec une constance digne d’un meilleur sort.

«Eh bien, demanda-t-il du plus loin qu’il aperçut Godfrey, et le bureau télégraphique?

– Il n’était pas ouvert! répondit Godfrey, qui n’osait encore rien dire de la situation.

– Et la poste?

– Elle était fermée! Mais déjeunons!… Je meurs de faim!… Nous causerons ensuite.»

Et ce matin-là Godfrey et son compagnon durent encore se contenter de ce trop maigre repas d’œufs crus et de coquillages!

«Régime très sain!» répétait Godfrey à Tartelett, qui n’était guère de cet avis et ne mangeait que du bout des lèvres.

 

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1 Surnom que les Américains donnent aux Chinois.

2 L’habitude des Chinois est de se faire enterrer dans leur pays, et il y a des navires qui sont uniquement affectés à ce transport de cadavres.