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Jules Verne

 

L'École des Robinsons 

 

(Chapitre XI-XIV)

 

 

Illustrations par L. Benett

Librairie Hachette, 1940

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

XI

Dans lequel la question du logement est résolue autant qu’elle peut l’être

 

a journée était déjà assez avancée. Aussi Godfrey résolut-il de remettre au lendemain le soin de procéder à une installation nouvelle. Mais, aux questions pressantes que lui posa le professeur sur les résultats de son exploration, il finit par répondre que c’était une île, – l’île Phina, – sur laquelle ils avaient été jetés tous les deux, et qu’il faudrait aviser aux moyens de la quitter.

«Une île! s’écria Tartelett.

– Oui!… c’est une île.

– Que la mer entoure?…

– Naturellement.

– Mais quelle est-elle?

– Je vous l’ai dit, l’île Phina, et vous comprendrez pourquoi j’ai voulu lui donner ce nom!

– Non!… Je ne le comprends pas, répondit Tartelett, en faisant la grimace, et je ne vois pas la ressemblance! Miss Phina est entourée de terre, elle!»

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Sur cette réflexion mélancolique, on se disposa à passer la nuit le moins mal possible. Godfrey retourna au récif faire une nouvelle provision d’œufs et de mollusques, dont il fallut bien se contenter; puis, la fatigue aidant, il ne tarda pas à s’endormir au pied d’un arbre, pendant que Tartelett, dont la philosophie ne pouvait accepter un tel état de choses, se livrait aux plus amères réflexions.

Le lendemain, 28 juin, tous deux étaient sur pied, avant que le coq n’eût interrompu leur sommeil.

Et d’abord un déjeuner sommaire, – le même que la veille. Seulement, l’eau fraîche d’un petit ruisseau fut avantageusement remplacée par un peu de lait, qu’une des chèvres se laissa traire.

Ah! digne Tartelett! où étaient ce «mint-julep», ce «portwine sangrie», ce «sherry-cobbler», ce «sherry-coktail», dont il ne buvait guère, mais qu’il aurait pu se faire servir à toute heure dans les bars et les tavernes de San-Francisco? Il en était à envier ces volatiles, ces agoutis, ces moutons, qui se désaltéraient, sans réclamer aucune ad jonction de principes sucrés ou alcoolisés à l’eau claire! A ces bêtes, il ne fallait pas de feu pour cuire leurs aliments: racines, herbes, grailles, suffisaient, et leur déjeuner était toujours servi à point sur la table verte.

«En route», dit Godfrey.

Et les voilà tous deux partis, suivis de leur cortège d’animaux domestiques, qui, décidément, ne voulaient point les quitter.

Le projet de Godfrey était d’aller explorer, au nord de l’île, cette portion de la côte, sur laquelle s’élevait ce bouquet de grands arbres qu’il avait aperçu du haut du cône. Mais, pour s’y rendre, il résolut de suivre le littoral. Peut-être le ressac y aurait-il apporté quelque épave du naufrage? Peut-être trouverait-il là, sur le sable de la grève, quelques-uns de ses compagnons du Dream, gisant sans sépulture, et auxquels il conviendrait de donner une inhumation chrétienne? Quant à rencontrer vivant, après avoir été sauvé comme lui, un seul matelot de l’équipage, il ne l’espérait plus, trente-six heures après la catastrophe.

La première ligne des dunes fut donc franchie. Godfrey et son compagnon se retrouvèrent bientôt à la naissance du récif, et ils le revirent tout aussi désert qu’ils l’avaient laissé. Là, par précaution, ils renouvelèrent leur provision d’œufs et de coquillages, dans la prévision que ces maigres ressources pourraient leur manquer au nord de l’île. Puis, suivant la frange des varechs abandonnés par la dernière marée, ils remontèrent en interrogeant du regard toute cette portion de la côte.

Rien! toujours rien!

Décidément, convenons que si la mauvaise fortune avait fait des Robinsons de ces deux survivants du Dream, elle s’était montrée plus rigoureuse à leur égard qu’envers leurs devanciers! A ceux-ci, il restait toujours quelque chose du bâtiment naufragé. Après en avoir retiré une foule d’objets de première nécessité, ils pouvaient en utiliser les débris. C’étaient des vivres pour quelque temps, des vêtements, des outils, des armes, enfin de quoi pourvoir aux exigences les plus élémentaires de la vie. Mais ici, rien de tout cela! Au milieu de cette nuit noire, le navire avait disparu dans les profondeurs de la mer, sans laisser au récif la moindre de ses épaves! Il n’avait pas été possible d’en rien sauver… pas même une allumette, – et en réalité, c’était surtout cette allumette qui faisait défaut.

Je le sais bien, de braves gens, confortablement installés dans leur chambre, devant une bonne cheminée, où flambent le charbon et le bois, vous disent volontiers:

«Mais rien de plus facile que de se procurer du feu! Il y a mille moyens pour cela! Deux cailloux!… Un peu de mousse sèche!… Un peu de linge brûlé… et comment le brûler, ce linge?… Puis, la lame d’un couteau servant de briquet… ou deux morceaux de bois vivement frottés simplement, à la façon polynésienne!…»

Eh bien, essayez!

C’étaient là les réflexions que Godfrey se faisait tout en marchant, et ce qui, à bon droit, le préoccupait le plus. Peut-être, lui aussi, tisonnant devant sa grille chargée de coke, en lisant des récits de voyages, avait-il pensé comme ces braves gens! Mais, à l’essai, il en était revenu, et il ne voyait pas sans une certaine inquiétude lui manquer le feu, cet indispensable élément, que rien ne peut remplacer.

Il allait donc, perdu dans ses pensées, précédant Tartelett, dont tout le soin consistait à rallier par ses cris le troupeau des moutons, des agoutis, des chèvres et des volatiles.

Soudain son regard fut attiré par les vives couleurs d’une grappe de petites pommes, qui pendaient aux branches de certains arbustes, disséminés par centaines au pied des dunes. Il reconnut aussitôt quelques-uns de ces «manzanillas», dont les Indiens se nourrissent volontiers dans certaines portions de la Californie.

«Enfin! s’écria-t-il, voilà de quoi varier un peu nos repas d’œufs et de coquillages!

– Quoi! cela se mange? dit Tartelett, qui, suivant son habitude, commença par faire la grimace.

– Voyez plutôt!» répondit Godfrey.

Et il se mit à cueillir quelques-unes de ces manzanillas, dans lesquelles il mordit avidement.

Ce n’étaient que des pommes sauvages, mais leur acidité même ne laissait pas d’être agréable. Le professeur ne tarda pas à imiter son compagnon, et ne se montra pas trop mécontent de la trouvaille. Godfrey pensa, avec raison, que l’on pourrait tirer de ces fruits une boisson fermentée, qui serait toujours préférable à l’eau claire.

La marche fut reprise. Bientôt l’extrémité de la dune sablonneuse vint mourir sur une prairie que traversait un petit rio aux eaux courantes. C’était celui que Godfrey avait aperçu du sommet du cône. Quant aux grands arbres, ils se massaient un peu plus loin, et, après une course de neuf milles environ, les deux explorateurs, assez fatigués de cette promenade de quatre heures, y arrivèrent, quelques minutes après midi.

Le site valait vraiment la peine d’être regardé, visité, choisi, et, sans doute, occupé.

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Là, en effet, sur la lisière d’une vaste prairie, coupée de buissons de manzanillas et autres arbustes, s’élevaient une vingtaine d’arbres gigantesques, qui auraient pu supporter la comparaison avec les mêmes essences des forêts californiennes. Ils étaient disposés en demi-cercle. Le tapis de verdure qui s’étendait à leur pied, après avoir bordé le lit du rio pendant quelques centaines de pas encore, faisait place à une longue grève, semée de roches, de galets, de goémons, dont le prolongement se dessinait en mer par une pointe effilée de l’île vers le nord.

Ces arbres géants, ces «big-trees», – les gros arbres, – ainsi qu’on les appelle communément dans l’Ouest-Amérique, appartenaient au genre des sequoias, conifères de la famille des sapins. Si vous demandiez à des Anglais sous quel nom plus spécial ils les désignent: «des Wellingtonias», répondraient-ils. Si vous le demandiez à des Américains: «des Washingtonias» serait leur réponse.

On voit tout de suite la différence.

Mais, qu’ils rappellent le souvenir du flegmatique vainqueur de Waterloo ou la mémoire de l’illustre fondateur de la république américaine, ce sont toujours les plus énormes produits connus de la flore californienne et névadienne.

En effet, dans certaines parties de ces États, il y a des forêts entières de ces arbres, tels que les groupes de Mariposa et de Calavera, dont quelques-uns mesurent de soixante à quatre-vingts pieds de circonférence sur une hauteur de trois cents. L’un d’eux, à l’entrée de la vallée de Yosemiti, n’a pas moins de cent pieds de tour; de son vivant, – car il est maintenant couché à terre, – ses dernières branches auraient atteint la hauteur du Munster de Strasbourg, c’est-à-dire plus de quatre cents pieds. On cite encore la «Mère de la forêt», la «Beauté de la forêt», la «Cabane du pionnier», les «deux Sentinelles», le «Général Grant», «Mademoiselle Emma», «Mademoiselle Marie», «Brigham Young et sa femme»; les «Trois Grâces», l’«Ours», etc., qui sont de véritables phénomènes végétaux. Sur le tronc, scié à sa base, de l’un de ces arbres, on a construit un kiosque, dans lequel un quadrille de seize à vingt personnes peut manœuvrer à l’aise. Mais, en réalité, le géant de ces géants, au milieu d’une forêt qui est la propriété de l’État, à une quinzaine de milles de Murphy, c’est le «Père de la forêt», vieux sequoia âgé de quatre mille ans; il s’élève à quatre cent cinquante-deux pieds du sol, plus haut que la croix de Saint-Pierre de Rome, plus haut que la grande pyramide de Gizeh, plus haut enfin que ce clocheton de fer qui se dresse maintenant sur une des tours de la cathédrale de Rouen et doit être tenu pour le plus haut monument du monde.

C’était un groupe d’une vingtaine de ces colosses que le caprice de la nature avait semés sur cette pointe de l’île, à l’époque peut-être où le roi Salomon construisait ce temple de Jérusalem, qui ne s’est jamais relevé de ses ruines. Les plus grands pouvaient avoir près de trois cents pieds, les plus petits deux cent cinquante. Quelques-uns, intérieurement évidés par la vieillesse, montraient à leur base une arche gigantesque, sous laquelle eût passé toute une troupe à cheval.

Godfrey fut frappé d’admiration en présence de ces phénomènes naturels qui n’occupent généralement que les altitudes de cinq à six mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Il trouva même que cette vue seule aurait valu le voyage. Rien de comparable, en effet, à ces colonnes d’un brun clair, qui se profilaient presque sans diminution sensible de leur diamètre, depuis la racine jusqu’à la première fourche. Ces fûts cylindriques, à une hauteur de quatre-vingts à cent pieds au-dessus du sol, se ramifiant en fortes branches, épaisses comme des troncs d’arbres déjà énormes, portaient ainsi toute une forêt dans les airs.

L’un de ces «sequoias giganteas», – c’était un des plus grands du groupe, – attira plus particulièrement l’attention de Godfrey. Creusé à sa base, il présentait une ouverture large de quatre à cinq pieds, haute de dix, qui permettait de pénétrer à l’intérieur. Le cœur du géant avait disparu, l’aubier s’était dissipé en une poussière tendre et blanchâtre: mais si l’arbre ne reposait plus sur ses puissantes racines que par sa solide écorce, il pouvait encore vivre ainsi pendant des siècles.

«A défaut de caverne ou de grotte, s’écria Godfrey, voilà une habitation toute trouvée, une maison de bois, une tour, comme il n’y en a pas dans les pays habités! Là, nous pourrons être clos et couverts! Venez, Tartelett, venez!»

Et le jeune homme, entraînant son compagnon, s’introduisit à l’intérieur du séquoia.

Le sol était couvert d’un lit de poussière végétale, et son diamètre n’était pas inférieur à vingt pieds anglais. Quant à la hauteur à laquelle s’arrondissait la voûte, l’obscurité empêchait de l’estimer. Mais nul rayon de lumière ne se glissait à travers les parois d’écorce de cette sorte de cave. Donc, pas de fentes, pas de failles, par lesquelles la pluie ou le vent auraient pu pénétrer. Il était certain que nos deux Robinsons se trouveraient là dans des conditions supportables pour braver impunément les intempéries du ciel. Une caverne n’eût été ni plus solide, ni plus sèche, ni plus close. En vérité, il eût été difficile de trouver mieux!

«Hein, Tartelett, que pensez-vous de cette demeure naturelle? demanda Godfrey.

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– Oui mais la cheminée? dit Tartelett.

– Avant de réclamer la cheminée, répondit Godfrey, attendez au moins que nous ayons pu nous procurer du feu!»

C’était on ne peut plus logique.

Godfrey alla reconnaître les environs du groupe d’arbres. Ainsi qu’il a été dit, la prairie s’étendait jusqu’à cet énorme massif de sequoias, qui en formait la lisière. Le petit rio, courant à travers son tapis verdoyant, entretenait au milieu de ces terres, un peu fortes, une salutaire fraîcheur. Des arbustes de diverses sortes croissaient sur ses bords, myrtes, lentisques, entre autres, quantité de ces manzanillas, qui devaient assurer la récolte des pommes sauvages.

Plus loin, en remontant, quelques bouquets d’arbres, des chênes, des hêtres, des sycomores, des micocouliers, s’éparpillaient sur toute cette vaste zone herbeuse; mais bien qu’ils fussent, eux aussi, de grande taille, on les eût pris pour de simples arbrisseaux, auprès de ces «Mammouths-trees»), dont le soleil levant devait prolonger les grandes ombres jusqu’à la mer. A travers ces prairies se dessinaient aussi de sinueuses lignes d’arbustes, de touffes végétales, de buissons verdoyants, que Godfrey se promit d’aller reconnaître le lendemain.

Si le site lui avait plu, il ne semblait pas déplaire aux animaux domestiques. Agoutis, chèvres, moutons, avaient pris possession de ce domaine, qui leur offrait des racines à ronger ou de l’herbe à brouter au-delà de leur suffisance. Quant aux poules, elles becquetaient avidement des graines ou des vers sur les bords du ruisseau. La vie animale se manifestait déjà par des allées et venues, des gambades, des vols, des bêlements, des grognements, des gloussements, qui, sans doute, ne s’étaient jamais fait entendre en ces parages.

Puis, Godfrey revint au groupe des sequoias, et examina plus attentivement l’arbre dans lequel il allait faire élection de domicile. Il lui parut qu’il serait, sinon impossible, du moins bien difficile de se hisser jusqu’à ses premières branches, au moins par l’extérieur, puisque ce tronc ne présentait aucune saillie; mais, à l’intérieur, peut-être l’ascension serait-elle plus aisée, si l’arbre se creusait jusqu’à la fourche entre le cœur et l’écorce.

Il pouvait être utile, en cas de danger, de chercher un refuge dans cette épaisse ramure que supportait l’énorme tronc. Ce serait une question à examiner plus tard.

Lorsque cette exploration fut terminée, le soleil était assez bas sur l’horizon, et il parut convenable de remettre au lendemain les préparatifs d’une installation définitive.

Mais, cette nuit, après un repas dont le dessert se composa de pommes sauvages, où pouvait-on mieux la passer que sur cette poussière végétale, qui couvrait le sol à l’intérieur du séquoia?

C’est ce qui fut fait sous la garde de la Providence, non sans que Godfrey, en souvenir de l’oncle William W. Kolderup, n’eût donné le nom de Will-Tree à cet arbre gigantesque, dont les similaires des forêts de Californie et des États voisins portent tous le nom de l’un des grands citoyens de la république américaine.

 

 

 

 XII

Qui se termine juste à point par un superbe et heureux coup de foudre

 

ourquoi ne pas en convenir? Godfrey était en train de devenir un nouvel homme dans cette situation nouvelle pour lui, si frivole, si léger, si peu réfléchi, alors qu’il n’avait qu’à se laisser vivre. En effet, jamais le souci du lendemain n’avait été pour inquiéter son repos. Dans le trop opulent hôtel de Montgomery-Street, où il dormait ses dix heures sans désemparer, le pli d’une feuille de rose n’avait pas encore troublé son sommeil.

Mais il n’en allait plus être ainsi. Sur cette île inconnue, il se voyait bel et bien séparé du reste du monde, livré à ses seules ressources, obligé de faire face aux nécessités de la vie, dans des conditions où un homme, même beaucoup plus pratique, eût été fort empêché. Sans doute, en ne voyant plus reparaître le Dream, on se mettrait à sa recherche. Mais qu’étaient-ils tous deux? Moins mille fois qu’une épingle dans une botte de foin, qu’un grain de sable au fond de la mer! L’incalculable fortune de l’oncle Kolderup n’était pas une réponse à tout!

Aussi, bien qu’il eût trouvé un abri à peu près acceptable, Godfrey n’y dormit-il que d’un sommeil agité. Son cerveau travaillait comme il ne l’avait jamais fait. C’est qu’il s’y associait des idées de toutes sortes: celles du passé qu’il regrettait amèrement, celles du présent dont il cherchait la réalisation, celles de l’avenir qui l’inquiétaient plus encore!

Mais, devant ces rudes épreuves, la raison et, par suite, le raisonnement qui tout naturellement en découle, se dégageaient peu à peu des limbes où ils avaient en lui sommeillé jusqu’alors. Godfrey était résolu à lutter contre la mauvaise fortune, à tout tenter dans la mesure du possible pour se tirer d’affaire. S’il en réchappait, cette leçon ne serait certainement pas perdue à l’avenir.

Dès l’aube, il fut debout avec l’intention de procéder à une installation plus complète. La question des vivres, surtout celle du feu qui lui était connexe, primait toutes les autres, outils ou armes quelconques à fabriquer, vêtements de rechange qu’il faudrait se procurer, sous peine de n’être bientôt vêtus qu’à la mode polynésienne.

Tartelett dormait encore. On ne le voyait pas dans l’ombre, mais on l’entendait. Ce pauvre homme, épargné dans le naufrage, resté aussi frivole à quarante-cinq ans, que son élève l’avait été jusqu’alors, ne pouvait lui être d’une grande ressource. Il serait même un surcroît de charge, puisqu’il faudrait pourvoir à ses besoins de toutes sortes; mais enfin c’était un compagnon! Il valait mieux, en somme, que le plus intelligent des chiens, bien qu’il dût, sans doute, être moins utile! C’était une créature pouvant parler, quoique à tort et à travers; causer, bien que ce fût jamais que de choses peu sérieuses; se plaindre, ce qui lui arriverait le plus souvent! Quoi qu’il en soit, Godfrey entendrait une voix humaine résonner à son oreille. Cela vaudrait toujours mieux que le perroquet de Robinson Crusoë! Même avec un Tartelett, il ne serait pas seul, et rien ne l’eût autant abattu que la perspective d’une complète solitude.

«Robinson avant Vendredi, Robinson après Vendredi, quelle différence!» pensait-il.

Cependant ce matin-là, 29 juin, Godfrey ne fut pas fâché d’être seul, afin de mettre à exécution son projet d’explorer les environs du groupe des sequoias. Peut-être serait-il assez heureux pour découvrir quelque fruit, quelque racine comestible, qu’il rapporterait à l’extrême satisfaction du professeur. Il laissa donc Tartelett à ses rêves et partit.

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Une légère brume enveloppait encore le littoral et la mer; mais déjà ce brouillard commençait à se lever dans le nord et l’est sous l’influence des rayons solaires, qui devaient le condenser peu à peu. La journée promettait d’être fort belle.

Godfrey, après s’être taillé un solide bâton, remonta pendant deux milles jusqu’à cette partie du rivage qu’il ne connaissait pas, dont le retour formait la pointe allongée de l’île Phina.

Là, il fit un premier repas de coquillages, de moules, de clovisses et plus particulièrement de petites huîtres excellentes qui s’y trouvaient en grande abondance.

«A la rigueur, se dit-il, voilà de quoi ne pas mourir de faim! Il y a là des milliers de douzaines d’huîtres, et de quoi étouffer les cris de l’estomac le plus impérieux! Si Tartelett se plaint, c’est qu’il n’aime pas ces mollusques!… Eh bien, il les aimera!»

Il est certain que, si l’huître ne peut remplacer le pain et la viande d’une façon absolue, elle n’en fournit pas moins un aliment très nutritif, à la condition d’être absorbée en grande quantité. Mais, comme ce mollusque est d’une digestion très facile, on peut sans danger en faire usage, pour ne pas dire en faire abus.

Ce déjeuner terminé, Godfrey reprit son bâton et coupa obliquement vers le sud-est, de manière à remonter la rive droite du ruisseau. Ce chemin devait le conduire, à travers la prairie, jusqu’aux bouquets d’arbres aperçus la veille, au-delà des longues lignes de buissons et d’arbustes qu’il voulait examiner de près.

Godfrey s’avança donc dans cette direction pendant deux milles environ. Il suivait la berge du rio, tapissée d’une herbe courte et serrée comme une étoffe de velours. Des bandes d’oiseaux aquatiques s’envolaient bruyamment devant cet être, nouveau pour eux, qui venait troubler leur domaine. Là aussi, des poissons de plusieurs espèces couraient à travers les eaux vives du ruisseau, dont la largeur, en cette partie, pouvait être évaluée à quatre ou cinq yards.

De ces poissons-là, il ne serait évidemment pas difficile de s’emparer; encore fallait-il pouvoir les faire cuire: c’était toujours l’insoluble question.

Fort heureusement, Godfrey, arrivé aux premières lignes de buissons, reconnut deux sortes de fruits ou racines, dont les uns avaient besoin de passer par l’épreuve du feu avant d’être mangés, mais dont les autres étaient comestibles à l’état naturel. De ces deux végétaux, les Indiens d’Amérique font un constant usage.

Le premier était un de ces arbustes nommés «camas», qui poussent même dans les terrains impropres à toute culture. Avec leurs racines, qui ressemblent à un oignon, on fait une sorte de farine très riche en gluten et très nourrissante, à moins qu’on ne préfère les manger comme des pommes de terre. Mais, dans les deux cas, il faut toujours les soumettre à une certaine cuisson ou torréfaction.

L’autre arbuste produisait une espèce de bulbe de forme oblongue, qui porte le nom indigène de «yamph», et s’il possède, peut-être, moins de principes nutritifs que le camas, il était bien préférable en cette circonstance, puisqu’on peut le manger cru.

Godfrey, très satisfait de cette découverte, se rassasia, sans plus tarder, de quelques-unes de ces excellentes racines, et, n’oubliant pas le déjeuner de Tartelett, il en fit une grosse botte qu’il jeta sur son épaule, puis il reprit le chemin de Will-Tree.

S’il fut bien reçu en arrivant avec sa récolte d’yamphs, il est inutile d’y insister. Le professeur se régala avidement, et il fallut que son élève l’engageât à se modérer.

«Eh! répondit-il, nous en avons aujourd’hui de ces racines, qui sait si nous en aurons demain?

– Sans aucune doute, répliqua Godfrey, demain, après demain, toujours! Il n’y a que la peine d’aller les cueillir!

– Bien, Godfrey; et ce camas?

– Ce camas, nous en ferons de la farine et du pain, lorsque nous aurons du feu!

– Du feu! s’écria le professeur en secouant la tête! Du feu! Et comment en faire?…

– Je n’en sais rien encore, répondit Godfrey, mais, d’une façon ou d’une autre, nous y arriverons!

– Le ciel vous entende, mon cher Godfrey! Et quand je pense qu’il y a tant de gens qui n’ont qu’à frotter un petit morceau de bois sur la semelle de leur soulier pour en obtenir! Cela m’enrage! Non! jamais je n’aurais cru que la mauvaise fortune m’aurait réduit un jour à pareil dénuement! On ne ferait pas trois pas dans Montgomery-Street, sans rencontrer un gentleman, le cigare à la bouche, qui se ferait un plaisir de vous en donner, de ce feu, et ici…

– Ici, nous ne sommes pas à San-Francisco, Tartelett, ni dans Montgomery-Street, et je crois qu’il sera plus sage de ne pas compter sur l’obligeance des passants!

– Mais, aussi, pourquoi faut-il que la cuisson soit nécessaire au pain, à la viande? Comment la nature ne nous a-t-elle pas faits pour vivre de l’air du temps?

– Cela viendra peut-être! répondit Godfrey avec un sourire de bonne humeur.

– Le pensez-vous?…

– Je pense que des savants s’en occupent, tout au moins!

– Est-il possible? Et sur quoi se fondent-ils pour chercher ce nouveau mode d’alimentation?

– Sur ce raisonnement, répondit Godfrey, c’est que la digestion et la respiration sont des fonctions connexes, dont l’une pourrait peut-être se substituer à l’autre. Donc, le jour où la chimie aura fait que les aliments nécessaires à la nourriture de l’homme puissent s’assimiler par la respiration, le problème sera résolu. Il ne s’agit pour cela que de rendre l’air nutritif. On respirera son dîner au lieu de le manger, voilà tout!

– Ah! qu’il est donc fâcheux que cette précieuse découverte n’ait pas encore été faite! s’écria le professeur. Comme je respirerais volontiers une demi-douzaine de sandwiches et un quart de corn-beef, rien que pour me mettre en appétit!»

Et Tartelett, plongé en une demi-rêverie sensuelle, dans laquelle il entrevoyait de succulents dîners atmosphériques, ouvrait inconsciemment la bouche, respirait à pleins poumons, oubliant qu’il avait à peine de quoi se nourrir à la manière habituelle.

Godfrey le tira de sa méditation, et le ramena dans le positif.

Il s’agissait de procéder à une installation plus complète à l’intérieur de Will-Tree.

Le premier soin fut de s’employer au nettoyage de la future habitation. Il fallut, d’abord, retirer plusieurs quintaux de cette poussière végétale, qui couvrait le sol et dans laquelle on enfonçait jusqu’à mi-jambe. Deux heures de travail suffirent à peine à cette pénible besogne, mais enfin la chambre fut débarrassée de cette couche pulvérulente, qui s’élevait en nuée au moindre mouvement.

Le sol était ferme, résistant, comme s’il eût été parqueté de fortes lambourdes, avec ces larges racines du sequoia qui se ramifiaient à sa surface. C’était raboteux, mais solide. Deux coins furent choisis pour l’emplacement des couchettes, dont quelques bottes d’herbes, bien séchées au soleil, allaient former toute la literie. Quant aux autres meubles, bancs, escabeaux ou tables, il ne serait pas impossible de fabriquer les plus indispensables, puisque Godfrey possédait un excellent couteau, muni d’une scie et d’une serpe. Il fallait être à même, en effet, par les mauvais temps, de rester à l’intérieur de l’arbre, pour y manger, pour y travailler. Le jour n’y manquait pas, puisqu’il pénétrait à flots par l’ouverture. Plus tard, s’il devenait nécessaire de fermer cette ouverture au point de vue d’une sécurité plus complète, Godfrey essayerait de percer dans l’écorce du sequoia une ou deux embrasures qui serviraient de fenêtres.

Quant à reconnaître à quelle hauteur s’arrêtait l’évidement du tronc, Godfrey ne le pouvait pas sans lumière. Tout ce qu’il put constater, c’est qu’une perche, longue de dix à douze pieds, ne rencontrait que le vide, lorsqu’il la promenait au-dessus de sa tête.

Mais cette question n’était pas des plus urgentes. On la résoudrait ultérieurement.

La journée s’écoula dans ces travaux qui ne furent pas terminés avant le coucher du soleil. Godfrey et Tartelett, assez fatigués, trouvèrent excellente leur literie uniquement faite de cette herbe sèche, dont ils avaient fait une ample provision; mais ils durent la disputer aux volatiles, qui auraient volontiers fait élection de domicile à l’intérieur de Will-Tree. Godfrey pensa donc qu’il serait convenable d’établir un poulailler dans quelque autre sequoia du groupe, et il ne parvint à leur interdire l’entrée de la chambre commune qu’en l’obstruant de broussailles. Très heureusement, ni les moutons, ni les agoutis, ni les chèvres n’éprouvèrent la même tentation. Ces animaux restèrent tranquillement au dehors et n’eurent point la velléité de franchir l’insuffisante barrière.

Les jours suivants furent employés à divers travaux d’installation, d’aménagement et de récolte: œufs et coquillages à ramasser, racines de yamph et pommes de manzanillas à recueillir, huîtres qu’on allait, chaque matin, arracher au banc du littoral, tout cela prenait du temps, et les heures passaient vite.

Les ustensiles de ménage se réduisaient encore à quelques larges coquilles de bivalves, qui servaient de verres ou d’assiettes. Il est vrai que, pour le genre d’alimentation auquel les hôtes de Will-Tree étaient réduits, il n’en fallait pas davantage. Il y avait aussi le lavage du linge dans l’eau claire du rio, qui occupait les loisirs de Tartelett. C’est à lui qu’incombait cette tâche: il ne s’agissait, d’ailleurs, que des deux chemises, des deux mouchoirs et des deux paires de chaussettes, qui composaient toute la garde-robe des naufragés.

Aussi, pendant cette opération, Godfrey et Tartelett étaient-ils uniquement vêtus de leur pantalon et de leur vareuse; mais avec le soleil ardent de cette latitude, tout cela séchait vite.

Ils allèrent ainsi, sans avoir à souffrir, ni de la pluie, ni du vent, jusqu’au 3 juillet.

Déjà l’installation était à peu près acceptable, étant données les conditions de dénuement dans lesquelles Godfrey et Tartelett avaient été jetés sur cette île.

Cependant il ne fallait pas négliger les chances du salut, qui ne pouvaient venir que du dehors. Aussi, chaque jour, Godfrey venait-il observer la mer dans toute l’étendue de ce secteur, qui se développait de l’est ou nord-ouest, au-delà du promontoire. Cette partie du Pacifique était toujours déserte. Pas un bâtiment, pas une barque de pêche, pas une fumée se détachant de l’horizon et indiquant, au large, le passage de quelque steamer. Il semblait que l’île Phina fût située en dehors des itinéraires du commerce et des transports de voyageurs. Il s’agissait donc d’attendre, patiemment, de se fier au Tout-Puissant, qui n’abandonne jamais les faibles.

Entre temps, lorsque les nécessités immédiates de l’existence lui laissaient quelques loisirs, Godfrey, poussé surtout par Tartelett, revenait à cette importante et irritante question du feu.

Il tenta tout d’abord de remplacer l’amadou, qui lui faisait si malheureusement défaut, par une autre matière analogue. Or, il était possible que quelques variétés de champignons qui poussaient dans le creux des vieux arbres, après avoir été soumis à un séchage prolongé, puissent se transformer en une substance combustible.

Plusieurs de ces champignons furent donc cueillis et exposés à l’action directe du soleil jusqu’à ce qu’ils fussent réduits en poussière. Puis, du dos de son couteau, changé en briquet, Godfrey fit jaillir d’un silex quelques étincelles qui tombèrent sur cette substance… Ce fut inutile. La matière spongieuse ne prit pas feu.

Godfrey eut alors la pensée d’utiliser cette une poussière végétale, séchée depuis tant de siècles, qu’il avait trouvée sur le sol de Will-Tree.

Il ne réussit pas davantage.

A bout de ressources, il tenta encore de déterminer, au moyen du briquet, l’ignition d’une sorte d’éponge, qui croissait sous les roches.

Il ne fut pas plus heureux. La particule d’acier, allumée au choc du silex, tombait sur la substance, mais s’éteignait aussitôt.

Godfrey et Tartelett furent véritablement désespérés. Se passer de feu était impossible. De ces fruits, de ces racines, de ces mollusques, ils commençaient à se fatiguer, et leur estomac ne tarderait pas à se montrer absolument réfractaire à ce genre de nourriture. Ils regardaient, – le professeur surtout, – ces moutons, ces agoutis, ces poules, qui allaient et venaient autour de Will-Tree. Des fringales les prenaient à cette vue. Ils dévoraient des yeux ces chairs vivantes!

Non! cela ne pouvait durer ainsi!

Mais une circonstance inattendue, – disons providentielle, si vous le voulez bien, – allait leur venir en aide.

Dans la nuit du 3 au 4 juillet, le temps, qui tendait à se modifier depuis quelques jours, tourna à l’orage, après une accablante chaleur, que la brise de mer avait été impuissante à tempérer.

Godfrey et Tartelett, vers une heure du matin, furent réveillés par les éclats de la foudre, au milieu d’un véritable feu d’artifice d’éclairs. Il ne pleuvait pas encore, mais cela ne pouvait tarder. Ce seraient alors de véritables cataractes qui se précipiteraient de la zone nuageuse par suite de la rapide condensation des vapeurs.

Godfrey se leva et sortit, afin d’observer l’état du ciel.

Tout n’était qu’embrasement au-dessus du dôme des grands arbres, dont le feuillage apparaissait sur le ciel en feu, comme les fines découpures d’une ombre chinoise.

Tout à coup, au milieu de l’éclat général, un éclair plus ardent sillonna l’espace. Le coup de tonnerre partit aussitôt, Will-Tree fut sillonné de haut en bas par le fluide électrique.

Godfrey, à demi renversé par un contre-choc, s’était relevé au milieu d’une pluie de feu, qui tombait autour de lui. La foudre avait enflammé les branches sèches de la ramure supérieure. C’étaient autant de charbons incandescents qui crépitaient sur le sol.

Godfrey, d’un cri, avait appelé son compagnon.

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«Du feu! du feu!

– Du feu! avait répondu Tartelett. Béni soit le ciel qui nous l’envoie!»

Tous deux s’étaient aussitôt jetés sur ces brandons, dont les uns flambaient encore, dont les autres se consumaient sans flammes. Ils en ramassèrent en même temps qu’une certaine quantité de ce bois mort qui ne manquait pas au pied du sequoia, dont le tronc n’avait été que touché par la foudre. Puis ils rentrèrent dans leur sombre demeure, au moment où la pluie, se déversant à flots, éteignait l’incendie, qui menaçait de dévorer la ramure supérieure de Will-Tree.

 

 

 

 XIII

Où Godfrey voit encore s’élever une légère fumée sur un autre point de l’île

 

oilà un orage qui était venu à propos! Godfrey et Tartelett n’avaient pas eu, comme Prométhée, à s’aventurer dans les espaces pour aller y dérober le feu céleste! C’était bien le ciel, en effet, comme l’avait dit Tartelett, qui avait été assez obligeant pour le leur envoyer par la voie d’un éclair. A eux maintenant le soin de le conserver!

«Non, nous ne le laisserons pas s’éteindre! s’était écrié Godfrey.

– D’autant plus que le bois ne manquera pas pour l’alimenter! avait répondu Tartelett, dont la satisfaction se traduisait par de petits cris de joie.

– Oui! mais qui l’entretiendra?

– Moi! Je veillerai jour et nuit, s’il faut,» riposta Tartelett, en brandissant un tison enflammé.

Et c’est bien ce qu’il fit jusqu’au lever du soleil.

Le bois mort, on l’a dit, abondait sous l’énorme couvert des sequoias. Aussi, dès l’aube, Godfrey et le professeur, après en avoir entassé un stock considérable, ne l’épargnèrent pas au foyer allumé par la foudre. Dressé au pied de l’un des arbres, dans un étroit entre-deux de racines, ce foyer flambait avec un pétillement clair et joyeux. Tartelett, s’époumonant. dépensait toute son haleine à souffler dessus, bien que ce fût parfaitement inutile. Dans cette attitude, il prenait les poses les plus caractéristiques, en suivant la fumée grisâtre, dont les volutes se perdaient dans le haut feuillage.

Mais ce n’était pas pour l’admirer qu’on l’avait tant demandé, cet indispensable feu, ni pour se chauffer non plus. On le destinait à un usage plus intéressant. Il s’agissait d’en finir avec ces maigres coquillages crus et de racines de yamph, dont une eau bouillante ou une simple cuisson sous la cendre n’avaient jamais développé les éléments nutritifs. Ce fut à cette besogne que Godfrey et Tartelett s’employèrent pendant une partie de la matinée.

«Nous mangerons bien un ou deux poulets! s’écria Tartelett, dont la mâchoire claquait d’avance. On pourrait y joindre un jambon d’agouti, un gigot de mouton, un quartier de chèvre, quelques pièces de ce gibier qui court la prairie, sans compter deux ou trois poissons d’eau douce, accompagnés de quelques poissons de mer?

– Pas si vite, répondit Godfrey, que l’exposé de ce peu modeste menu avait mis en belle humeur. Il ne faut pas risquer une indigestion pour se rattraper d’un jeûne! Ménageons nos réserves, Tartelett! Va pour deux poulets, – chacun le nôtre, – et si le pain nous manque, j’espère bien que nos racines de camas, convenablement préparées, le remplaceront sans trop de désavantage!»

Cela coûta la vie à deux innocents volatiles, qui, plumés, parés, apprêtés par le professeur, puis enfilés dans une baguette, rôtirent bientôt devant une flamme pétillante.

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Pendant ce temps, Godfrey s’occupait de mettre les racines de camas en état de figurer au premier déjeuner sérieux qui allait être fait dans l’île Phina. Afin de les rendre comestibles, il n’y avait qu’à suivre la méthode indienne, que des Américains devaient connaître, pour l’avoir vu plus d’une fois employer dans les prairies de l’Ouest-Amérique.

Voici comment Godfrey procéda:

Une certaine quantité de pierres plates, ramassées sur la grève, furent mises dans le brasier, de manière à s’imprégner d’une chaleur intense. Peut-être Tartelett trouva-t-il qu’il était dommage d’employer un si bon feu «à cuire des pierres», mais comme cela ne gênait en aucune façon la préparation de ses poulets, il ne s’en plaignit pas autrement.

Pendant que les pierres s’échauffaient ainsi, Godfrey choisit un endroit du sol, dont il arracha l’herbe sur l’espace d’un yard carré environ; puis, ses mains armées de larges coquilles, il enleva la terre jusqu’à une profondeur de dix pouces. Cela fait, il disposa au fond de ce trou un foyer de bois sec qu’il alluma,  de manière à communiquer à la terre, tassée au fond du trou, une chaleur assez considérable.

Lorsque tout ce bois eut été consumé, après enlèvement des cendres, les racines de camas, préalablement nettoyées et grattées, furent étendues dans le trou; une mince couche de gazon les recouvrit, et les pierres brûlantes, placées par-dessus, servirent de base à un nouveau foyer, qui fut allumé à leur surface.

En somme, c’était une sorte de four qui avait été préparé de la sorte, et, après un temps assez court, – une demi-heure au plus, – l’opération dut être considérée comme finie.

En effet, sous la double couche de pierres et de gazon qui fut enlevée, on retrouva les racines de camas modifiées par cette violente torréfaction. En les écrasant, on eût pu obtenir une farine très propre à faire une sorte de pain; mais, en les laissant à leur état naturel, c’était comme si l’on mangeait des pommes de terre de qualité très nourrissante.

Ce fut ainsi que ces racines furent servies, cette fois, et nous laissons à penser quel déjeuner firent les deux amis avec ces jeunes poulets qu’ils dévorèrent jusqu’aux os, et ces excellents camas qu’ils n’avaient pas besoin de ménager. Le champ n’était pas loin, où ils poussaient en abondance. Il n’y avait qu’à se baisser pour les récolter par centaines.

Ce repas achevé, Godfrey s’occupa de préparer une certaine quantité de cette farine, qui se conserve presque indéfiniment et peut être transformée en pain pour les besoins de chaque jour.

Cette journée se passa dans ces diverses occupations. Le foyer fut toujours alimenté avec le plus grand soin. On le chargea plus particulièrement de combustible pour la nuit, – ce qui n’empêcha pas Tartelett de se relever à plusieurs reprises, afin d’en rapprocher les charbons et de provoquer une combustion plus active. Puis, il venait se recoucher; mais, comme il rêvait que le feu s’éteignait, il se relevait aussitôt, et il recommença ainsi ce manège jusqu’au point du jour.

La nuit s’écoula sans aucun incident. Les pétillements du foyer, joints au chant du coq, réveillèrent Godfrey et son compagnon, qui avait fini par s’endormir.

Tout d’abord, Godfrey fut surpris de sentir une sorte de courant d’air, qui venait d’en haut, à l’intérieur de Will-Tree. Il fut donc conduit à penser que le sequoia était creux jusqu’à l’écartement des basses branches, que là s’ouvrait un orifice qu’il conviendrait de boucher, si l’on voulait être clos et couvert.

«Cependant, voilà qui est singulier! se dit Godfrey. Comment, pendant les nuits précédentes, n’ai je pas senti ce courant d’air? Est-ce que ce serait le coup de foudre?…»

Et pour répondre à ces questions, l’idée lui vint d’examiner extérieurement le tronc du sequoia.

Examen fait, Godfrey eut bientôt compris ce qui s’était passé pendant l’orage.

La trace de la foudre était visible sur l’arbre, qui avait été largement écorcé par le passage du fluide, depuis la fourche jusqu’aux racines. Si l’étincelle électrique se fût introduite à l’intérieur du sequoia au lieu d’en suivre le contour extérieur, Godfrey et son compagnon auraient pu être foudroyés. Sans s’en douter, ils avaient couru là un danger véritable.

«On recommande, dit Godfrey, de ne point se réfugier sous les arbres pendant les orages! C’est très bien pour ceux qui peuvent faire autrement! Mais le moyen, pour nous, d’éviter ce danger, puisque nous demeurons dans un arbre! Enfin nous verrons!»

Puis, regardant le sequoia au point où commençait la longue traînée du fluide:

«Il est évident, se dit-il, que là où la foudre l’a frappé, elle l’aura violemment disjoint au sommet du tronc. Mais alors puisque l’air pénètre à l’intérieur par cet orifice, c’est que l’arbre est creusé sur toute sa hauteur et ne vit plus que par son écorce? Voilà une disposition dont il convient de se rendre compte!».

Et Godfrey se mit à chercher quelque branche résineuse, dont il pût faire une torche.

Un bouquet de pins lui fournit la torche dont il avait besoin; la résine exsudait de cette branche, qui, une fois enflammée, donna une très brillante lumière.

Godfrey rentra alors dans la cavité qui lui servait de demeure. A l’ombre succéda immédiatement la clarté, et il fut facile de reconnaître quelle était la disposition intérieure de Will-Tree.

Une sorte de voûte, irrégulièrement découpée, plafonnait à une quinzaine de pieds au-dessus du sol. En élevant sa torche, Godfrey aperçut très distinctement l’ouverture d’un étroit boyau, dont le développement se perdait dans l’ombre. Évidemment l’arbre était évidé sur toute sa longueur; mais peut-être restait-il des portions de l’aubier encore intactes. Dans ce cas, en s’aidant de ces saillies, il serait, sinon facile du moins possible, de s’élever jusqu’à la fourche.

Godfrey, qui songeait à l’avenir, résolut de savoir sans plus tarder à quoi s’en tenir à cet égard.

Il avait un double but: d’abord boucher hermétiquement cet orifice par lequel le vent ou la pluie pouvaient s’engouffrer, – ce qui aurait rendu Will-Tree presque inhabitable; puis, aussi, s’assurer si, devant un danger, attaque d’animaux ou d’indigènes, les branches supérieures du sequoia n’offriraient pas un refuge convenable.

On pouvait essayer, en tout cas. S’il se rencontrait quelque insurmontable obstacle dans l’étroit boyau, eh bien, Godfrey en serait quitte pour redescendre.

Après avoir planté sa torche dans l’interstice de deux grosses racines à fleur de sol, le voilà donc qui commence à s’élever sur les premières saillies intérieures de l’écorce. Il était leste, vigoureux, adroit, habitué à la gymnastique comme tous les jeunes Américains. Ce ne fut qu’un jeu pour lui. Bientôt il eut atteint, dans ce tube inégal, une partie étroite par laquelle, en s’arc-boutant du dos et des genoux, il pouvait grimper à la façon d’un ramoneur. Toute sa crainte était qu’un défaut de largeur ne vînt l’arrêter dans son ascension.

Cependant il continuait à monter, et, quand il rencontrait une saillie, il s’y reposait, afin de reprendre haleine.

Trois minutes après avoir quitté le sol, si Godfrey n’était pas arrivé à soixante pieds de hauteur, il ne devait pas en être loin, et par conséquent, il n’avait plus qu’une vingtaine de pieds à franchir.

En effet, il sentait déjà un air plus vif lui souffler au visage, il le humait avidement, car il ne faisait pas précisément très frais à l’intérieur du sequoia.

Après s’être reposé pendant une minute, après avoir secoué la fine poussière arrachée aux parois, Godfrey continua à s’élever dans le boyau qui se rétrécissait peu à peu.

Mais, en ce moment, son attention fut attirée par un certain bruit qui lui parut très justement suspect. On eût dit qu’un grattement se produisait à l’intérieur de l’arbre. Presque aussitôt, une sorte de sifflement se fit entendre. Godfrey s’arrêta.

«Qu’est cela? se demanda-t-il, Quelque animal qui se sera réfugié dans ce sequoia? Si c’était un serpent?… Non!… Nous n’en avons point encore aperçu dans l’île!… Ce doit être plutôt quelque oiseau qui cherche à s’enfuir!»

Godfrey ne se trompait pas, et, comme il continuait à monter, une sorte de croassement plus accentué, suivi d’un vif battement d’ailes, lui indiqua qu’il ne s’agissait là que d’un volatile, niché dans l’arbre, et dont il troublait le repos, sans doute.

Plusieurs «frrr! frrr!» qu’il poussa de toute la vigueur de ses poumons, eurent bientôt déterminé l’intrus à déguerpir.

C’était, en effet, une espèce de choucas de grande taille, qui ne tarda pas à s’échapper par l’orifice et disparut précipitamment dans la haute cime de Will-Tree.

Quelques instants après, la tête de Godfrey passait par le même orifice, et bientôt il se trouvait installé fort à son aise, sur la fourche de l’arbre, à la naissance de ces basses branches que quatre-vingts pieds de hauteur séparaient du sol.

Là, ainsi qu’il a été dit, l’énorme tronc du sequoia supportait toute une forêt. Le capricieux enchevêtrement de la ramure secondaire présentait l’aspect de ces futaies très serrées de bois, qu’aucune percée n’a rendues praticables.

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Cependant Godfrey parvint, non sans quelque peine, à se glisser d’une branche à l’autre, de manière à atteindre peu à peu le dernier étage de cette phénoménale végétation.

Nombre d’oiseaux s’envolaient à son approche en poussant des cris, et ils allaient se réfugier sur les arbres voisins du groupe que Will-Tree dominait de toute sa tête.

Godfrey continua de grimper ainsi tant qu’il le put, et ne s’arrêta qu’au moment où les extrêmes branches supérieures commencèrent à fléchir sous son poids.

Un large horizon d’eau entourait l’île Phina, qui se déroulait à ses pieds comme une carte en relief.

Ses yeux parcoururent avidement cette portion de mer. Elle était toujours déserte. Il fallait bien en conclure, une fois de plus, que l’île se trouvait hors des routes commerciales du Pacifique.

Godfrey étouffa un gros soupir; puis, ses regards s’abaissèrent vers cet étroit domaine, sur lequel la destinée le condamnait à vivre, longtemps sans doute, toujours peut-être!

Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il revit, dans le nord cette fois, une fumée semblable à celle qu’il avait déjà cru apercevoir dans le sud.

Il regarda donc avec la plus extrême attention.

Une vapeur très déliée, d’un bleu plus foncé à sa pointe, montait droit dans l’air calme et pur.

«Non! je ne me trompe pas! s’écria Godfrey. Il y a là une fumée, et, par conséquent, un feu qui la produit!… et ce feu ne peut avoir été allumé que par… Par qui?…»

Godfrey prit alors avec une extrême précision le relèvement de l’endroit en question.

La fumée s’élevait au nord-est de l’île, au milieu des hautes roches qui bordaient le rivage. Il n’y avait pas d’erreur possible. C’était à moins de cinq milles de Will-Tree. En coupant droit sur le nord-est, à travers la prairie, puis, en suivant le littoral, on devait nécessairement arriver aux rochers qu’empanachait cette légère vapeur.

Tout palpitant, Godfrey redescendit l’échafaudage de branches jusqu’à la fourche. Là, il s’arrêta un instant pour arracher un fouillis de mousse et de feuilles; puis, cela fait, il se glissa par l’orifice, qu’il boucha du mieux qu’il put, et se laissa rapidement couler jusqu’au sol.

Un seul mot jeté à Tartelett pour lui dire de ne point s’inquiéter de son absence, et Godfrey s’élança dans la direction du nord-est, de manière à gagner le littoral.

Ce fut une course de deux heures, d’abord à travers la verdoyante prairie, au milieu de bouquets clairsemés ou de longues haies de genêts épineux, ensuite le long de la lisière du littoral. Enfin la dernière chaîne de roches fut atteinte.

Mais cette fumée que Godfrey avait aperçue du haut de l’arbre, en vain chercha-t-il à la revoir, lorsqu’il fut redescendu. Toutefois, comme il avait relevé exactement la situation de l’endroit d’où elle s’échappait, il put y arriver sans erreur. Là, Godfrey commença ses recherches. Il explora avec soin toute cette partie du littoral. Il appela…

Personne ne répondit à son appel. Aucun être humain ne se montra sur cette grève. Pas un rocher ne lui offrit la trace ni du feu allumé récemment, ni d’un foyer maintenant éteint, qu’avaient pu alimenter les herbes marines et les algues sèches, déposées par le flot.

«Il n’est cependant pas possible que je me sois trompé! se répétait Godfrey. C’est bien une fumée que j’ai aperçue!… Et pourtant!…»

Comme il n’était pas admissible que Godfrey eût été dupe d’une illusion, il en arriva à penser qu’il existait quelque source d’eau chaude, une sorte de geiser intermittent, dont il ne pouvait retrouver la place, qui avait dû projeter cette vapeur.

En effet, rien ne prouvait qu’il y n’eût pas dans l’île plusieurs de ces puits naturels. En ce cas, l’apparition d’une colonne de fumée se fût expliquée par ce simple phénomène géologique.

Godfrey, quittant le littoral, revint donc vers Will-Tree, en observant un peu plus le pays au retour qu’il ne l’avait fait à l’aller. Quelques ruminants se montrèrent, entre autres des wapitis, mais ils filaient avec une telle rapidité qu’il eût été impossible de les atteindre.

Vers quatre heures, Godfrey était de retour. Cent pas avant d’arriver, il entendait l’aigre crin-crin de la pochette, et se retrouvait bientôt en face du professeur Tartelett, qui, dans l’attitude d’une vestale, veillait religieusement sur le feu sacré confié à sa garde.

 

 

 

 XIV

Dans lequel Godfrey trouve une épave à laquelle son compagnon et lui font bon accueil

 

ouffrir ce qu’on ne peut empêcher est un principe de philosophie qui, s’il ne porte peut-être pas à l’accomplissement des grandes choses, est, à coup sûr, éminemment pratique. Godfrey était donc bien résolu à lui subordonner désormais tous ses actes. Puisqu’il fallait vivre dans cette île, le plus sage était d’y vivre le mieux possible, jusqu’au moment où une occasion serait donnée de la quitter.

On s’occupa, sans plus tarder, d’aménager quelque peu l’intérieur de Will-Tree. La question de propreté, à défaut de confort, domina toutes les autres. Les couchettes d’herbes furent souvent renouvelées. Les ustensiles se réduisaient à de simples coquilles, il est vrai; mais les assiettes ou les plats d’un office américain n’auraient pas offert plus de netteté. Il faut le répéter à sa louange, le professeur Tartelett lavait admirablement la vaisselle. Son couteau aidant, Godfrey, au moyen d’un large morceau d’écorce aplanie et de quatre pieds fichés au sol, parvint à établir une table au milieu de la chambre. Des souches grossières servirent d’escabeaux. Les convives n’en furent plus réduits à manger sur leurs genoux, lorsque le temps ne permettait pas de dîner en plein air.

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Il y avait encore la question de vêtements, qui n’était pas sans préoccuper beaucoup. On les ménageait donc le mieux possible. Par cette température et sous cette latitude, il n’y avait aucun inconvénient à être demi-nu. Mais enfin, culotte, vareuse, chemise de laine, finiraient par s’user. Comment pourrait-on les remplacer? En viendrait-on à se vêtir des peaux de ces moutons, de ces chèvres, qui, après avoir nourri le corps, serviraient encore à l’habiller? Il le faudrait sans doute. En attendant, Godfrey fit laver fréquemment le peu de vêtements dont ils disposaient. Ce fut encore à Tartelett, transformé en lessiveuse, qu’incomba cette tâche. Il s’en acquittait, d’ailleurs, à la satisfaction générale.

Godfrey, lui, s’occupait plus spécialement des travaux de ravitaillement et d’aménagement. Il était, en outre, le pourvoyeur de l’office. La récolte des racines comestibles et des fruits de manzanillas lui prenait chaque jour quelques heures; de même, la pêche au moyen de claies de joncs tressés, qu’il installait soit dans les eaux vives du rio, soit dans les cavités des roches du littoral que le reflux laissait à sec. Ces moyens étaient fort primitifs, sans doute, mais, de temps à autre, un beau crustacé ou quelque poisson succulent figurait sur la table de Will-Tree, sans parler des mollusques, dont la récolte se faisait à la main et sans peine.

Mais, nous l’avouerons, – et on voudra bien admettre que de tous les ustensiles de cuisine, c’est le plus essentiel, – la marmite, la simple marmite de fonte ou de fer battu manquait. Son absence ne se faisait que trop sentir. Godfrey ne savait qu’imaginer pour remplacer le vulgaire coquemar dont l’usage est universel. Pas de pot-au-feu, pas de viande ni de poisson bouillis, rien que du rôti et des grillades. La soupe grasse n’apparaissait jamais au début des repas. Parfois, Tartelett s’en plaignait amèrement; mais le moyen de satisfaire ce pauvre homme!

D’autres soins, d’ailleurs, avaient occupé Godfrey. En visitant les différents arbres du groupe, il avait trouvé un second sequoia, de grande taille, dont la partie inférieure, creusée par le temps, offrait aussi une assez large anfractuosité.

Ce fut là qu’il établit un poulailler, dans lequel les  volatiles eurent bientôt pris leur domicile. Le coq et les poules s’y habituèrent aisément, les œufs y éclosaient dans l’herbe sèche, les poussins commençaient à pulluler. On les renfermait chaque soir, afin de les mettre à l’abri des oiseaux de proie, qui, du haut des branches, guettaient ces faciles victimes et auraient fini par détruire toutes les couvées.

Quant aux agoutis, aux moutons, aux chèvres, jusqu’alors il avait paru inutile de leur chercher une bauge ou une étable. Lorsque la mauvaise saison serait venue, on aviserait. En attendant, ils prospéraient dans ce luxuriant pâturage de la prairie, ayant là en abondance une sorte de sainfoin et quantité de ces racines comestibles, dont les représentants de la race porcine faisaient le plus grand cas. Quelques chèvres avaient mis bas depuis l’arrivée dans l’île, mais on leur laissait presque tout leur lait, afin qu’elles pussent pourvoir à la nourriture des petits.

De tout cela, il résultait que Will-Tree et ses alentours étaient maintenant fort animés. Les animaux domestiques, bien repus, venaient, aux heures chaudes de la journée, y chercher refuge contre les ardeurs du soleil. Il n’y avait point à craindre qu’ils allassent s’égarer au loin, ni rien à redouter, non plus, de la part des fauves, puisqu’il ne semblait pas que l’île de Phina renfermât un seul animal dangereux.

Ainsi allaient les choses, avec le présent à peu près assuré, mais un avenir toujours inquiétant, lorsqu’un incident inattendu se produisit, qui devait notablement améliorer la situation.

C’était le 29 juillet.

Godfrey errait, pendant la matinée, sur cette partie de la grève qui formait le littoral de la grande baie, à laquelle il avait donné le nom de Dream-Bay. Il l’explorait, afin de reconnaître si elle était aussi riche en mollusques que le littoral du nord. Peut-être espérait-il encore que quelque épave s’y retrouverait, tant il lui semblait singulier que le ressac n’eût pas jeté un seul des débris du navire à la côte.

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Or, ce jour-là, il s’était avancé jusqu’à la pointe septentrionale, que terminait une plage sablonneuse, lorsque son attention fut attirée par une roche bizarre, qui émergeait à la hauteur du dernier relai d’algues et de varechs.

Un certain pressentiment le porta à hâter sa marche. Quelle fut sa surprise, sa joie aussi, quand il reconnut que ce qu’il prenait pour une roche, était une malle à demi enterrée dans le sable.

Était-ce un des colis du Dream? Se trouvait-il à cette place depuis le naufrage? N’était-ce pas plutôt tout ce qui restait d’une autre catastrophe plus récente? Il eût été difficile de le dire. En tout cas, d’où qu’elle vînt et quoi qu’elle pût contenir, cette malle devait être de bonne prise.

Godfrey l’examina extérieurement. Il n’y vit aucune trace d’adresse. Pas un nom, pas même une de ces grosses initiales, découpées dans une mince plaque de métal, qui ornent les malles américaines. Peut-être s’y trouverait-il quelque papier qui indiquerait sa provenance, la nationalité, le nom de son propriétaire? En tout cas, elle était hermétiquement fermée, et on pouvait espérer que son contenu n’avait point été gâté par son séjour dans l’eau de mer. C’était, en effet, une malle très forte en bois, recouverte d’une peau épaisse, avec armatures de cuivre à tous ses angles et de larges courroies qui la sanglaient sur toutes ses faces.

Quelle que fût son impatience à vouloir visiter le contenu de cette malle, Godfrey ne songea point à la briser, mais à l’ouvrir, après en avoir fait sauter la serrure. Quant à la transporter du fond de Dream-Bay à Will-Tree, son poids ne le permettait pas, et il n’y fallait même pas penser.

«Eh bien, se dit Godfrey, nous la viderons sur place, et nous ferons autant de voyages qu’il, sera nécessaire pour transporter tout ce qu’elle renferme.»

On pouvait compter environ quatre milles de l’extrémité du promontoire au groupe des sequoias. Cela demanderait donc un certain temps et occasionnerait une certaine fatigue. Or, le temps ne manquait pas. Quant à la fatigue, ce n’était pas là le cas d’y regarder.

Que renfermait cette malle?… Avant de retourner à Will-Tree, Godfrey voulut au moins tenter de l’ouvrir.

Il commença donc par défaire les courroies, et, une fois débouclées, il enleva, en le ménageant bien, le capuchon de cuir qui recouvrait la serrure. Mais comment la forcer?

Là était la besogne la plus difficile. Godfrey n’avait aucun levier qui pût lui permettre de pratiquer une pesée. Risquer de briser son couteau dans cette opération, il s’en fût bien gardé. Il chercha donc un lourd galet, avec lequel il tenterait de faire sauter la gâche.

La grève était semée de durs silex, de toutes formes, qui pouvaient servir de marteau.

Godfrey en choisit un, gros comme le poing, et il porta un coup vigoureux sur la plaque de cuivre.

A son extrême surprise, le pêne, engagé dans la gâche, se dégagea immédiatement.

Ou la gâche s’était brisée au choc, ou la serrure n’avait pas été fermée à clef.

Le cœur de Godfrey lui battit fort, au moment où il allait relever le couvercle de la malle!

Enfin elle était ouverte, et, en vérité, s’il eût fallu la briser, Godfrey n’y fût pas parvenu sans peine.

C’était un véritable coffre-fort que cette malle. Les parois intérieures en étaient doublées d’une feuille de zinc, de telle sorte que l’eau de mer n’avait pu y pénétrer. Aussi les objets qu’elle contenait, si délicats qu’ils fussent, devaient-ils se trouver dans un parfait état de conservation.

Et quels objets! En les retirant, Godfrey ne pouvait retenir des exclamations de joie! Certainement cette malle avait dû appartenir à quelque voyageur très pratique, qui comptait s’aventurer en un pays, où il serait réduit à ses seules ressources.

En premier lieu, du linge: chemises, serviettes, draps, couvertures; puis, des vêtements: vareuses de laine, chaussettes de laine et de coton, solides pantalons de toile et de velours écru, gilets de tricot, vestes de grosse et solide étoffe; puis, deux paires de fortes bottes, des souliers de chasse, des chapeaux de feutre.

En deuxième lieu, quelques ustensiles de cuisine et de toilette: marmite, – la fameuse marmite tant demandée! – bouilloire, cafetière, théière, quelques cuillers, fourchettes et couteaux, un petit miroir, des brosses à tout usage; enfin, ce qui n’était pas à dédaigner, trois bidons contenant environ quinze pintes d’eau-de-vie et de tafia, et plusieurs livres de thé et de café.

En troisième lieu, quelques outils: tarière, vrille, scie à main, assortiment de clous et de pointes, fers de bêche et de pelle, fer de pic, hache, herminette, etc.

En quatrième lieu, des armes: deux couteaux de chasse dans leur gaine de cuir, une carabine et deux fusils à piston, trois revolvers à six coups, une dizaine de livres de poudre, plusieurs milliers de capsules et une importante provision de plomb et de balles, – toutes ces armes paraissant être de fabrication anglaise; enfin une petite pharmacie de poche, une longue-vue, une boussole, un chronomètre.

Il s’y trouvait aussi quelques volumes en anglais, plusieurs mains de papier blanc, crayons, plumes et encre, un calendrier, une Bible, éditée à New-York, et un Manuel du parfait cuisinier.

Vraiment, cela constituait un inventaire d’un prix inestimable dans la circonstance.

Aussi Godfrey ne se tenait-il pas de joie. Il eût tout exprès commandé ce trousseau, à l’usage des naufragés dans l’embarras, qu’il ne l’aurait pas eu plus complet.

Cela valait bien un remerciement à la Providence, et la Providence eut son remerciement, parti d’un cœur reconnaissant.

Godfrey s’était donné le plaisir d’étaler tout son trésor sur la grève. Chaque objet avait été visité, mais aucun papier ne se trouvait dans la malle qui pût en indiquer la provenance, ni sur quel navire elle avait été embarquée.

Aux alentours, d’ailleurs, la mer n’avait apporté aucune autre épave d’un naufrage récent. Rien sur les roches, rien sur la grève. Il fallait que la malle eût été transportée en cet endroit par le flux, après avoir flotté plus ou moins longtemps. En effet, son volume, par rapport à son poids, avait pu lui assurer une flottabilité suffisante.

Les deux hôtes de l’île Phina se trouvaient donc avoir, et pour un certain temps, les besoins de la vie matérielle assurés dans une large mesure: outils, armes, instruments, ustensiles, vêtements, une heureuse bonne fortune venait de tout leur donner.

Il va de soi que Godfrey ne pouvait songer à emporter tous ces objets à Will-Tree. Leur transport nécessiterait plusieurs voyages; mais il conviendrait de se hâter, par crainte du mauvais temps.

Godfrey remit donc la plupart de ces divers objets dans la malle. Un fusil, un revolver, une certaine quantité de poudre et de plomb, un couteau de chasse, la longue-vue, la marmite, voilà ce dont il se chargea uniquement.

Puis, la malle fut soigneusement refermée, rebouclée, et, d’un pas rapide, Godfrey reprit le chemin du littoral.

Ah! comme il fut reçu une heure après par Tartelett! Et le contentement du professeur, lorsque son élève lui eut fait l’énumération de leurs nouvelles richesses! La marmite, la marmite surtout, lui causa des transports qui se traduisirent par une série de jetés-battus, terminés par un triomphant pas de six-huit!

Il n’était encore que midi. Aussi, Godfrey voulut-il, après le déjeuner, retourner immédiatement à Dream-Bay. Il lui tardait que tout fût mis en sûreté dans Will-Tree.

Tartelett ne fit aucune objection et se déclara prêt à partir. Il n’avait même plus à surveiller le foyer qui flambait. Avec de la poudre, on se procure partout du feu. Mais le professeur voulut que, pendant leur absence, le pot-au-feu pût mijoter doucement.

En un instant, la marmite, remplie d’eau douce, reçut tout un quartier d’agouti avec une douzaine de racines d’yamph, qui devaient tenir lieu de légumes, additionnée d’une bonne pincée de ce sel qu’on trouvait dans le creux des roches.

«Elle s’écumera bien toute seule!» s’écria Tartelett, qui paraissait très satisfait de son œuvre.

Et les voilà partis d’un pied léger pour Dream-Bay, en obliquant par le plus court.

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La malle était toujours à sa place. Godfrey l’ouvrit avec précaution. Au milieu des exclamations admiratives de Tartelett, il fut procédé au triage de divers objets.

Dans ce premier voyage, Godfrey et son compagnon, transformés en mules de charge, purent rapporter à Will-Tree les armes, les munitions et une partie des vêtements.

Tous deux se reposèrent alors de leur fatigue devant la table où fumait ce bouillon d’agouti qu’ils déclarèrent excellent. Quant à la viande, au dire du professeur, il eût été difficile d’imaginer quelque chose de plus exquis! O merveilleux effet des privations!

Le lendemain, 30, Godfrey et Tartelett partaient dès l’aube, et trois autres voyages achevaient de vider et de transporter le contenu de la malle. Avant le soir, outils, armes, instruments, ustensiles, tout était apporté, rangé, emmagasiné à Will-Tree.

Enfin, le 1er août, la malle elle-même, traînée non sans peine le long de la grève, trouvait place dans l’habitation, où elle se transformait en coffre à linge.

Tartelett, avec la mobilité de son esprit, voyait maintenant l’avenir tout en rose. On ne s’étonnera donc pas que, ce jour-là, sa pochette à la main, il fût venu trouver son élève et lui eût très sérieusement dit, comme s’ils avaient été dans le salon de l’hôtel Kolderup:

«Eh bien, mon cher Godfrey, ne serait-il pas temps de reprendre nos leçons de danse?»

 

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