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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Dans lequel le gabarier Trégomain navigue assez heureusement
sur un «vaisseau du désert»

 

e lendemain, 23 mars, dès l’aube, une caravane quittait la capitale de l’imanat, et suivait la route à proximité du littoral.

Une véritable caravane, et telle que le gabarier n’en avait jamais vu défiler à travers les landes d’Ille-et-Vilaine. Il fit cet aveu à Juhel, lequel ne s’en étonna point. Cette caravane comptait une centaine d’Arabes et d’Indous, plus des bêtes de somme en nombre à peu près égal. Avec cette force numérique, les périls du voyage étaient conjurés. Il n’y aurait pas à s’inquiéter d’un coup de main des pirates de terre, moins dangereux, d’ailleurs, que les pirates de mer.

Parmi les indigènes, on remarquait deux ou trois de ces financiers ou négociants, dont l’agent français avait parlé. Ils voyageaient sans apparat, uniquement préoccupés des affaires qui les appelaient à Sohar.

Quant à l’élément étranger, il était représenté par les trois Français, maître Antifer, Juhel, Gildas Trégomain, et les deux Égyptiens, Nazim et Ben-Omar.

Ces derniers n’avaient eu garde de manquer le départ de la caravane. Ayant appris, puisque maître Antifer ne s’en cachait pas, que celui-ci devait partir le lendemain, ils s’étaient préparés en conséquence. Il va de soi que le Malouin ne s’était aucunement inquiété de Ben-Omar et de son clerc. A eux de le suivre comme ils l’entendraient, et sans qu’il eût à en prendre souci. Son intention bien arrêtée était de ne pas avoir l’air de les connaître. Lorsqu’il les aperçut au milieu de la caravane, il ne les honora même pas d’un salut, et, sous son regard menaçant, le gabarier n’osa tourner la tête de leur côté.

Les bêtes qui servaient au transport des voyageurs et des marchandises étaient de trois sortes: chameaux, mulets, ânes. On aurait en vain songé à utiliser un véhicule quelconque, fût-ce une charrette rudimentaire. Comment le véhicule eût-il roulé sur un sol cahoteux, dépourvu de routes frayées, marécageux parfois, comme le sont ces prairies humides auxquelles on donne le nom de «mauves». Tout le monde était monté selon sa convenance.

Deux mulets de moyenne taille, vigoureux et ardents, portaient l’oncle et le neveu. Les loueurs de Mascate, des juifs très entendus en affaires, leur avaient fourni ces montures habituées au train des caravanes, – à un bon prix, cela va sans dire. Maître Antifer devait-il regarder à quelques centaines de pistoles de plus ou de moins? Non, évidemment. Toutefois, pour n’importe quelle somme, on ne put trouver un mulet dont la solidité fût en rapport avec le poids de Gildas Trégomain. Sous cette masse humaine, pendant un trajet de cinquante lieues, aucun représentant de la race mulassière n’eût été en état de résister. De là, nécessité de se pourvoir d’un animal plus robuste pour le service de l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

«Sais-tu que tu es embarrassant, gabarier? lui avait dit poliment maître Antifer, après avoir renvoyé les mulets qui furent successivement essayés.

– Que veux-tu, mon ami?… Il ne fallait pas m’obliger à t’accompagner!… Laisse-moi à Mascate où je t’attendrai…

– Jamais!

 – Je ne peux pourtant pas me faire transporter en plusieurs morceaux…

– Monsieur Trégomain, avait demandé Juhel, auriez-vous de la répugnance à employer un chameau?

– Aucune, mon garçon, si le chameau n’en éprouvait pas à me servir de monture.

– C’est une idée, s’était écrié maître Antifer. Il sera très bien sur un de ces chameaux…

– Si justement appelés «vaisseaux du désert!» avait ajouté Juhel.

– Va pour le vaisseau du désert!» s’était contenté de répondre l’accommodant gabarier.

Et voilà comment, ce jour-là, sur un colossal échantillon de ces ruminants, entre les deux bosses du robuste animal, était achevalé Gildas Trégomain. Cela ne lui déplaisait pas. Même, à sa place, peut-être un autre en eût-il été très fier. S’il éprouva ce sentiment bien légitime, il n’en montra rien, et ne songea qu’à gouverner au mieux son vaisseau, à épargner des embardées inutiles, à le tenir en bonne direction. Sans doute, lorsque la caravane prenait une allure plus rapide, le train de la bête ne laissait pas d’être rude. Mais les assises charnues du gabarier étaient suffisantes pour amortir ces coups de tangage.

A l’arrière de la caravane, où il restait de préférence, Saouk montait un mulet un peu vif, en cavalier rompu à ce genre d’exercice. Près de lui, ou du moins mettant toute son attention à ne point être distancé, Ben-Omar chevauchait un petit âne, ses pieds rasant presque la terre, – ce qui devait exempter de gravité les chutes éventuelles. Enfourcher un mulet?… Jamais le notaire n’avait pu s’y décider. Il serait tombé de trop haut. D’ailleurs, ces mulets arabes sont fringants, impétueux, capricieux, et il faut une main énergique pour les maîtriser.

La caravane marchait de manière à franchir une étape d’une dizaine de lieues par journée, coupée d’une halte de deux heures au moment de la méridienne. En quatre jours, elle aurait atteint Sohar, s’il ne se produisait aucun retard.

Quatre jours, voilà qui devait paraître d’une interminable longueur à maître Antifer, toujours éperonné par l’obsession de son îlot. Et pourtant il touchait au terme de son aventureux voyage… Quelques traites encore, et il serait au but… Pourquoi donc se sentait-il plus nerveux, plus inquiet, à mesure qu’il approchait de l’instant décisif? Ses compagnons n’arrivaient pas à tirer une parole de lui. Ils en étaient réduits à causer entre eux.

Et, du haut de son ruminant, se balançant d’une bosse à l’autre, voici que le gabarier fit cette réflexion:

«Juhel, de toi à moi, est-ce que tu crois au trésor de Kamylk-Pacha?

– Hum! répondit Juhel, cela m’a la mine d’être par trop fantasmagorique!

– Juhel… s’il n’y avait pas d’îlot ?…

– Et, en admettant qu’il y eût un îlot, monsieur Trégomain, s’il n’y avait pas de trésor?… Mon oncle serait obligé d’imiter ce fameux capitaine marseillais, parti pour Bourbon, et qui, faute d’avoir trouvé Bourbon, était revenu à Marseille!

– Voilà qui lui serait un coup terrible, Juhel, et je ne sais si son cerveau y résisterait!

On croira volontiers que le gabarier et son jeune ami se gardaient de discuter ces hypothèses en présence de maître Antifer. A quoi bon? Rien n’aurait pu ébranler les convictions de cet entêté. Douter que les diamants et autres pierres d’une valeur énorme fussent à l’endroit où Kamylk-Pacha les avait enfouies sur cet îlot dont il connaissait la situation exacte, cela ne fût jamais entré dans sa pensée. Non, et il s’inquiétait uniquement de certaines difficultés d’exécution pour mener à bonne fin sa campagne.

En effet, le voyage d’aller était relativement facile. Il s’accomplirait sans encombres, c’était probable. Une fois à Sohar, on verrait à se procurer une embarcation, on irait à la découverte de l’îlot, on déterrerait les trois barils… Il n’y avait rien là qui fût de nature à tracasser un esprit aussi résolu que celui de notre Malouin. Se transporter de sa personne, accompagné du gabarier et de Juhel, au milieu d’une caravane, quoi de plus facile? Il était supposable également que la translation du trésor depuis l’îlot jusqu’à Sohar ne rencontrerait aucun obstacle. Mais, pour revenir à Mascate, ces barils emplis d’or et de pierres précieuses, il faudrait les charger sur des chameaux de bât, à l’instar de ces marchandises dont le transit s’opère le long du littoral… Et comment les embarquerait-on sans éveiller l’attention des agents de douane… sans se voir contraint à quelque énorme paiement de droits?… Qui sait même si l’iman ne serait pas tenté de les accaparer, de se déclarer propriétaire absolu d’un trésor découvert sur ses territoires? Car maître Antifer avait beau dire «mon îlot», l’îlot ne lui appartenait pas… Kamylk-Pacha n’avait pu le lui léguer, et, incontestablement, cet îlot faisait partie de l’imanat de Mascate!

C’étaient là, sans parler des difficultés de transport au retour, du réembarquement à bord du prochain paquebot pour Suez, plusieurs raisons capitales de se sentir très perplexe. Aussi quelle idée absurde et intempestive le riche Égyptien avait-il eue de confier ses richesses à un îlot du golfe d’Oman?… N’en existait-il pas d’autres par centaines, par milliers, disséminés à la surface des mers, fût-ce au milieu des innombrables groupes du Pacifique, qui échappent à toute surveillance, dont la propriété n’est revendiquée par personne, où l’héritier aurait pu si aisément recueillir son héritage sans éveiller aucun soupçon?…

Bref, les choses étaient telles. Impossible d’y rien changer. L’îlot occupait un point du golfe d’Oman depuis la formation géologique de notre sphéroïde, il y resterait jusqu’à la fin du monde. Quel malheur qu’on ne pût lui donner la remorque pour le conduire en vue de Saint-Malo!… Voilà qui eût beaucoup simplifié la besogne.

On admettra donc que maître Antifer fût en proie aux plus vifs soucis, lesquels se traduisaient par des paroxysmes de rage intérieure. Ah! le déplorable compagnon de voyage, au total, toujours marmonnant, ne répondant point aux questions, chevauchant à l’écart, gratifiant son mulet de quelque coup de matraque parfois peu mérité… Et, franchement, si le trop patient animal eût envoyé son cavalier à quatre pas d’un vigoureux mouvement de reins, il n’y aurait pas eu lieu de lui en vouloir.

Ce trouble de son oncle, Juhel le devinait sans oser intervenir. Gildas Trégomain, du haut de sa monture à double bosse, comprenait ce qui se passait dans le cerveau de son ami. Tous deux avaient dû renoncer à combattre un pareil ébranlement moral, et ils se regardaient, hochant la tête d’une façon significative.

Cette journée de début n’occasionna pas d’extrêmes fatigues. Cependant la température était déjà élevée sous cette latitude. Le climat de l’Arabie méridionale est excessif à la limite de ce tropique du Cancer, et très contraire au tempérament des Européens. Un vent brûlant, à travers un ciel dévoré de feux, souffle le plus généralement du côté des montagnes. La brise de mer est impuissante à le refouler. L’écran des hauteurs de Gebel se dresse vers l’ouest, et il semble que cette chaîne réverbère les rayons du soleil comme le ferait un immense récepteur. En outre, lorsque la saison torride bat son plein, les nuits sont étouffantes et le sommeil impossible.

Malgré cela, si les trois Français n’eurent pas trop à souffrir des deux premières étapes, c’est que la caravane chemina sur les plaines boisées, voisines du littoral. Les environs de Mascate n’offrent point l’aridité du désert. La végétation s’y développe avec une certaine exubérance. Il y a des champs cultivés en millet lorsque le sol est sec, en riz lorsque les marigots ramifient leurs veines liquides à sa surface. Puis l’ombrage ne manque pas sous les forêts de banians, entre ces mimosas qui produisent la gomme arabique, dont l’exportation a lieu sur une grande échelle, – l’une des principales richesses du pays.

Le soir, le campement fut établi au bord d’une petite rivière, alimentée par les sources des montagnes de l’ouest, qui promène ses eaux lentes vers le golfe. On débrida les bêtes, on les laissa paître à leur convenance, sans même prendre le soin de les entraver, tant elles sont habituées à ces haltes régulières. Pour ne parler que des personnages de cette histoire, l’oncle et le neveu abandonnèrent leurs mulets sur la pâture commune, – ce que Saouk fit également dès l’arrivée de la caravane. Le chameau du gabarier s’agenouilla comme un fidèle du Koran à l’heure de la prière du soir, et Gildas Trégomain, se désaffourchant, honora d’une bonne caresse le mufle de l’animal. Quant à l’âne de Ben-Omar, il s’arrêta brusquement, et, comme son cavalier ne descendait pas assez vite, il l’envoya rouler à terre par une inopinée saccade de son arrière-train. Le notaire tomba étendu de tout son long sur le sol, tourné vers la Mecque, dans l’attitude d’un musulman en prière. Il est probable, toutefois, qu’il songea plutôt à maudire sa bourrique qu’à célébrer Allah et son prophète.

Nuit exempte d’incidents, qui s’écoula dans ce campement situé à une quarantaine de kilomètres de Mascate, et lieu habituel de la halte des caravanes.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, départ et reprise de la route dans la direction de Sohar..

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Le pays est plus découvert. Jusqu’à l’horizon s’étendent de vastes plaines sur lesquelles le sable commence à remplacer l’herbe. Une apparence de Sahara avec tous ses inconvénients, rareté de l’eau, défaut d’ombre, fatigues du cheminement. Pour des Arabes, accoutumés à ces marches en caravane, ce voyage n’avait rien que d’ordinaire, et ils accomplissent ces longs trajets en plein cœur de l’été sous de plus accablantes températures. Mais comment des Européens supporteraient-ils cette épreuve?

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Hâtons-nous de dire qu’ils s’en tirèrent sans dommage, – même le gabarier, dont la masse, quelques semaines plus tard, eût pour sûr fondu sous les feux de ce soleil tropical. Bercé par l’allure régulière et le pas élastique de son chameau, il somnolait béatement entre les deux bosses. Solidement accoté, il avait si bien l’air d’être partie intégrante de l’animal qu’une chute n’était point à craindre. D’ailleurs, il n’avait pas tardé à reconnaître que son obligeante monture connaissait mieux que lui les difficultés de la route, et il ne cherchait plus à la diriger. La Charmante-Amélie ne marchait pas avec plus de sécurité, lorsqu’un attelage la remorquait le long du chemin de halage de la Rance.

Quant à Juhel, jeune et vigoureux, tandis qu’il parcourait ces territoires de l’imanat entre Mascate et Sohar, son esprit le reportait au milieu de sa chère ville bretonne, dans la rue des Hautes-Salles, devant cette maison où l’attendait Énogate… Pour ce qui est de la fameuse princesse que son oncle voulait lui faire épouser, il ne s’en inquiétait guère! Jamais il n’aurait d’autre femme que sa jolie cousine! Est-ce qu’il existait au monde une duchesse qui eût à lui être comparée, fût-elle de sang royal?… Non, et les millions de Kamylk-Pacha n’y changeraient rien, en admettant que cette aventure ne fût pas un rêve des Mille et une Nuits parfaitement irréalisable. Il va sans dire que Juhel avait écrit à sa fiancée dès l’arrivée à Mascate. Mais quand cette lettre lui parviendrait-elle?…

Maître Antifer parut encore plus soucieux ce jour-là que le jour précédent, et le lendemain, sans doute, nouvelle aggravation. C’était toujours le transport des trois barils qui lui causait les plus vives alarmes, très justifiées, disons-le.

Et à quelles appréhensions ne se fût-il pas abandonné, s’il avait su que, dans la caravane même, il était l’objet d’une surveillance particulière? Oui… il y avait là un indigène, âgé d’une quarantaine d’années, de physionomie très fine, qui, n’ayant jamais éveillé ses soupçons, s’était attaché à sa personne.

En effet, l’escale bi-mensuelle du paquebot de Suez à Mascate ne s’opérait pas sans que la police de l’iman y prit un intérêt spécial. En outre de la taxe imposée à tout étranger, qui veut fouler du pied le sol de l’imanat, le souverain éprouve une curiosité très orientale à l’égard des Européens qui lui rendent visite. Savoir l’objet de leur présence dans le pays, si leur intention est d’y séjourner, rien que de très naturel… Aussi, lorsque les trois Malouins débarquèrent sur le quai, et après qu’ils se furent logés à l’hôtel anglais, le chef de la police n’hésita-t-il pas à les entourer d’une sage protection.

Or, comme nous l’avons fait observer, la police de Mascate, admirablement organisée en ce qui concerne la sécurité des rues, ne l’est pas moins lorsqu’elle surveille les voyageurs, qu’ils viennent par terre ou par mer. Elle se garde bien d’exiger d’eux des papiers en règle, dont les coquins sont toujours pourvus, de les soumettre à des interrogatoires auxquels ils sont préparés à répondre. Mais elle ne les perd pas de vue, elle les épie, elle les «file» avec une discrétion, une réserve, un tact qui font honneur à l’intelligence des Orientaux.

Il suit de là que maître Antifer était sous l’œil d’un agent, chargé de le suivre jusqu’où il lui conviendrait d’aller. Sans le demander jamais, ce policier finirait par apprendre à quel dessein ces Européens étaient dans l’imanat. Si même ils se trouvaient embarrassés au milieu d’une population dont ils ne connaissaient pas la langue, il s’empresserait de leur offrir ses services avec une complaisance sans bornes. Puis, grâce à cette information, l’iman ne les laisserait repartir que s’il n’avait aucun intérêt à les garder pour une cause quelconque.

On le reconnaîtra, cette surveillance pouvait singulièrement entraver la grande opération de maître Antifer. Déterrer un trésor d’une valeur invraisemblable, le ramener à Mascate, l’embarquer sur le paquebot à destination de Suez, c’était déjà difficile. Mais, lorsque Sa Hautesse saurait à quoi s’en tenir, cela dépasserait forcément les limites du possible.

Par bonheur, – on ne saurait trop le répéter, – Pierre-Servan-Malo ignorait ce surcroît de complications futures. Le fardeau des soucis présents suffisait à l’accabler. Il ignorait, il ne se doutait guère qu’il voyageait sous le regard inquisiteur d’un agent de l’imanat. Ni ses deux compagnons ni lui n’avaient remarqué dans le personnel de la caravane cet Arabe si réservé, si discret, lequel les épiait sans entrer en communication avec eux.

Toutefois, si cette manœuvre avait échappé à leur attention, peut-être n’en était-il pas de même de Saouk. Le soi-disant clerc de Ben-Omar, parlant l’arabe, avait pu entretenir quelques-uns des négociants qui se rendaient à Sohar. Or, ces personnages, auxquels l’agent de police n’était point inconnu, n’avaient pas fait mystère de sa qualité. Le soupçon dès lors, était venu à Saouk que cet agent était attaché à la personne de maître Antifer, et cela ne manqua pas de lui causer certaines inquiétudes. En effet, s’il ne voulait pas que l’héritage de Kamylk-Pacha tombât entre les mains d’un Français, il ne voulait pas davantage qu’il tombât entre les mains de l’iman. Remarquons, d’ailleurs, que le policier ne suspectait en aucune façon les deux Égyptiens, ne pouvant imaginer qu’ils marchaient au même but que les trois Européens. Des voyageurs de leur nationalité, il en venait souvent à Mascate. On ne se défiait donc point de ceux-ci, ce qui prouve que la police n’est pas parfaite – même dans l’imanat de Sa Hautesse.

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Après une journée fatigante, coupée par la halte de midi, la caravane établit son campement un peu avant le coucher du soleil.

Il y avait là, près d’une sorte de lagon à demi-desséché, une des curiosités naturelles de la région. C’était un arbre, sous lequel la caravane tout entière pouvait s’abriter, et dont l’abri eût été fort apprécié en plein midi pour passer les heures de la méridienne. Les rayons du soleil n’auraient pu percer le dôme de ces frondaisons immenses, étendues comme un velum à une quinzaine de pieds au-dessus du sol.

«Un arbre tel que je n’en ai jamais vu!… s’écria Juhel, lorsque son mulet s’arrêta de lui-même sous les premières ramures.

– Et tel que je n’en reverrai probablement jamais! répondit le gabarier, en se redressant entre les bosses du chameau qui venait de s’agenouiller.

– Qu’en dites-vous, mon oncle?» demanda Juhel.

L’oncle n’en dit rien, par la raison qu’il n’avait rien vu de ce qui excitait la surprise de son ami et de son neveu.

«Il me semble bien, dit Gildas Trégomain, que nous avons à Saint-Pol de Léon, dans un coin de notre Bretagne, une vigne phénoménale qui a quelque célébrité…

– Juste, monsieur Trégomain, mais elle ne saurait être comparée à cet arbre!»

Non! et si extraordinaire que soit la vigne de Saint-Pol de Léon, elle eût produit l’effet d’un simple arbrisseau auprès de ce géant végétal.

C’était un banian, – un figuier, si l’on veut, – d’une grosseur de tronc invraisemblable, cent pieds de circonférence au moins à le bien mesurer. De ce tronc, comme d’une tour, sortait une énorme fourche à décuple ramification, dont les branches s’enchevêtraient, se croisaient, se développaient, en couvrant de leur ombre la surface d’un demi-hectare. Immense parasol contre les rayons solaires, immense parapluie contre les averses, impénétrable aux feux comme aux eaux du ciel.

Si le gabarier en avait eu le temps, – car il en aurait eu la patience, – il se serait donné la satisfaction de compter les branches de ce banian. Combien y en avait-il?… Cela ne laissait pas de piquer sa curiosité.

Or, précisément, elle fut satisfaite. Voici dans quelles circonstances.

Comme il examinait les basses branches du banian, se tournant, se retournant, la main tendue, les doigts redressés, il entendit ces mots prononcés derrière lui:

«Ten thousand.»

Ce étaient deux mots anglais, que soulignait un fort accent oriental, et qu’il ne comprit pas, étant dans l’absolue ignorance de cette langue.

Mais Juhel savait l’anglais, et, après quelques mots à l’indigène qui venait de donner ce renseignement.

«Il paraît qu’il y a là dix mille branches! dit-il en s’adressant au gabarier.

– Dix mille?…

– C’est du moins ce que cet Arabe vient de dire.»

L’Arabe n’était autre que l’agent, mis aux trousses des étrangers pendant leur séjour dans l’imanat. Trouvant l’occasion bonne d’entrer en rapport avec eux, il en avait profité. Quelques demandes et autant de réponses furent encore échangées en langue anglo-saxonne entre Juhel et cet Arabe, lequel, s’étant présenté comme interprète attaché à la légation britannique de Mascate, se mit obligeamment à la disposition des trois Européens.

Juhel remercia l’indigène, et fit part à son oncle de cette circonstance, très heureuse de son avis pour les démarches qui suivraient leur arrivée à Sohar.

«Bien… bien!… se contenta de répondre maître Antifer. Arrange-toi pour le mieux avec cet homme, et dis-lui qu’on le paiera généreusement.

– A la condition qu’on trouve de quoi le payer!» murmura l’incrédule Trégomain.

Toutefois, si Juhel crut devoir se féliciter de cette rencontre, il est probable que Saouk s’en montra moins satisfait. De voir le policier en rapport avec les Malouins, c’était bien pour lui inspirer un surcroît d’inquiétudes, et il se promit de surveiller de très près les menées de cet indigène. Et encore, si Ben-Omar avait pu apprendre où l’on allait… si le voyage touchait à son terme… s’il devait se prolonger?… L’îlot gisait-il dans les parages du golfe d’Oman, dans le détroit d’Ormuz, dans le golfe Persique?… Faudrait-il le chercher le long des côtes de l’Arabie ou près du littoral de la Perse, jusqu’à la limite où le royaume du Shah confine aux États du Sultan?… Comment alors s’opéreraient les opérations et quelle durée exigeraient-elles?… Est-ce que maître Antifer comptait s’embarquer de nouveau à Sohar?… Puisqu’il ne l’avait pas fait à Mascate, cela ne semblait-il pas indiquer que les coordonnées plaçaient l’îlot au-delà du détroit d’Ormuz?… A moins que, par caravane, le voyage dût se continuer vers Chardja, vers El Kalif, peut-être jusqu’à Korene, au fond du golfe Persique?… Cruelles incertitudes, troublantes hypothèses, qui ne cessaient de surexciter le tempérament de Saouk, et dont le pauvre diable de notaire subissait les contre-coups.

«Est-ce ma faute, répétait-il, si monsieur Antifer s’entête à me traiter comme un étranger!…»

Comme un étranger? Non! pis que cela, comme un intrus, dont la présence lui était imposée par le testateur! Ah! sans le un pour cent!… Mais ce un pour cent valait bien quelques épreuves!… Seulement, quand se termineraient-elles?…

Le lendemain, la caravane traversa des plaines sans fin une sorte de désert dépourvu d’oasis. Les fatigues furent extrêmes pendant cette journée et les deux qui suivirent – fatigues dues surtout à la chaleur. Le gabarier put croire qu’il allait se dissoudre comme un de ces blocs de glace des mers boréales qui dérivent vers les basses latitudes. Très certainement, il perdit un dixième de son poids spécifique, à l’évidente satisfaction du porteur à deux bosses qu’il écrasait sous sa masse.

Aucun incident n’est à signaler pendant ces dernières étapes. Ce qu’il faut noter, c’est que l’Arabe, – il se nommait Sélik, – fit plus ample connaissance avec Juhel, grâce à leur commune pratique de la langue anglaise. Mais, que l’on se rassure, le jeune capitaine se tint toujours dans une prudente réserve et ne livra rien des secrets de son oncle. La recherche d’une ville du littoral, favorable à l’établissement d’un comptoir, c’est-à-dire la fable déjà imaginée pour l’agent français de Mascate, fut également servie au soi-disant interprète.

Celui-ci y ajouta-t-il foi? Juhel dut le croire. Il est vrai, le finaud ne jouait ce jeu que pour en apprendre davantage.

Bref, dans l’après-midi du 27 mars, après quatre jours et demi de cheminement, la caravane franchit l’enceinte de Sohar.

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel maître Antifer, Gildas Trégomain et Juhel
passent une très ennuyeuse journée à Sohar

 

l était heureux que nos trois Européens fussent venus à Sohar, non pour leur agrément, mais pour leurs affaires. La ville ne mérite pas d’être signalée à l’attention des touristes, et la visite ne vaut pas le voyage: des rues assez propres, cependant, des places trop ensoleillées, un cours d’eau qui suffit à peine aux besoins de quelques milliers d’habitants, lorsque les gosiers sont desséchés par les ardeurs de la canicule, des maisons disséminées un peu au hasard et qui ne prennent jour que sur une cour intérieure à la mode orientale, une bâtisse plus considérable, sans aucun style, dépourvue de ces délicatesses de la sculpture arabe, mais dont l’iman veut bien se contenter, lorsqu’il s’accorde deux ou trois semaines de villégiature dans le nord de son royaume.

Quoi qu’il en soit de son peu d’importance, Sohar n’en existe pas moins sur le littoral du golfe d’Oman, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est que sa position a été déterminée géographiquement avec toute la précision désirable.

La ville est située en longitude est par 54°29’, et en latitude nord par 24°37’.

Donc, en raison du gisement indiqué par la lettre de Kamylk-Pacha, il fallait chercher l’îlot à vingt-huit minutes d’arc dans l’est de Sohar, et à vingt-deux dans le nord. C’était une distance comprise entre quarante et cinquante kilomètres du littoral.

Les hôtels ne sont pas nombreux à Sohar. On n’y trouve même qu’une sorte de caravansérail, dans lequel quelques chambres ou plutôt quelques cellules disposées circulairement, sont meublées d’une seule couchette. C’est là que l’interprète Sélik, si serviable, conduisit maître Antifer, son neveu et son ami.

«Quelle bonne fortune, répétait Gildas Trégomain, d’avoir rencontré ce complaisant Arabe! Il est regrettable qu’il ne parle pas le français ou tout au moins le bas-breton!»

Toutefois, Juhel et Sélik se comprenaient suffisamment pour ce qu’ils avaient à se dire.

Il va de soi que, ce jour-là, très fatigués de leur voyage, Juhel et le gabarier ne voulurent pas s’occuper d’autre chose que d’un bon repas qui serait suivi de douze heures de sommeil. Mais il ne fut pas facile d’amener Pierre-Servan-Malo à ce projet si raisonnable. De plus en plus aiguillonné par ses désirs dans le voisinage de son îlot, il n’entendait pas temporiser… Il voulait fréter une embarcation hic et nunc!… se reposer, quand il n’avait qu’une enjambée à faire, – une enjambée d’une douzaine de lieues, il est vrai, – pour mettre le pied sur ce coin du golfe où Kamylk-Pacha avait enterré ses affriolants barils!

Bref, il y eut une scène mouvementée, laquelle prouva à quel degré d’impatience, de nervosité, d’éréthisme devrait-on dire, en était arrivé l’oncle de Juhel. Enfin celui-ci parvint à l’apaiser… Il convenait de prendre certaines précautions… Tant de hâte pourrait paraître suspecte à la police de Sohar… Le trésor ne s’envolerait pas d’ici vingt-quatre heures…

«Pourvu qu’il y soit! se disait Gildas Trégomain. Mon pauvre ami en deviendrait fou, s’il n’y était pas… ou s’il n’y était plus!»

Et les craintes du brave gabarier semblaient devoir se justifier dans une certaine mesure.

Remarquons d’ailleurs que si maître Antifer, déçu dans ses espérances, risquait d’échouer à la folie, cette même déception menaçait de produire sur Saouk un effet qui, pour ne pas être identique, n’en aurait pas moins de terribles conséquences. Le faux Nazim se laisserait entraîner à des excès de violence tels que Ben-Omar ne s’en tirerait pas sans dommage. La fièvre de l’impatience le galopait tout comme le Malouin, et l’on peut affirmer que, cette nuit-là, il y eut au moins deux voyageurs qui ne dormirent pas dans leur cellule du caravansérail. Ne marchaient-ils pas ensemble au même but par deux chemins différents? Si l’un n’attendait que le jour pour noliser une embarcation, l’autre ne songeait qu’à enrôler une vingtaine de coquins résolus, qu’il s’attacherait par l’appât d’une forte prime, afin de tenter l’enlèvement du trésor pendant le retour à Sohar.

L’aube revint, annonçant, par l’épanouissement des premiers rayons solaires, cette mémorable journée du 28 mars.

Profiter des offres de Sélik était tout indiqué. A Juhel, bien entendu, revenait la tâche de s’aboucher avec cet obligeant Arabe pour conduire l’opération à bon terme. Celui-ci, de plus en plus soupçonneux, avait passé la nuit dans la cour du caravansérail.

Juhel n’était pas sans éprouver quelque embarras à propos du service qu’il voulait demander à Sélik. En effet, voilà trois étrangers, trois Européens, arrivés de la veille à Sohar, qui se hâtaient de chercher une embarcation… Il s’agissait d’une promenade, – car pouvait-on donner un autre prétexte? – une promenade à travers le golfe d’Oman… une promenade qui durerait à tout le moins quarante-huit heures?… Est-ce que ce projet ne semblerait pas singulier, et même plus que singulier? Il est vrai, peut-être Juhel s’inquiétait-il à tort de ce que l’interprète pourrait trouver de bizarre dans sa proposition.

Quoi qu’il en soit, il fallait aboutir, et, dès qu’il eut rencontré Sélik, Juhel le pria de lui procurer une embarcation capable de tenir la mer pendant une couple de jours.

«Votre intention est-elle de traverser le golfe, demanda Sélik, et de débarquer sur la côte persane?»

L’idée vint à Juhel d’éluder cette question par une réponse assez naturelle, qui devait écarter tout soupçon, même de la part des autorités de Sohar.

«Non… ce n’est qu’une exploration géographique, répliqua-t-il. Elle a pour objet de déterminer la situation des principaux îlots du golfe… Est-ce qu’il ne s’en trouve pas au large de Sohar?…

– Il y en a un certain nombre, répondit Sélik, mais aucun de quelque importance.

– N’importe, dit Juhel, avant de nous établir sur la côte, nous désirons visiter le golfe.

– Comme il vous plaira.»

Sélik se garda d’insister, bien que la réponse du jeune capitaine pût lui paraître suspecte. En effet, le policier étant au courant des projets annoncés à l’agent français, c’est-à-dire la fondation d’un comptoir dans une des villes littorales de l’imanat, il devait penser que cette fondation ne s’accordait guère avec une exploration des parages du golfe d’Oman.

Il en résulta donc que le Malouin et ses deux compagnons, plus sérieusement soupçonnés, allaient être l’objet d’une surveillance encore plus sévère.

Complication fâcheuse, qui devait rendre très problématique le succès de l’opération. Que le trésor fût découvert sur l’îlot, nul doute que la police de Sa Hautesse fût aussitôt informée. Et Sa Hautesse, aussi peu scrupuleuse que toute-puissante, ferait disparaître le légataire de Kamylk-Pacha afin d’éviter toute réclamation ultérieure.

Sélik se chargea de trouver l’embarcation nécessaire à l’exploration du golfe, et promit qu’elle serait montée par un équipage sur le dévouement duquel on pourrait compter. Quant aux vivres, on en prendrait pour trois ou quatre jours. Avec ces temps incertains de l’équinoxe, il convenait de parer à des retards, sinon probables, du moins possibles.

Juhel remercia l’interprète et l’assura que ses services seraient largement récompensés. Sélik se montra très sensible à cette promesse. Puis, il ajouta:

«Peut-être vaudra-t-il mieux que je vous accompagne pendant cette excursion? Dans l’ignorance où vous êtes de la langue arabe, vous pourriez être gênés vis-à-vis du patron de l’embarcation et de ses hommes…

– Vous avez raison, répondit Juhel. Restez à notre service tout le temps que nous séjournerons à Sohar, et, je vous le répète, vous n’aurez point perdu vos journées.»

On se sépara. Juhel vint rejoindre son oncle, qui se promenait sur la grève en compagnie de l’ami Trégomain. Il lui fit part de ses démarches. Le gabarier fut enchanté d’avoir en qualité de guide et d’interprète ce jeune Arabe, auquel il trouvait, non sans raison, une physionomie des plus intelligentes.

Pierre-Servan-Malo approuva d’un simple signe de tête. Puis, après avoir remplacé le caillou usé par le frottement de ses mâchoires, il dit:

«Et cette embarcation?…

– Notre interprète s’occupe de nous la procurer, mon oncle, et de la pourvoir de vivres.

– Il me semble qu’en une heure ou deux un des bateaux du port peut être paré… que diable! Il ne s’agit pas de faire le tour du monde…

– Non, mon ami, répondit le gabarier, mais il faut donner aux gens le temps de trouver!… Ne sois pas si impatient, je t’en supplie…

– Et s’il me plaît de l’être!… riposta maître Antifer, qui dardait la flamme de son regard sur Gildas Trégomain.

– Alors sois-le!» répondit le digne gabarier en s’inclinant par déférence.

Cependant la journée s’avançait, et Juhel n’avait plus aucune nouvelle de Sélik. On devinera sans peine à quel degré dut monter l’irritation de maître Antifer. Il parlait déjà d’envoyer au fond du golfe cet Arabe qui s’était tout bonnement moqué de son neveu. En vain Juhel essaya-t-il de le défendre, il fut très mal accueilli. Quant à Gildas Trégomain, il reçut l’ordre de se taire, lorsqu’il voulut insister sur l’intelligence de Sélik.

«Un gueux, s’écria maître Antifer, un fripon, votre interprète, un malandrin qui ne m’inspire aucune confiance, et qui n’a qu’une idée, nous voler notre argent…

– Je ne lui ai rien donné, non oncle.

– Eh! c’est le tort que tu as eu!… Si tu lui avais remis un bel acompte…

– Puisque vous dites qu’il veut nous voler?…

– N’importe!…»

De s’engager au milieu de ces idées contradictoires, Gildas Trégomain et Juhel ne l’essayèrent même pas. Ce qui importait, c’était de contenir le Malouin, de l’empêcher de faire quelque sottise ou du moins quelque imprudence, de lui conseiller une attitude qui ne donnât pas prise aux soupçons. Y réussiraient-ils, avec un homme qui ne voulait rien écouter?… Est-ce qu’il n’y avait pas des barques de pêche amarrées dans le port?… Est-ce qu’il ne suffisait pas d’en prendre une… de s’entendre avec l’équipage… de s’embarquer… d’appareiller… de mettre le cap au nord-est?…

«Mais comment comprendre ces gens-là, répétait Juhel, puisque nous ne savons pas un mot d’arabe?…

– Et qu’ils ne savent pas un mot de français! ajouta le gabarier en insistant.

– Pourquoi ne le savent-ils pas? riposta maître Antifer, au comble de la fureur.

– Ils ont tort… absolument tort, répondit Gildas Trégomain, désireux d’apaiser son ami par cette concession.

– Tout cela, c’est ta faute, Juhel!

– Non, mon oncle! J’ai fait pour le mieux, et notre interprète ne peut tarder à nous rejoindre… Après tout, s’il ne vous inspire pas confiance, utilisez Ben-Omar et son clerc, qui parlent l’arabe… Les voilà sur le quai…

– Eux?… jamais!… C’est bien assez… c’est déjà trop de les avoir à sa remorque!

– Ben-Omar a l’air de vouloir nous accoster, fit observer Gildas Trégomain.

– Eh bien, qu’il le fasse, gabarier, et je lui promets une bordée à le couler bas!»

En effet, Saouk et le notaire manœuvraient dans les eaux du Malouin. Lorsque celui-ci avait quitté le caravansérail, ils s’étaient empressés de le suivre. Leur devoir n’était-il pas de ne point le perdre de vue, leur droit, d’assister au dénouement de cette entreprise financière, qui menaçait de tourner au drame?

Aussi Saouk pressait-il Ben-Omar d’interpeller le terrible Pierre-Servan-Malo. Mais, à voir l’état de fureur de celui-ci, le notaire se souciait peu d’affronter ses violences. Saouk l’eût volontiers assommé sur place, ce craintif tabellion, et peut-être regretta-t-il d’avoir feint d’ignorer la langue française, puisque cela lui interdisait d’intervenir directement dans sa cause.

De son côté, Juhel comprenait bien que l’attitude prise par son oncle vis-à-vis de Ben-Omar ne pouvait qu’empirer les choses. Une dernière fois, il tenta de le lui faire comprendre. L’occasion lui paraissait favorable, le notaire n’étant venu là que pour communiquer avec lui.

«Voyons, mon oncle, dit Juhel, il faut que vous m’écoutiez, dussiez-vous vous mettre dix fois en colère! Raisonnons une bonne fois, puisque nous sommes des êtres raisonnables…

– Reste à savoir, Juhel, si ce que tu entends par raisonner n’est pas déraisonner!… Enfin, que veux-tu?…

– Vous demander si, au moment de toucher au but, vous vous obstinerez à ne point vouloir entendre Ben-Omar?

– Je m’y obstinerai mordicus! Ce coquin a essayé de me voler mon secret, quand son devoir était de me livrer le sien… C’était un gueux… un Caraïbe…

– Je sais cela, mon oncle, et je ne cherche point à l’innocenter. Mais, oui ou non, sa présence vous est-elle imposée par une clause du testament de Kamylk-Pacha?…

– Oui.

– Est-il tenu d’être là, sur l’îlot, quand vous déterrerez les trois barils?…

– Oui.

– Et n’a-t-il pas le droit d’en évaluer la valeur, par le fait même qu’il lui est attribué une commission de tant pour cent?…

– Oui.

– Eh bien, pour qu’il puisse être présent à l’opération, ne faut-il pas qu’il sache où et quand vous devez y procéder?…

– Oui.

– Et, si par votre faute, ou même par toute autre circonstance, il n’avait pu vous assister en qualité d’exécuteur testamentaire, la succession ne pourrait-elle vous être contestée, et n’y aurait-il pas matière à un procès que vous perdriez très certainement?…

– Oui.

– Enfin, mon oncle, êtes-vous obligé de subir la compagnie de Ben-Omar pendant votre excursion dans le golfe?…

– Oui.

– Consentez-vous donc à lui dire qu’il se tienne prêt à s’embarquer avec nous?…

– Non!» répondit maître Antifer.

Et ce «non» fut lancé d’une voix si formidable qu’il arriva comme une balle en pleine poitrine du notaire.

«Voyons, reprit Gildas Trégomain, tu ne veux pas entendre raison, et tu as tort. Pourquoi s’obstiner contre vent et marée?… Rien de plus sensé que d’écouter Juhel, rien de plus raisonnable que de suivre son conseil! Certes, ce Ben-Omar ne me revient pas plus qu’à toi!… Mais puisqu’il faut en tâter, faisons contre fortune bon cœur», etc.

Il était rare que Gildas Trégomain se permit un si long monologue, et encore plus rare que son ami le lui laissât achever. Aussi avec quelles crispations de mains, quel roulement de mâchoires, quelles grimaces convulsives, il accueillit le gabarier pendant que celui-ci dévidait son chapelet! Peut-être même, très satisfait de son éloquence, l’excellent homme s’imagina-t-il avoir convaincu cet irréductible Breton, lorsque sa dernière période eût pris fin.

«Tu as achevé, gabarier?… lui demanda maître Antifer.

– Oui, répondit Gildas Trégomain, en lançant un regard de triomphe à Juhel.

– Et toi, aussi, Juhel?

– Oui, mon oncle.

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– Eh bien, allez tous les deux au diable!… Conférez avec ce garde-notes, si vous le voulez!… Quant à moi, je ne lui adresserai la parole que pour le traiter de misérable et d’escroc!… Là-dessus, bonjour ou bonsoir, à votre choix!»

Et Pierre-Servan-Malo lança un tel juron où s’entrechoquaient les divers tonnerres en usage dans la marine, que son caillou fila hors de sa bouche, comme le pois hors d’une sarbacane. Puis, sans prendre le temps de recharger sa bouche à feu, il donna un coup de barre et disparut vent arrière.

Néanmoins, Juhel avait obtenu en partie ce qu’il désirait. Son oncle, comprenant qu’il y était obligé, ne lui défendait plus de mettre le notaire au courant de leurs projets. Et, comme celui-ci, poussé par Saouk, s’approchait moins craintivement depuis le départ du Malouin, cela n’exigea que quelques mots.

«Monsieur, dit Ben-Omar, en se courbant pour racheter par l’humilité de son attitude l’audace de sa démarche, monsieur, vous me pardonnerez si je me permets…

– Droit au fait! dit Juhel. Que voulez-vous?…

– Savoir si nous sommes au terme de ce voyage?

– A peu près…

– Où est l’îlot que nous cherchons?…

– A une douzaine de lieues au large de Sohar.

– Quoi, s’écria Ben-Omar, il faudra reprendre la mer?…

– Apparemment.

– Et cela ne paraît pas vous réussir!» dit le gabarier, pris de pitié pour le pauvre homme, qui fut sur le point de choir, comme si le cœur lui manquait déjà.

Saouk le regardait, affectant la plus complète indifférence – l’indifférence de quelqu’un qui ne comprend pas un mot de la langue dont on se sert devant lui.

«Allons… du courage, dit Gildas Trégomain. Deux ou trois jours de navigation, cela passe vite… Je crois que vous finiriez par avoir le pied marin… avec un peu d’habitude!… Quand on s’appelle Omar…»

Le notaire secoua la tête, après avoir épongé son front qui ruisselait de sueur froide. Puis, d’une voix lamentable:

«Et où comptez-vous embarquer, monsieur?… dit-il, en s’adressant à Juhel.

– Ici même.

– Quand?…

– Dès que notre embarcation sera parée.

– Et elle le sera?…

– Ce soir peut-être, ou très certainement demain matin. Donc, tenez-vous prêt à partir avec votre clerc Nazim, s’il vous est indispensable.

– Je le serai… je le serai… répondit Ben-Omar.

– Et qu’Allah vous vienne en aide!…» ajouta le gabarier, qui avait pu donner libre cours à sa bonté naturelle en l’absence de maître Antifer. Ben-Omar et Saouk n’avaient plus rien à apprendre, si ce n’est le gisement du fameux îlot. Mais, comme le jeune capitaine ne l’eût pas donné, ils se retirèrent.

Lorsque Juhel avait dit que l’embarcation serait en état le soir ou le lendemain au plus tard, ne s’était-il pas trop avancé? C’est ce que lui fit observer Gildas Trégomain. En effet, il était trois heures de l’après-midi, et l’interprète ne reparaissait pas. Cela ne laissait pas de les inquiéter tous les deux. S’ils devaient renoncer à ses services, quel embarras pour s’entendre avec des pêcheurs de Sohar en n’employant que la langue des gestes! Des conditions d’affrètement, de la nature des recherches qui allaient être entreprises, de la direction à suivre à travers le golfe, comment pourraient-ils se tirer? A la rigueur, il est vrai, Ben-Omar et Nazim savaient l’arabe… mais de s’adresser à eux…

Heureusement Sélik ne manqua pas à sa promesse, il se fût bien gardé d’y manquer. Vers cinq heures de l’après-midi, lorsque le gabarier et Juhel se disposaient à regagner le caravansérail, l’interprète les rejoignit sur l’estacade du port.

«Enfin!» s’écria Juhel.

Sélik s’excusa du retard. Ce n’était pas sans peine qu’il avait pu trouver une embarcation, et encore ne l’avait-il nolisée qu’à un prix assez élevé.

«Peu importe! répondit Juhel. Pourrons-nous prendre la mer dès ce soir?…

– Non, répliqua Sélik. L’équipage ne sera au complet que trop tard.

– Ainsi nous partirons?…

– Dès la pointe du jour.

– C’est convenu.

– J’irai vous chercher au caravansérail, ajouta Sélik, et nous embarquerons à la marée descendante.

– Et si la brise tient, ajouta Gildas Trégomain, nous ferons bonne route!»

Bonne route, en effet, puisque le vent soufflait de l’ouest, et que c’était dans l’est que maître Antifer devait rechercher son îlot.

 

 

Chapitre XV

Dans lequel Juhel prend hauteur pour le compte de son oncle,
et par le plus beau temps du monde

 

e lendemain, avant même que le soleil eût doré de ses premiers rayons la surface du golfe, Sélik frappait à la porte des chambres du caravansérail. Maître Antifer, qui n’avait pas dormi une heure, fut sur pied à l’instant. Juhel l’eut rejoint presque aussitôt.

«L’embarcation est prête, annonça Sélik.

– Nous vous suivons, répondit Juhel.

– Et le gabarier? s’écria maître Antifer. Vous verrez qu’il dort comme un marsouin entre deux eaux! Je vais le secouer d’importance!»

Et il se rendit à la logette dudit marsouin, qui ronflait à poings fermés. Mais, secoué par un bras vigoureux, celui-ci ne tarda pas à les ouvrir, les yeux aussi.

Entre temps, Juhel, ainsi que cela était convenu, allait prévenir le notaire et Nazim. Ils étaient prêts à partir, Nazim ayant quelque peine à maîtriser son impatience, Ben-Omar, déjà pâle, la marche mal assurée.

Lorsque Sélik vit arriver les deux Égyptiens, il ne put retenir un mouvement de surprise qui n’échappa point au jeune capitaine. Cet étonnement n’était-il pas justifié? Comment, ces personnages de nationalité différente se connaissaient, devaient s’embarquer ensemble et procéder de concert à une exploration du golfe? Cela était bien pour provoquer des soupçons chez le policier.

«Ces deux étrangers ont l’intention de venir avec vous? demanda-t-il à Juhel.

– Oui, répondit celui-ci, non sans quelque embarras… Ce sont des compagnons de voyage… Nous sommes venus sur le même paquebot de Suez à Mascate…

– Et vous les connaissez?…

– Sans doute… S’ils se sont tenus à l’écart… c’est que mon oncle est de si mauvaise humeur…»

Évidemment, Juhel s’embrouillait dans ses explications. Après tout, rien ne le forçait d’en donner à Sélik. Ces Égyptiens venaient parce qu’il lui convenait qu’ils vinssent…

Au surplus, Sélik n’insista pas, bien que cette circonstance lui parût des plus louches, et il se promit de surveiller les deux Égyptiens avec la même rigueur que les trois Français.

Maître Antifer reparut en ce moment, donnant la remorque au gabarier, – un remorqueur qui traîne un gros bâtiment de commerce. On peut ajouter, pour continuer la métaphore, que le bâtiment en question avait à peine commencé ses préparatifs d’appareillage. Il dormait à moitié, les yeux bouffis de sommeil.

Inutile de mentionner que Pierre-Servan-Malo ne voulut pas s’apercevoir de la présence de Ben-Omar et de Nazim. Il prit les devants, Sélik marchant à son côté, et tous lui emboîtèrent le pas dans la direction du port.

A l’extrémité d’un petit môle, se balançait une perme, sorte d’embarcation à deux mâts, amarrée par l’avant et par l’arrière. Sa grande voile étant sur les cargues, il n’y avait plus qu’à la laisser retomber, à larguer le foc et le tape-cul pour gagner le large.

Cette perme, nommée Berbera, était montée par une vingtaine d’hommes, – équipage plus nombreux que ne l’exigeait la manœuvre d’un bâtiment d’une cinquantaine de tonneaux. Juhel ne fut pas sans l’observer, mais il garda pour lui cette observation. Il devait bientôt, d’ailleurs, en faire une autre: c’est que de ces vingt hommes, il y en avait la moitié qui ne semblaient pas être marins. Et, en effet, c’étaient des agents de la police de Sohar, embarqués sous les ordres de Sélik. Aucun homme sensé, au courant de cette situation, n’eût donné dix pistoles des cent millions du légataire de Kamylk-Pacha… s’ils se trouvaient sur l’îlot.

Les passagers sautèrent à bord de la Berbera avec l’agilité de marins rompus à cet exercice. Toutefois, la vérité oblige à dire que, sous le poids de Gildas Trégomain, le léger bâtiment donna sensiblement la bande sur bâbord. L’embarquement du notaire aurait présenté quelques difficultés, car le cœur lui tournait, si Nazim, l’empoignant à bras-le-corps, ne l’eût envoyé par-dessus les pavois. Comme le roulis exerçait déjà ses ravages sur Ben-Omar, il s’affala par le capot dans la chambre de l’arrière, qui retentit de longs et douloureux gémissements. Quant aux instruments, on les entoura de mille précautions, – le chronomètre surtout, que Gildas Trégomain portait dans un mouchoir dont il tenait les quatre coins.

Le patron de la perme, – un vieil Arabe de rude mine, – fit larguer les amarres, amurer les voiles, et, sur l’indication de Juhel par l’entremise de Sélik, il mit le cap au nord-est.

On était donc sur la route de l’îlot. Avec le vent d’ouest, vingt-quatre heures auraient suffi à en atteindre le gisement. Mais la contrariante nature ne sait qu’inventer pour vexer les gens. Si la brise soufflait dans une direction favorable, les nuages chassaient à travers les hautes zones du ciel. Ce n’était pas le tout de marcher vers l’est, il fallait arriver au bon endroit, et, pour cela, faire une double observation de longitude et de latitude, la première avant midi, la seconde au moment où le soleil passerait au méridien. Or, pour prendre hauteur, il convient que le disque solaire daigne se montrer, et, ce jour-là, il semblait que le capricieux astre s’obstinerait à ne point paraître.

Aussi maître Antifer, se promenant sur le pont de la Berbera en proie à une agitation fébrile, regardait-il plutôt le ciel qu’il ne regardait la mer. Ce n’était pas un îlot qu’il cherchait à l’horizon, c’était le soleil au milieu des brumes du levant.

Assis près du couronnement, le gabarier hochait la tête en signe de désappointement. Juhel, accoudé à sa droite, marquait sa contrariété par une moue significative. Des retards… encore des retards… Ce voyage n’en finirait donc pas?… Et à des centaines et des centaines de lieues de là, dans sa petite maison de Saint-Malo, il croyait voir la chère Énogate attendant une lettre qui ne pouvait lui être parvenue…

«Enfin… s’il ne se montre pas, ce soleil?… demanda le gabarier.

– Il me sera impossible d’opérer, répondit Juhel.

– A défaut du soleil, est-ce qu’on ne peut pas calculer d’après la lune ou de les étoiles ?…

– Sans doute, monsieur Trégomain, mais la lune est nouvelle, et quant aux étoiles, je crains bien que la nuit soit aussi nuageuse que le jour! D’ailleurs, ce sont des observations compliquées, et très difficiles à bord d’une aussi volage embarcation que la perme.»

En effet, le vent tendait à fraîchir. De grosses volutes s’accumulaient vers l’ouest, comme si ces vapeurs eussent été vomies par un inépuisable cratère.

Le gabarier ne laissait donc pas d’être très ennuyé. Il serrait sur ses genoux la boîte du chronomètre confié à ses soins, tandis que Juhel, son sextant à la main, guettait inutilement l’occasion d’en faire usage.

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Et alors, on entendait des cris inarticulés, des objurgations incessantes éclater à l’avant de la perme. C’était maître Antifer menaçant du poing ce soleil, qui s’était montré plus obéissant envers Josué, de biblique mémoire.

Il apparaissait cependant. Parfois, un rayon se glissait à travers une déchirure des nuages. Mais la déchirure se fermait rapidement, comme si quelque génie l’eût recousue là-haut en un tour d’aiguille. Nul moyen de saisir l’astre assez à temps pour obtenir sa hauteur. A plusieurs reprises, Juhel l’essaya, et le sextant retombait sans avoir servi.

Les Arabes sont peu familiers avec l’emploi de ces instruments nautiques. Les gens de la perme ne savaient trop ce que prétendait le jeune capitaine. Sélik lui-même, un peu plus instruit peut-être, ne se rendait guère compte de l’importance que Juhel attachait à cette observation du soleil. Tous comprenaient cependant que les passagers étaient extrêmement contrariés. Quant au Malouin, allant, venant, invectivant, jurant, se démenant, un véritable possédé, ils se demandaient s’ils n’avaient pas affaire à un fou. Non! il ne l’était pas, mais il risquait de le devenir, et c’est bien ce que redoutaient son neveu et son ami.

Maître Antifer envoya promener Gildas Trégomain et Juhel, lorsque ceux-ci l’engagèrent à prendre sa part du déjeuner. Il se contenta de grignoter un morceau de pain, puis alla s’étendre au pied du grand mât, défendant qu’on lui adressât la parole.

L’après-midi, aucun changement ne se produisit dans l’état de l’atmosphère. Le pied du vent était toujours chargé de nuages épais. La mer, assez houleuse, «sentait quelque chose», ainsi que disent les marins. Ce qu’elle sentait, c’était un coup de vent, voilà la vérité, – une de ces tempêtes du sud-ouest, qui dévastent trop souvent les parages du golfe d’Oman. Parfois, ces terribles khamsins, que le désert jette sur l’Égypte, dévient brusquement, et leurs derniers souffles, après avoir balayé le littoral arabique, viennent se heurter contre les lames de l’océan Indien.

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La Berbera fut effroyablement secouée. Ses voiles au bas ris, elle ne put tenir la cape, c’est-à-dire résister à ces énormes paquets de mer qui l’eussent écrasée, étant très rase sur l’eau. Il n’y eut qu’une ressource, prendre la fuite en s’élevant vers le nord-est. Ce qu’observa Juhel, ce qu’aurait pu observer maître Antifer, s’il n’y eût prêté attention, c’est que le patron manœuvra avec prudence et habileté. Son équipage déploya le sang-froid et le courage des vrais marins. Ces braves gens n’en étaient pas à leur début dans la lutte contre les tempêtes du golfe. Seulement, si une partie de cet équipage parut habituée à ces furieuses bourrasques, l’autre, étendue sur le pont, se montra très incommodée par les secousses de la perme. Évidemment, ces hommes n’avaient jamais navigué. Et alors l’idée vint à Juhel qu’ils devaient avoir des agents à leurs trousses… que Sélik, peut-être… Décidément, l’affaire se présentait mal pour l’héritier de Kamylk-Pacha! Saouk ne pouvait être que très furieux contre ce mauvais temps. Si la tempête se prolongeait pendant quelques jours, aucune observation ne serait possible, et comment déterminer le gisement de l’îlot?… Trouvant inutile de rester sur le pont, il vint se réfugier dans la cabine de la perme, où Ben-Omar était ballotté de tribord à bâbord, comme un tonneau qui a cassé ses saisines.

Après avoir essuyé un refus de maître Antifer qu’ils engageaient à descendre, Juhel et le gabarier durent se résoudre à l’abandonner au pied du mât, à l’abri d’un prélart goudronné, et ils allèrent s’étendre sur les banquettes du poste de l’équipage.

«Notre expédition semble tourner mal, murmura Gildas Trégomain.

– C’est mon avis, répondit Juhel.

– Espérons que demain le temps s’améliorera et que tu pourras prendre hauteur…

– Espérons-le, monsieur Trégomain!»

Et il n’ajouta pas que ce n’était point de l’état atmosphérique qu’il se préoccupait. Le soleil finit toujours par se montrer, que diable! même sur les parages du golfe d’Oman… On arriverait à trouver l’îlot, s’il existait… Mais l’intervention de ces gens suspects, embarqués à bord de la Berbera…

La nuit, très obscure, très embrouillée de vapeurs, fit courir au petit bâtiment de sérieux dangers. Ces dangers ne provenaient pas de sa légèreté, puisque cela lui permettait de s’élever à la lame et d’éviter les crêtes déferlantes. Or, il y eut des sautes de vent si brusques qu’il aurait dix fois chaviré, sans l’habileté nautique du vieux patron.

Après minuit, le vent tendit à mollir, grâce à la tombée d’une pluie persistante. Peut-être se préparait-il un changement de temps pour le lendemain?… Non, et lorsque le jour revint, si les nuages n’avaient plus l’aspect tempétueux de la veille, si le trouble de l’atmosphère ne se manifestait pas par de violentes rafales, le ciel n’en était pas moins voilé d’épaisses vapeurs. Aux abondantes averses de la nuit succédait cette pluie fine des nuages bas, qui, n’ayant pas le temps de se former en grosses gouttes, se déverse en eau pulvérisée.

Lorsque Juhel monta sur le pont, il ne put retenir un mouvement de dépit. Avec cette apparence de ciel, il lui serait interdit de faire son point. Où se trouvait en ce moment la perme, après les changements de route, les incertitudes de direction auxquels elle avait été soumise pendant la nuit? Malgré sa grande habitude du golfe d’Oman, le patron n’aurait pu le dire. Aucune terre en vue. Avait-on dépassé les parages de l’îlot? c’était probable, et il y avait lieu de croire que, sous la poussée des vents d’ouest, la Berbera s’était affalée dans l’est beaucoup plus qu’il ne convenait. D’ailleurs comment le constater, puisque toute observation était impossible.

Pierre-Servan-Malo, dégagé du prélart, alla se poster à l’avant. Quels nouveaux cris, quels nouveaux gestes de fureur lui échappèrent, lorsque ses regards eurent embrassé l’horizon! Mais il ne vint pas adresser la parole à son neveu, et demeura immobile près du bossoir de tribord.

Toutefois, si Juhel se garda de rompre ce silence auquel son oncle s’obstinait depuis la veille, il eut à subir diverses questions de Sélik, auxquelles il ne put répondre que d’une manière évasive.

L’interprète, s’étant approché, lui dit:

«Voilà, monsieur, une journée qui s’annonce mal!

– Très mal.

– Vous ne pourrez encore employer vos machines pour regarder le soleil?…

– C’est à craindre.

– Que ferez-vous alors?…

– J’attendrai.

– Je vous rappellerai que la perme n’a emporté que pour trois jours de vivres, et si le mauvais temps se prolonge, il faudra qu’elle revienne à Sohar…

– Il le faudra, en effet.

– Dans ce cas, renoncerez-vous à votre projet d’explorer le golfe d’Oman?…

– C’est probable… ou du moins, nous remettrons notre campagne à une meilleure saison.

– Vous attendriez à Sohar?…

– A Sohar ou à Mascate, peu importe!»

Le jeune capitaine se tenait sur une réserve très justifiée par les soupçons que lui inspirait Sélik, et celui-ci n’en tira pas les renseignements sur lesquels il comptait.

Le gabarier parut sur le pont, presque en même temps que Saouk. L’un fit une moue de désappointement, l’autre eut un mouvement de colère, en voyant ces brumes qui fermaient l’horizon à deux ou trois encablures de la Berbera.

«Ça ne va pas?… dit Gildas Trégomain, qui vint serrer la main du jeune capitaine.

– Pas du tout! répondit Juhel.

– Et notre ami?…

– Il est là-bas… à l’avant.

– Pourvu qu’il ne pique pas une tête par-dessus le bord!» murmura le gabarier.

Et c’était toujours sa crainte que le Malouin finît par un coup de désespoir.

La matinée s’écoula dans ces conditions. Le sextant resta au fond de sa boîte, aussi inutile que l’eût été un collier de femme au fond de son écrin. Pas un rayon solaire n’avait percé l’opaque rideau de brumes. A midi, le chronomètre que Gildas Trégomain avait apporté par acquit de conscience, ne put servir à établir la longitude par la différence des heures entre Paris et le point du golfe où se trouvait la perme. L’après-midi ne se montra pas plus favorable, et bien qu’on eût tenu compte de la route à l’estime, on ne savait que très imparfaitement où était la Berbera.

C’est là, paraît-il, ce que le patron fit remarquer à Sélik, en le prévenant que, si le temps ne se modifiait pas le lendemain, il remettrait le cap à l’ouest, afin de rallier la terre. Où la rencontrerait-il?… Serait-ce à la hauteur de Sohar, de Mascate, ou plus au nord, vers l’entrée du détroit d’Ormuz, ou plus au sud, du côté de l’océan Indien à la hauteur de Raz-el-Had?…

Sélik crut devoir avertir Juhel des intentions du patron de la Berbera.

«Soit! répondit le jeune capitaine.

Et ce fut là toute sa réponse.

Aucun incident jusqu’à la nuit. Au moment où il se couchait derrière les brumes de l’ouest, le soleil ne parvint même pas à les percer. Cependant la pluie s’était réduite à ne plus être qu’une bru maille fine comme l’embrun des lames. Peut-être y avait-il là l’indice d’une modification dans l’état atmosphérique. En outre, le vent avait calmi au point de ne plus se manifester que par quelques souffles intermittents. Pendant ces intermittences, le gabarier, mouillant sa main et l’exposant à l’air, croyait sentir une légère brise naissante de l’est.

«Ah! si j’étais seulement sur la Charmante-Amélie, se dit-il, là-bas… entre les délicieuses rives de la Rance, je saurais bien à quoi m’en tenir!»

Mais, depuis longtemps, la Charmante-Amélie avait été vendue comme bois à brûler, et ce n’était pas entre les délicieuses rives de la Rance que naviguait la perme.

De son côté, Juhel fit la même remarque que Gildas Trégomain. En outre, il lui sembla que le soleil, au moment où il allait disparaître sous l’horizon, avait regardé par un trou des nuages, comme fait un curieux par l’interstice d’une porte. Et sans doute, Pierre-Servan-Malo avait surpris ce rayon, car son œil flamboya et répondit au rayon de l’astre du jour par un rayon de fureur.

Le soir venu, tout le monde soupa, en ménageant les vivres du bord. Il fut constaté qu’il en restait à peine pour vingt-quatre heures. Donc, la nécessité s’imposait de regagner la terre dès le lendemain, à moins qu’on ne pût reconnaître que la Berbera n’en était pas très éloignée.

La nuit fut calme. La houle tomba même assez rapidement, ainsi que cela se produit dans ces golfes resserrés. Peu à peu, le vent, qui avait halé l’est, obligea de prendre les amures à tribord. Dans l’incertitude de sa position, sur le conseil que Juhel lui fit donner par Sélik, le patron mit en panne en attendant le jour.

Vers les trois heures du matin, le ciel, complètement balayé des hautes brumes, laissa briller ses dernières constellations. Tout faisait espérer une bonne observation.

A l’aube naissante, en effet, le disque du soleil déborda la ligne de l’horizon dans toute sa splendeur. Élargi par la réfraction, empourpré par les basses couches de l’air, sa lumière éclatante s’irradia à la surface du golfe.

Gildas Trégomain crut devoir le saluer, en ôtant poliment son chapeau ciré. Un Guèbre, un Parsi, n’eussent pas plus dévotement accueilli l’apparition de l’astre du jour.

On imagine sans peine quel revirement s’opéra dans les esprits. Avec quelle impatience, tous, passagers et marins, attendirent l’heure où l’observation serait faite! Ces Arabes n’ignorent pas que les Européens ont des moyens précis de déterminer la position d’un navire, même quand ils n’ont aucune terre en vue. Et cela les intéressait de savoir si la Berbera se trouvait encore dans le golfe, ou si elle avait été rejetée par le travers du cap Raz-el-Had.

Cependant le soleil s’élevait sur un ciel d’une admirable pureté. Rien à craindre, aucun nuage ne viendrait le voiler, lorsque le jeune capitaine jugerait le moment venu d’en obtenir la hauteur méridienne.

Un peu avant midi, Juhel fit ses préparatifs.

Maître Antifer vint se placer près de lui, les lèvres serrées, les yeux ardents, sans mot dire. Le gabarier se tenait à droite, remuant sa bonne grosse tête toute rougeaude. Saouk à l’arrière, Sélik à bâbord, s’apprêtaient à suivre les détails de l’opération.

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Juhel, bien d’aplomb, les jambes écartées, saisit son sextant de la main gauche et en dirigea la lunette vers l’horizon.

La perme se levait doucement aux ondulations d’une houle à peine sensible.

Dès que la hauteur eut été prise:

«C’est fait,» dit Juhel.

Puis, ayant lu les chiffres indiqués sur le limbe gradué, il descendit dans la cabine afin d’établir ses calculs.

Vingt minutes après, il remontait sur le pont et donnait le résultat de l’observation.

La situation de la perme était en latitude par 25°2’ nord.

Elle se trouvait donc de trois minutes plus au sud que ne le comportait la latitude de l’îlot.

Pour le complément de l’opération, il fallait avoir mesuré l’angle horaire. Non! Jamais heures ne parurent plus longues à maître Antifer, à Juhel, au gabarier, à Saouk. Il semblait que l’instant tant désiré ne dût plus arriver! Il arriva, tandis que la Berbera, convenablement orientée, avait porté un peu plus au sud, sur l’indication de Juhel.

A deux heures et demie, le jeune marin prit une série de hauteurs pendant que le gabarier marquait l’heure du chronomètre. Calculs faits, il trouva pour la longitude: 54°58’.

 

La perme se trouvait donc d’une minute trop à l’est par rapport à l’îlot cherché.

Presque aussitôt, un cri se fit entendre. Un des Arabes montrait une tumescence noirâtre à deux milles vers l’ouest.

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«Mon îlot!» s’écria maître Antifer.

Ce ne pouvait être que cet îlot, car il n’y avait aucune autre terre en vue. Et voilà le Malouin qui va, vient, gesticule, se démène, comme s’il eût été pris de la danse de Saint-Guy. Il fallut que Gildas Trégomain intervint pour le contenir entre ses bras puissants.

Aussitôt la perme avait mis le cap sur le point signalé. Grâce à la petite brise d’est qui gonflait ses voiles, une demi-heure devait lui suffire pour l’atteindre. Elle l’atteignit en effet, et, en tenant compte par l’estime du chemin parcouru depuis l’observation, Juhel s’assura que le gisement de cet îlot était bien conforme aux coordonnées indiquées par Kamylk-Pacha, soit: la latitude, léguée par Thomas Antifer à son fils, 24°59’ nord, la longitude apportée à Saint-Malo par Ben-Omar, 54°57’ à l’est du méridien de Paris.

Et, aussi loin qu’il pouvait s’étendre, le regard n’embrassait que l’immensité déserte du golfe d’Oman.

 

 

Chapitre XVI

Qui prouve catégoriquement que Kamylk-Pacha a réellement poussé
ses excursions maritimes jusqu’aux parages du golfe d’Oman

 

l était donc là, cet îlot, que, dans sa pensée, maître Antifer estimait valoir cent millions, – à tout le moins. Non! il n’en aurait pas rabattu soixante-quinze centimes, même au cas où les frères Rothschild eussent proposé de l’acheter «tel qu’il se poursuit et comporte», comme on dit en style judiciaire.

A en considérer l’aspect extérieur, ce n’était qu’un massif nu, aride, sans verdure, sans culture, un amoncellement rocheux, de forme oblongue sur une circonférence de deux mille à deux mille cinq cents mètres. Ses bords se découpaient en indentations capricieuses. Ici des pointes, là des criques d’une profondeur très réduite. Néanmoins, la perme put trouver refuge dans l’une de celles qui s’ouvraient à l’ouest, à l’abri du vent. L’eau y était très claire. Le fond laissait voir à une vingtaine de pieds, son tapis de sable semé de plantes sous-marines. Lorsque la Berbera fut amarrée, c’est à peine si les ondulations du ressac lui imprimaient un léger balancement de roulis.

C’était assez pourtant, c’était trop même pour que le notaire voulût demeurer une minute de plus à bord. Après s’être traîné jusqu’à l’échelle de capot, il avait rampé sur le pont, il avait gagné la coupée, il allait sauter à terre, lorsque maître Antifer l’arrêta – du bras en le saisissant par l’épaule, – de la voix en lui criant:

«Halte-là, monsieur Ben-Omar!… Moi d’abord, s’il vous plaît!»

Et que cela lui plût ou non, le notaire dut attendre que l’intraitable Malouin eût pris possession de son îlot, – ce qu’il fit en imprimant fortement dans le sable la semelle de ses bottes de mer.

Ben-Omar put alors le rejoindre, et quel long soupir de satisfaction il poussa, lorsqu’il sentit le sol immobile! Gildas Trégomain, Juhel et Saouk se trouvèrent bientôt à ses côtés.

Pendant ce temps, Sélik avait exploré l’îlot du regard. Il se demandait ce que ces étrangers allaient y faire… Pourquoi donc un si long voyage, pourquoi tant de dépenses et de fatigues?… Relever le gisement de ces roches, cela ne s’expliquait par aucun motif plausible… C’était invraisemblable, à moins que ces gens-là ne voulussent faire œuvre de fous! Mais si maître Antifer présentait quelques symptômes de folie, on ne pouvait guère admettre que Juhel et le gabarier n’eussent pas leur raison pleine et entière!… Et malgré cela, ils prêtaient leur concours à cette exploration!… Puis, les deux Égyptiens, mêlés à une pareille aventure…

Sélik avait donc plus que jamais le droit de suspecter les démarches de ces étrangers, et il se préparait à quitter le bord pour les suivre sur l’îlot… Pierre-Servan-Malo fit un geste que comprit Juhel, et ce dernier, s’adressant à Sélik:

«Inutile de nous accompagner, lui dit-il. Ici, nous n’avons pas besoin d’un interprète… Ben-Omar parle français comme s’il était natif du pays de France…

– C’est bien!» se contenta de répondre Sélik.

Assez dépité, l’agent ne voulut point entamer une discussion à ce sujet. Il s’était mis au service de maître Antifer, et, du moment que celui-ci lui donnait un ordre, il n’avait qu’à s’y conformer. C’est à quoi il se résigna, se réservant d’intervenir avec des hommes, si, au retour de leur exploration, les étrangers rapportaient n’importe quels objets à bord de la perme.

Il était environ trois heures et demie du soir. Le temps ne manquerait pas pour prendre possession des trois barils s’ils se trouvaient à la place indiquée, – et le Malouin, lui, n’en doutait pas.

Il fut donc convenu que la Berbera resterait dans la crique. Toutefois, par l’entremise de Sélik, le patron informa Juhel qu’il ne prolongerait pas sa relâche au-delà de six heures. Les vivres étaient presque épuisés. Il était urgent de profiter de ce bon vent d’est, afin de rallier Sohar qu’on atteindrait au lever du jour. Maître Antifer ne fit aucune objection. Quelques heures, c’était plus de temps qu’il n’en fallait pour mener son opération à bonne fin.

De quoi s’agissait-il, en effet? Pas même de parcourir cet îlot de dimension assez restreinte, pas même de le fouiller mètre par mètre. D’après la lettre, l’endroit précis où avait été déposé le trésor se trouvait sur une des pointes méridionales, à la base d’un rocher reconnaissable au monogramme du double K. Le pic aurait vite mis à découvert les trois barils que maître Antifer ne serait pas embarrassé de rouler jusqu’à la perme. On comprend qu’il eût tenu à opérer sans témoins, – sauf l’indispensable Ben-Omar, dont la présence lui était imposée, et son clerc Nazim. Comme l’équipage de la Berbera n’avait aucunement à s’inquiéter de ce que renfermaient ces barils, le retour à Mascate, en caravane, pourrait seul présenter quelques difficultés. On s’en préoccuperait ultérieurement.

Maître Antifer, Gildas Trégomain et Juhel d’une part, Ben-Omar et Nazim de l’autre, commencèrent à remonter les pentes de l’îlot, dont la moyenne altitude mesurait cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. Quelques bandes de macreuses s’envolèrent à leur approche, jetant des cris de protestation contre les intrus qui violaient leur domicile habituel. Et, de fait, il était probable qu’aucun être humain n’avait mis le pied sur cet îlot depuis la visite de Kamylk-Pacha. Le Malouin portait le pic sur son épaule; il ne l’eût cédé à personne. Le gabarier s’était chargé de la pioche. Juhel s’orientait, une boussole à la main.

Le notaire avait quelque peine à ne point être devancé par Saouk. Ses jambes flageolaient encore, bien qu’il n’eût plus sous les pieds le pont de la perme. On ne s’étonnera pas, cependant, qu’il eût reprit ses sens, retrouvé son intelligence, oublié les épreuves du voyage, ne songeant pas à celles du retour. Il y avait un endroit sur cet îlot qui représentait pour lui une prime énorme, et certainement, ne fût-ce que pour s’assurer sa discrétion, Saouk ne se refuserait pas à la lui verser, s’il parvenait à s’emparer du trésor.

Le sol était assez rocailleux. On ne marchait pas aisément à sa surface. On dut même gagner le centre en contournant certaines intumescences difficiles à franchir. Lorsque le groupe eut atteint ce point culminant, il aperçut la perme dont le pavillon se déployait à la brise.

De ce point on découvrait assez nettement le périmètre de l’îlot. Çà et là se projetaient des pointes, et parmi elles, la pointe aux millions. Pas d’erreur possible, puisque le testament indiquait qu’elle se détachait vers le sud.

A l’aide de la boussole, Juhel l’eût bientôt reconnue.

C’était une langue aride, très apparente, frangée par le ressac d’une légère écume blanche.

Et, une fois de plus, le jeune capitaine eut cette pensée si poignante que les richesses enfouies sous ces roches allaient se dresser comme un obstacle insurmontable entre sa fiancée et lui! Jamais on ne triompherait de l’entêtement de son oncle! Et l’envie, – une envie féroce qu’il maîtrisa cependant – le prit de l’égarer sur une fausse piste…

Quant au gabarier, il se sentait tiraillé entre deux sentiments contraires: la crainte que Juhel et Énogate ne fussent jamais l’un à l’autre, la crainte que son ami Antifer fût frappé d’aliénation mentale, s’il ne mettait pas la main sur l’héritage de Kamylk-Pacha. Aussi, saisi d’une sorte de colère, frappa-t-il si violemment le sol de sa pioche que des éclats de roches volèrent autour de lui.

«Eh… là-bas… gabarier, quelle mouche te pique? s’écria maître Antifer.

– Aucune… aucune! répondit Gildas Trégomain.

– Tâche de garder tes coups de pioche pour le bon endroit, s’il te plaît!

– Je les garderai, mon ami.»

Le groupe, suivant alors la direction du sud, descendit vers la pointe méridionale, dont six cents pas le séparaient à peine.

Maître Antifer, Ben-Omar et Saouk, maintenant en tête, pressaient leur marche, attirés comme par un aimant, – cet aimant d’or, tout puissant sur les humains. Ils étaient haletants. On eût dit qu’ils subodoraient ce trésor, qu’ils l’aspiraient, qu’ils le respiraient, qu’une atmosphère de millions les pénétrait, qu’ils tomberaient asphyxiés, si cette atmosphère venait à se dissiper!

En dix minutes, on eut atteint la pointe, dont l’extrémité très effilée se perdait en mer. Ce devait être à sa naissance que Kamylk-Pacha avait marqué le rocher d’un double K.

En cet endroit, la surexcitation de maître Antifer fut telle qu’il se sentit défaillir. Si Gildas Trégomain ne l’eût reçu entre ses bras, il serait tombé comme une masse, la vie ne se traduisant plus en lui que par des soubresauts spasmodiques.

«Mon oncle… mon oncle!… s’écria Juhel.

– Mon ami!» s’écria le gabarier.

Alors Saouk eut un jeu de physionomie auquel personne n’aurait pu se tromper. Ne semblait-il pas dire:

«Qu’il crève donc, ce chien de chrétien, et je redeviens l’unique héritier de Kamylk-Pacha!»

Il est vrai, la physionomie de Ben-Omar paraissait dire tout au contraire:

«Mais, si cet homme meurt, s’il est seul à savoir en quel endroit précis est le trésor, ma prime est perdue!»

L’accident ne devait pas avoir de suites fâcheuses. Grâce aux vigoureuses frictions du gabarier, maître Antifer reprit ses sens et ramassa son pic qui lui avait échappé. Puis, l’exploration commença à l’amorce de la pointe.

Là se dessinait une étroite chaussée, assez élevée pour que la grosse mer ne pût la couvrir, même par les vents de sud-ouest. On eût vainement cherché une meilleure place pour y déposer des millions. Reconnaître cette place, cela ne devait pas offrir de grandes difficultés, à moins que les rafales du golfe d’Oman n’eussent depuis plus d’un quart de siècle effacé peu à peu le monogramme.

Et bien, Pierre-Servan-Malo fouillerait toute cette pointe, s’il le fallait. Il en ferait sauter les roches les unes après les autres, dût-il passer des semaines, des mois à cette besogne. Il laisserait la perme aller se ravitailler à Sohar! Non! il n’abandonnerait pas l’îlot, tant qu’il ne lui aurait pas arraché ces richesses dont il était le légitime possesseur!

Ainsi raisonnait Saouk de son côté, et leur «état d’âme» s’accordait, non pour le plus grand honneur de la nature humaine.

Maintenant, tous étaient à l’ouvrage, cherchant, furetant sous le fouillis des algues, entre les interstices des roches mastiquées de varechs. Maître Antifer tâtait du bout de son pic les pierres disjointes. Le gabarier les attaquait à coups de pioche. Ben-Omar, à quatre pattes, se traînait comme un crabe au milieu des galets. Les autres, Juhel et Saouk, n’étaient pas moins occupés. Pas une seule parole ne se faisait entendre. Cette opération s’accomplissait silencieusement. Les bouches n’auraient pas été plus muettes à une cérémonie funèbre.

Et, de fait, n’était-ce pas un cimetière, cet îlot perdu dans les parages du golfe, et n’était-ce pas une tombe que cherchaient ces déterreurs, – une tombe dont ils voulaient exhumer les millions de l’Égyptien?…

Après une demi-heure, on n’avait rien trouvé. On ne se rebutait pas pourtant. Que l’on fût sur l’îlot de Kamylk-Pacha, que les barils fussent enfouis sur sa pointe méridionale, nul doute à cet égard.

Un soleil dévorant versait les feux de ses rayons. La sueur inondait les visages. Ces gens ne voulaient rien sentir de la fatigue. Tous travaillaient, avec cette ardeur de fourmis creusant leur fourmilière, – tous, même le gabarier, pris du démon de l’avidité. Chez Juhel, le dédain faisait monter parfois l’écœurement aux lèvres.

Enfin un cri de joie, – n’était-ce pas plutôt un hurlement de bête fauve? – éclata soudain.

C’était maître Antifer qui l’avait poussé. Debout, la tête découverte, la main tendue, il montrait un rocher dressé comme une stèle.

«Là… là!…» répétait-il.

Et il fût allé se prosterner devant cette stèle comme un Transtéverin devant la niche d’une madone, que pas un de ses compagnons n’en eût été surpris. Ils se fussent plutôt joints à lui dans une adoration commune… Juhel et le gabarier, Saouk et Ben-Omar, s’étaient approchés de maître Antifer, qui venait de s’agenouiller… Ils s’agenouillèrent près de lui.

Qu’y avait-il donc sur ce rocher?…

Il y avait, ce que les yeux pouvaient voir, ce que les mains pouvaient toucher… C’était le fameux monogramme de Kamylk-Pacha, c’était le double K, à demi-rongé sur ses arêtes, mais très visible encore.

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«Là… là!» répétait maître Antifer.

Et il désignait, à la base de la roche, la place qu’on devait attaquer, l’endroit où le trésor, déposé depuis trente-deux ans, dormait dans son coffre de pierre.

Aussitôt le pic entama la roche qui vola en éclats. Puis la pioche de Gildas Trégomain rejeta ces fragments auxquels étaient mêlés des morceaux de béton. Le trou s’élargissait, se creusait. Les poitrines haletaient, les cœurs battaient à se rompre, dans l’attente du dernier coup qui allait faire jaillir des entrailles du sol comme une source de millions…

On creusait toujours, et les barils n’apparaissaient pas. Cela tenait à ce que Kamylk-Pacha avait dû leur assurer une fosse profonde. Il n’avait pas eu tort, après tout, et qu’importait s’il fallait un peu plus de temps et de fatigue pour les déterrer?…

Soudain, un son métallique se produisit. A n’en pas douter, le pic venait de rencontrer un objet sonore…

Maître Antifer se baissa vers le trou. Sa tête disparut dans l’orifice, tandis que ses mains fouillaient avidement…

Il se releva, les yeux injectés…

Ce qu’il tenait à la main, c’était une boîte de métal, ayant au plus le volume d’un décimètre cube.

Tous le regardaient, ne pouvant dissimuler un sentiment de déception. Et, sans nul doute, Gildas Trégomain répondit à la pensée générale, lorsqu’il s’écria:

«S’il y a cent millions là dedans, je veux que le diable…

– Tais-toi!» vociféra maître Antifer.

Et, de nouveau, il fouilla l’excavation, il en retira les derniers éclats de roche cherchant à rencontrer les barils…

Travail inutile… Il n’y avait rien à cette place, – rien que la boîte de fer, sur la paroi de laquelle s’écartelait en relief le double K de l’Égyptien!

Maître Antifer et ses compagnons avaient-ils donc supporté tant de fatigues en pure perte?… N’étaient-ils venus de si loin que pour se heurter aux fantaisies d’un mystificateur?…

En vérité, Juhel se fût laissé aller à sourire, si la physionomie de son oncle ne l’eût épouvanté avec ses yeux de fou, sa bouche contractée en un rictus horrible, les sons inarticulés qui s’échappaient de sa gorge…

Gildas Trégomain a déclaré plus tard qu’à ce moment, il s’était attendu à le voir tomber «raide mort».

Soudain maître Antifer se releva, il saisit son pic, il le brandit, et, dans un effroyable accès de rage, d’un coup violent, il brisa la boîte… Un papier s’en échappa.

C’était un parchemin, jauni par le temps, sur lequel s’allongeaient quelques lignes, écrites en français, encore très lisibles.

Maître Antifer saisit ce papier. Oubliant que Ben-Omar et Saouk pouvaient l’entendre, qu’il allait peut-être leur apprendre un secret qu’il aurait eu intérêt à garder, il commença à lire d’une voix tremblante les premières lignes ainsi libellés:

«Ce document contient la longitude d’un second îlot que Thomas Antifer, ou, à son défaut, son héritier direct, devra porter à la connaissance du banquier Zambuco, demeurant à…»

Maître Antifer s’arrêta, et, d’un coup de poing, se ferma cette bouche imprudente qui allait trop en dire.

Saouk fut assez maître de lui pour ne rien laisser paraître de la déconvenue qu’il éprouva. Quelques mots de plus, et il eût appris quelle était la longitude de ce second îlot, dont ledit Zambuco devait avoir la latitude, et en même temps, quel pays habitait le banquier…

Quant au notaire, non moins désappointé, il était là, les lèvres ouvertes, la langue pendante, comme un chien mourant de soif, auquel on vient de retirer son écuelle.

Mais alors, un peu après que la phrase eut été coupée par le coup de poing que l’on sait, Ben-Omar, qui avait le droit de connaître les intentions de Kamylk-Pacha, se releva et dit:

«Eh bien… ce banquier Zambuco… où demeure-t-il?…

– Chez lui!» répondit maître Antifer.

Et, pliant le papier, il le fourra dans sa poche, laissant Ben-Omar tendre vers le ciel des mains désespérées.

Ainsi donc, le trésor n’était pas sur cet îlot du golfe d’Oman! Le voyage n’avait eu pour but que d’inviter maître Antifer à se mettre en communication avec un nouveau personnage, le banquier Zambuco! Ce personnage était-il donc un second légataire, que Kamylk-Pacha avait voulu récompenser pour des services rendus autrefois?… Était-il appelé à partager avec le Malouin le trésor légué à celui-ci?… On devait le croire. D’où cette conséquence très logique: c’est que, au lieu de cent millions, il n’en irait que cinquante dans la poche de maître Antifer!

Juhel baissa la tête à la pensée que ce serait trop encore pour modifier les opinions de son oncle relativement à son mariage avec sa chère Énogate…

Quant à Gildas Trégomain, son sourire semblait indiquer que cinquante millions, néanmoins, forment un joli denier, quand ils vous tombent dans le gousset.

La vérité est que Juhel avait deviné ce qui se passait dans l’esprit de maître Antifer, lequel finirait par se dire, lorsqu’il en aurait pris son parti:

«Allons, Énogate en sera quitte pour n’épouser qu’un duc au lieu d’un prince, et Juhel pour n’épouser qu’une duchesse au lieu d’une princesse!»

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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