Jules Verne
Mirifiques aventures
de maître Antifer
(Chapitre I-III)
78 illustrations par George Roux
dont 12 grandes gravures en chromotypographie
2 cartes en couleur
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Qui contient une lettre de Juhel à Énogate, où sont relatées les aventures
dont maître Antifer fut le héros
ombien était triste la maison de la rue des Hautes-Salles à Saint-Malo, et à quel point elle semblait déserte depuis que maître Antifer l’avait quittée! Dans quelles inquiétudes s’écoulaient les jours, les nuits pour ces deux femmes, la mère et la fille. La chambre vide de Juhel faisait vide toute cette demeure: c’est du moins l’impression que ressentait Énogate. Ajoutez-y que son oncle n’y était pas, que l’ami Trégomain n’y venait plus!
On était au 29 avril. Deux mois, deux mois déjà depuis que le Steersman avait pris la mer, emportant les trois Malouins en cette aventureuse campagne à la conquête d’un trésor. Comment s’était accompli leur voyage?… Où se trouvaient-ils alors?… Avaient-ils atteint leur but?…
«Mère… mère, disait la jeune fille, ils ne reviendront plus!
– Si… mon enfant… aie confiance… ils reviendront! répondait invariablement la vieille Bretonne. Tout de même, peut-être qu’ils auraient mieux fait de ne pas nous quitter…
– Oui, murmurait Énogate, au moment où j’allais devenir la femme de Juhel!»
Constatons ici que le départ de maître Antifer n’avait pas été sans produire un prodigieux effet en ville. On était si accoutumé à le voir déambuler, la pipe à la bouche, à travers les rues, le long du Sillon, sur les remparts! Et Gildas Trégomain, marchant à son côté, un peu en arrière, ses jambes toujours arquées, son nez toujours aquilin, son veston toujours plissé aux entournures, sa bonne figure toujours placide et rayonnante de bonté!
Et Juhel, le jeune capitaine au long cours, dont sa ville natale s’enorgueillissait, qu’elle aimait autant que l’aimait Énogate – disons comme une mère aime son fils – ne voila-t-il pas qu’il avait pris son vol, alors qu’il allait être nommé second d’un beau trois-mâts-barque de la maison Le Baillif et Cie!
Où étaient-ils tous les trois? on n’en avait aucune idée. Personne ne se doutait que le Steersman les conduisait à Port-Saïd. Énogate et Nanon étaient seules à savoir qu’ils devaient descendre la mer Rouge, s’aventurer presque aux limites septentrionales de l’océan Indien. Maître Antifer avait sagement fait de garder son secret, puisqu’il ne voulait pas que Ben-Omar eût vent de quoi que ce fût relatif au gisement du fameux îlot.
Toutefois, si l’on ne connaissait rien de son itinéraire, il n’en était pas ainsi de ses projets, trop loquace, trop exubérant, trop communicatif pour s’être tu à cet égard. A Saint-Malo comme à Saint-Servan, comme à Dinard, on se répétait l’histoire de Kamylk-Pacha, la lettre reçue par Thomas Antifer, l’arrivée du mandataire annoncée par cette lettre, l’établissement de la longitude et de la latitude d’un îlot, le trésor invraisemblable de cent millions – cent milliards, disaient même les mieux informés. Aussi, avec quelle impatience on guettait la nouvelle de la découverte, et le retour de ce capitaine caboteur transformé en nabab, ramenant au port une cargaison de diamants et de pierres précieuses!
Énogate n’en demandait pas tant. Que son fiancé, son oncle, son ami, revinssent, même les poches vides, elle serait satisfaite, elle remercierait Dieu, et sa profonde tristesse se changerait en une joie immense.
La jeune fille, cependant, n’était pas sans avoir reçu les lettres de Juhel. Une première, datée de Suez, lui relatant les détails du voyage depuis leur séparation, marquait l’état moral de son oncle dont la nervosité allait toujours croissant, l’accueil fait à Ben-Omar et à son clerc, exacts tous les deux au rendez-vous assigné. Une deuxième lettre, datée de Mascate, narrait les incidents de la navigation à travers l’océan Indien jusqu’à la capitale de l’imanat, disant à quel degré de surexcitation, voisin de la folie, en était maître Antifer, et annonçant le projet de gagner Sohar.
Aussi furent-elles dévorées, ces lettres de Juhel, qui ne se bornaient pas à raconter des impressions de voyage, ni à dévoiler l’état moral de son oncle, mais qui exprimaient à la jeune fille tout le chagrin de son fiancé d’avoir été séparé d’elle à la veille de leur mariage, d’être si loin, puis l’espoir de la revoir bientôt, d’arracher le consentement de leur oncle, même s’il revenait les mains pleines de millions! Énogate et Nanon lisaient et relisaient ces lettres, auxquelles elles ne pouvaient répondre, cette consolation leur étant enlevée. Alors elles se livraient à tous les commentaires que ces récits leur suggéraient; elles comptaient sur leurs doigts les jours pendant lesquels les absents seraient encore retenus dans ces mers lointaines; elles les rayaient vingt-quatre heures par vingt-quatre heures du calendrier piqué au mur de la salle; enfin, après la dernière missive, elles s’abandonnaient à l’espoir que la seconde moitié du voyage serait consacrée au retour.
Une troisième lettre arriva le 29 avril, deux mois environ depuis le départ de Juhel. En voyant qu’elle était timbrée de la Régence de Tunis, Énogate sentit son cœur battre de bonheur. Les voyageurs avaient donc quitté Mascate… ils étaient rentrés dans les mers d’Europe… ils revenaient vers la France… Que fallait-il pour atteindre Marseille?… Au plus trois jours! Et pour atteindre Saint-Malo par ces rapides trains du P.-L.-M. et de l’Ouest?… Au plus vingt-six heures!
La mère et la fille étaient assises dans une des chambres du rez-de-chaussée, après avoir refermé la porte sur le brave homme de facteur. Personne ne viendrait les troubler. Elles pouvaient laisser déborder leurs sentiments.
Dès qu’elle eut essuyé ses yeux un peu humides, Énogate brisa l’enveloppe, en tira la lettre, et lut à voix haute, donnant à chaque phrase le temps d’être bien comprise.
Régence de Tunis, La Goulette, 22 avril 1862
«Ma chère Énogate,
«Je t’embrasse pour ta mère d’abord, pour toi ensuite et enfin pour moi. Mais que nous sommes loin de l’autre, et quand finira cet interminable voyage!
«Je t’ai écrit deux fois déjà, et tu as dû recevoir mes lettres. Voici la troisième, plus importante encore, en premier lieu parce qu’elle te dira que la question du trésor s’est modifiée d’une très inattendue manière, au grand ennui de mon oncle…»
Énogate laissa échapper un petit cri de vraie joie, et, battant des mains:
«Ils n’ont rien trouvé, ma mère, dit-elle, et je n’épouserai pas un prince…
– Continue, ma fille!» répondit Nanon.
Énogate acheva la phrase qu’elle avait interrompue.
«… et ensuite parce que j’ai le gros chagrin de t’apprendre que nous allons être obligés de poursuivre nos recherches loin… bien loin…»
Le lettre trembla entre les doigts d’Énogate.
«Poursuivre les recherches… bien loin! murmurait-elle. Ils ne reviennent pas mère,… ils ne reviennent pas!
– Du courage, ma fille, et continue!» répéta Nanon.
Énogate, ses beaux yeux pleins de larmes, reprit la lecture de la lettre. Juhel racontait sommairement ce qui s’était passé sur l’îlot du golfe d’Oman, comment, au lieu du trésor, on n’avait trouvé qu’un document déposé en cet endroit, et sur ce document la mention d’une nouvelle longitude. Puis Juhel ajoutait:
«Juge un peu, ma chère Énogate, du désappointement de mon oncle, de la colère qui s’ensuivit, et aussi de ma déception, non point due à ce que nous n’avions pas pris possession du trésor, mais parce que notre départ pour Saint-Malo, mon retour près de toi, étaient retardés! J’ai cru que mon cœur allait se rompre…»
Énogate avait grand-peine à contenir les battements du sien, et, par ce qu’elle éprouvait, elle comprenait ce que Juhel avait dû souffrir.
«Pauvre Juhel! murmura-t-elle.
– Et pauvre toi! murmura la mère. Continue, ma fille!»
Énogate reprit d’une voix altérée par l’émotion:
«En effet, cette maudite longitude, Kamylk-Pacha nous enjoignait de la porter à la connaissance d’un certan Zambuco, banquier à Tunis, lequel, de son côté, possède une seconde latitude. Évidemment, c’est dans un autre îlot que le trésor a été enfoui. Vraisemblablement, notre pacha avait aussi contracté une dette de reconnaissance envers ce personnage, lequel l’avait jadis obligé comme l’avait obligé notre grand-papa Antifer. Il y aurait donc à partager le legs entre deux légataires, ce qui réduirait de moitié la part de chacun. De là une extravagante colère de qui tu sais!… Plus que cinquante millions au lieu ce cent!… Eh! j’en suis à désirer qu’ils soient cent mille, ceux dont ce généreux Égyptien a été le débiteur, afin qu’il en revienne si peu à mon oncle qu’il ne mette plus obstacle à notre mariage!»
Et Énogate de dire:
«Est-ce qu’on a besoin d’argent quand on s’aime!
– Non, et c’est même gênant! répondit de très bonne foi la vieille femme. Continue, ma fille!»
Énogate obéit.
«Lorsque notre oncle a lu ce document, il s’est trouvé si abasourdi que les chiffres de la nouvelle longitude et l’adresse de celui à qui elle doit être communiquée pour établir la situation de l’îlot, tout cela a été sur le point de lui échapper. Par bonheur, il s’est retenu à temps.
«Notre ami Trégomain, avec qui je m’entretiens si souvent de toi, ma chère Énogate, a esquissé une singulière grimace en apprenant qu’il s’agissait d’aller à la recherche d’un second îlot.
«Mon pauvre Juhel, m’a-t-il dit, est-ce qu’il se moquerait de nous, ce pachi-pachon-pacha?… Est-ce qu’il a envie de nous expédier au bout du monde?
«Sera-ce au bout du monde?… c’est ce que nous ne savons même pas au moment où je t’écris!
«En effet, si notre oncle a gardé pour lui les indications contenues dans ce document, c’est qu’il se défie de Ben-Omar. Depuis que cette espèce de fourbe a tenté de lui soutirer son secret à Saint-Malo, il le tient en suspicion. Peut-être n’a-t-il pas tort, et, pour tout dire, le clerc Nazim me paraît aussi suspect que son patron. Il ne me revient pas, ce Nazim, ni à monsieur Trégomain – avec sa physionomie farouche et ses yeux sombres! Je t’assure que notre notaire, M. Calloch, de la rue du Bey, n’en voudrait pas dans son étude. J’ai la conviction que si Ben-Omar et lui connaissaient l’adresse de ce Zambuco, ils chercheraient à nous devancer… Mais notre oncle n’en a pas soufflé mot, pas même à nous. Ben-Omar et Nazim ne savent point que nous allons à Tunis, et voilà comment, en quittant Mascate, nous en sommes tous à nous demander où la fantaisie du pacha nous envoie encore!»
Énogate s’arrêta un instant.
«Ces diaboliques manigances ne me plaisent guère!» observa Nanon.
Juhel racontait ensuite les incidents qui avaient marqué le retour, le départ de l’îlot, le désappointement très marqué de l’interprète Sélik à voir les étrangers revenir les mains vides, et ne mettant plus en doute qu’il ne se fût agi là que d’une simple promenade, enfin le pénible cheminement de la caravane, l’arrivée à Mascate, l’attente pendant deux jours du paquebot de Bombay.
«Et si je ne t’ai pas écrit une seconde fois de Mascate, ajoutait Juhel, c’est que j’espérais toujours apprendre quelque chose de nouveau et pouvoir t’en informer… Mais il n’en est rien, et tout ce que je sais, c’est que nous retournons à Suez, d’où nous partirons pour Tunis.»
Énogate, suspendant sa lecture, regardait Nanon qui hochait la tête en murmurant:
«Pourvu qu’ils n’aillent pas au bout du monde! On peut tout craindre avec les infidèles!…»
L’excellente femme parlait de ces Orientaux comme on en parlait au temps des Croisades. Et même, avec ses scrupules de pieuse Bretonne, les millions qui viendraient d’une telle source lui paraîtraient de mauvais aloi… Mais allez donc énoncer de pareilles idées devant maître Antifer!
Juhel racontait alors le voyage de Mascate à Suez, la traversée de l’océan Indien et de la mer Rouge, Ben-Omar malade au-delà de toute vraisemblance…
«C’est tant mieux!» dit Nanon.
Puis, durant tout ce voyage, Pierre-Servan-Malo dont on ne pouvait tirer une parole!
«Vois-tu, ma chère Énogate, je ne sais ce qui arriverait si notre oncle était déçu dans ses espérances, ou plutôt je ne le sais que trop, il deviendrait fou. Qui aurait cru cela d’un homme si sage dans sa conduite, si modeste dans ses goûts! La perspective d’être cent fois millionnaire… Après cela, y a-t-il beaucoup de têtes qui y résisteraient? Oui… nous deux sans doute! Mais cela tient à ce que notre vie est concentrée dans notre cœur!
«De Suez, nous avons gagné Port-Saïd, où il nous a fallu attendre le départ d’un steamer de commerce pour Tunis. C’est là que demeure ce banquier Zambuco auquel notre oncle doit communiquer cet infernal document… Mais lorsque la latitude de l’une et la longitude de l’autre auront déterminé le gisement du nouvel îlot, jusqu’où faudra-t-il l’aller chercher? Toute la question est là, et, à mon avis, elle est grave, puisque c’est d’elle que dépend notre retour en France… et près de toi…»
Énogate laissa tomber la lettre, que sa mère ramassa. Elle ne pouvait en continuer la lecture. Elle voyait les absents entraînés à des milliers de lieues, exposés aux plus grands dangers dans des contrées terribles, n’en revenant jamais peut-être, et ce cri lui échappa:
«Oh! mon oncle… mon oncle, quel mal vous faites à ceux qui vous aiment tant!
– Pardonnons-lui, ma fille, répondit Nanon, et demandons à Dieu de le protéger!»
Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels ces deux femmes s’unirent dans une même prière.
Puis, Énogate reprit:
«C’est le 16 avril que nous avons quitté Port-Saïd. On ne doit point faire escale avant Tunis. Les premiers jours, nous avons navigué assez près du littoral égyptien, et au moment où Ben-Omar entrevit le port d’Alexandrie, quel regard il lui jeta!… J’ai cru qu’il voudrait y débarquer, quitte à perdre sa prime… Mais son clerc est intervenu, et, dans leur langue dont nous n’avons pas compris un mot, il lui a fait entendre raison – assez brutalement, à ce qu’il m’a semblé. Il est visible que Ben-Omar a peur de ce Nazim, et j’en suis à me demander si cet Égyptien est bien l’homme qu’il dit être, tant il a l’air d’un bandit! Aussi, quoi qu’il en soit, je me promets de le surveiller.
«Au-delà d’Alexandrie, nous avons pris direction sur le cap Bon, en laissant au sud les golfes de Tripoli et de Gabès. Enfin, le revers des montagnes tunisiennes d’un aspect si sauvage s’est montré à l’horizon, avec les quelques fortins abandonnés qui hérissent leurs crêtes, un ou deux marabouts entre les rideaux de verdure. Puis, dans la soirée du 21 avril, nous avons atteint la rade de Tunis, et notre bâtiment a mouillé, le 22 avril, devant les môles de la Goulette.
«Ma chère Énogate, si, à Tunis, je suis plus près de toi que lorsque nous étions là-bas sur l’îlot du golfe d’Oman, que c’est loin toujours, et qui sait si la malchance ne vas pas nous éloigner davantage! Il est vrai, d’être à cinq lieues ou à cinq mille, dès lors que l’on n’est pas l’un près de l’autre, cela est tout aussi triste! Ne te désespère pas, cependant, et répète-toi bien que, quelle que soit l’issue de ce voyage, il ne saurait se prolonger.
«Je t’écris cette longue lettre à bord, afin de pouvoir la mettre à la poste dès que nous débarquerons à la Goulette. Elle te parviendra dans quelques jours. Sans doute, elle ne te dit pas ce que y ignore, ce qu’il eût été si important de savoir, c’est-à-dire vers quels parages nous allons être entraînés. Mais notre oncle ne le sait pas lui-même, et cela ne peut être déterminé qu’après un échange de communications avec le banquier dont nous sommes probablement venus troubler le repos à Tunis. Car, enfin, lorsqu’il apprendra qu’il s’agit de cet énorme héritage à la moitié duquel il a droit, ce Zambuco voudra se mettre de la partie, il se joindra à nous pour les recherches ultérieures, il sera probablement aussi emballé que notre oncle…
«Du reste, sitôt que je connaîtrai la situation de l’îlot numéro deux, et je ne tarderai pas à la connaître, puisque c’est moi qui serai chargé de la relever sur la carte, – je t’en informerai. Il est donc probable qu’une quatrième lettre succédera à cette troisième, à peu de jours d’intervalle.
«Comme la présente, d’ailleurs, elle portera pour ta mère et toi, chère Énogate, les bonnes amitiés de monsieur Trégomain et les miennes, et aussi celles de notre oncle, bien qu’il semble avoir perdu jusqu’au souvenir de Saint-Malo, de sa vieille maison de famille, des êtres aimés qui l’habitent! Quant à moi, chère fiancée, c’est tout mon amour que je renvoie, comme je recevrais, tout le tien, s’il m’était possible d’avoir une lettre de toi, et crois-moi pour la vie.
Ton bien fidèle et bien tendre
JUHEL ANTIFER.»
Chapitre II
Dans lequel le colégataire de maître Antifer est présenté au lecteur
dans les formes voulues par l’usage.
orsqu’on est arrivé sur la rade de Tunis, on n’est pas à Tunis. Il y a lieu, auparavant, de recourir aux embarcations du bord ou aux «mahonnes» du pays pour débarquer à la Goulette.
En effet, ce port n’est pas un port, en ce sens que les bâtiments, même d’un médiocre tonnage, ne peuvent pénétrer entre ses quais où viennent s’amarrer seulement les petits caboteurs et les barques de pêche. Les autres navires, voiliers et paquebots, doivent rester au large sur leurs ancres, et si l’écran des montagnes les abrite lorsque le vent souffle de l’est, ils sont livrés aux terribles assauts des bourrasques quand elles viennent de l’ouest ou du nord. On comprendra donc qu’il est indispensable de créer un port accessible à tous les bâtiments, même aux bâtiments de guerre, soit en agrandissant celui de Bizerte sur le littoral de la côte septentrionale de la Régence, soit en creusant un canal de dix kilomètres à travers le lac Bahira, après avoir fendu ce lido qui le sépare de la mer.
Il convient d’ajouter que maître Antifer et ses compagnons, une fois à la Goulette, ne seraient pas encore rendus à Tunis. Ils auraient à prendre ce petit chemin de fer de Rubattino, établi par une compagnie italienne, qui contourne le lac Bahira en passant au pied de cette colline de Carthage, sur laquelle se dresse la chapelle de Saint-Louis de France.
Lorsque nos voyageurs eurent franchi le quai, ils trouvèrent une sorte de bourg desservi par une large rue avec hôtel du gouverneur, église catholique, cafés, habitations particulières, en réalité tout ce qu’il y a de plus européen et même de plus moderne. On doit pousser jusqu’aux palais du littoral, que le bey occupe quelquefois, pendant la saison des bains de mer, pour entrevoir un premier indice de couleur orientale.
Mais la couleur orientale, voilà ce dont ne se préoccupait guère Pierre-Servan-Malo, ni des légendes qu’ont laissées les Régulus, les Scipion, les César, les Caton, les Marius, les Annibal! Connaissait-il seulement les noms de ces gros personnages? Par ouï-dire, tout au plus, comme le bon Trégomain qui s’en tenait aux gloires de sa ville natale, et cela suffisait à son amour-propre. Seul, Juhel aurait pu s’abandonner à ces souvenirs historiques, s’il n’eût été trop inquiet des soucis du présent. C’était le cas de dire de lui ce qu’on dit dans le Levant d’un homme distrait: «Il cherche son fils qu’il porte sur ses épaules.» Ce qu’il cherchait, lui, c’était sa fiancée avec le chagrin de s’éloigner d’elle.
Après avoir traversé la Goulette, maître Antifer, le gabarier et Juhel, leur valise à la main – ils comptaient en renouveler le contenu à Tunis, vinrent attendre le premier train devant la gare. Ben-Omar et Nazim les suivaient à distance. Maître Antifer n’ayant point desserré les dents, ils ne savaient rien de ce banquier Zambuco que le caprice de Kamylk-Pacha avait voulu leur adjoindre. Grave ennui, on en conviendra, sinon pour le notaire qui toucherait quand même sa prime à la condition de ne point abandonner la partie, du moins pour Saouk qui aurait à lutter contre deux héritiers au lieu d’un. Et ce nouveau, que serait-il?
Au bout d’une demi-heure d’attente, les voyageurs prenaient place dans le train, ils s’arrêtaient quelques minutes à la station d’où l’on peut apercevoir le revers de la colline de Carthage et le couvent des Pères-Blancs, renommé pour son musée archéologique, ils atteignaient Tunis en quarante minutes, et, suivant l’allée de la Marine, ils débouchaient devant l’Hôtel de France, en plein quartier européen. Des chambres furent mises à leur disposition, – trois chambres un peu nues, très hautes de plafond, auxquelles on accédait par un vaste escalier, et dont les lits étaient garnis de moustiquaires. Le restaurant du rez-de-chaussée devait leur offrir le déjeuner et le dîner, aux heures qui leur conviendraient, dans une large salle très confortable. On eût dit l’un des bons hôtels de Paris ou autre grande ville. Peu importait, après tout, car nos Malouins espéraient bien n’y point séjourner.
Maître Antifer ne se donna même pas le temps de monter jusqu’à sa chambre.
«Je vous retrouverai ici, dit-il à ses compagnons.
– Va, mon ami, répliqua le gabarier, et enlève ton affaire à l’abordage!»
C’était précisément l’abordage qui inquiétait l’oncle de Juhel. Il n’avait certes pas l’intention de ruser avec son colégataire, comme Ben-Omar avait rusé avec lui. Honnête homme, et d’une parfaite droiture malgré son originalité, il avait décidé d’agir sans ambages. Il irait droit au banquier, il lui dirait:
«Voilà ce que je vous apporte… Voyons ce que vous avez à m’offrir en échange, et en route!»
D’ailleurs, à s’en rapporter au document trouvé sur l’îlot, ledit Zambuco devait être prévenu qu’un certain Antifer, français d’origine, lui apporterait la longitude nécessaire pour établir le gisement d’un îlot qui renfermait un trésor. Le banquier n’aurait donc pas lieu d’être surpris de cette visite.
Une crainte obsédait maître Antifer pourtant – la crainte que son colégataire ne parlât pas le français. Si Zambuco comprenait la langue anglaise, on pourrait encore s’en tirer avec l’aide du jeune capitaine. Mais, s’il ne savait aucune de ces deux langues, il faudrait recourir à l’intervention d’un interprète? Et alors, on serait à la merci d’un tiers pour un secret d’une valeur de cent millions…
En quittant l’hôtel, maître Antifer, sans dire où il allait, avait demandé un guide. Puis, ce guide et lui disparurent au tournant de l’une des rues qui s’amorcent à la place de la Marine.
«Comme il n’a pas besoin de nous… avait fait observer le gabarier aussitôt son départ.
– Allons nous promener, et commençons par mettre ma lettre à la poste», avait répondu Juhel.
Et les voilà, après avoir quitté le bureau de poste contigu à l’hôtel, qui se dirigeaient vers Bab-el-Bahar, la Porte de Mer, afin de contourner extérieurement le périmètre de l’enceinte, laquelle fait à Tunis-la-Blanche une ceinture crénelée de deux bonnes lieues de France.
Cependant, à cent pas de l’hôtel, maître Antifer avait dit à son guide-interprète:
«Vous connaissez le banquier Zambuco?
– Tout le monde le connaît ici.
– Et il demeure?…
– Dans la ville basse, au quartier des Maltais.
– C’est là qu’il faut me conduire…
– A vos ordres, Excellence.»
En ces pays d’Orient, on dit Excellence comme on dirait monsieur.
Maître Antifer se dirigea vers la ville basse. Soyez assuré qu’il ne prêta aucune attention aux curiosités de la route: ici, une de ces mosquées que l’on compte par centaines à Tunis, et que dominent leurs élégants minarets; là, des débris d’origine romaine ou sarrazine; puis une place pittoresque, abritée sous la verdure des figuiers et des palmiers; puis des rues étroites, dont les maisons se regardent les yeux dans les yeux, montantes, descendantes, bordées de boutiques sombres, où s’entassent les denrées, les étoffes, les bibelots, selon qu’elles desservent les quartiers francs, italiens, juifs ou maltais. Non! Pierre-Servan-Malo ne songeait qu’à cette visite, imposée par Kamylk-Pacha, à l’accueil qu’il allait recevoir… Bon! il n’en doutait pas! Lorsqu’on apporte à un particulier cinquante millions, il y a gros à parier que l’on sera bien reçu.
Après une demi-heure de marche, le quartier des Maltais fut atteint. Ce n’est pas le plus propre de cette ville de cent cinquante mille âmes, qui ne brille guère par excès de propreté, surtout en sa partie ancienne. A cette époque, d’ailleurs, le protectorat français ne lui avait pas encore imposé le drapeau de la France.
A l’extrémité d’une rue, ou plutôt d’une ruelle de ce quartier commerçant, le guide s’arrêta devant une maison de médiocre apparence. Bâtie sur le modèle de toutes les habitations tunisiennes, elle présentait un gros bloc carré, avec terrasse, sans fenêtres extérieures, et une cour, un de ces «patios» à la mode arabe, autour duquel les chambres prennent jour.
L’aspect de cette maison ne donna pas à maître Antifer l’idée que son propriétaire fût à même de nager – il disait: tirer sa coupe – dans l’opulence. Et il pensa que cela valait mieux pour assurer la réussite de ses projets.
«C’est bien ici que demeure le banquier Zambuco?… demanda-t-il au guide.
– Ici même, Excellence.
– C’est sa maison de banque?…
– C’est elle.
– Il n’a pas d’autre habitation?…
– Non, Excellence.
– Est-ce qu’il passe pour être riche?…
– Riche à millions.
– Diable! fit maître Antifer.
– Mais aussi avare que riche! ajouta le guide.
– Rediable!» refit maître Antifer.
Et, là-dessus, il renvoya l’homme aux «Excellence», qui reprit le chemin de l’hôtel.
Il va sans dire que Saouk les avait suivis, évitant de se laisser voir. Maintenant, il savait où demeurait Zambuco. Pourrait-il agir à son profit vis-à-vis de ce banquier? L’occasion se présenterait-elle de s’entendre avec lui de manière à évincer maître Antifer? S’il survenait un désaccord entre les deux colégataires de Kamylk-Pacha, n’y aurait-il pas lieu de l’exploiter? C’était réellement une mauvaise chance, quand ils étaient tous réunis sur l’îlot numéro un, que maître Antifer n’eût pas laissé échapper, avec le nom de Zambuco le chiffre de la nouvelle longitude. Si Saouk l’eût connu, peut-être aurait-il pu arriver le premier à Tunis, affrioler le banquier en lui promettant une prime considérable, ou même lui arracher son secret sans bourse délier?… Mais la réflexion lui vint que c’était maître Antifer, non un autre, que le document désignait… Eh bien! Saouk s’en tiendrait à son programme, il l’exécuterait impitoyablement, et, lorsque le Maltais et le Malouin seraient en possession du legs, il saurait bien les en dépouiller tous les deux.
Pierre-Servan-Malo entra dans la maison du banquier, et Saouk attendit au dehors.
Les constructions en retour, à gauche, servaient de bureau. A l’intérieur de la cour, personne. Elle semblait être aussi abandonnée que si la maison de banque eût été fermée, le matin même, pour cause de cessation de paiement.
Mais, que l’on se rassure, le banquier Zambuco n’avait point fait faillite.
Il convient de se figurer ce banquier tunisien sous l’aspect d’un homme de moyenne taille, âgé d’une soixantaine d’années, maigre et nerveux, les yeux vifs, durs, émerillonnés d’un regard fuyant, la figure glabre sans un poil de barbe, le teint parcheminé, les cheveux grisonnants et feutrés comme une calotte qui eût été collée à son crâne, le dos légèrement arrondi, les mains ridées, munies de doigts longs et crochus. Il possédait toutes ses dents, – des dents habituées à mordre que découvraient volontiers ses lèvres minces. Quoiqu’il ne fût pas observateur, maître Antifer sentit que la personne de ce Zambuco n’offrait rien de sympathique, et il se dit que d’entrer en rapport avec un tel bonhomme ne pourrait jamais lui procurer aucun agrément.
Au vrai, le banquier n’était qu’une sorte d’usurier, un prêteur sur gages, qui aurait pu naître juif et qui était d’origine maltaise. De ces Maltais, il y en a de cinq à six mille à Tunis.
Zambuco passait pour avoir amassé une grosse fortune dans toutes les louches opérations de banque, – celles qui se font avec de la glu aux doigts. Riche, il l’était, en effet, et il en tirait vanité. Mais, à l’entendre, on n’est jamais riche tant qu’on peut le devenir davantage. On le disait plusieurs fois millionnaire, et on ne se trompait pas, malgré l’apparence humble et misérable de sa maison, – ce qui avait induit maître Antifer en erreur. Cela dénotait chez ce Zambuco une parcimonie prodigieuse en ce qui concerne les nécessités de l’existence. Etait-ce donc qu’il n’avait pas de besoins? Très peu, sans doute, et il évitait de s’en créer, grâce à ses instincts de thésauriseur. Entasser sacs d’écus sur sacs d’écus, accaparer l’argent, drainer l’or, faire main basse sur tout ce qui représente une valeur quelconque, c’est à des tripotages de ce genre que s’était consacrée sa vie entière. De là, plusieurs millions bien et dûment encoffrés par lui, sans trop s’inquiéter de les rendre productifs.
Ce qui aurait paru invraisemblable, contradictoire même, c’eût été qu’un pareil homme ne fût pas resté célibataire. Si le célibat est tout indiqué, n’est-ce pas justement en faveur des types de cette espèce? Aussi Zambuco n’avait-il jamais eu la pensée de se marier, «et comme c’est heureux pour sa femme», répétaient volontiers les loustics du quartier maltais. De frères, de cousins, enfin de parents d’aucune sorte, on ne lui en connaissait pas, sauf une sœur. Les générations antérieures des Zambuco se résumaient en lui. Il vivait solitairement au fond de sa maison, disons de ses bureaux, disons même de son coffre-fort, n’ayant à son service qu’une vieille Tunisienne, qui ne coûtait cher ni en nourriture ni en gages. De ce qui entrait dans cette caverne, rien ne ressortait plus à vrai dire. On voit quel rival maître Antifer allait avoir devant lui, et il est permis de se demander quel genre de service ce peu sympathique personnage avait jamais pu rendre à Kamylk-Pacha au point d’avoir mérité les marques de sa reconnaissance.
Cela était, cependant, ainsi qu’il est facile de l’expliquer en quelques lignes.
Lorsqu’il n’avait que vingt-sept ans, orphelin de père et de mère, – et à quoi lui eût servi d’avoir des parents dont il ne se fût guère soucié? Zambuco habitait Alexandrie. Il y exerçait, mais avec une sagacité, une persévérance infatigables, les diverses industries du courtage, empochant des commissions de l’acheteur et du vendeur, intermédiaire avant de devenir marchand, et marchand d’argent, – ce qui est bien le plus fructueux des métiers mis à la disposition de l’intelligence humaine.
Ce fut en 1829, on ne l’a pas oublié, que la pensée vint à Kamylk-Pacha, très inquiet pour sa fortune convoitée par son cousin Mourad, et, à l’instigation de ce dernier, par l’impérieux Méhémet-Ali, de réaliser ses richesses, puis de les transporter en Syrie, où elles devaient être plus en sûreté qu’en aucune ville de l’Égypte.
Pour cette grosse opération, quelques agents lui furent nécessaires. Toutefois, il ne voulut recourir qu’à des étrangers dignes de sa confiance. Ces agents, d’ailleurs, risquaient gros jeu, et à tout le moins, leur liberté, en soutenant le riche Égyptien contre le vice-roi. Le jeune Zambuco fut du nombre. Il s’entremit avec un zèle que de généreuses commissions récompensèrent alors; il fit plusieurs voyages à Alep; enfin, il contribua largement à la réalisation de la fortune de son client et à son transport en lieu sûr.
Cela n’alla point sans difficultés ni périls, et, après le départ de Kamylk-Pacha, quelques-uns des agents qu’il avait employés, entre autres ce Zambuco, découverts par la soupçonneuse police de Méhémet-Ali, furent emprisonnés. Faute de preuves suffisantes, cependant, on se décida à les relâcher; mais, malgré cela, ils avaient été punis de leur dévouement.
Ainsi, de même que le père de maître Antifer avait rendu service à Kamylk-Pacha en 1799, lorsqu’il le recueillait à demi mort sur les roches de Jaffa, de même, trente ans plus tard, Zambuco acquérait des droits à sa reconnaissance.
Kamylk-Pacha ne devait pas l’oublier.
Ce simple exposé des faits explique pourquoi, en 1842, Thomas Antifer d’une part, le banquier Zambuco de l’autre, l’un à Saint-Malo, l’autre à Tunis, avaient reçu chacun une lettre, les informant qu’ils auraient un jour à prendre leur part d’un trésor d’une valeur de cent millions, déposé dans un îlot dont on leur donnait à chacun la latitude et dont la longitude serait communiquée à l’un et à l’autre en temps voulu.
Si cette information avait produit l’effet que l’on sait sur Thomas Antifer, sur son fils après lui, on voudra bien admettre que cet effet ne fut pas moins puissant sur un personnage tel que le banquier Zambuco. Il va de soi qu’il ne dit mot de cette lettre à personne. Il enferma les chiffres de sa latitude dans un des tiroirs de son coffre-fort à triple secret, et, depuis cette époque, pas une minute de sa vie ne s’écoula sans qu’il s’attendît à voir apparaître l’Antifer annoncé dans la lettre de Kamylk-Pacha. En vain tenta-t-il de connaître le sort de cet Égyptien. Rien n’avait transpiré de sa capture à bord du brick-goélette en 1834, rien de son transport au Caire, rien de son emprisonnement dans la forteresse pendant dix-huit ans, rien de sa mort survenue en 1852.
Or, on était en 1862. Vingt ans écoulés depuis 1842, et le Malouin n’avait point paru, et la longitude n’avait pas rejoint la latitude… Le gisement de l’îlot était toujours à déterminer… Cependant Zambuco n’avait point perdu confiance. Que les intentions de Kamylk-Pacha dussent se réaliser tôt ou tard, il n’en voulait pas douter. Dans sa pensée, le susdit Antifer se montrerait aussi sûrement à l’horizon de la rue des Maltais qu’une comète annoncée par les observatoires des deux mondes se montre à travers l’espace. Son seul regret, – regret très naturel chez un tel homme, – c’était d’avoir à partager le legs avec un autre. Aussi l’envoyait-il mentalement à tous les diables. Mais il ne pouvait rien changer aux dispositions prises par le reconnaissant Égyptien. Et, pourtant, de partager les cent millions, cela lui paraissait monstrueux!… C’est pourquoi, depuis nombre d’années, il avait entassé réflexions sur réflexions, imaginé mille et mille combinaisons tendant à ce que l’héritage tout entier restât entre ses mains… Réussirait-il?… Tout ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’il était bien préparé à recevoir l’Antifer, quel qu’il fût, qui viendrait lui apporter la longitude promise.
Inutile d’ajouter que le banquier Zambuco, peu au courant des choses de navigation, s’était fait expliquer comment, au moyen d’une longitude et d’une latitude, c’est-à-dire par le croisement de deux lignes imaginaires, on arrivait à établir la position d’un point sur le globe. Et ce qu’il avait surtout compris, c’est que la réunion des deux colégataires était indispensable, et que, s’il ne pouvait rien sans Antifer, Antifer ne pouvait rien sans lui.
Dans lequel maître Antifer se trouve en présence d’une proposition
tellement baroque qu’il prend la fuite afin de n’y pas répondre
eut-on voir le banquier Zambuco?…
– Oui, si c’est pour affaire.
– C’est pour affaire.
– Votre nom?…
– Annoncez un étranger, cela suffit.»
C’était maître Antifer qui formulait ces demandes auxquelles répondait, en assez mauvais français, un indigène, vieux et grognon, attablé au fond d’un étroit cabinet divisé en deux parties par une cloison à guichet grillagé.
Le Malouin n’avait pas jugé à propos de donner son nom, désireux de voir l’effet que ce nom produirait sur le banquier, quand il lui dirait à brûle-pourpoint:
«Je suis Antifer, fils de Thomas Antifer, de Saint-Malo.»
Un instant après, il était introduit à l’intérieur d’un cabinet sans tentures, les murs blanchis à la chaux, le plafond noir de la fumée des lampes, uniquement meublé d’un coffre dans un coin, d’un secrétaire à cylindre dans l’autre, d’une table et de deux escabeaux.
Devant cette table était assis le banquier. Les deux héritiers de Kamylk-Pacha allaient donc se trouver face à face.
Sans se lever, Zambuco ajusta du pouce et du médium les larges lunettes rondes achevalées sur son nez en bec de perroquet, et, redressant à peine la tête:
«A qui ai-je l’honneur de parler? demanda-t-il en français avec un accent que n’eût pas désavoué quelque natif du Languedoc ou de la Provence.
– Au capitaine caboteur maître Antifer», répondit le Malouin, persuadé que ces cinq mots allaient provoquer un cri de Zambuco, un bondissement hors de son fauteuil, et cette brève réponse:
«Vous… enfin!…»
Le banquier ne bondit point. Aucun cri ne s’échappa de sa bouche pincée. La réponse attendue ne sortit pas de ses lèvres. Mais un observateur attentif aurait pu remarquer qu’un éclair brilla soudain derrière la lentille des lunettes – un éclair que les paupières, en s’abaissant, éteignirent aussitôt.
«Je vous dis que je suis maître Antifer…
– J’ai bien entendu.
– Antifer Pierre-Servan-Malo, fils de Thomas Antifer, de Saint-Malo… Ille-et-Vilaine… Bretagne… France…
– Vous avez une lettre de crédit sur moi?… demanda le banquier, sans que sa voix trahît la plus légère altération.
– Une lettre de crédit… oui!… répliqua maître Antifer, absolument déconcerté par la froideur de cet accueil, une lettre de crédit de cent millions…
– Donnez!…» répondit simplement Zambuco, comme s’il se fût agi d’un effet de quelques piastres.
Du coup le Malouin se sentit démonté. Comment! depuis vingt ans, ce flegmatique banquier était prévenu qu’il aurait sa part d’un trésor d’une valeur invraisemblable, qu’un jour un certain Antifer viendrait, pour ainsi dire, la lui apporter… et il ne bronchait pas devant cet envoyé de Kamylk-Pacha… Ni un signe de surprise, ni un éclat de satisfaction?… Ah çà! est-ce que le document de l’îlot numéro un avait fait erreur? Est-ce à un autre que ce Maltais tunisien qu’il fallait s’adresser? Le banquier Zambuco n’était-il pas le possesseur de la latitude qui devait permettre de marcher à la conquête du second îlot?…
Un frisson parcourut de la tête aux pieds le désappointé colégataire. Le sang lui reflua au cœur, et il n’eut que le temps de s’asseoir sur un des escabeaux.
Le banquier, sans faire un mouvement pour lui porter secours, le regardait à travers ses lunettes, tandis qu’un léger rictus se dessinait à la commissure de ses lèvres. Et il semblait bien que ces mots lui seraient échappés, s’il n’avait eu soin de les retenir:
«Pas fort, ce matelot-là!»
Ce qui signifiait: «pas difficile à rouler!»
Cependant, Pierre-Servan-Malo s’était remis. Puis, après avoir passé son mouchoir sur sa figure et manœuvré son caillou entre ses gencives, se relevant:
«Vous êtes bien le banquier Zambuco?… demanda-t-il, en frappant la table de sa grosse main.
– Oui… le seul de ce nom à Tunis.
– Et vous ne m’attendiez-pas?…
– Non.
– Mon arrivée ne vous avait pas été annoncée?…
– Et comment l’eût-elle été?…
– Par la lettre d’un certain pacha…
– Un pacha? répondit le banquier. Mais, des lettres de pacha, j’en ai reçu par centaines…
– Kamylk-Pacha… du Caire?…
– Je ne me souviens pas.»
Tout ce jeu de Zambuco tendait, en somme, à ce que maître Antifer s’ouvrit complètement à lui, et qu’il en vînt à offrir sa marchandise, c’est-à-dire sa longitude, sans que l’autre eût offert sa latitude.
Toutefois, au nom de Kamylk-Pacha, il eut bien l’air d’un homme auquel ce nom n’était pas inconnu. Il cherchait au fond de sa mémoire.
«Attendez donc, dit-il, en rajustant ses lunettes. Kamylk-Pacha… du Caire?…
– Oui… reprit maître Antifer, une sorte de Rothschild égyptien, qui possédait une énorme fortune en or, diamants et pierres précieuses…
– Cela me revient… en effet…
– Et qui a dû vous prévenir que la moitié de cette fortune vous appartiendrait un jour…
– Vous avez raison, monsieur Antifer, et je dois avoir cette lettre quelque part…
– Comment… quelque part!… Vous ne savez seulement pas où elle est?…
– Oh! rien ne se perd ici… Je la retrouverai.»
Et, sur cette réponse, l’attitude de maître Antifer, le geste de ses deux mains disposées en griffes, indiquaient visiblement qu’il tordrait le cou au banquier, si cette lettre ne se retrouvait pas.
«Voyons, monsieur Zambuco, reprit-il en essayant de se maîtriser, votre calme est renversant!… Vous parlez de cette affaire avec une indifférence…
– Peuh!… fit le banquier.
– Comment… comment peuh!… quand il s’agit de cent millions de francs…»
Les lèvres de Zambuco ne dessinèrent qu’une moue assez dédaigneuse. En vérité, cet homme-là se souciait d’un million comme d’une peau d’orange ou d’un zeste de citron.
«Ah! le gueux!… Il est donc cent fois millionnaire!» pensa maître Antifer.
Mais, en ce moment, le banquier détourna la conversation sur une autre piste, dans le but d’apprendre ce qu’il ignorait encore, c’est-à-dire à la suite de quel enchaînement de faits, il recevait la visite du Malouin. Aussi, dit-il d’un ton assez dubitatif, en essuyant ses lunettes du coin de son mouchoir:
«D’ailleurs, est-ce que vous croyez sérieusement à cette histoire de trésor?…
– Si j’y crois?… Comme je crois à la Sainte Trinité en trois personnes!»
Et celà, il l’affirma avec autant de conviction, avec autant de foi qu’on en peut mettre, lorsqu’on est Breton bretonnant.
Alors, il raconta tout ce qui s’était passé, dans quelles conditions, en 1799, son père avait sauvé la vie du pacha; comment en 1842, une mystérieuse lettre était arrivée à Saint-Malo, annonçant le dépôt du trésor sur un îlot à rechercher; comment lui, Antifer, avait reçu de son père mourant ce secret connu de lui seul; comment, pendant vingt années il avait attendu le messager chargé de compléter la formule hydrographique permettant d’établir le gisement de l’îlot; comment Ben-Omar, un notaire d’Alexandrie, dépositaire des dernières volontés de Kamylk-Pacha, lui avait apporté le testament contenant la longitude si désirée, qui servit à relever sur la carte un îlot du golfe d’Oman au large de Mascate; comment maître Antifer, accompagné de son neveu Juhel, de son ami Trégomain, de Ben-Omar qui leur était imposé en qualité d’exécuteur testamentaire, et du clerc de Ben-Omar, avaient fait le voyage de Saint-Malo à Mascate; comment l’îlot avait été trouvé dans les parages du golfe, au large de Sohar; comment enfin, au lieu du trésor, à la place même indiquée par un double K, il n’y avait qu’une boîte, mais dans cette boîte un document donnant la longitude d’un deuxième îlot, document que maître Antifer devait communiquer au banquier Zambuco, de Tunis, lequel possédait la latitude qui permettrait de déterminer la position de ce nouvel îlot…»
Quelque indifférent qu’il voulût paraître, le banquier avait écouté ce récit avec une attention extrême. Un léger tremblement de ses longs doigts indiquait une vive émotion. Lorsque maître Antifer, qui transpirait à grosses gouttes, eut achevé, Zambuco se borna à dire:
«Oui… en effet… l’existence du trésor semble ne pas être douteuse. Maintenant, quel intérêt Kamylk-Pacha a-t-il eu à procéder de la sorte?…»
En effet, cet intérêt n’apparaissait pas très nettement.
«Ce que l’on peut imaginer, répondit maître Antifer, c’est que… Mais d’abord, monsieur Zambuco, avez-vous été en quoi que ce soit mêlé aux diverses péripéties de l’existence du pacha?… Avez-vous été à même de lui rendre un service quelconque?…
– Sans doute… un très grand.
– Et à quelle occasion?…
– Lorsqu’il eut la pensée de réaliser sa fortune, alors qu’il habitait le Caire, où je demeurais à cette époque.
– Eh bien… c’est clair… Il a voulu faire concourir à la découverte du trésor les deux personnes auxquelles il entendait témoigner sa reconnaissance… vous… et moi à défaut de mon père…
– Et pourquoi n’y en aurait-il pas d’autres? suggéra le banquier.
– Ah! ne me dites pas cela! s’écria maître Antifer, qui ébranla la table d’un formidable coup de poing. C’est assez… c’est trop déjà d’être deux…
– En effet, répliqua Zambuco. Mais encore une explication, s’il vous plaît. Pourquoi ce notaire d’Alexandrie vous accompagne-t-il pendant vos recherches?…
– Une clause du testament lui assure une commission à l’expresse condition qu’il assiste de sa personne à la délivrance du legs quand on le déterrera…
– Et quelle est cette commission?…
– Un pour cent.
– Un pour cent!… Ah! le coquin!
– Le coquin… c’est bien le nom qu’il mérite, s’écria maître Antifer, et croyez que je ne le lui ai point épargné!»
Voilà une qualification sur laquelle les deux colégataires s’entendraient toujours à merveille, et, si détaché qu’il voulût paraître de cette affaire, on ne s’étonnera pas que ce cri du cœur eût échappé au banquier Zambuco.
«Maintenant, dit le Malouin, vous êtes au courant de la situation, et il n’y a aucune raison, j’imagine, pour que nous n’agissions point avec franchise l’un vis-à-vis de l’autre.»
Le banquier demeura impassible.
«Je possède la nouvelle longitude trouvée sur l’îlot numéro un, continua maître Antifer, et vous devez posséder la latitude de l’îlot numéro deux…
– Oui… répondit Zambuco, avec une certaine hésitation.
– Alors pourquoi avez-vous feint, lorsque je suis arrivé ici, lorsque je vous ai dit mon nom, de ne rien connaître à cette histoire?
– Tout simplement, parce que je ne voulais pas me livrer au premier venu… Vous pouviez être un intrus, monsieur Antifer, ne vous fâchez pas, et je désirais m’assurer… Puisque vous avez le document qui vous enjoint de vous mettre en rapport avec moi…
– Je l’ai.
– Montrez-le.
– Un instant, monsieur Zambuco! Donnant… donnant!… Vous avez, vous, la lettre de Kamylk-Pacha?…
– Je l’ai.
– Eh bien… lettre contre document… Il faut que l’échange se fasse d’une façon régulière et réciproque.
– Soit!» répondit le banquier.
Et, se levant, il se dirigea vers son coffre, en fit jouer les secrets, non sans y mettre une lenteur, dont maître Antifer enrageait.
Pourquoi ces inexplicables manières d’agir? Zambuco voulait-il donc imiter les procédés employés par Ben-Omar à Saint-Malo, et cherchait-il à dérober au Malouin ce secret que le notaire n’avait pu lui arracher?
Non, en aucune façon, puisque cela n’eût pas été possible vis-à-vis d’un homme si résolu à ne livrer sa marchandise que contre argent comptant. Mais le banquier avait un projet, un projet longuement et mûrement médité, un projet qui, en cas de réussite, assurerait les millions de Kamylk-Pacha à sa famille, c’est-à-dire à lui, – projet qui exigeait comme condition indispensable que son cohéritier fût veuf ou célibataire.
Aussi, tout en faisant cliqueter les boutons de son coffre-fort, il se retourna un instant, et d’une voix qui tremblait un peu:
«Vous n’êtes pas marié?… demanda-t-il.
– Non, monsieur Zambuco, et c’est là une situation sociale dont je me félicite matin et soir.»
La dernière partie de cette réponse provoqua un froncement de sourcil du banquier, qui se remit à sa besogne.
Avait-il donc une famille, ce Zambuco? Oui, et personne ne s’en doutait à Tunis. Sa famille, en réalité, ne se composait que d’une sœur, ainsi que cela a été dit. Mlle Talisma Zambuco vivait assez modestement à Malte, d’une pension que son frère lui servait. Seulement, – ce qu’il importe d’ajouter, – c’est qu’elle y vivait depuis quarante-sept ans déjà, autant dire un demi-siècle. Elle n’avait jamais eu l’occasion de se marier, – d’abord parce qu’elle laissait à désirer sous le rapport de la beauté, de l’intelligence, de l’esprit, de la fortune, et aussi parce que son frère ne lui avait pas encore trouvé un mari, et que les épouseurs ne songeaient point, paraît-il, à se présenter d’eux-mêmes.
Et cependant, Zambuco comptait fermement que sa sœur se marierait un jour. Avec qui, grand Dieu?… Eh bien, avec cet Antifer dont il attendait la visite depuis vingt ans, et qui comblerait les vœux de la vieille fille, pourvu qu’il fût veuf ou garçon. Le mariage accompli, les millions seraient fixés dans la famille, et Mlle Talisma Zambuco ne perdrait rien pour avoir attendu. Il va sans dire qu’elle était sous la dépendance de son frère, et qu’un mari, offert par lui, serait accepté les yeux fermés.
Mais le Malouin consentirait-il jamais à fermer les siens pour épouser cette antique Maltaise? Le banquier n’en doutait pas, car il se croyait maître d’imposer telles conditions qu’il lui plairait à son colégataire. D’ailleurs, les marins n’ont pas le droit d’être difficiles, – il le pensait du moins.
Ah! malheureux Pierre-Servan-Malo, dans quelle galère t’es-tu embarqué, et combien eût été préférable une promenade sur la Rance, même à bord de la Charmante-Amélie, la gabarre de ton ami Trégomain, du temps qu’elle existait!
On sait maintenant à quoi s’en tenir sur le jeu que jouait le banquier. Rien de plus simple, à la fois, et rien de mieux combiné. Il ne livrerait sa latitude qu’en échange de la vie de maître Antifer, – entendons-nous, – de sa vie enchaînée par mariage indissoluble avec Mlle Talisma Zambuco.
Tout d’abord, avant de retirer de son coffre la lettre de Kamylk-Pacha, à l’instant où il introduisait la clef dans la serrure, il sembla se raviser et revint s’asseoir.
Les yeux de maître Antifer lancèrent un éclair double, comme il s’en produit en de certaines occurrences météorologiques, lorsque l’espace est saturé d’électricité.
«Qu’attendez-vous?… demanda-t-il.
– Je réfléchis à une chose, répondit le banquier.
– A laquelle, s’il vous plaît?…
– Croyez-vous que, dans cette affaire, nos droits soient absolument égaux?
– Certes… ils le sont!
– Moi… je ne le pense pas.
– Et pourquoi?
– Parce que c’est votre père qui a rendu service au pacha, et non vous, tandis que c’est moi… en personne…»
Maître Antifer l’interrompit, et le coup de foudre, annoncé par le double éclair, éclata.
«Ah çà! monsieur Zambuco, est-ce que vous auriez la prétention de vous ficher d’un capitaine caboteur?… Est-ce que les droits de mon père ne sont pas les miens, puisque je suis son seul héritier?… Oui ou non, voulez-vous obéir aux volontés du testateur?…
– Je veux faire ce qui me conviendra!» répondit sèchement et nettement le banquier.
Maître Antifer se retint à la table pour ne pas bondir, après avoir chassé du pied son escabeau.
«Vous savez que vous ne pouvez rien faire sans moi! déclara le Maltais.
– Ni vous sans moi!» riposta le Malouin.
La discussion montait. L’un était écarlate de fureur, l’autre plus pâle que d’habitude, mais très sûr de lui.
«Voulez-vous me donner votre latitude? s’écria maître Antifer, au comble de l’exaspération.
– Commencez par me donner votre longitude, répondit le banquier.
– Jamais!
– Soit!
– Voici mon document, hurla maître Antifer, en tirant son portefeuille de sa poche.
– Gardez-le… je n’en ai que faire!
– Vous n’en avez que faire?… Oubliez-vous qu’il s’agit de cent millions…
– De cent millions, en effet.
– Et qu’ils seront perdus, si nous n’arrivons pas à connaître l’îlot où ils sont enfouis?…
– Peuh…» souffla le banquier.
Et il fit une moue si dédaigneuse, que son interlocuteur, qui ne se possédait plus, se mit en posture pour lui sauter à la gorge… un misérable qui refusait de prendre livraison de cent millions et sans profit pour personne!
Jamais, peut-être, le banquier Zambuco, qui, dans sa longue carrière d’usurier, avait étranglé tant de pauvres diables au moral, ne fut plus près de l’être au physique! Il le comprit, sans doute, car, se radoucissant, il dit:
«Il y aurait, je pense, un moyen de s’arranger!»
Maître Antifer referma ses mains et les fourra dans sa poche afin d’être moins tenté de s’en servir.
«Monsieur, reprit le banquier, je suis riche, j’ai des goûts très simples, et ce ne sont pas cinquante millions ni même cent qui changeraient rien à ma façon de vivre. Mais j’ai une passion, la passion d’accumuler sacs d’or sur sacs d’or, et, je l’avoue, le trésor de Kamylk-Pacha ferait bonne figure dans mes coffres. Eh bien, depuis que je connais l’existence de ce trésor, je n’ai eu d’autre pensée que d’arriver à sa possession tout entière.
– Voyez-vous cela, monsieur Zambuco!
– Attendez!
– Et la part qui me revient?…
– Votre part?… Ne pourrait-on pas, tout en vous l’attribuant, faire en sorte qu’elle restât dans ma famille?
– Alors elle ne serait plus dans la mienne…
– C’est à prendre ou à laisser.
– Allons, pas tant de cérémonies, monsieur le coureur de bordées, et expliquez-vous!
– J’ai une sœur, mademoiselle Talisma…
– Mes compliments!
– Elle habite Malte.
– Tant mieux pour elle, si le climat lui convient.
– Elle a quarante-sept ans, et c’est encore une belle personne pour son âge.
– Ça ne m’étonne pas, si elle vous ressemble!
– Eh bien… puisque vous êtes célibataire… voulez-vous épouser ma sœur?…
– Épouser votre sœur?… s’écria Pierre-Servan-Malo, dont la face congestionnée se porta au rouge vif.
– Oui… l’épouser, reprit le banquier de ce ton décidé qui n’admettait pas de réplique. Grâce à cette union, vos cinquante millions d’un côté, mes cinquante millions de l’autre, demeureraient dans ma famille.
– Monsieur Zambuco, répondit maître Antifer, qui roulait son caillou entre ses dents comme le ressac roule les galets sur une grève, monsieur Zambuco…
– Monsieur Antifer…
– C’est sérieux… votre proposition?…
– Tout ce qu’il y a de plus sérieux, et si vous refusez d’épouser ma sœur, je vous jure que tout sera fini entre nous, et vous pourrez vous rembarquer pour la France!»
Un sourd râlement se fit entendre. Maître Antifer étouffait. Il arracha sa cravate, il saisit son chapeau, il ouvrit la porte du cabinet, il s’élança à travers la cour, puis il descendit la rue, gesticulant et se démenant comme un fou.
Saouk, qui l’attendait, le suivit, très inquiet de le voir en pareil ébranlement moral.
Parvenu à l’hôtel, le Malouin se précipita dans le vestibule. De là, apercevant son ami et son neveu assis au fond du petit salon contigu à la salle à manger:
«Ah! le misérable! leur cria-t-il. Savez-vous ce qu’il veut?…
– Te tuer?… demanda Gildas Trégomain.
– Pis que cela!… Il veut que j’épouse sa sœur!»