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Jules Verne

 

La Chasse au météore

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

illustrations par George Roux, planches en chromotypographie

Collection Hetzel, 1908

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre V

Dans lequel, malgré leur acharnement, Mr Dean Forsyth et le Dr Hudelson
n’ont que par les journaux des nouvelles de leur météore.

 

ux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation et sous triple cachet à l’adresse des directeurs de l’Observatoire de Pittsburg et de l’Observatoire de Cincinnati, la réponse consisterait en un simple accusé de réception avec avis du classement desdites lettres. Les intéressés n’en demandaient pas davantage. Tous deux comptaient bien retrouver le bolide à brève échéance. Que l’astéroïde eût été se perdre dans les profondeurs du ciel assez loin pour échapper à l’attraction terrestre, et, par conséquent, qu’il ne dût jamais réapparaître en vue du monde sublunaire, ils se refusaient à l’admettre. Non, soumis à des lois formelles, il reviendrait sur l’horizon de Whaston; on pourrait le saisir au passage, le signaler de nouveau, déterminer ses coordonnées, et il figurerait sur les cartes célestes, baptisé du glorieux nom de son inventeur.

Mais quel était cet inventeur? Point éminemment délicat, qui n’eût pas laissé d’embarrasser la justice même de Salomon. Au jour de la réapparition du bolide, ils seraient deux à revendiquer cette conquête. Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient connu les dangers de la situation, ils eussent bien certainement supplié le ciel de faire en sorte que leur mariage fût conclu avant le retour de ce malencontreux météore. Et, non moins certainement, Mrs Hudelson, Loo, Mitz et tous les amis des deux familles se seraient joints de tout cœur à leur prière.

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Mais personne ne savait rien, et, malgré la préoccupation croissante des deux rivaux, préoccupation que l’on constatait sans pouvoir l’expliquer, aucun habitant de la maison deMoriss street, sauf le docteur Hudelson, ne s’inquiétait de ce qui se passait dans les profondeurs du firmament. Des préoccupations, nul n’en avait; des occupations, oui, et de nombreuses. Visites et compliments à recevoir et à rendre, faire-part et invitations à envoyer, préparatifs du mariage et choix des cadeaux de noce, tout cela, d’après la petite Loo, était comparable aux douze travaux d’Hercule, et il n’y avait pas une heure à perdre.

«Quand on marie sa première fille, c’est une grosse affaire, disait-elle. On n’a pas l’habitude. Pour la seconde fille, c’est plus simple: l’habitude est prise, et il n’y a aucun oubli à craindre. Ainsi, pour moi, cela ira tout seul.

– Eh quoi! répondait Francis Gordon, mademoiselle Loo songerait déjà au mariage? Pourrait-on savoir quel est le fortuné mortel…

– Occupez-vous d’épouser ma sœur, ripostait la fillette. C’est une occupation qui réclame tout votre temps. Et ne vous mêlez pas de ce qui me regarde!»

Comme elle l’avait promis, Mrs Hudelson se rendit à la maison de Lambeth street. Quant au docteur, c’eût été folie de compter sur lui.

«Ce que vous ferez sera bien fait, Mrs Hudelson, et je m’en rapporte à vous, avait-il répondu à la proposition d’aller visiter la future demeure du jeune ménage. D’ailleurs, cela regarde surtout Francis et Jenny.

– Voyons, papa, dit Loo, est-ce que vous ne comptez pas descendre de votre donjon le jour de la noce?

– Mais si, Loo, si.

– Et vous montrer à Saint-Andrew, votre fille au bras?

– Mais si, Loo, si.

– Avec votre habit noir et votre gilet blanc, votre pantalon noir et votre cravate blanche?

– Mais si, Loo, si.

– Et ne consentirez-vous pas à oublier vos planètes pour écouter le discours que le révérend O’Garth prononcera avec beaucoup d’émotion?

– Si, Loo, si. Mais nous n’en sommes pas encore là! Et, puisque le ciel est pur aujourd’hui, ce qui est assez rare, partez sans moi.»

Mrs Hudelson, Jenny, Loo et Francis Gordon laissèrent donc le docteur manœuvrer sa lunette et son télescope, tandis que Mr Dean Forsyth, il n’en faut pas douter, manœuvrait pareillement ses instruments dans la tour d’Elisabeth street. Cette double obstination aurait-elle sa récompense, et le météore une première fois aperçu passerait-il une seconde fois devant l’objectif des appareils?

Pour aller à la maison de Lambeth street, les quatre promeneurs descendirent Moriss street et traversèrent la place de la Constitution, où ils reçurent au passage le salut de l’aimable juge John Proth. Puis ils remontèrent Exeter street, tout comme l’avait fait, quelques jours avant, Seth Stanfort attendant Arcadia Walker, et arrivèrent dans Lambeth street.

La maison était des plus agréables, bien disposée suivant les règles du confort moderne. Par derrière, un cabinet de travail et une salle à manger donnaient sur le jardin, de quelques acres seulement, mais ombragé de beaux hêtres et égayé par des corbeilles où commençaient à s’épanouir les premières fleurs du printemps. Offices et cuisines dans le sous-sol à la mode anglo-saxonne.

Le premier étage valait le rez-de-chaussée, et Jenny ne put que féliciter son fiancé d’avoir découvert cette jolie résidence, une sorte de villa d’un si charmant aspect.

Mrs Hudelson partageait l’avis de sa fille et assurait qu’on n’aurait pu trouver mieux dans n’importe quel autre quartier de Whaston.

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Cette flatteuse appréciation parut plus justifiée encore quand on fut parvenu au dernier étage de la maison. Là, bordée par une balustrade, régnait une vaste terrasse, d’où l’œil embrassait un panorama splendide. On pouvait remonter et descendre le cours du Potomac, et apercevoir, au delà, cette bourgade de Steel, d’où miss Arcadia Walker était partie pour rejoindre Seth Stanfort.

La ville entière apparaissait avec les clochers de ses églises, les hautes toitures des édifices publics, les verdoyants sommets de ses arbres.

«Voici la place de la Constitution, dit Jenny, en s’aidant d’une lorgnette dont, sur le conseil de Francis, on s’était muni… Voici Moriss street… Je vois notre maison, avec le donjon et le pavillon qui flotte au vent!… Tiens! il y a quelqu’un sur le donjon.

– Papa! formula Loo sans hésitation.

– Ce ne peut être que lui, déclara Mrs Hudelson.

– C’est bien lui, affirma la fillette, qui, sans plus de façon, s’était emparée de la lorgnette. Je le reconnais… Il manœuvre sa lunette… Et vous verrez qu’il n’aura pas la pensée de la diriger de notre côté!… Ah! si nous étions dans la lune!…

– Puisque vous apercevez votre maison, mademoiselle Loo, interrompit Francis, peut-être pourrez-vous voir celle de mon oncle?

– Oui, répondit la fillette, mais laissez-moi chercher… Je la reconnaîtrai facilement avec sa tour… Ce doit être de ce côté… Attendez… Bon!… la voilà!… Je la tiens.»

Loo ne se trompait pas. C’était bien la maison de Mr Dean Forsyth.

«Il y a quelqu’un sur la tour… reprit-elle après une minute d’attention.

– Mon oncle, assurément, répondit Francis.

– Il n’est pas seul.

– C’est Omicron qui est avec lui.

– Et il ne faut pas demander ce qu’ils font, ajouta Mrs Hudelson.

– Ils font ce que fait mon père,» dit, avec une nuance de tristesse, Jenny, à qui la rivalité latente de Mr Dean Forsyth et de Mr Hudelson causait toujours un peu d’inquiétude.

La visite achevée, et Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent à la maison de Moriss street. Dès le lendemain, on passerait bail avec le propriétaire de la villa et l’on s’occuperait de l’ameublement, de manière à être prêt pour le 15 mai.

Pendant ce temps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient pas une heure de leur côté. Ce qu’allait leur coûter de fatigue physique et morale, d’observations prolongées par les jours clairs et les nuits sereines, la recherche de leur bolide qui s’obstinait à ne pas reparaître au-dessus de l’horizon!…

Jusqu’ici, en dépit de leur assiduité, les deux astronomes en étaient pour leurs peines. Ni pendant le jour, ni pendant la nuit, le météore n’avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

«Y passera-t-il seulement? soupirait parfois Dean Forsyth après une longue pose à l’oculaire de son télescope.

– Il passera, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb. Je dirai même: il passe.

– Alors, pourquoi ne le voyons-nous pas?

– Parce qu’il n’est pas visible.

– Désolant? soupirait derechef Dean Forsyth. Mais enfin, s’il est invisible pour nous, il doit l’être pour tout le monde… à Whaston, tout au moins.

– C’est absolument certain,» affirmait Omicron,

Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, et ces propos qu’ils échangeaient, on les prononçait sous forme de monologue chez le docteur Hudelson non moins désespéré de son insuccès.

Tous deux avaient reçu, des observatoires de Pittsburg et de Cincinnati, réponse à leur lettre. On avait pris bonne note de la communication relative à l’apparition d’un bolide à la date du 16 mars dans la partie septentrionale de l’horizon de Whaston. On ajoutait que, jusqu’ici, il avait été impossible de retrouver ce bolide, mais que, s’il était aperçu de nouveau, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson en seraient aussitôt avisés.

Bien entendu, les observatoires avaient répondu séparément, sans savoir que les deux astronomes amateurs s’attribuaient chacun l’honneur de cette découverte et en revendiquaient la priorité.

Depuis que cette réponse était arrivée, la tour d’Elisabeth street et le donjon de Moriss street eussent pu se dispenser de poursuivre leurs fatigantes recherches. Les observatoires possédaient des instruments à la fois plus puissants et plus précis, et, si le météore n’était pas une masse errante, s’il suivait une orbite fermée, s’il revenait enfin dans les conditions où il avait été déjà observé, les lunettes et les télescopes de Pittsburg et de Cincinnati sauraient bien le saisir au passage. Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson auraient donc sagement fait de s’en remettre aux savants de ces deux établissements renommés.

Mais Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient des astronomes et non des sages. C’est pourquoi ils s’attachèrent à poursuivre leur œuvre. Ils apportèrent même à cette poursuite une ardeur toujours grandissante. Sans qu’ils se fussent rien dit de leurs préoccupations, ils avaient le pressentiment qu’ils chassaient tous les deux un unique gibier, et la crainte d’être devancé ne leur laissait pas un moment de répit. La jalousie les mordait au cœur, et les relations des deux familles se ressentaient de leur état d’esprit.

En vérité, il y avait lieu d’être inquiet. Leurs soupçons prenant chaque jour plus de corps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson, jadis si intimes, ne mettaient plus le pied l’un chez l’autre.

Quelle situation pénible pour les deux fiancés! Ceux-ci se voyaient pourtant chaque jour, car enfin la porte de la maisonde Moriss street n’était point interdite à Francis Gordon. Mrs Hudelson lui témoignait toujours la même confiance et la même amitié; mais il sentait bien que le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. C’était bien autre chose quand on parlait de Mr Dean Forsyth devant Sydney Hudelson. Le docteur devenait tout pâle, puis tout rouge, ses yeux lançaient des éclairs vite éteints par la retombée des paupières, et ces regrettables symptômes, révélateurs d’une réciproque antipathie, on les constatait identiques chez Mr Dean Forsyth.

Mrs Hudelson avait vainement essayé de connaître la cause de ce refroidissement, plus encore, de l’aversion que les deux anciens amis éprouvaient l’un pour l’autre. Son mari s’était borné à répondre:

«Inutile: tu ne comprendrais pas… mais je ne me serais pas attendu à un tel procédé de la part de Forsyth!»

Quel procédé? Impossible d’obtenir une explication. Loo elle-même, Loo l’enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien.

Elle avait bien proposé d’aller relancer Mr Forsyth jusque dans sa tour, mais Francis l’en avait dissuadée.

«Non, je n’aurais jamais cru Hudelson capable d’une pareille conduite à mon égard!» telle est sans doute la seule réponse, qu’à l’instar du docteur, l’oncle de Francis aurait consenti à formuler.

La preuve en était faite par la manière dont Mr Dean Forsyth avait reçu Mitz, qui se risquait à l’interroger.

«Mêlez-vous de ce qui vous regarde!» lui avait-on signifié d’un ton sec.

Au moment que Mr Dean Forsyth osait parler ainsi à la redoutable Mitz, c’est que la situation était grave en effet.

Quant à Mitz, elle en était demeurée estomaquée, pour employer sa forte image, et elle assurait qu’elle avait dû, pour ne pas répondre à une telle insolence, se mordre la langue jusqu’à l’os. En ce qui concerne son maître, son opinion était nette, et elle n’en faisait pas mystère. Pour elle, Mr Forsyth était fou, ce qu’elle expliquait le plus naturellement du monde par les positions incommodes qu’il était forcé de prendre pour regarder dans ses instruments, spécialement lorsque certaines observations près du zénith l’obligeaient à renverser la tête. Mitz supposait que, dans cette posture, Mr Forsyth s’était rompu quelque chose dans la colonne cérébrale.

Il n’est pas, toutefois, de secret si bien caché qui netranspire. On apprit enfin ce dont il s’agissait par une indiscrétion d’Omicron. Son maître avait découvert un bolide extraordinaire et redoutait que la même découverte n’eût été faite par le docteur Hudelson.

Voilà donc quelle était la cause de cette brouille ridicule! Un météore! un bolide, un aréolithe, une étoile filante, une pierre, une grosse pierre si l’on veut, mais une pierre après tout, un simple caillou, contre lequel risquait de se briser le char nuptial de Francis et de Jenny!

Aussi, Loo ne se gênait-elle pas pour envoyer «au diable les météores et, avec eux, toute la mécanique céleste!»

Le temps s’écoulait cependant… Jour par jour, le mois de mars recula, céda la place au mois d’avril. On arriverait bientôt à la date fixée pour le mariage. Mais ne surviendrait-il rien auparavant? Jusqu’ici, cette déplorable rivalité ne reposait que sur des suppositions, sur des hypothèses. Que se passerait-il si quelque événement imprévu la rendait officielle et certaine, si un choc jetait les deux rivaux l’un contre l’autre?

Ces craintes trop raisonnables n’avaient pas interrompu les préparatifs du mariage. Tout serait prêt, même la belle robe de miss Loo.

La première quinzaine d’avril s’écoula dans des conditions atmosphériques abominables: de la pluie, du vent, un ciel empâté de gros nuages qui se succédaient sans discontinuer. Ne se montrèrent, ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus de l’horizon, ni la lune presque pleine et qui aurait dû illuminer l’espace de ses rayons, ni, a fortiori, l’introuvable météore.

Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient pas à se plaindre de l’impossibilité de faire aucune observation astronomique. Et jamais Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s’était autant réjouie d’un ciel bleu qu’elle ne l’était par la persistance du mauvais temps.

«Qu’il dure au moins jusqu’à la noce, répétait-elle, et que pendant trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la plus minuscule étoile!»

En dépit des vœux de Loo, cette situation prit fin et les conditions atmosphériques se modifièrent dans la nuit du 15 au 16 avril. Une brise du Nord chassa toutes les vapeurs, et le ciel recouvra sa complète sérénité.

Mr Dean Forsyth de sa tour, le docteur Hudelson de son donjon, se remirent à fouiller le firmament au-dessus de Whaston, depuis l’horizon jusqu’au zénith.

Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes?… On serait fondé à n’en rien croire, si l’on en jugeait par leurs mines rébarbatives. Leur égale mauvaise humeur prouvait un double et pareil échec. Et, en vérité, cette opinion serait la bonne. Non, Mr Sydney Hudelson n’avait rien vu dans l’immensité du ciel, et Mr Dean Forsyth pas davantage. N’avaient-ils donc eu décidément affaire qu’à un météore errant échappé pour toujours à l’attraction terrestre?

Une note, parue dans les journaux du 19 avril, vint les fixer à cet égard.

Cette note, rédigée par l’Observatoire de Boston, était ainsi conçue:

«Avant-hier vendredi 17 avril, à neuf heures dix-neuf minutes et neuf secondes du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les airs dans la partie ouest du ciel avec une rapidité vertigineuse.

«Circonstance des plus singulières et de nature à flatter l’amour-propre de la ville de Whaston, il semblerait que ce météore aurait été découvert le même jour et à la même heure par deux de ses plus éminents citoyens.

«D’après l’Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait, en effet, celui que lui a signalé à la date du 24 mars Mr Dean Forsyth, et, d’après l’Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé, à la même date, le docteur Sydney Hudelson. Or, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson habitent tous deux Whaston, où ils sont très honorablement connus.»

 

 

Chapitre VI

Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général,
 et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte.

 

i jamais continent peut être fier de l’une des régions qui le composent, comme un père le serait de l’un de ses enfants, c’est bien le Nord-Amérique. Si jamais République peut être fière de l’un des États dont le groupement la constitue, c’est bien celle des États-Unis. Si jamais l’un de ces cinquante et un États, dont les cinquante et une étoiles constellent l’angle du pavillon fédéral, peut être fier de l’une de ses métropoles, c’est bien la Virginie, capitale Richmond. Si enfin une ville de la Virginie peut être fière de ses fils, c’est bien la ville de Whaston, où venait d’être faite cette retentissante découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales astronomiques du siècle!

Tel était du moins l’avis unanime des Whastoniens.

On l’imaginera aisément, les journaux, les journaux de Whaston tout au moins, publièrent les plus enthousiastes articles sur Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne rejaillissait-elle pas sur toute la cité? Quel est celui des habitants qui n’en avait pas sa part? Le nom de Whaston n’allait-il pas être indissolublement lié à cette découverte?

Parmi cette population américaine, dans laquelle des courants d’opinion prennent naissance avec tant de facilité et tant de fureur, l’effet de ces articles dithyrambiques ne tarda pas à se faire sentir. Le lecteur ne sera donc pas surpris – et, d’ailleurs, le serait-il, qu’il aurait l’obligeance de nous croire sur parole – si nous lui affirmons que, dès ce jour, lapopulation se dirigea en foule bruyante et passionnée vers les maisons de Moriss street et d’Elisabeth street. Personne n’était au courant de la rivalité qui existait entre Mr Forsyth et Mr Hudelson. L’enthousiasme public les unissait en cette circonstance, cela ne pouvait faire l’objet d’un doute. Pour tous, leurs deux noms étaient et resteraient inséparables jusqu’à la consommation des âges, inséparables à ce point, qu’après des milliers d’années, les futurs historiens affirmeraient peut-être qu’ils avaient été portés par un seul homme!

En attendant que le temps permît de vérifier le bien-fondé de telles hypothèses, Mr Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour et Mr Sydney Hudelson sur la terrasse du donjon, pour répondre aux acclamations de la foule. Tandis que des hourras s’élevaient vers eux, ils s’inclinèrent tous deux en salutations reconnaissantes.

Cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n’exprimait pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur leur triomphe comme un nuage sur le soleil. Le regard oblique du premier se dirigeait vers le donjon, et le regard oblique du second vers la tour. Chacun d’eux voyait l’autre répondant aux applaudissements du public whastonien et trouvait moins harmonieux les applaudissements qui lui étaient adressés qu’il n’estimait discordants ceux qui résonnaient en l’honneur d’un rival.

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En réalité, ces applaudissements étaient pareils. La foule ne faisait aucune différence entre les deux astronomes. Dean Forsyth ne fut pas moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes citoyens, qui se succédèrent devant les deux maisons.

Durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se disaient Francis Gordon et la servante Mitz d’une part, Mrs Hudelson, Jenny et Loo, de l’autre? Redoutaient-ils que la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Boston n’eût de fâcheuses conséquences? Ce qui avait été secret jusqu’alors était dévoilé maintenant. Mr Forsyth et Mr Hudelson connaissaient officiellement leur rivalité. N’y avait-il pas lieu de croire qu’ils revendiqueraient tous les deux, sinon le bénéfice, du moins l’honneur de leur découverte, et qu’il en résulterait peut-être un éclat très regrettable pour les deux familles?

Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la foule manifestait devant leur maison, il n’est que trop facile de les imaginer. Si le docteur était monté sur laterrasse du donjon, elles s’étaient bien gardées de paraître à leur balcon. Toutes deux, le cœur serré, elles avaient regardé, en se tenant derrière les rideaux, cette manifestation qui ne présageait rien de bon. Si Mr Forsyth et Mr Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l’un ou pour l’autre? Chacun d’eux aurait ses partisans, et, au milieu de l’effervescence qui régnerait alors dans la ville, quelle serait la situation des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une querelle scientifique qui transformerait les deux familles en Capulets et en Montaigus?

Quant à Loo, elle était furieuse. Elle voulait ouvrir la fenêtre, apostropher tout ce populaire, et elle exprimait le regret de ne pas avoir une pompe à sa disposition pour asperger la foule et noyer ses hourras sous des torrents d’eau froide. Sa mère et sa sœur eurent quelque peine à modérer l’indignation de la fougueuse fillette.

Dans la maison d’Elisabeth street, la situation était identique. Francis Gordon lui aussi eût volontiers envoyé à tous les diables ces enthousiastes qui risquaient d’aggraver une situation déjà tendue. Lui aussi, il s’était abstenu de paraître, tandis que Mr Forsyth et Omicron paradaient sur la tour, en faisant montre de la plus choquante vanité.

De même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de même Francis Gordon dut réprimer les colères de la redoutable Mitz. Celle-ci ne parlait de rien moins que de balayer cette foule, et ce n’était pas, dans sa bouche, une menace dont il convenait de rire. Nul doute que l’instrument qu’elle maniait chaque jour avec tant de virtuosité n’eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois, recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c’eût été peut-être un peu vif!

«Ah! mon fieu, s’écria la vieille servante, est-ce que ces braillards-là ne sont pas fous?

– Je serais tenté de le croire, répondit Francis Gordon.

– Tout cela à propos d’une espèce de grosse pierre qui se promène dans le ciel!

– Comme tu dis, Mitz.

– Un met dehors!

– Un météore, Mitz, rectifia Francis en réprimant avec peine une forte envie de rire.

– C’est ce que je dis: un met dehors, répéta Mitz avec conviction. S’il pouvait leur tomber sur la tête et en écraserune demi-douzaine!… Enfin, je te le demande, à toi qui es un savant, à quoi ça sert-il un met dehors?

– A brouiller les familles,» déclara Francis Gordon, tandis que les hourras éclataient de plus belle.

Cependant, pourquoi les deux anciens amis n’accepteraient-ils pas de partager leur bolide? Il n’y avait aucun avantage matériel, aucun profit pécuniaire à en espérer. Il ne pouvait être question que d’un honneur purement platonique. Dès lors, pourquoi ne pas laisser indivise une découverte à laquelle leurs deux noms seraient restés attachés jusqu’à la consommation des siècles? Pourquoi? Tout simplement parce qu’il s’agissait d’amour-propre et de vanité. Or, lorsque l’amour-propre est en jeu, lorsque la vanité s’en mêle, qui pourrait se flatter de faire entendre raison aux humains?

Mais enfin était-il donc si glorieux d’avoir aperçu ce météore? Cela n’était-il pas dû uniquement au hasard? Si le bolide n’avait pas aussi complaisamment traversé le champ des instruments de Mr Dean Forsyth et de Mr Sydney Hudelson juste au moment où ceux-ci avaient l’œil à l’oculaire, aurait-il été vu par ces deux astronomes qui vraiment s’en faisaient trop accroire?

D’ailleurs, est-ce qu’il n’en passe pas, jour et nuit, par centaines, par milliers, de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles filantes? Est-il même possible de les compter, ces globes de feu, qui tracent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur du firmament? Six cents millions, tel est, d’après les savants, le nombre des météores qui traversent l’atmosphère terrestre en une seule nuit, soit douze cents millions en vingt-quatre heures. Ils passent donc par myriades, ces corps lumineux, dont, au dire de Newton, dix à quinze millions seraient visibles à l’œil nu.

«Dès lors, faisait observer le Punch, le seul journal de Whaston qui prît la chose par son côté plaisant, trouver un bolide dans le ciel, c’est un peu moins difficile que de trouver un grain de froment dans un champ de blé, et l’on est fondé à dire qu’ils abusent un peu du battage, nos deux astronomes, à propos d’une découverte devant laquelle il n’y a pas lieu de se découvrir.»

Mais, si le Punch, journal satirique, ne négligeait pas cette occasion d’exercer sa verve comique, ses confrères plus sérieux, bien loin de l’imiter, saisirent ce prétexte pour faire étalage d’une science aussi fraîchement acquise que capable de rendre jaloux les professionnels les mieux cotés.

«Kepler, disait le Whaston Standard, croyait que les bolides provenaient des exhalaisons terrestres. Il paraît plus vraisemblable que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a toujours constaté des traces d’une violente combustion. Du temps de Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui se précipitent sur le sol de notre globe, lorsqu’ils sont happés au passage par l’attraction terrestre. L’étude des bolides montre que leur substance n’est aucunement différente des minéraux connus de nous et que, dans leur ensemble, ils comprennent à peu près le tiers des corps simples. Mais quelle diversité présente l’agrégation de ces éléments! Les parcelles constitutives y sont tantôt menues comme de la limaille, tantôt grosses comme des pois ou des noisettes, d’une dureté remarquable et montrant à la cassure des traces de cristallisation. Il en est même qui sont uniquement formés de fer à l’état natif, parfois mélangé de nickel, et que l’oxydation n’a jamais altéré.»

Très juste, en vérité, ce que le Whaston Standard portait à la connaissance de ses lecteurs. Pendant ce temps, le Daily Whaston insistait sur l’attention que les savants anciens ou modernes ont toujours accordée à l’étude de ces pierres météoriques. Il disait:

«Diogène d’Apollonie ne cite-t-il pas une pierre incandescente, grande comme une meule de moulin, dont la chute près de l’A Egos-Potamos épouvanta les habitants de la Thrace? Qu’un pareil bolide vienne à tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolira de son faîte à sa base. Qu’on nous permette, à ce propos, de citer quelques-unes de ces pierres qui, venues des profondeurs de l’espace, et entrées dans le cercle d’attraction de la terre, furent recueillies sur son sol: avant l’ère chrétienne, la pierre de foudre, que l’on adorait comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome, ainsi qu’une autre trouvée en Syrie et consacrée au culte du soleil; le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa; la pierre noire que l’on garde précieusement à la Mecque; la pierre de tonnerre qui servit à fabriquer la fameuse épée d’Antar. Depuis le commencement de l’ère chrétienne, que d’aérolithes décrits avec les circonstances qui accompagnèrent leur chute: une pierre de deux cent soixante livres tombée à Ensisheim, en Alsace; une pierre d’un noir métallique, ayant la forme et la grosseur d’une tête humaine, tombée sur le mont Vaison, en Provence; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur sulfureuse, qu’oneût dit faite d’écume de mer, tombée à Larini, en Macédoine; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1763, et brûlante à ce point qu’il fut impossible de la toucher. N’y aurait-il pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1203, atteignit la ville normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes: «A une heure de l’après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se mouvant du Sud-Est au Nord-Ouest. Quelques minutes après, on entendit, durant cinq ou six minutes, une explosion partant d’un petit nuage noir presque immobile, explosion qui fut suivie de trois ou quatre autres détonations et d’un bruit que l’on aurait pu comparer à des décharges de mousqueterie, auxquelles se serait mêlé le roulement d’un grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit aucun phénomène lumineux. Plus de mille pierres météoriques tombèrent sur une surface elliptique dont le grand axe, dirigé du Sud-Est au Nord-Ouest, mesurait onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient et elles étaient brûlantes sans être enflammées, et l’on constata qu’elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute que plus tard.»

Le Daily Whaston continuait sur ce ton pendant plusieurs colonnes, et se montrait prodigue de détails qui prouvaient à tout le moins la conscience de ses rédacteurs.

Les autres journaux, d’ailleurs, ne demeuraient pas en arrière. Puisque l’astronomie était d’actualité, tous parlaient d’astronomie, et si, après cela, un seul Whastonien n’était pas ferré sur la question des bolides, c’est qu’il y aurait mis de la mauvaise volonté.

Aux renseignements donnés par le Daily Whaston, le Whaston News ajoutait les siens. Il évoquait le souvenir de ce globe de feu, d’un diamètre double de celui de la lune dans son plein, qui, en 1254, fut aperçu successivement à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee, et passa sans éclater d’un horizon à l’autre, en laissant derrière lui une longue traînée lumineuse, couleur d’or, large, compacte et tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Il rappelait ensuite que, si le bolide de Hurworth n’a pas éclaté, il n’en a pas été ainsi de celui qui, le 14 mai 1864, s’est montré à un observateur de Castillon, en France. Bien que ce météore n’ait été visible que pendant cinq secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps, il a décrit un arc de six degrés. Sa teinte, d’abord bleu verdâtre, devint ensuite blanche et d’un extraordinaire éclat.Entre l’explosion et la perception du bruit, il s’écoula de trois à quatre minutes, ce qui implique un éloignement de soixante à quatre-vingts kilomètres. Il faut donc que la violence de l’éclatement ait été supérieure à celle des plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d’après sa hauteur, on n’estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il devait parcourir plus de cent trente kilomètres à la seconde, vitesse infiniment supérieure à celle dont la terre est animée dans son mouvement de translation autour du soleil.

Puis ce fut le tour du Whaston Morning, puis le tour du Whaston Evening, ce dernier journal traitant plus spécialement la question des bolides, fort nombreux, d’ailleurs, presque entièrement composés de fer. Il rappela à ses lecteurs qu’une de ces masses météoriques, trouvée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept cents kilogrammes; qu’une autre, découverte au Brésil, pesait jusqu’à six mille kilogrammes; qu’une troisième, lourde de quatorze mille kilogrammes, avait été trouvée à Olympe, dans le Tucuman; qu’une dernière enfin, tombée aux environs de Duranzo, au Mexique, atteignait le poids énorme de dix-neuf mille kilogrammes!

En vérité, ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’une partie de la population whastonienne ne laissa pas d’éprouver un certain effroi à la lecture de ces articles. Pour avoir été aperçu dans les conditions que l’on sait, à une distance qui devait être considérable, il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman et de Duranzo. Qui sait si sa grosseur n’égalait pas, ne dépassait pas celle de Taérolithe de Castillon dont le diamètre avait été évalué à quinze cents pieds? Se figure-t-on le poids d’une telle masse? Or, si ledit météore avait déjà paru au zénith de Whaston, c’est que Whaston était située sous sa trajectoire. Il repasserait donc au-dessus de la ville, pour peu que cette trajectoire affectât la forme d’une orbite. Eh bien! que précisément à ce moment, il vînt, pour une raison quelconque, à s’arrêter dans sa course, ce serait Whaston qui serait touchée avec une violence dont on ne pouvait se faire une idée! C’était ou jamais l’occasion d’apprendre à ceux des habitants qui l’ignoraient, de rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la force vive: la masse multipliée par le carré de la vitesse, vitesse qui, d’après la loi plus effrayante encore de la chute des corps, et pour un bolide tombant de quatre cents kilomètres de hauteur, seraitvoisine de trois mille mètres par seconde au moment où il s’écraserait sur la surface du sol!

La presse whastonienne ne faillit pas à ce devoir, et jamais, c’est justice de le reconnaître, journaux quotidiens ne firent une telle débauche de formules mathématiques.

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Peu à peu, une certaine appréhension régna donc dans la ville. Le dangereux et menaçant bolide devint le sujet de toutes les conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer familial. La partie féminine de la population, notamment, ne rêvait plus que d’églises écrasées et de maisons anéanties. Quant aux hommes, ils estimaient plus élégant de hausser les épaules, niais ils les haussaient sans véritable conviction. Nuit et jour, on peut le dire, sur la place de la Constitution comme dans les quartiers plus élevés de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût couvert ou non, cela n’arrêtait point les observateurs. Jamais les opticiens n’avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres instruments d’optique! Jamais le ciel ne fut tant visé que par les yeux inquiets de la population whastonienne! Que le météore fût visible ou non, le danger était de toutes les heures, pour ne pas dire de toutes les minutes, de toutes les secondes.

Mais, dira-t-on, ce dangers menaçait également les diverses régions, et avec elles, les cités, bourgades, villages et hameaux situés sous la trajectoire. Oui, évidemment. Si le bolide faisait, comme on le supposait, le tour de notre globe, tous les points situés au-dessous de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c’est Whaston qui détenait le record de la peur, si l’on veut bien accepter cette expression ultra-moderne, et cela, pour cette unique raison que c’est de Whaston que le bolide avait été pour la première fois aperçu.

Il y eut pourtant un journal qui résista à la contagion et qui se refusa jusqu’au bout à prendre les choses au sérieux. Par contre, il ne fut pas tendre, ce journal, pour MM. Forsyth et Hudelson, qu’il rendait plaisamment responsables des maux dont la ville était menacée.

«De quoi se sont mêlés ces amateurs? disait le Punch. Avaient-ils besoin de chatouiller l’espace avec leurs lunettes et leurs télescopes? Ne pouvaient-ils laisser tranquille le firmament sans taquiner ses étoiles? N’y a-t-il pas assez, n’y a-t-il pas trop de véritables savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et se faufilent indiscrètement dans les zones intrastellaires? Les corps célestes sont très pudiques et n’aiment pas qu’on les regarde de si près. Oui, notre ville estmenacée, personne n’y est plus en sûreté maintenant, et, à cette situation, il n’y a pas de remède. On s’assure contre l’incendie, la grêle, les cyclones… Allez donc vous assurer contre la chute d’un bolide, peut-être dix fois gros comme la citadelle de Whaston!… Et pour peu qu’il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux engins de cette espèce, la ville entière sera bombardée, voire même incendiée, si les projectiles sont incandescents! C’est, dans tous les cas, la destruction certaine de notre chère cité, il ne faut pas se le dissimuler! Sauve qui peut, donc! Sauve qui peut!… Mais aussi pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement au rez-de-chaussée de leur maison au lieu d’espionner les météores? Ce sont eux qui les ont provoqués par leur indiscrétion, attirés par leurs coupables intrigues. Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c’est à eux qu’il faudra s’en prendre!… En vérité, nous le demandons à tout lecteur vraiment impartial, c’est-à-dire, à tous les abonnés du Whaston Punch, à quoi servent les astronomes, astrologues, météorologues et autres animaux en ogue? Quel bien est-il jamais résulté de leurs travaux?… Poser la question, c’est y répondre, et en ce qui nous concerne, nous persistons plus que jamais dans nos convictions bien connues, si parfaitement exprimées par cette phrase sublime due au génie d’un Français, l’illustre Brillat-Savarin: «La découverte d’un plat nouveau fait plus pour le «bonheur de l’humanité que la découverte d’une étoile!» En quelle piètre estime Brillat-Savarin n’aurait-il donc pas tenu les deux malfaiteurs qui n’ont pas craint d’attirer sur leur pays les pires cataclysmes pour le plaisir de découvrir un simple bolide?»

 

 

Chapitre VII

Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur,
 et ou l’on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière.

 

ces plaisanteries du Whaston Punch, que répondirent Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson? Rien du tout, et cela pour l’excellente raison qu’ils ignorèrent l’article de l’irrespectueux journal. Ignorer les choses désagréables que l’on peut dire de nous, c’est encore le plus sûr moyen de n’en pas souffrir, eût dit M. de la Palisse avec une incontestable sagesse. Toutefois, ces moqueries plus ou moins spirituelles sont peu agréables pour ceux qu’elles visent, et si, dans l’espèce, les personnes visées n’en eurent point connaissance, il n’en fut pas de même de leurs parents et de leurs amis. Mitz particulièrement était furieuse. Accuser son maître d’avoir attiré ce bolide qui menaçait la sécurité publique!… A l’entendre, Mr Dean Forsyth devrait poursuivre l’auteur de l’article, et le juge John Proth saurait bien le condamner à de gros dommages et intérêts, sans parler de la prison qu’il méritait pour ses calomnieuses insinuations.

Quant à la petite Loo, elle prit la chose au sérieux, et, sans hésiter, donna raison au Whaston Punch.

«Oui, il a raison, disait-elle. Pourquoi Mr Forsyth et papa se sont-ils avisés de découvrir ce maudit caillou? Sans eux, il serait passé inaperçu, comme tant d’autres qui ne nous ont point fait de mal.»

Ce mal ou plutôt ce malheur auquel pensait la fillette, c’était l’inévitable rivalité qui allait exister entre l’oncle de Francis et le père de Jenny, avec toutes ses conséquences, à la veille d’une union qui devait resserrer plus étroitement encore les liens unissant les deux familles.

Les craintes de miss Loo étaient fondées, et ce qui devait arriver arriva. Tant que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient eu que des soupçons réciproques, aucun éclat ne s’était produit. Si leurs rapports s’étaient refroidis, s’ils avaient évité de se rencontrer, les choses, du moins, n’avaient pas été plus loin. Mais, à présent, depuis la note de l’observatoire de Boston, il était publiquement établi que la découverte du même météore appartenait aux deux astronomes de Whaston. Qu’allaient-ils faire? Chacun d’eux revendiquerait-il la priorité de cette découverte? Y aurait-il à ce sujet des discussions privées, ou même de retentissantes polémiques auxquelles la presse whastonienne donnerait certainement une hospitalité complaisante?

On ne savait, et l’avenir seul répondrait à ces questions. Le certain, en tout cas, c’est que, ni Mr Dean Forsyth, ni le docteur Hudelson ne faisaient plus la moindre allusion au mariage, dont la date approchait trop lentement au gré des deux fiancés. Lorsqu’on en parlait devant l’un ou devant l’autre, ils avaient toujours oublié quelque circonstance qui les rappelait à l’instant dans leur observatoire. C’était là, d’ailleurs, qu’ils passaient le plus clair de leur temps, chaque jour plus préoccupés et plus absorbés encore.

En effet, si le météore avait été revu par des astronomes officiels, c’est en vain que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson cherchaient à le retrouver. S’était-il donc éloigné à une distance trop considérable pour la portée de leurs instruments? Hypothèse après tout plausible, que rien toutefois ne permettait de vérifier. Aussi, ils ne se départissaient pas d’une surveillance incessante, de jour, de nuit, profitant de toutes les éclaircies du ciel. Si cela continuait, ils finiraient par tomber malades.

Tous deux s’épuisaient en vains efforts pour calculer les éléments de l’astéroïde, dont ils s’entêtaient respectivement à s’estimer l’unique et exclusif inventeur. Il y avait là une chance sérieuse de solutionner leur différend. Des deux astronomes ex aequo, le plus actif mathématicien pouvait encore obtenir la palme.

Mais leur unique observation avait été de trop courte durée pour donner à leurs formules une base suffisante. Une autre observation, plusieurs peut-être seraient nécessaires, avant qu’il fût possible de déterminer avec certitude l’orbite du bolide. C’est pourquoi Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson, chacun redoutant d’être distancé par son rival,surveillaient le ciel avec un zèle pareil et pareillement stérile. Le capricieux météore ne reparaissait pas sur l’horizon de Whaston, ou, s’il y reparaissait, c’était dans le plus rigoureux incognito.

L’humeur des deux astronomes se ressentait de la vanité de leurs efforts. On ne pouvait les approcher. Vingt fois par jour, Mr Dean Forsyth se mettait en colère contre Omicron, qui lui répondait sur le même ton. Quand au docteur, s’il en était réduit à passer sa colère sur lui-même, il ne s’en faisait pas faute.

Dans ces conditions, qui se fût avisé de parler de contrat de mariage et de cérémonie nuptiale?

Cependant trois jours s’étaient écoulés depuis la publication de la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Boston. L’horloge céleste, dont le soleil est l’aiguille, eût sonné le 22 avril, si le Grand Horloger avait pensé à la munir d’un timbre. Encore une vingtaine de jours, et la grande date naîtrait à son tour, bien que Loo prétendît, dans son impatience, qu’elle n’existait pas dans le calendrier.

Convenait-il de rappeler à l’oncle de Francis Gordon et au père de Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s’il n’eût jamais dû se faire? Mrs Hudelson fut d’avis qu’il valait mieux garder le silence à l’égard de son mari. Il n’avait point à s’occuper des préparatifs de la noce… pas plus qu’il ne s’occupait de son propre ménage. Au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait tout bonnement:

«Voilà ton habit, ton chapeau, et tes gants. Il est l’heure de se rendre à Saint-Andrew. Offre-moi ton bras et partons.»

Il irait, assurément, sans même s’en rendre compte, à la seule condition que le météore ne vînt pas à passer juste à ce moment-là devant l’objectif de son télescope!

Mais si l’avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Moriss street, si le docteur ne fut point mis en demeure de s’expliquer sur son attitude vis-à-vis de Mr Dean Forsyth, celui-ci fut rudement attaqué. Mitz ne voulut rien écouter. Furieuse contre son maître, elle entendait, disait-elle, lui parler entre quatre-z-yeux et tirer au clair cette situation tellement tendue que le moindre incident risquait de provoquer une rupture entre les deux familles. Quelles n’en seraient pas les conséquences? Mariage retardé, rompu peut-être, désespoir des deux fiancés, et spécialement de son cher Francis, son «fieu», comme elle avait coutume de l’appeler, selon une vieille coutume familière et tendre. Que pourrait faire le pauvrejeune homme, après un éclat public qui aurait rendu toute réconciliation impossible?

Aussi, dans l’après-midi du 22 avril, se trouvant seule avec Mr Dean Forsyth dans la salle à manger, entre quatre-z-yeux conformément à ses désirs, elle arrêta son maître au moment où celui-ci se dirigeait vers l’escalier de la tour.

On sait que Mr Forsyth redoutait de s’expliquer avec Mitz. Généralement, il ne l’ignorait pas, ces explications ne tournaient point à son avantage; il jugeait donc plus sage de ne pas s’y exposer.

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz, lequel lui fit l’effet d’une bombe dont la mèche brûle et qui ne tardera pas à éclater, Mr Dean Forsyth, désireux de se mettre à l’abri des effets de l’explosion, battit en retraite vers la porte. Mais, avant qu’il en eût tourné le bouton, la vieille servante s’était mise en travers, et, ses yeux dardés sur ceux de son maître dont le regard fuyait peureusement:

«Monsieur, dit-elle, j’ai à vous parler.

– A me parler, Mitz? C’est que je n’ai guère le temps en ce moment.

Ma fine! moi non plus, Monsieur, vu que j’ai à faire toute la vaisselle du déjeuner. Vos tuyaux peuvent pardi bien attendre comme mes assiettes.

– Et Omicron?… Il m’appelle, je crois.

– Votre ami Krone?… Encore un joli coco, celui-là!… Il aura de mes nouvelles un de ces quatre matins, votre ami Krone. Vous pouvez l’en prévenir. Comme dit l’autre, la bonne entend l’heure et te salue! Répétez-lui cela, mot pour mot, Monsieur.

– Je n’y manquerai pas, Mitz. Mais mon bolide?

Beau lide?… répéta Mitz. Je ne sais pas ce que c’est, mais, quoi que vous en disiez, Monsieur, ça ne doit pas être beau, si c’est cette affaire-là qui depuis quelque temps vous a mis un caillou à la place du cœur.

– Un bolide, Mitz, expliqua patiemment Mr Dean Forsyth, c’est un météore, et…

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– Ah! s’écria Mitz, c’est le fameux met dehors!… Eh bien, il fera comme l’ami Krone, il attendra, le met dehors!

– Par exemple! s’écria Mr Forsyth, touché au point sensible.

– D’ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert, il va tomber de l’eau, et ce n’est pas le moment de vous amuser à regarder la lune.»

C’est vrai, et, dans cette persistance du mauvais temps, il y avait de quoi rendre enragés Mr Forsyth et le docteur Hudelson. Depuis quarante-huit heures, le ciel était envahi par d’épais nuages. Le jour, pas un rayon de soleil, la nuit pas un rayonnement d’étoiles. De blanches vapeurs se tordaient d’un horizon à l’autre, comme un voile de crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa pointe. Dans ces conditions, impossible d’observer l’espace, de revoir le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable que les circonstances atmosphériques ne favorisaient pas davantage les astronomes de l’État de l’Ohio ou de l’État de Pennsylvanie, non plus que ceux des autres observatoires de l’Ancien et du Nouveau Continent. En effet, aucune nouvelle note concernant l’apparition du météore n’avait paru dans les journaux. Il est vrai que ce météore ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s’en émouvoir. Il s’agissait là d’un fait cosmique assez banal en somme, et il fallait être un Dean Forsyth ou un Hudelson pour en guetter le retour avec cette impatience, qui, chez eux, tournait à la rage.

Mitz, lorsque son maître eut bien constaté l’impossibilité absolue de lui échapper, reprit en ces termes, après s’être croisé les bras:

«Mr Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui s’appelle Francis Gordon?

– Ah! ce cher Francis, répondit Mr Forsyth en hochant la tête d’un air bonhomme. Mais non, je ne l’oublie pas… Et comment va-t-il, ce brave Francis?

– Très bien, merci, Monsieur.

– Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis un certain temps?

– En effet, depuis le déjeuner.

– Vraiment!…

– Vous avez donc vos yeux dans la lune, Monsieur? demanda Mitz, en obligeant son maître à se retourner vers elle.

– Que non! ma bonne Mitz!… Mais que veux-tu? Je suis un peu préoccupé…

– Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose importante…

– Oublié une chose importante?… Et laquelle?

– C’est que votre neveu va se marier.

– Se marier!… Se marier!

– N’allez-vous pas me demander de quel mariage il s’agit?

– Non, Mitz!… Mais à quoi tendent ces questions?

– Belle malice!… Il ne faut pas être sorcier pour savoir qu’on fait une question pour avoir une réponse.

– Une réponse à quel sujet, Mitz?

– Au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson!… Car vous n’ignorez pas qu’il y a une famille Hudelson, un docteur Hudelson, qui demeure Moriss street, une Mrs Hudelson, mère de miss Loo Hudelson et de miss Jenny Hudelson fiancée de votre neveu?»

A mesure que ce nom de Hudelson s’échappait, en prenant chaque fois plus de force, de la bouche de Mitz, Mr Dean Forsyth portait la main à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom, faisant balle, l’avait frappé à bout portant. Il souffrait, il suffoquait, le sang lui montait à la tête. Voyant qu’il ne répondait pas:

«Eh bien! avez-vous entendu? insista Mitz.

– Si j’ai entendu! s’écria son maître.

– Eh bien?… répéta la vieille servante en forçant sa voix.

– Francis pense donc toujours à ce mariage? dit enfin Mr Forsyth.

– S’il y pense! affirma Mitz, mais comme il pense à respirer, le cher petit! Comme nous y pensons tous, comme vous y pensez vous-même, j’aime à le croire!

– Quoi! mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur Hudelson?

– Miss Jenny, s’il vous plaît, Monsieur! Je vous en donne mon billet, Monsieur, qu’il l’est, décidé! Pardine, il faudrait qu’il ait perdu la boussole pourne pas l’être, décidé! Comment trouverait-il une fiancée plus gentille, une jeunesse plus charmante?…

– En admettant, interrompit Mr Forsyth, que la fille de l’homme qui… de l’homme que… de l’homme, enfin, dont je ne puis prononcer le nom sans qu’il m’étouffe, puisse être charmante.

– C’est trop fort! s’écria Mitz, qui dénoua son tablier comme si elle allait le rendre.

– Voyons… Mitz… voyons», murmura son maître quelque peu inquiet d’une attitude si menaçante.

La vieille servante brandit son tablier, dont le cordon pendait jusqu’à terre.

«C’est tout vu, déclara-t-elle. Après cinquante années de service, je m’en irai plutôt pourrir dans mon coin comme un chien galeux, mais je ne resterai pas chez un homme quidéchire son propre sang. Je ne suis qu’une pauvre servante, mais j’ai du coeur, Monsieur… moi!

– Ah ça, Mitz, répliqua Mr Dean Forsyth piqué au vif, tu ignores donc ce qu’il m’a fait, cet Hudelson?

– Qu’est-ce qu’il vous a donc tant fait?

– Il m’a volé!

– Volé?

– Oui volé, abominablement volé!…

– Et que vous a-t-il volé?… votre montre?… votre bourse?… votre mouchoir?…

– Mon bolide!

– Ah! encore votre beau lide! s’écria la vieille servante, en ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour Mr Forsyth. Il y a longtemps qu’on n’en avait parlé, de votre fameux met dehors! C’est-y Dieu possible de se mettre dans des états pareils pour une machine qui se promène!… Votre beau lide, est-ce qu’il était à vous plus qu’à Mr Hudelson? Avez-vous mis votre nom dessus? Est-ce qu’il n’appartient pas à tout le monde, à n’importe qui, à moi, à mon chien, si j’en avais un… mais, grâce au ciel, je n’en ai pas!… Est-ce que vous l’auriez acheté de votre poche, ou bien est-ce qu’il vous serait venu par héritage?…

– Mitz!… cria Forsyth qui ne se possédait plus.

– Il n’y a pas de Mitz! affirma la vieille servante dont l’exaspération débordait. Pardine, il faut être bête comme Saturne pour se brouiller avec un vieil ami à propos d’un sale caillou qu’on ne reverra jamais plus.

– Tais-toi! tais-toi! protesta l’astronome touché au cœur.

– Non, Monsieur, non je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler votre bêta d’ami Krone à votre aide…

– Bêta d’Omicron!

– Oui bêta, et il ne me fera pas taire… pas plus que notre Président lui-même ne pourrait imposer silence à l’archange qui viendrait de la part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde!»

Mr Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette terrible phrase, son larynx s’était-il rétréci au point de ne plus donner passage à la parole, sa glotte paralysée ne pouvait-elle plus émettre un son? Ce qui est certain, c’est qu’il ne parvint pas à répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la porte sa fidèle mais acariâtre Mitz, qu’il lui aurait été impossible de prononcer le traditionnel: «Sortez!… sortez à l’instant, et que je ne vous revoie plus!»

Mitz, d’ailleurs, ne lui eût point obéi. Ce n’est pas après cinquante ans de service qu’une servante se sépare, à propos d’un malencontreux météore, du maître qu’elle a vu venir au monde.

Cependant il était temps que cette scène prit fin. Mr Dean Forsyth, comprenant qu’il n’aurait pas le dessus, cherchait à battre en retraite sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

Ce fut le soleil qui lui vint en aide. Le temps s’éclaircit soudain, un vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.

A ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était sur son donjon, telle est la pensée qui vint aussitôt à Mr Dean Forsyth. Il voyait son rival, profitant de cette éclaircie, l’œil à l’oculaire de son télescope et parcourant les hautes zones de l’espace!…

Il n’y put tenir. Ce rayon de soleil faisait sur lui le même effet que sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force ascensionnelle, l’obligeait à s’élever dans l’atmosphère.

Mr Dean Forsyth, jetant, comme du lest, – ceci pour achever la comparaison – toute la colère amassée en lui, se dirigea vers la porte.

Malheureusement, Mitz était devant, et ne semblait point disposée à lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par le bras, d’engager une lutte avec elle, de recourir à l’assistance d’Omicron?…

Il ne fut pas obligé d’en arriver à cette extrémité. A n’en pas douter, la vieille servante était très éprouvée par l’effort qu’elle venait de faire. Bien qu’elle eût assez l’habitude de morigéner son maître, jamais jusqu’alors elle n’y avait mis une telle impétuosité.

Fut-ce l’effort physique nécessité par cette violence, fut-ce la gravité du sujet de la discussion, sujet des plus palpitants puisqu’il s’agissait du bonheur futur de son cher «fieu», toujours est-il que Mitz se sentit tout à coup défaillir et s’écroula lourdement sur une chaise.

Mr Dean Forsyth, il faut le dire à sa louange, en délaissa soleil, ciel bleu et météore. Il s’approcha de sa vieille servante et s’enquit avec sollicitude de ce qu’elle éprouvait.

«Je ne sais pas, Monsieur. J’ai comme qui dirait l’estomac retourné.

– L’estomac retourné? répéta Mr Dean Forsyth, ahuri par cette maladie en vérité assez singulière.

– Oui, Monsieur, affirma Mitz d’une voix dolente. C’est un nœud que j’ai au cœur.

– Hum!…» fit Mr Dean Forsyth dont cette deuxième explication n’atténuait pas la perplexité.

A tout hasard, il allait donner à la malade les soins les plus usuels en pareille circonstance: relâchement du corsage, vinaigre sur le front et les tempes, verre d’eau sucrée…

Il n’en eut pas le temps.

La voix d’Omicron retentit au sommet de la tour:

«Le bolide, Monsieur! criait Omicron. Le bolide!»

Mr Dean Forsyth oublia le reste de l’univers et se précipita dans l’escalier.

Il n’avait pas disparu, que Mitz avait retrouvé la plénitude de ses forces et s’était élancée à la suite de son maître. Tandis que celui-ci s’élevait rapidement, sautant trois par trois les marches en spirale, la voix de sa servante le poursuivait, vengeresse:

«Mr Forsyth, disait Mitz, rappelez-vous bien que le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson se fera, et qu’il se fera exactement à la date convenue. Il se fera, Mr Forsyth, ou – et cette alternative ne manquait pas de saveur dans la bouche de l’estimable Mitz – ou j’y perdrai mon latin.»

Mr Dean Forsyth ne répondit pas, n’entendit pas. En bonds précipités, Mr Dean Forsyth montait l’escalier de la tour.

 

 

Chapitre VIII

Dans lequel des polémiques de presse aggravent la situation,
 et qui se termine par une constatation aussi certaine qu’inattendue.

 

’est lui, Omicron, c’est bien lui! s’écria Mr Dean Forsyth, dès qu’il eut appliqué son œil à l’oculaire du télescope.

– Lui-même, déclara Omicron, qui ajouta: Fasse le ciel que le docteur Hudelson ne soit pas en ce moment sur son donjon!

– Ou s’il y est, dit Mr Forsyth, qu’il ne puisse pas retrouver le bolide!

– Notre bolide, précisa Omicron.

– Mon bolide!» rectifia Dean Forsyth.

Ils se trompaient tous les deux. La lunette du docteur Hudelson était, à ce moment même, braquée vers le Sud-Est, région du ciel alors parcourue par le météore. Elle l’avait saisi comme il apparaissait, et, pas plus que la tour, le donjon ne le perdit de vue jusqu’à l’instant où il disparut dans les brumes du Sud.

D’ailleurs, les astronomes de Whaston ne furent pas les seuls à signaler le bolide. L’observatoire de Pittsburg l’aperçut également, ce qui faisait trois observations successives, en y comprenant celle de l’observatoire de Boston.

Ce retour du météore était un fait du plus haut intérêt – si tant est toutefois que le météore lui-même offrit un réel intérêt! Puisqu’il restait en vue du monde sublunaire, c’est qu’il suivait décidément une orbite fermée. Ce n’était pas une de ces étoiles filantes qui disparaissent après avoir effleuré les dernières couches atmosphériques, un de ces astéroïdes qui se montrent une fois et vont se perdre à travers l’espace, un de ces aérolithes dont la chute ne tarde pas à suivre l’apparition. Non, il revenait, ce météore, il circulait autour de la terre comme un second satellite. Il méritait donc que l’on s’occupât de lui, et c’est pourquoi il convient d’excuser l’âpreté que mettaient Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson à se le disputer.

Le météore obéissant à des lois constantes, rien ne s’opposait à ce que l’on calculât ses éléments. On s’y employait un peu partout, mais nulle part, cela va sans dire, avec la même activité qu’à Whaston. Toutefois, pour que le problème fût intégralement résolu, plusieurs bonnes observations seraient encore nécessaires.

Le premier point qui fut déterminé, quarante-huit heures plus tard, par des mathématiciens qui ne s’appelaient ni Dean Forsyth, ni Hudelson, ce fut la trajectoire du bolide.

Cette trajectoire se développait rigoureusement du Nord au Sud. La faible déviation de 3°31’ signalée par Mr Dean Forsyth dans sa lettre à l’observatoire de Pittsburg n’était qu’apparente et résultait de la rotation du globe terrestre.

Quatre cents kilomètres séparaient le bolide de la surface de la terre, et sa prodigieuse vitesse n’était pas inférieure à six mille neuf cent soixante-sept mètres par seconde. Il accomplissait donc sa révolution autour du globe en une heure quarante et une minutes quarante et une secondes quatre-vingt-treize centièmes, d’où l’on pouvait conclure, d’après les gens de l’art, qu’il ne repasserait plus au zénith de Whaston avant qu’il se fût écoulé cent quatre ans, cent soixante-seize jours et vingt-deux heures.

Heureuse constatation de nature à rassurer les habitants de la ville qui redoutaient si fort la chute du malencontreux astéroïde! S’il tombait, ce ne serait toujours pas sur eux.

«Mais quelle apparence qu’il tombe? demandait le Whaston Morning. Il n’y a pas lieu d’admettre la rencontre d’un obstacle sur sa route, ni qu’il puisse être arrêté dans son mouvement de translation.»

C’était l’évidence même.

«Assurément, fit observer le Whaston Evening, il y a de ces aérolithes qui sont tombés, qui tombent encore. Mais ceux-là, le plus généralement de petites dimensions, divaguent dans l’espace, et ne tombent que si l’attraction terrestre les saisit au passage.»

Cette explication était juste et il ne semblait pas qu’elle pût s’appliquer au bolide en question, d’une marche si régulière, et dont la chute ne devait pas être plus à craindre que celle de la lune.

Ceci bien établi, il restait encore plusieurs points à élucider, avant que l’on pût se prétendre complètement renseigné sur le compte de cet astéroïde, devenu en somme un second satellite de la terre.

Quel était son volume? Quelle était sa masse, sa nature?

A la première question, le Whaston Standard répondu en ces termes:

«D’après la hauteur et la dimension apparente du bolide, son diamètre doit être supérieur à cinq cents mètres, tel est du moins ce que les observations ont permis d’établir jusqu’ici. Mais il n’a pas encore été possible de déterminer sa nature. Ce qui le rend visible, à la condition, bien entendu, que l’on dispose d’instruments assez puissants, c’est qu’il brille d’un très vif éclat, dû vraisemblablement au frottement de l’atmosphère, bien que la densité de l’air soit très faible à une telle altitude. Maintenant, ce météore n’est-il qu’un amas de matières gazeuses? Ne se compose-t-il pas au contraire d’un noyau solide entouré d’une chevelure lumineuse? Quelles sont, dans ce cas, la grosseur et la nature de ce noyau? C’est ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne saura peut-être jamais.

«En résumé, ni comme volume, ni comme vitesse de translation, ce bolide n’a rien de bien extraordinaire. Sa seule particularité est qu’il décrit une orbite fermée. Depuis combien de temps évolue-t-il ainsi autour de notre globe? Les astronomes patentés seraient incapables de nous le dire, puisqu’ils ne l’auraient jamais tenu au bout de leurs télescopes officiels sans nos deux compatriotes, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, à qui était réservée la gloire de cette magnifique découverte.»

En tout cela, ainsi que le faisait judicieusement remarquer le Whaston Standard, il n’y avait rien d’extraordinaire, si ce n’est l’éloquence de son rédacteur. Aussi le monde savant ne s’occupa-t-il que dans la mesure habituelle de ce qui passionnait si fort cet estimable journal, et le monde ignorant n’y prit-il qu’un faible intérêt.

Seuls, les habitants de Whaston s’attachèrent à connaître tout ce qui concernait le météore, dont la découverte était due à deux honorables personnages de la ville.

D’ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires, eussent-ils fini par songer avec indifférence à cet incident cosmique, que le Punch s’entêtait à appeler «comique», si lesjournaux, par des allusions de plus en plus claires, n’avaient fait connaître la rivalité de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Ceci donna de l’aliment aux cancans. Tout le monde saisit avec empressement cette occasion de se disputer, et la ville tout doucement commença à se partager en deux camps.

En attendant, la date du mariage approchait. Mrs Hudelson, Jenny et Loo, d’une part, Francis Gordon et Mitz, de l’autre, vivaient dans une inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat provoqué par la rencontre des deux rivaux, de même que la rencontre de deux nuages chargés de potentiels contraires fait jaillir l’étincelle et tonner la foudre. On savait que Mr Dean Forsyth ne décolérait pas et que la fureur de Mr Hudelson cherchait toutes les occasions de se manifester.

Le ciel était généralement beau, l’atmosphère pure, les horizons de Whaston très dégagés. Les deux astronomes pouvaient donc multiplier leurs observations. Les occasions ne leur manquaient pas, puisque le bolide reparaissait au-dessus de l’horizon plus de quatorze fois par vingt-quatre heures, et qu’ils connaissaient maintenant, grâce aux déterminations des observatoires, le point précis vers lequel, à chaque passage, leurs objectifs devaient être dirigés.

Sans doute, la commodité de ces observations était inégale comme la hauteur du bolide au-dessus de l’horizon. Mais les passages de celui-ci étaient si nombreux que cet inconvénient perdait beaucoup de son importance. S’il ne revenait plus au zénith mathématique de Whaston, où, par un hasard miraculeux, on l’avait aperçu une première fois, il le frôlait chaque jour de si près que c’était pratiquement la même chose.

En fait, les deux passionnés astronomes pouvaient s’enivrer librement de la contemplation du météore sillonnant l’espace au-dessus de leur tête et splendidement orné d’une brillante auréole!

Ils le dévoraient du regard. Ils le caressaient des yeux. Chacun l’appelait de son propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson. C’était leur enfant, la chair de leur chair. Il leur appartenait comme le fils à ses parents, plus encore, comme la créature à son créateur. Sa vue ne cessait de les surexciter. Leurs observations, les hypothèses qu’ils déduisaient de sa marche, de sa forme apparente, ils les adressaient, celui-ci à l’observatoire de Cincinnati, celui-là à l’observatoire de Pittsburg, et sans jamais oublier de réclamer la priorité de la découverte.

Bientôt, cette lutte encore pacifique ne satisfit plus leuranimosité. Non contents d’avoir rompu les relations diplomatiques, en cessant tous rapports personnels, il leur fallut la bataille franche et la guerre officiellement déclarée.

Un jour, il parut dans le Whaston Standard une note passablement agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à Mr Dean Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons yeux quand ils regardent à travers les lunettes d’un autre, et qu’ils aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà.

En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le Whaston Evening qu’en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal essuyées, et dont l’objectif est semé de petites taches qu’il n’est pas bien adroit de prendre pour des météores.

En même temps, le Punch publiait la très ressemblante caricature des deux rivaux, munis d’ailes gigantesques et luttant de vitesse pour attraper leur bolide, figuré par une tête de zèbre qui leur tirait la langue.

Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions vexatoires, la brouille des deux adversaires tendît à s’aggraver de jour en jour, ceux-ci n’avaient pas encore eu l’occasion d’intervenir dans la question du mariage. S’ils n’en parlaient pas, du moins laissaient-ils aller les choses, et rien n’autorisait à admettre que Francis Gordon et Jenny Hudelson ne fussent pas liés à la date convenue

Avec un lien d’or

Qui ne finit qu’à la mort,

ainsi que le dit une vieille chanson de Bretagne.

Aucun incident ne survint pendant les derniers jours du mois d’avril. Toutefois, si la situation ne s’aggrava pas, aucune amélioration ne lui fut apportée. Pendant les repas, chez Mr Hudelson, on ne faisait pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo, muette par ordre maternel, enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Rien qu’à la voir couper sa côtelette, on comprenait que la fillette pensait au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu’on n’en pût retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne cherchait pas à dissimuler sa tristesse dont le docteur ne voulait pas s’apercevoir. Peut-être en réalité ne la remarquait-il pas, tant l’absorbaient ses préoccupations astronomiques.

Bien entendu, Francis Gordon ne paraissait point à ces repas. Tout ce qu’il se permettait, c’était sa visite quotidienne, quand le docteur Hudelson avait réintégré son donjon.

Dans la maison d’Elisabeth street, les repas n’étaient pas plus gais. Mr Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu’il s’adressait à la vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non, aussi secs que le temps l’était alors.

Une seule fois, le 28 avril, Mr Dean Forsyth, au moment où il se levait de table, après le déjeuner, dit à son neveu:

«Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson?

– Certainement, mon oncle, répondit Francis d’une voix ferme.

– Et pourquoi n’irait-il pas chez les Hudelson? demanda Mitz d’un ton déjà hargneux.

– Ce n’est pas à vous que je parle, Mitz! grommela Mr Forsyth.

– Mais c’est moi qui vous réponds, Monsieur. Un chien parle bien à un évêque!»

Mr Forsyth haussa les épaules et se retourna vers Francis.

«Je vous ai répondu aussi, mon oncle, dit celui-ci. Oui, j’y vais chaque jour.

– Après ce que ce docteur m’a fait! s’écria Mr Dean Forsyth.

– Et que vous a-t-il fait?

– Il s’est permis de découvrir…

– Ce que vous découvriez vous-même, ce que tout le monde avait le droit de découvrir… Car enfin, de quoi s’agit-il? d’un bolide comme il en passe des milliers en vue de Whaston.

– Tu perds ton temps, mon fieu, intervint Mitz en ricanant. Tu vois bien que ton oncle est tout éberlu avec son caillou, dont il n’y a pas à en faire plus de cas que de la borne qui est au coin de notre maison.»

Ainsi s’exprima Mitz dans son langage spécial. Et Mr Dean Forsyth, que cette réplique eut le don d’exaspérer, de signifier, en homme qui ne se possède plus:

«Eh bien! moi, Francis, je te défends de remettre le pied chez le docteur.

– Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon, en gardant son calme avec effort, tant le révoltait une telle prétention, mais j’irai.

– Oui, il ira, s’écria la vieille Mitz, quand même vous nous hacheriez tous en morceaux.»

Mr Forsyth dédaigna cette affirmation hasardeuse.

«Tu persistes donc dans tes projets? demanda-t-il à son neveu.

– Oui, mon oncle, affirma celui-ci.

– Et tu entends toujours épouser la fille de ce voleur?

– Oui, et rien au monde ne m’en empêchera!

– C’est ce que nous verrons!»

Et, sur ces paroles, les premières qui indiquassent la résolution de s’opposer au mariage, Mr Dean Forsyth, quittant la salle, prit l’escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

Que Francis Gordon fût bien décidé à retourner comme d’habitude dans la famille Hudelson, cela ne faisait pas question. Mais, si, à l’exemple de Mr Dean Forsyth, le docteur allait lui interdire sa porte? Ne pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis aveuglés par une jalousie réciproque, une haine d’inventeurs, la pire de toutes les haines?

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse, quand il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles. Il ne voulut rien dire de la scène qu’il venait de subir. A quoi bon accroître les inquiétudes de la famille, puisqu’il était résolu à ne pas tenir compte des injonctions de son oncle, en admettant qu’elles fussent maintenues par leur auteur?

Pouvait-il entrer, en effet, dans l’esprit d’un être raisonnable que l’union des deux fiancés pût être empêchée ou même simplement retardée à propos d’un bolide? À supposer même que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent point se trouver l’un en face de l’autre pendant la cérémonie, eh bien! on se passerait d’eux. Après tout, leur présence n’était pas indispensable. L’essentiel, c’était que leur consentement ne fût pas refusé… au moins par le docteur, car, si Francis Gordon n’était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était bien la fille de son père et n’aurait pu se marier contre sa volonté. Si, ensuite, les deux enragés voulaient se dévorer réciproquement, le révérend O’Garth n’en aurait pas moins accompli l’œuvre matrimoniale dans l’église de Saint-Andrew.

Comme pour justifier ces raisonnements optimistes, quelques jours encore s’écoulèrent sans apporter aucun changement dans la situation. Le temps ne cessait d’être au beau, et jamais le ciel de Whaston n’avait été si serein. Sauf quelques brumes matinales et vespérales qui se dissipaient après le lever et le coucher du soleil, pas une vapeur ne troublait la pureté del’atmosphère, au milieu de laquelle le bolide accomplissait sa course régulière.

Faut-il répéter que MM. Forsyth et Hudelson continuaient à le dévorer des yeux, qu’ils tendaient les bras comme pour le happer, qu’ils l’aspiraient à pleins poumons! Certes, mieux eût valu que le météore se dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages, sa vue ne pouvant que les exalter davantage. Aussi Mitz, avant de gagner son lit, brandissait-elle chaque soir son poing vers le ciel. Vaine menace. Le météore traçait toujours sa courbe lumineuse sur un firmament constellé d’étoiles.

Ce qui tendait à aggraver les choses, c’était l’intervention, tous les jours plus nette, du public dans cette discorde privée. Les journaux, les uns avec vivacité, les autres avec violence, prenaient parti pour Dean Forsyth ou pour Hudelson. Aucun n’était indifférent. Bien que la question de priorité ne dût pas, en bonne justice, se poser, personne ne voulait en démordre. Du haut de la tour et du donjon, la querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings allaient se réunir dans lesquels l’affaire serait discutée. Avec quelle intempérance de langage, on s’en doute, étant donné l’impétueux caractère des citoyens de la libre Amérique.

Mrs Hudelson et Jenny éprouvaient beaucoup d’inquiétude en constatant cette effervescence! Loo s’efforçait vainement de rassurer sa mère, Francis de rassurer sa fiancée. On ne pouvait se dissimuler que les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu’ils subissaient l’influence de ces détestables excitations. On rapportait les propos, faux ou vrais, échappés à Mr Dean Forsyth, les paroles véritables ou fausses prononcées par Mr Hudelson, et, de jour en jour, d’heure en heure, la situation se faisait plus menaçante.

C’est dans ces circonstances qu’éclata un coup de foudre qui retentit, on peut le dire, dans le monde entier.

Le bolide venait-il donc de faire explosion, explosion qu’auraient répercutée les échos de la voûte céleste?

Non, il s’agissait simplement d’une nouvelle du caractère le plus singulier, que le télégraphe et le téléphone répandirent avec leur rapidité électrique à travers toutes les républiques et tous les royaumes de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Ladite information ne venait point du donjon de Mr Hudelson, ni de la tour de Dean Forsyth, ni de l’observatoire de Pittsburg, ni de celui de Boston, pas plus que de celui deCincinnati. Cette fois, c’est l’Observatoire de Paris qui révolutionnait l’Univers civilisé, en communiquant, le 2 mai, à la Presse une note ainsi conçue:

«Le bolide signalé à l’attention des Observatoires de Cincinnati et de Pittsburg par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, État de Virginie, et dont la translation autour du globe terrestre paraît s’accomplir jusqu’ici avec une régularité parfaite, est actuellement étudié jour et nuit dans tous les observatoires du monde par une phalange d’éminents astronomes, dont la haute compétence n’a d’égal que l’admirable dévouement mis par eux au service de la science.

«Si, malgré cet examen attentif, plusieurs parties du problème sont encore à résoudre, l’observatoire de Paris est du moins parvenu à obtenir la solution de l’une d’elles et à déterminer la nature de ce météore.

«Les rayons émanés du bolide ont été soumis à l’analyse spectrale, et la disposition de leurs raies a permis de reconnaître avec certitude la substance du corps lumineux.

«Son noyau, qu’entouré une brillante chevelure, et d’où partent les rayons observés, n’est point de nature gazeuse, mais de nature solide. Il n’est pas en fer natif comme beaucoup d’aérolithes, ni formé d’aucun des composés chimiques qui constituent d’ordinaire ces corps errants.

«Ce bolide est en or, en or pur, et si l’on ne peut indiquer sa véritable valeur, c’est qu’il n’a pas été possible, jusqu’ici, de mesurer d’une manière précise les dimensions de son noyau.»

Telle était la note qui fut portée à la connaissance du monde entier. Quel effet elle produisit, il est plus facile de l’imaginer que de le décrire. Un globe d’or, une masse du précieux métal dont la valeur ne pouvait être que de plusieurs milliards circulait autour de la terre! Que de rêves un événement aussi sensationnel n’allait-il pas faire naître! Que de convoitises n’allait-il pas éveiller dans tout l’Univers, et plus particulièrement dans cette ville de Whaston, à qui revenait l’honneur de la découverte, et plus particulièrement encore dans les cœurs de ses deux citoyens, désormais immortels, qui avaient nom Dean Forsyth et Sydney Hudelson!

 

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