Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre IV-VI)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel le seigneur Kéraban, encore plus entêté que jamais,
tient tête aux autorités Ottomanes.
ependant, le caïdji était arrivé et venait prévenir le seigneur Kéraban que son caïque l’attendait à l’échelle.
Les caïdjis se comptent par milliers sur les eaux du Bosphore et de la Corne-d’Or. Leurs barques, à deux rames, pareillement effilées de l’avant et de l’arrière, de manière à pouvoir se diriger dans les deux sens, ont la forme de patins de quinze à vingt pieds de longueur, faits de quelques planches de hêtre ou de cyprès, sculptées ou peintes à l’intérieur. C’est merveilleux de voir avec quelle rapidité ces sveltes embarcations se glissent, s’entre-croisent, se devancent dans ce magnifique détroit, qui sépare le littoral des deux continents. L’importante corporation des caïdjis est chargée de ce service depuis la mer de Marmara jusqu’au delà du château d’Europe et du château d’Asie, qui se font face dans le nord du Bosphore.
Ce sont de beaux hommes, le plus généralement vêtus du «burudjuk», sorte de chemise de soie, d’un «yelek» à couleurs vives, soutaché de broderies d’or, d’un caleçon de coton blanc, coiffés d’un fez, chaussés de «yéménis», jambes nues, bras nus.
Si le caïdji du seigneur Kéraban, – c’était celui qui le conduisait à Scutari chaque soir et l’en ramenait chaque matin, – si ce caïdji fut mal reçu pour avoir tardé de quelques minutes, il est inutile d’y insister. Le flegmatique marinier ne s’en émut pas autrement, d’ailleurs, sachant bien qu’il fallait laisser crier une si excellente pratique, et il ne répondit qu’en montrant le caïque amarré à l’échelle.
Donc, le seigneur Kéraban, accompagné de Van Mitten, suivi de Bruno et de Nizib, se dirigeait vers l’embarcation, lorsqu’il se fit un certain mouvement dans la foule sur la place de Top-Hané.
Le seigneur Kéraban s’arrêta.
«Qu’y a-t-il donc?» demanda-t-il.
Le chef de police du quartier de Galata, entouré de gardes qui faisaient ranger le populaire, arrivait en ce moment sur la place. Un tambour et un trompette l’accompagnaient. L’un fit un roulement, l’autre un appel, et le silence s’établit peu à peu parmi cette foule, composée d’éléments assez hétérogènes, asiatiques et européens.
«Encore quelque proclamation inique, sans doute!» murmura le seigneur Kéraban, du ton d’un homme qui entend se maintenir dans son droit, partout et toujours.
Le chef de police tira alors un papier, revêtu des sceaux réglementaires, et d’une voix haute, il lut l’arrêté suivant:
«Par ordre du Muchir, présidant le Conseil de police, un impôt de dix paras, à partir de ce jour, est établi sur toute personne qui voudra traverser le Bosphore pour aller de Constantinople à Scutari ou de Scutari à Constantinople, aussi bien par les caïques que par toute autre embarcation à voile ou à vapeur. Quiconque refusera d’acquitter cet impôt sera passible de prison et d’amende.
«Fait au palais, ce 16 présent mois.
«Signé: LE MUCHIR.»
Des murmures de mécontentement accueillirent cette nouvelle taxe, équivalant environ à cinq centimes de France par tête.
«Bon! un nouvel impôt! s’écria un Vieux Turc, qui, cependant, aurait dû être bien habitué à ces caprices financiers du Padischah.
– Dix paras! Le prix d’une demi-tasse de café!» répondit un autre.
Le chef de police, sachant bien qu’en Turquie, comme partout, on payerait après avoir murmuré, allait quitter la place, lorsque le seigneur Kéraban s’avança vers lui.
«Ainsi, dit-il, voilà une nouvelle taxe à l’adresse de tous ceux qui voudront traverser le Bosphore?
– Par arrêté du Muchir», répondit le chef de police.
Puis, il ajouta:
«Quoi! C’est le riche Kéraban qui réclame?…
– Oui, le riche Kéraban!
– Et vous allez bien, seigneur Kéraban!
– Très bien… aussi bien que les impôts! – Ainsi, cet arrêté est exécutoire?…
– Sans doute… depuis sa proclamation.
– Et si je veux me rendre ce soir… à Scutari… dans mon caïque, ainsi que j’ai l’habitude de le faire?…
– Vous payerez dix paras.
– Et comme je traverse le Bosphore, matin et soir?…
– Cela vous fera vingt paras par jour, répondit le chef de police. Une bagatelle pour le riche Kéraban!
– Vraiment?
– Mon maître va se mettre une mauvaise affaire sur le dos! murmura Nizib à Bruno.
– Il faudra bien qu’il cède!
– Lui! Vous ne le connaissez guère!»
Le seigneur Kéraban, qui venait de se croiser les bras, regarda bien en face le chef de police, les yeux dans les yeux, et, d’une voix sifflante, où l’irritation commençait à percer:
«Eh bien, voici mon caïdji qui vient m’avertir que son caïque est à ma disposition, dit-il, et comme j’emmène avec moi mon ami, monsieur Van Mitten, son domestique et le mien…
– Cela fera quarante paras, répondit le maître de police. Je répète que vous avez le moyen de payer!
– Que j’aie le moyen de payer quarante paras, reprit Kéraban, et cent, et mille, et cent mille, et cinq cent mille, c’est possible, mais je ne payerai rien et je passerai tout de même!
– Je suis fâché de contrarier le seigneur Kéraban, répondit le chef de police, mais il ne passera pas sans payer!
– Il passera sans payer!
– Non!
– Si!
– Ami Kéraban… dit Van Mitten, dans la louable intention de faire entendre raison au plus intraitable des hommes.
– Laissez-moi tranquille, Van Mitten! répondit Kéraban avec l’accent de la colère. L’impôt est inique, il est vexatoire! On ne doit pas s’y soumettre! Jamais, non, jamais le gouvernement des Vieux Turcs n’aurait osé frapper d’une taxe les caïques du Bosphore!
– Eh bien, le gouvernement des nouveaux Turcs, qui a besoin d’argent, n’a pas hésité à le faire! répondit le chef de police.
– Nous allons voir! s’écria Kéraban.
– Gardes, dit le chef de police en s’adressant aux soldats qui l’accompagnaient, vous veillerez à l’exécution du nouvel arrêté.
– Venez, Van Mitten, répliqua Kéraban, en frappant le sol du pied, venez, Bruno, et suis-nous, Nizib!
– Ce sera quarante paras… dit le chef de police.
– Quarante coups de bâton!» s’écria le seigneur Kéraban, dont l’irritation était au comble.
Mais, au moment où il se dirigeait vers l’échelle de Top-Hané, les gardes l’entourèrent, et il dut revenir sur ses pas.
«Laissez-moi! criait-il, en se débattant. Que pas un de vous ne me touche, même du bout du doigt! Je passerai, par Allah! et je passerai sans qu’un seul para sorte de ma poche!
– Oui, vous passerez, mais alors ce sera par la porte de la prison, répondit le chef de police, qui s’animait à son tour, et vous payerez une belle amende pour en sortir!
– J’irai à Scutari!
– Jamais, en traversant le Bosphore, et, comme il n’est pas possible de s’y rendre autrement…
– Vous croyez? répondit le seigneur Kéraban, les poings serrés, le visage porté au rouge apoplectique. Vous croyez?… Eh bien, j’irai à Scutari, et je ne traverserai pas le Bosphore, et je ne payerai pas…
– Vraiment!
– Quand je devrais… oui!… quand je devrais faire le tour de la mer Noire.
– Sept cents lieues pour économiser dix paras! s’écria le chef de police, en haussant les épaules.
– Sept cents lieues, mille, dix mille, cent mille lieues, répondit Kéraban, quand il ne s’agirait que de cinq, que de deux, que d’un seul para!
– Mais, mon ami… dit Van Mitten.
– Encore une fois, laissez-moi tranquille!… répondit Kéraban, en repoussant son intervention.
– Bon! Le voilà emballé! se dit Bruno.
– Et je remonterai la Turquie, je traverserai la Chersonèse, je franchirai le Caucase, j’enjamberai l’Anatolie, et j’arriverai à Scutari, sans avoir payé un seul para de votre inique impôt!
– Nous verrons bien! riposta le chef de police.
– C’est tout vu! s’écria le seigneur Kéraban, au comble de la fureur, et je partirai dès ce soir!
– Diable! fit le capitaine Yarhud, en s’adressant à Scarpante, qui n’avait pas perdu un mot de cette discussion si inattendue, voilà qui pourrait déranger notre plan!
– En effet, répondit Scarpante. Pour peu que cet entêté persiste dans son projet, il va passer par Odessa, et s’il se décide à conclure le mariage en passant!…
– Mais!… dit encore une fois Van Mitten, qui voulut empêcher son ami Kéraban dû faire une telle folie.
– Laissez-moi, vous dis-je!
– Et le mariage de votre neveu Ahmet?
– Il s’agit bien de mariage!»
Scarpante, prenant alors Yarhud à part:
«Il n’y a pas une heure à perdre!
– En effet, répondit le capitaine maltais, et, dès demain matin, je pars pour Odessa par le railway d’Andrinople.»
Puis tous deux se retirèrent.
En ce moment, le seigneur Kéraban s’était brusquement retourné vers son serviteur.
«Nizib? dit-il.
– Mon maître?
– Suis-moi au comptoir!
– Au comptoir! répondit Nizib.
– Vous aussi, Van Mitten! ajouta Kéraban.
– Moi?
– Et vous également, Bruno.
– Que je…
– Nous partirons tous ensemble.
– Hein! fit Bruno, qui dressa l’oreille.
– Oui! Je vous ai invités à dîner à Scutari, dit le seigneur Kéraban à Van Milieu, et, par Allah! vous dînerez à Scutari… à notre retour!
– Mais ce ne sera pas avant?… répondit le Hollandais, tout interloqué de la proposition.
– Ce ne sera pas avant un mois, avant un an, avant dix ans! répliqua Kéraban, d’une voix qui n’admettait pas la moindre contradiction, mais vous avez accepté mon dîner, et vous mangerez mon dîner!
– Il aura le temps de refroidir! murmura Bruno.
– Permettez, ami Kéraban…
– Je ne permets rien, Van Mitten. Venez!»
Et le seigneur Kéraban fit quelques pas vers le fond de la place.
«Il n’y a pas moyen de résister à ce diable d’homme! dit Van Mitten à Bruno.
– Comment, mon maître, vous allez céder à un pareil caprice?
– Que je sois ici ou ailleurs, Bruno, du moment que je ne suis plus à Rotterdam!
– Mais…
– Et, puisque je suis mon ami Kéraban, tu ne peux faire autrement que de me suivre!
– Voilà une complication!
– Partons,» dit le seigneur Kéraban.
Puis, s’adressant une dernière fois au chef de police, dont le sourire narquois était bien fait pour l’exaspérer:
«Je pars, dit-il, et, en dépit de tous vos arrêtés, j’irai à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!
– Je me ferai un plaisir d’assister à votre arrivée, après un si curieux voyage! répondit le chef de police.
– Et ce sera pour moi une joie véritable de vous trouver à mon retour! répondit le seigneur Kéraban.
– Mais je vous préviens, ajouta le chef de police, que si la taxe est encore en vigueur…
– Eh bien?…
– Je ne vous laisserai pas repasser le Bosphore pour revenir à Constantinople, à moins de dix paras par tête!
– Et si votre taxe inique est encore en vigueur, répondit le seigneur Kéraban sur le même ton, je saurai bien revenir à Constantinople, sans qu’il vous tombe un para de ma poche!»
Là-dessus, le seigneur Kéraban, prenant Van Mitten par le bras, fit signe à Bruno et à Nizib de les suivre; puis, il disparut au milieu de la foule, qui salua de ses acclamations ce partisan du vieux parti turc, si tenace dans la défense de ses droits.
A cet instant, un coup de canon retentit au loin. Le soleil venait de se coucher sous l’horizon de la mer de Marmara, le jeûne du Ramadan était fini, et les fidèles sujets du Padischah pouvaient se dédommager des abstinences de cette longue journée.
Soudain, comme au coup de baguette de quelque génie, Constantinople se transforma. Au silence de la place de Top-Hané succédèrent des cris de joie, des hurrahs de plaisir. Les cigarettes, les chibouks, les narghilés s’allumèrent, et l’air s’emplit de leur vapeur odorante. Les cafés regorgèrent bientôt de consommateurs, assoiffés et affamés. Rôtisseries de toute espèce, «yaourth», de lait caillé, «kaimak», sorte de crème bouillie, «kebab», tranches de mouton coupées en petits morceaux, galettes de «baklava» sortant du four, boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne, râpes de maïs bouilli, barils d’olives noires, caques de caviar, pilaws de poulet, crêpes au miel, sirops, sorbets, glaces, café, tout ce qui se mange, tout ce qui se boit en Orient, apparut sur les tables des devantures, pendant que de petites lampes, accrochées à une spirale de cuivre, montaient et descendaient sous le coup de pouce des cawadjis, qui les mettaient en branle.
Puis, la vieille ville et ses quartiers neufs s’illuminèrent comme par magie. Les mosquées, Sainte-Sophie, la Suleïmanièh, Sultan-Ahmed, tous les édifices religieux ou civils, depuis Seraï-Burnou jusqu’aux collines d’Eyoub, se couronnèrent de feux multicolores. Des versets lumineux, tendus d’un minaret à l’autre, tracèrent les préceptes du Koran sur le fond sombre du ciel. Le Bosphore, sillonné de caïques aux lanternes capricieusement balancées par les lames, scintilla comme si, en vérité, les étoiles du firmament fussent tombées dans son lit. Les palais, dressés sur ses bords, les villas de la rive d’Asie et de la rive d’Europe, Scutari, l’ancienne Chrysopolis et ses maisons étagées en amphithéâtre, ne présentaient plus que des lignes de feux, doublées par la réverbération des eaux.
Au loin, résonnaient le tambour de basque, la «louta» ou guitare, le «tabourka», le «rebel» et la flûte, mélangés aux chants des prières psalmodiées à la chute du jour. Et, du haut des minarets, les muezzins, d’une voix qui se prolongeait sur trois notes, jetèrent à la ville en fête le dernier appel de la prière du soir, formée d’un mot turc et de deux mots arabes: «Allah, hoekk kébir!» (Dieu, Dieu grand!)
Où le seigneur Kéraban discute à sa façon la manière
dont il entend les voyages et quitte Constantinople.
a Turquie d’Europe comprend actuellement trois divisions principales: la Roumélie (Thrace et Macédoine), l’Albanie, la Thessalie, plus une province tributaire, la Bulgarie. C’est depuis le traité de 1878 que le royaume de Roumanie (Moldavie, Valachie et Dobroutcha), les principautés de Serbie et de Montenegro), ont été déclarés indépendants, et que l’Autriche occupe la Bosnie, moins le «sandjak» de Novi-Bazar.
Du moment que le seigneur Kéraban prétendait suivre le périmètre de la mer Noire, son itinéraire allait d’abord se développer sur le littoral de la Roumélie, de la Bulgarie et de la Roumanie, pour atteindre la frontière russe.
De là, à travers la Bessarabie, la Chersonèse, la Tauride ou bien le pays des Tcherkesses, à travers le Caucase et la Transcaucasie, cet itinéraire contournerait la côte septentrionale et orientale de l’ancien Pont-Euxin jusqu’à la limite qui sépare la Russie de l’empire ottoman.
Puis ensuite, par le littoral de l’Anatolie, au sud de la mer Noire, le plus têtu des Osmanlis rejoindrait le Bosphore à Scutari, sans avoir rien payé de la taxe nouvelle.
En réalité, c’était un parcours de six cent cinquante «agatchs» turcs, qui valent environ deux mille huit cents kilomètres, ou, – pour compter par lieue ottomane, c’est-à-dire la distance qu’un cheval de charge fait en une heure au pas ordinaire, – c’était un parcours de sept cents lieues de vingt-cinq au degré. Or, du 17 août au 30 septembre, il y a quarante-cinq jours. Donc, c’était quinze lieues à faire par vingt-quatre heures, si l’on voulait être de retour le 30 septembre, date extrême à laquelle avait été fixé le mariage d’Amasia, sinon elle ne serait plus dans les conditions déterminées pour toucher les cent mille livres de sa tante. En somme, quoi qu’il arrivât, son invité et lui ne s’assoiraient pas à la table de la villa, où le dîner les attendait, avant quarante-cinq jours.
Cependant, à employer des moyens de transport rapides, tels que les offrent divers tronçons de railways, il eût été facile de gagner du temps et d’abréger la longueur de ce voyage. Ainsi, en partant de Constantinople, un chemin de fer conduit à Andrinople et, par embranchement, à Ianboli. Plus au nord, le railway de Varna à Roustchouk se raccorde aux railways de la Roumanie, et ceux-ci, en prolongeant l’itinéraire à travers la Russie méridionale, par Iassi, Kisscheneff Kharkow, Taganrog, Nachintschewan, viennent buter contre la chaîne du Caucase. Enfin un tronçon de Tiflis à Poti se dessine jusqu’au littoral de la mer Noire, presque à la frontière turco-russe. Ensuite, il est vrai, à travers la Turquie d’Asie, il ne se trouve plus aucune voie ferrée avant Brousse; mais là, encore, un dernier tronçon vient aboutir à Scutari.
Or, de faire entendre raison là-dessus au seigneur Kéraban, il n’y fallait aucunement compter. S’introduire dans un wagon de chemin de fer, sacrifier ainsi aux progrès de l’industrie moderne, lui un Vieux Turc, qui, depuis quarante ans, résistait de tout son pouvoir à cet envahissement des inventions européennes? Jamais! Il eût fait le voyage à pied plutôt que de céder sur ce point.
Aussi, le soir même, lorsque Van Mitten et lui furent arrivés au comptoir de Galata, y eut-il à ce propos un commencement de discussion.
Aux premiers mots que le Hollandais dit des railways ottomans et russes, le seigneur Kéraban répondit d’abord par un haussement d’épaules, puis par un refus catégorique.
«Cependant!… reprit Van Mitten, qui crut devoir insister pour la forme, mais sans espoir de convaincre son hôte.
– Quand j’ai dit non, c’est non! répliqua le seigneur Kéraban. Vous m’appartenez, d’ailleurs, vous êtes mon invité, je me charge de vous, et vous n’avez qu’à vous laisser faire!
– Soit, reprit Van Mitten. Cependant, à défaut de railways, peut-être y aurait-il un moyen très simple de nous rendre à Scutari sans franchir le Bosphore, mais aussi sans faire le tour de la mer Noire?
– Et lequel? demanda Kéraban, en fronçant le sourcil. Si ce moyen est bon, je l’adopte; s’il est mauvais, je le repousse.
– Il est excellent, répondit Van Mitten.
– Parlez vite! Nous avons à faire nos préparatifs de départ! Il n’y a pas une heure à perdre!
– Voici, ami Kéraban: Gagnons un des ports les plus rapprochés de Constantinople sur la mer Noire, frétons un bateau à vapeur…
– Un bateau à vapeur! s’écria le seigneur Kéraban, que ce mot «vapeur» avait le don de mettre hors de lui.
– Non… un bateau… un simple bateau à voile, s’empressa d’ajouter Van Mitten, un chébec, une tartane, une caravelle, et faisons route pour un des ports de l’Anatolie, Kirpih, par exemple! Une fois sur ce point du littoral, en un jour, nous arriverons tranquillement par terre à Scutari, où nous boirons ironiquement à la santé du Muchir!»
Le seigneur Kéraban avait laissé parler son ami sans l’interrompre. Peut-être celui-ci se figurait-il déjà qu’on allait faire bon accueil à sa proposition, très acceptable d’ailleurs, et qui sauvegardait toutes les questions d’amour-propre.
Mais, à l’énoncé de cette proposition, l’œil du seigneur Kéraban s’anima, ses doigts se replièrent et se déplièrent successivement, et, de ses deux mains tout à l’heure ouvertes, il fit deux poings d’un aspect que Nizib aurait trouvé peu rassurant.
«Ainsi, Van Mitten, dit-il, ce que vous me conseillez, en somme, c’est de m’embarquer sur la mer Noire, pour ne point passer par le Bosphore?
– Ce serait bien joué, à mon avis, répondit Van Mitten.
– Avez-vous entendu parler, quelquefois, reprit Kéraban, d’un certain genre de mal qu’on appelle le mal de mer?
– Sans doute, ami Kéraban.
– Et vous ne l’avez jamais eu sans doute?
– Jamais! D’ailleurs, pour une traversée aussi courte…
– Aussi courte! reprit Kéraban. Vous dites, je crois, une traversée «aussi courte!»
– A peine soixante lieues!
– Mais n’y en eût-il que cinquante, que vingt, que dix, que cinq! s’écria le seigneur Kéraban, que la contradiction commençait, comme toujours, à surexciter, n’y en eût-il que deux, n’y en eût-il qu’une, ce serait encore trop pour moi!
– Veuillez pourtant réfléchir…
– Vous connaissez le Bosphore?
– Oui!
– Il a à peine une demi-lieue de large devant Scutari?…
– En effet.
– Eh bien, Van Mitten, pour peu qu’il fasse une légère brise, j’ai le mal de mer quand je le traverse dans mon caïque!
– Le mal de mer?
– Je l’aurais sur un étang! Je l’aurais sur une baignoire! Osez donc, maintenant, me parler de prendre cette route! Osez me proposer de fréter un chebec, une tartane, une caravelle, ou tout autre machine écœurante de cette espèce! Osez-le!»
Il va sans dire que le digne Hollandais ne l’osa point, et que la question d’une traversée par mer fut abandonnée.
Alors, comment voyagerait-on? Les communications sont assez difficiles, – au moins dans la Turquie proprement dite, – mais elles ne sont point impossibles. Sur les routes ordinaires, on trouve des relais de poste, et rien n’empêche de voyager à cheval, avec ses provisions, son campement, sa cantine, sous la conduite d’un guide, à moins qu’on ne se mette à la suite du tatar, c’est-à-dire du courrier chargé du service postal; mais, comme ce courrier ne doit employer qu’un temps limité pour aller d’un point à un autre, le suivre est très fatigant, pour ne pas dire impraticable, à qui n’a pas l’habitude de ces longues traites.
Il va de soi que le seigneur Kéraban ne comptait point faire de cette façon le tour de la mer Noire. Il irait vite, soit! mais il irait confortablement. Ce ne serait qu’une question d’argent, et cette question n’était pas pour arrêter le riche négociant du faubourg de Galata.
«Eh bien, dit Van Mitten, tout résigné, d’ailleurs, puisque nous ne voyagerons ni en chemin de fer, ni en bateau, comment voyagerons-nous, ami Kéraban?
– En chaise de poste.
– Avec vos chevaux?
– Avec des chevaux de relais.
– Si vous en trouvez de disponibles tout le long du parcours!…
– On en trouvera.
– Cela vous coûtera cher!
– Cela me coûtera ce que cela me coûtera! répondit le seigneur Kéraban, qui recommençait à s’animer.
– Et bien, vous n’en serez pas quitte pour mille livres turques,1 et peut-être quinze cents!
– Soit! Des milliers, des millions! s’écria Kéraban, oui! des millions, s’il le faut! Avez-vous fini vos objections?
– Oui! répondit le Hollandais.
– Il était temps!»
Ces derniers mots furent dits d’un ton tel que Van Mitten prit le parti de se taire.
Toutefois, il fit observer à son impérieux hôte, qu’un tel voyage nécessiterait des dépenses assez considérables; qu’il attendait de Rotterdam une somme très importante, dont il comptait faire le dépôt à la banque de Constantinople; que, momentanément, il n’avait plus d’argent, et que…
A cela, le seigneur Kéraban lui ferma la bouche, en lui disant que toutes les dépenses de ce voyage le regardaient; que Van Mitten était son invité; que le riche négociant du quartier de Galata n’avait pas l’habitude de faire payer à ses hôtes, et que… etc.
Sur cet et caetera, le Hollandais se tut et fit bien.
Si le seigneur Kéraban n’eût pas été possesseur d’une antique voiture de fabrication anglaise, qu’il avait déjà mise à l’épreuve, il aurait été réduit, pour ce long et difficile parcours, à l’araba turque, attelée le plus souvent avec des bœufs. Mais la vieille chaise de poste, avec laquelle il avait fait le voyage de Rotterdam, était toujours là, sous la remise, et dans un parfait état.
Cette chaise était confortablement disposée pour trois voyageurs. En avant, entre les ressorts en cols de cygne, l’avant-train supportait un énorme coffre à provisions et à bagages; derrière la caisse principale était également établi un second coffre, que surmontait un cabriolet, dans lequel deux domestiques pouvaient être fort à l’aise. Cette voiture devant être conduite en poste, il n’y avait point de siège pour un cocher.
Tout cela eût paru quelque peu vieux de forme et aurait prêté à rire, sans doute, aux connaisseurs en l’art de la carrosserie moderne; mais le véhicule était solide; porté par de bons essieux, des roues à larges jantes et à rayons épais, suspendu sur des ressorts d’acier de premier choix, ni trop doux, ni trop durs, il pouvait défier les cahots de routes à peine tracées à travers champs.
Donc, Van Mitten et son ami Kéraban, occupant le fond du confortable coupé, muni de glaces et de mantelets, Bruno et Nizib, juchés dans le cabriolet, devant lequel pouvait se rabattre un châssis vitré, tous quatre dans cet appareil de locomotion, ils auraient pu aller en Chine. Fort heureusement, la mer Noire ne s’étendait pas jusqu’au littoral du Pacifique, sans quoi Van Mitten aurait bien pu faire connaissance avec le Céleste-Empire.
Les préparatifs commencèrent immédiatement. Si le seigneur Kéraban ne pouvait partir le soir même, ainsi qu’il l’avait dit dans la chaleur de la discussion, au moins voulait-il se mettre en route le lendemain matin, dès l’aube naissante.
Or, ce n’était pas trop d’une nuit pour toutes les mesures à prendre, les affaires à régler. Aussi les employés du comptoir furent-ils réquisitionnés, au moment où ils allaient se remettre en quelque cabaret des abstinences de cette longue journée de jeûne. En outre, Nizib était là, très expéditif en ces occasions.
Quant à Bruno, il dut retourner à l’Hôtel de Pesth, Grande rue de Péra, où son maître et lui étaient descendus dans la matinée, afin de faire transporter immédiatement au comptoir tout le bagage de Van Mitten et le sien. L’obéissant Hollandais, que son ami ne perdait pas de vue, n’aurait point osé le quitter un seul instant.
«Ainsi, c’est bien décidé, mon maître? dit Bruno, au moment où il allait quitter le comptoir.
– Comment pourrait-il en être autrement avec ce diable d’homme! répondit Van Mitten.
– Nous allons faire le tour de la mer Noire?
– A moins que mon ami Kéraban ne change d’avis en route, ce qui n’est guère probable!
– De toutes les têtes de Turc sur lesquelles on tape dans les foires, répondit Bruno, je ne crois pas qu’il puisse jamais s’en trouver une aussi dure que celle-là!
– Ta comparaison, si elle n’est pas respectueuse, est très juste, Bruno, répliqua Van Mitten. Aussi, comme je me briserais le poing sur cette tête, je me dispenserai, à l’avenir, de frapper dessus!
– J’espérais pourtant me reposer à Constantinople, mon maître! reprit Bruno! Les voyages et moi…
– Ce n’est point un voyage, Bruno, répondit Van Mitten, c’est tout simplement un autre chemin que prend mon ami Kéraban pour rentrer dîner chez lui!»
Cette façon d’envisager les choses ne rendit pas le calme à Bruno. Il n’aimait pas les déplacements, et il allait se déplacer pendant des semaines, des mois peut-être, à travers quelques pays variés, ce qui l’intéressait assez peu, mais difficiles et même dangereux, ce dont il se préoccupait davantage. De plus, avec les fatigues inhérentes à ces longs parcours, il arriverait à maigrir et, par conséquent, à perdre de ce poids normal, – cent soixante-sept livres! – auquel il tenait tant.
Et alors son éternel et lamentable refrain de revenir à l’oreille de son maître:
«Il vous arrivera malheur, monsieur, je vous le répète, il vous arrivera malheur!
– Nous le verrons bien, répondit le Hollandais; mais va toujours chercher mes bagages, pendant que j’achèterai un guide pour étudier ces divers pays, et un carnet pour noter mes impressions; puis, tu reviendras ici, Bruno, et tu te reposeras…
– Quand?…
– Quand nous aurons fait le tour de la mer Noire, puisqu’il est dans notre destinée de le faire!»
Sur cette réflexion fataliste, qu’un Musulman n’eût pas désavouée, Bruno, hochant la tête, quitta le comptoir et se rendit à l’hôtel. En vérité, ce voyage ne lui disait rien de bon!
Deux heures après, Bruno revenait avec plusieurs portefaix, munis de leurs crochets sans montants, retenus au dos par de fortes bretelles. C’étaient de ces indigènes, vêtus d’une étoffe feutrée, de bas de laine à côtes, coiffés d’un «kalah» brodé de soies multicolores, et chaussés de chaussures doubles, en un mot de ces hammals, que Théophile Gautier a si justement appelés «chameaux à deux pieds sans bosses».
La gibbosité, cependant, ne manquait point à ceux-ci, grâce aux nombreux colis qu’ils portaient sur leur dos. Tout cela fut déposé dans la cour du comptoir, et on commença à charger la chaise de poste, qui avait été tirée de sa remise.
Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, en négociant soigneux, mettait ordre à ses affaires. Il visitait l’état de sa caisse, il vérifiait son journal, il donnait ses instructions au chef des employés, il écrivait quelques lettres, et prenait une grosse somme en or, le papier-monnaie, démonétisé en 1862, n’ayant plus cours.
Comme Kéraban devait avoir besoin d’une certaine quantité de monnaie russe pour la partie du parcours qui longeait le littoral de l’empire moscovite, son intention était de changer ses livres ottomans chez son ami, le banquier Sélim, puisque cet itinéraire l’obligeait à passer par Odessa.
Les préparatifs furent rapidement achevés. Des provisions s’entassèrent dans les coffres de la chaise. Quelques armes furent déposées à l’intérieur, – on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et il fallait être prêt à tout événement. En outre, le seigneur Kéraban n’eut garde d’oublier deux narghilés, l’un pour Van Mitten, l’autre pour lui, ustensiles indispensables à un Turc, qui est en même temps un négociant en tabacs.
Quant aux chevaux, ils avaient été commandés le soir même et devaient être amenés dès l’aube. De minuit au lever du jour, il restait quelques heures qui furent consacrées d’abord au souper, puis au repos. Le lendemain, lorsque le seigneur Kéraban donna le signal du réveil, tous, sautant hors du lit, endossèrent leurs habits de voyage.
La chaise de poste attelée, chargée, le postillon en selle, n’attendait plus que les voyageurs.
Le seigneur Kéraban renouvela ses dernières instructions aux employés du comptoir. Il n’y avait plus qu’à partir.
Van Mitten, Bruno, Nizib, attendaient silencieusement dans la vaste cour du comptoir.
«Ainsi, c’est bien décidé!» dit une dernière fois Van Mitten à son ami Kéraban.
Pour toute réponse, celui-ci montra la voiture, dont la portière était ouverte.
Van Mitten s’inclina, gravit le marchepied et s’installa dans le fond du coupé à gauche. Le seigneur Kéraban prit place auprès de lui. Nizib et Bruno grimpèrent dans le cabriolet.
«Ah! ma lettre!» dit Kéraban, au moment où le bruyant équipage allait quitter le comptoir.
Et, baissant la vitre, il tendit à l’un des employés une lettre qu’il lui ordonna de mettre, ce matin même, à la poste.
Cette lettre était adressée au cuisinier de la villa de Scutari et ne contenait que ces mots;
«Dîner remis à mon retour. Modifiez le menu: soupe au lait caillé, épaule de mouton aux épices. Surtout pas trop cuit.»
Puis, la chaise s’ébranla, descendit les rues du faubourg, traversa la Corne-d’Or sur le pont de la Validèh-Sultane, et sortit de la ville par Ieni-Kapoussi, la «porte nouvelle».
Le seigneur Kéraban est parti! Qu’Allah le protège!
Où les voyageurs commencent à éprouver quelques difficultés,
principalement dans le delta du Danube.
u point de vue administratif, la Turquie d’Europe est divisée en vilayets, gouvernements ou départements, administrés par un «vali», gouverneur général, sorte de préfet nommé par le Sultan. Les vilayets se subdivisent en «sandjaks» ou arrondissements, régis par un «moustesarif»; en «kazas» ou cantons, administrés par un «caïmacan»; en «nahiës» ou communes, avec un «moudir» ou maire élu. C’est donc, à peu près, le système administratif tel qu’il est institué en France.
En somme, le seigneur Kéraban ne devait avoir que peu ou point de rapport avec les autorités des vilayets de la Roumélie, que traverse la route de Constantinople à la frontière. Cette route était celle qui s’écartait moins du littoral de la mer Noire et elle abrégeait le parcours autant que possible.
Il faisait un beau temps de voyage, une température rafraîchie par la brise de mer, qui courait sans obstacles à travers ce pays assez plat. C’étaient des champs de maïs, d’orge et de seigle, et de ces vignobles, qui prospèrent dans les parties méridionales de l’empire ottoman; puis, des forêts de chênes, de sapins, de hêtres, de bouleaux; puis, groupés ça et là, des platanes, des arbres de Judée, des lauriers, des figuiers, des caroubiers, et plus particulièrement, dans les portions voisines de la mer, des grenadiers et des oliviers, identiques à ceux des mêmes latitudes de la basse Europe.
En sortant par la porte d’Iéni, la chaise prit la route de Constantinople à Choumla, d’où se détache un embranchement sur Andrinople par Kirk-Kilissé. Cette route suit latéralement et croise même, en plusieurs points, le railway qui met Andrinople, cette seconde capitale de la Turquie européenne, en communication avec la métropole de l’empire ottoman.
Précisément, au moment où la chaise longeait le chemin de fer, le train vint à passer. Un voyageur mit rapidement la tête à la portière de son wagon, et put apercevoir l’équipage du seigneur Kéraban, rapidement enlevé par son vigoureux attelage.
Ce voyageur n’était autre que le capitaine maltais Yarhud, en route pour Odessa, où, grâce à la rapidité des trains, il allait arriver beaucoup plus tôt que l’oncle du jeune Ahmet.
Van Mitten ne put se retenir de montrer à son ami le convoi filant à toute vapeur.
Celui-ci, suivant son habitude, haussa les épaules.
«Eh! ami Kéraban, on arrive vite! dit Van Mitten.
– Quand on arrive!» répondit le seigneur Kéraban.
Pendant cette première journée de voyage, il faut dire que pas une heure ne fut perdue. L’argent aidant, il n’y eut jamais aucune difficulté aux relais de poste. Les chevaux ne se firent pas plus prier pour se laisser atteler que les postillons pour véhiculer un seigneur qui payait si généreusement.
On passa par Tchalaldjé, par Buyuk-Khan, sur la limite des pentes d’écoulement pour les tributaires de la mer de Marmara, par la vallée de Tchorlou, par le village de Yéni-Keui, puis par la vallée de Galata, à travers laquelle, si l’on en croit la légende, sont forés des canaux souterrains, qui amenaient autrefois l’eau à la capitale.
Le soir venu, la chaise s’arrêtait une heure seulement à la bourgade de Seraï. Comme les provisions, emportées dans les coffres, étaient destinées plus spécialement aux régions dans lesquelles il serait difficile de se procurer les éléments d’un repas, même médiocre, il convenait de les réserver. On dîna donc à Seraï, passablement même, et la route fut reprise.
Peut-être Bruno trouva-t-il un peu dur de passer la nuit dans son cabriolet; mais Nizib regarda cette éventualité comme toute naturelle, et il dormit d’un sommeil contagieux, qui gagna son compagnon.
La nuit s’acheva sans incidents, grâce à un long et sinueux lacet que faisait la route aux approches de Viza, pour éviter les rudes pentes et les terrains marécageux de la vallée. A son grand regret, Van Mitten ne vit donc rien de cette petite ville de sept mille habitants, presque entièrement occupée par une population grecque, et qui est la résidence d’un évêque orthodoxe. Il n’était pas venu pour voir, d’ailleurs, mais bien pour accompagner l’impérieux seigneur Kéraban, lequel se souciait médiocrement de recueillir des impressions de voyage.
Le soir, vers cinq heures, après avoir traversé les villages de Bounar-Hissan, d’Iéna, d’Uskup, les voyageurs contournèrent un petit bois semé de tombes, où reposent les restes des victimes égorgées par une bande de brigands qui jadis opéraient en cet endroit; puis elle atteignit une ville assez importante, de seize mille habitants, Kirk-Kilissé. Son nom «Quarante Églises» est justifié par le grand nombre de ses monuments religieux. C’est, à vrai dire, une sorte de petite vallée, dont les maisons occupent le fond et les flancs, que Van Mitten, suivi du fidèle Bruno, explora en quelques heures.
La chaise fut remisée dans la cour d’un hôtel assez bien tenu, où le seigneur Kéraban et ses compagnons passèrent la nuit, et d’où ils repartirent au point du jour.
Pendant la journée du 19 août, les postillons dépassèrent le village de Karabounar, et arrivèrent le soir très tard au village de Bourgaz, bâti sur le golfe de ce nom. Les voyageurs couchèrent, cette nuit-là, dans un «khani», espèce d’auberge fort rudimentaire, qui certainement ne valait pas leur chaise de poste.
Le lendemain au matin, la route, qui s’écarte du littoral de la mer Noire, les ramena vers Aïdos, et, le soir, à Paravadi, une des stations du petit railway de Choumla à Varna. Ils traversaient alors la province de Bulgarie, à l’extrémité sud de la Dobroutcha, au pied des derniers contreforts de la chaîne des Balkans.
Là, les difficultés furent grandes, pendant ce difficile passage, tantôt au milieu de vallées marécageuses, tantôt à travers des forêts de plantes aquatiques, d’un développement extraordinaire, dans lesquelles la chaise avait bien de la peine à se glisser, troublant dans leurs retraites des milliers de pilets, de bécasses, de bécassines, remisés sur le sol de cette région si accidentée.
On sait que les Balkans forment une chaîne importante. En courant entre la Roumélie et la Bulgarie vers la mer Noire, elle détache de son versant septentrional de nombreux contreforts, dont le mouvement se fait sentir presque jusqu’au Danube.
Le seigneur Kéraban eut là l’occasion de voir sa patience mise à une rude épreuve.
Lorsqu’il fallut franchir l’extrémité de la chaîne, afin de redescendre sur la Dobroutcha, des pentes d’une raideur presque inabordable, des tournants dont le coude brusque ne permettait pas à l’attelage de tirer d’ensemble, des chemins étroits, bordés de précipices, plus faits pour le cheval que pour la voiture, tout cela prit du temps et ne se fit pas sans une grande dépense de mauvaise humeur et de récriminations. Plusieurs fois, on dut dételer, et il fallut caler les roues pour se tirer de quelque passe difficile, – et les caler surtout avec un grand nombre de piastres, qui tombaient dans la poche des postillons, menaçant de revenir sur leurs pas.
Ah! le seigneur Kéraban eut beau jeu pour pester contre le gouvernement actuel, qui entretenait si mal les routes de l’empire, et se souciait si peu d’assurer une bonne viabilité à travers les provinces! Le Divan ne se gênait pas, pourtant, quand il s’agissait d’impôts, de taxes, de vexations de toutes sortes, et le seigneur Kéraban le savait de reste! Dix paras pour traverser le Bosphore! Il en revenait toujours là, comme obsédé par une idée fixe! Dix paras! dix paras!
Van Mitten se gardait bien de répondre quoi que ce soit à son compagnon de route. L’apparence d’une contradiction eût amené quelque scène.
Aussi, pour l’apaiser, daubait-il à son tour le gouvernement turc en particulier, et tous les gouvernements en général.
«Mais il n’est pas possible, disait Kéraban, qu’en Hollande, il y ait de pareils abus!
– Il y en a, au contraire, ami Kéraban, répondait Van Mitten, qui voulait, avant tout, calmer son compagnon.
– Je vous dis que non! reprenait celui-ci. Je vous dis qu’il n’y a que Constantinople où de pareilles iniquités soient possibles! Est-ce qu’à Rotterdam on a jamais songé à mettre un impôt sur les caïques?
– Nous n’avons pas de caïques!
– Peu importe!
– Comment, peu importe?
– Eh! vous en auriez, que jamais votre roi n’eût osé les taxer! Allez-vous maintenant me soutenir que le gouvernement de ces nouveaux Turcs n’est pas le pire gouvernement qu’il y ait au monde?
– Le pire, à coup sûr!» répondait Van Mitten, pour couper court à une discussion qu’il sentait poindre.
Et, pour mieux clore ce qui n’était encore qu’une simple conversation, il tira sa longue pipe hollandaise. Cela donna au seigneur Kéraban l’envie de s’étourdir, lui aussi, dans les fumées du narghilé. Le coupé ne tarda donc pas à s’emplir de vapeurs, et il fallut baisser les glaces pour leur donner issue. Mais, dans cet assoupissement narcotique qui finissait par s’emparer de lui, l’entêté voyageur redevenait muet et calme jusqu’au moment où quelque incident le rappelait à la réalité.
Cependant, faute d’un lieu de halte dans ce pays demi sauvage, on passa la nuit du 20 au 21 août en chaise de poste. Ce fut vers le matin seulement que, les dernières ramifications des Balkans dépassées, on se retrouva au delà de la frontière roumaine, sur les terrains plus carrossables de la Dobroutcha.
Cette région est comme une presqu’île, formée par un large coude du Danube, qui, après s’être élevé au nord vers Galatz, revient à l’est sur la mer Noire, dans laquelle il se jette par plusieurs bouches. Au vrai, cette sorte d’isthme qui rattache cette presqu’île à la péninsule des Balkans, se trouve circonscrite par la portion de la province située entre Tchernavoda et Kustendjé, où court la ligne d’un petit railway de quinze à seize lieues au plus, qui part de Tchernavoda. Mais, dans le sud du railway, la contrée étant sensiblement la même qu’au nord, au point de vue topographique, on peut dire que les plaines de la Dobroutcha prennent naissance à la base des derniers chaînons des Balkans.
«Le bon pays», c’est ainsi que les Turcs appellent cette tranche fertile, dans laquelle la terre appartient au premier occupant. Elle est, sinon habitée, parcourue du moins par des Tatars pasteurs, et peuplée de Valaques, dans la partie qui avoisine le fleuve. L’empire ottoman possède là une immense contrée, dont les vallées creusent à peine le sol, presque sans relief. Elle présente plutôt une succession de plateaux, qui s’étendent jusqu’aux forêts semées aux embouchures du Danube.
Sur ce sol, les routes, sans côtes abruptes ni pentes brusques, permirent à la chaise de rouler plus rapidement. Les maîtres de poste n’avaient plus le droit de maugréer en voyant atteler leurs chevaux, ou, s’ils le faisaient, c’était pour ne point en perdre l’habitude.
On alla donc vite et bien. Ce jour, 21 août, à midi, la chaise relayait à Koslidcha, et, le soir même à Bazardjik.
Là, le seigneur Kéraban se décida à passer la nuit, pour donner quelque repos à tout son monde, – ce dont Bruno lui sut gré, sans en rien dire, par prudence.
Le lendemain, dès la première aube, la chaise, attelée de chevaux frais, courait dans la direction du lac Karasou, sorte de vaste entonnoir, dont le contenu, alimenté par des sources de fond, se déverse dans le Danube, à l’époque des basses eaux. Vingt-quatre lieues environ étaient enlevées en douze heures, et, vers huit heures du soir, les voyageurs s’arrêtaient devant le railway de Kustendjé a Tchernavoda, en face de la station de Medjidié, une ville toute neuve, qui compte déjà vingt mille âmes et promet de devenir plus importante.
Là, à son grand déplaisir, le seigneur Kéraban ne put immédiatement franchir la voie pour rejoindre le khan, où il devait passer la nuit. La voie était occupée par un train, et il fallut attendre pendant un grand quart d’heure que le passage fût libre.
De là, des plaintes, des récriminations contre ces administrations de chemins de fer, qui se croient tout permis, non seulement d’écraser les voyageurs qui ont la sottise de monter dans leurs véhicules, mais de retarder ceux qui se refusent à y prendre place.
«En tout cas, dit-il à Van Mitten, ce n’est pas à moi qu’il arrivera jamais un accident de chemin de fer!
– On ne sait! répondit, peut-être imprudemment, le digne Hollandais.
– Je le sais, moi!» répliqua le seigneur Kéraban d’un ton qui coupa court à toute discussion.
Enfin, le train quitta la station de Medjidié, les barrières s’ouvrirent, la chaise passa, et les voyageurs se reposèrent dans un khan assez confortablement établi en cette ville, dont le nom fut choisi en l’honneur du sultan Abdul-Medjid.
Le lendemain, tous arrivaient, sans encombre, à travers une sorte de plaine déserte, à Babadagh, mais tellement tard, qu’il parut plus convenable de continuer le voyage pendant la nuit. Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie.
En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl.
Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube.
Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.
Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode, l’aient connu sous le nom d’Ister ou Hister; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître sous ce nom; que dans la langue des Thraces, il signifie «nuageux»; qu’il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec; que le professeur Bopp ait raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend «asdanu», qui signifie: la rivière rapide.
Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta.
Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse.
Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci: c’est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la tirer de là.
«Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée! crut devoir faire observer Van Mitten.
– Elles sont ce qu’elles sont! répondit Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement!
– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin?
– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire!
– Mais le moyen?…
– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe!»
Il n’y avait rien à répliquer. Le postillon et Nizib furent détachés à la recherche du plus prochain village, qui ne laissait pas d’être assez éloigné. Très probablement, ils ne pourraient être de retour qu’au lever du soleil. Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno durent donc se résigner à passer la nuit au milieu de cette vaste steppe, aussi abandonnés qu’ils l’eussent été au plus profond des déserts de l’Australie centrale. Très heureusement, la chaise, enfoncée dans les vases jusqu’au moyeu des roues, ne menaçait pas de s’enliser davantage.
Cependant, la nuit était fort obscure. De gros nuages, très bas, en voie de condensation, chassés par les vents de la mer Noire, couraient à travers l’espace. S’il ne pleuvait pas, une forte humidité montait du sol imprégné d’eau, qui mouillait comme un brouillard polaire. A dix pas, on ne se voyait plus. Les deux lanternes de la voiture projetaient seules une lueur douteuse sous l’épaisse buée évaporée du marécage, et peut-être eut-il mieux valu les éteindre.
En effet, cette lueur pouvait attirer quelque importune visite. Mais Van Mitten ayant émis cette observation, son intraitable ami crut devoir la discuter, et de la discussion il résulta qu’il ne fut point donné suite à la proposition de Van Mitten.
Il avait pourtant raison, le sage Hollandais, et avec un peu plus de finesse, il aurait proposé à son compagnon de laisser les lanternes allumées: très vraisemblablement, le seigneur Kéraban les eût fait éteindre.
1 La livre turque est une monnaie d’or qui vaut 23 fr. 55, soit environ 100 piastres, dont chacune équivaut à 22 centimes.