Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre IV-VI)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel tout se passe au milieu des éclats de la foudre
et de la fulguration des éclairs.
ous s’étaient levés, se précipitaient aux fenêtres, regardaient la mer, dont les lames, pulvérisées par le vent, assaillaient d’une pluie violente la maison du phare. L’obscurité était profonde, et il n’eût pas été possible de rien voir, même à quelques pas, si, par intervalles, de grands éclairs fauves n’eussent illuminé l’horizon.
Ce fut dans un de ces éclairs qu’Ahmet signala un point mouvant, qui apparaissait et disparaissait au large.
«Est-ce un navire? s’écria-t-il.
– Et si c’est un navire, est-ce lui qui a tiré ce coup de canon? ajouta Kéraban.
– Je monte à la galerie du phare, dit l’un des gardiens, en se dirigeant vers un petit escalier de bois, qui donnait accès à l’échelle intérieure dans l’angle de la salle.
– Je vous accompagne,» répondit Ahmet.
Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib et le second gardien, malgré la bourrasque, malgré les embruns, demeuraient à la baie des fenêtres brisées.
Ahmet et son compagnon eurent rapidement atteint, au niveau du toit, la plate-forme qui servait de base au pylône. De là, dans l’entre-deux des poutrelles, reliées par des croisillons, formant l’ensemble du bâtis, se déroulait un escalier à jour, dont la soixantième marche s’adaptait à la partie supérieure du phare, supportant l’appareil éclairant.
La tourmente était si violente que cette ascension ne pouvait qu’être extrêmement difficile. Les solides montants du pylône oscillaient sur leur base. Par instants, Ahmet se sentait si fortement collé au garde-fou de l’escalier qu’il devait craindre de ne plus pouvoir s’en arracher; mais, profitant de quelque courte accalmie, il parvenait à franchir deux ou trois marches encore, et, suivant le gardien non moins embarrassé que lui, il put atteindre la galerie supérieure.
De là, quel émouvant spectacle! Une mer démontée se brisant en lames monstrueuses contre les roches, des embruns s’éparpillant comme une averse en passant par-dessus la lanterne du phare, des montagnes d’eau se heurtant au large, et dont les arêtes trouvaient encore assez de lumière diffuse dans l’atmosphère pour se dessiner en crêtes blanchâtres, un ciel noir, chargé de nuages bas, chassant avec une incomparable vitesse et découvrant parfois, dans leurs intervalles, d’autres amas de vapeurs plus élevés, plus denses, d’où s’échappaient quelques-uns de ces longs éclairs livides, illuminations silencieuses et blafardes, reflets, sans doute, de quelque orage encore lointain.
Ahmet et le gardien s’étaient accrochés à l’appui de la galerie supérieure. Placés à droite et à gauche de la plate-forme, ils regardaient, cherchant soit le point mobile déjà entrevu, soit la lueur d’un coup de canon qui en eût marqué la place.
D’ailleurs, ils ne parlaient point, ils n’auraient pu s’entendre, mais sous leurs yeux se développait un assez large secteur de vue. La lumière de la lanterne, emprisonnée dans le réflecteur qui lui faisait écran, ne pouvait les éblouir, et en avant d’eux, elle projetait son faisceau lumineux dans un rayon de plusieurs milles.
Toutefois, n’était-il pas à craindre que cette lanterne ne vint brusquement à s’éteindre? Par moments, un souffle de rafale arrivait jusqu’à la flamme, qui se couchait au point de perdre tout son éclat. En même temps, des oiseaux de mer, affolés par la tempête, venaient se précipiter sur l’appareil, semblables à d’énormes insectes attirés par une lampe, et ils se brisaient la tête contre le grillage en fer qui le protégeait. C’étaient autant de cris assourdissants ajoutés à tous les fracas de la tourmente. Le déchaînement de l’air était si violent alors, que la partie supérieure du pylône subissait des oscillations d’une amplitude effrayante. Que l’on n’en soit pas surpris: parfois, les tours en maçonnerie des phares européens en éprouvent de telles que les poids de leurs horloges s’embrouillent et ne fonctionnent plus. A plus forte raison, ces grands bâtis de bois, dont la charpente ne peut avoir la rigidité d’une construction en pierre. Là, à cette place, le seigneur Kéraban, que les lames du Bosphore suffisaient à rendre malade, eût certainement ressenti tous les effets d’un véritable mal de mer.
Ahmet et le gardien cherchaient à retrouver, au milieu d’une éclaircie le point mobile qu’ils avaient déjà entrevu. Mais, ou ce point avait disparu, ou les éclairs ne mettaient plus en lumière l’endroit qu’il occupait. Si c’était un navire, rien d’impossible à ce qu’il eût sombré sous les coups de l’ouragan.
Soudain, la main d’Ahmet s’étendit vers l’horizon. Son regard ne pouvait le tromper. Un effrayant météore venait de se dresser à la surface de la mer jusqu’à la surface des nuages.
Deux colonnes, de forme vésiculaire, gazeuses par le haut, liquides par le bas, se rejoignant par une pointe conique, animées d’un mouvement giratoire d’une extrême vitesse, présentant une vaste concavité au vent qui s’y engouffrait, se déplaçaient en faisant tourbillonner les eaux sur leur passage. Pendant les accalmies, on entendait un sifflement aigu d’une telle intensité qu’il devait se propagera une grande distance. De rapides éclairs en zigzags sillonnaient l’énorme panache de ces deux colonnes, qui se perdait dans la nue.
C’étaient deux trombes marines, et il y a vraiment lieu d’être effrayé à l’apparition de ces phénomènes, dont la véritable cause n’est pas encore bien déterminée.
Tout à coup, à peu de distance de l’une des trombes, retentit une sourde détonation, que venait de précéder un vif éclat de lumière.
«Un coup de canon, cette fois!» s’écria Ahmet, en tendant la main dans la direction observée.
Le gardien avait aussitôt concentré sur ce point toute la puissance de son regard.
«Oui!… Là… là?…» fit-il.
Et dans l’illumination d’un vaste éclair, Ahmet venait d’apercevoir un bâtiment de médiocre tonnage, qui luttait contre la tempête.
C’était une tartane, désemparée, sa grande antenne en lambeaux. Sans aucun moyen de pouvoir résister, elle dérivait irrésistiblement vers la côte. Avec des roches sous le vent, avec la proximité de ces deux trombes qui se dirigeaient vers elle, il était impossible qu’elle put échapper à sa perte. Engloutie ou mise en pièces, ce ne devait plus être que l’affaire de quelques instants.
Et cependant, elle résistait, cette tartane. Peut-être, si elle échappait à l’attraction des trombes, trouverait-elle quelque courant qui la porterait dans le port? Avec ce vent qui battait en côte, même à sec de toile, peut-être saurait-elle donner dans le chenal, dont le feu du phare lui marquait la direction? C’était une dernière chance.
Aussi, la tartane essaya-t-elle de lutter contre le plus proche des météores, qui menaçait de l’attirer dans son tourbillon. De là, ces coups de canon, non de détresse, mais de défense. Il fallait rompre cette colonne tournante en la crevant de projectiles. On y réussit, mais d’une façon incomplète. Un boulet traversa la trombe vers le tiers de sa hauteur, les deux segments se séparèrent, flottant dans l’espace comme deux tronçons de quelque fantastique animal; puis, ils se rejoignirent et reprirent leur mouvement giratoire en aspirant l’air et l’eau sur leur passage.
Il était alors trois heures du matin. La tartane dérivait toujours vers l’extrémité du chenal.
A ce moment, passa un coup de bourrasque qui ébranla le pylône jusqu’à sa base. Ahmet et le gardien durent craindre qu’il ne fût déraciné du sol. Les poutrelles craquées menaçaient d’échapper aux entretoises qui les reliaient à l’ensemble du bâtis. Il fallut redescendre au plus vite et chercher un abri dans la maison.
C’est ce que firent Ahmet et son compagnon. Ce ne fut pas sans peine, tant l’escalier tournant se tordait sous leurs pieds. Ils y réussirent cependant et reparurent sur les premières marches, qui donnaient accès à l’intérieur de la salle.
«Eh bien? demanda Kéraban.
– C’est un navire, répondit Ahmet.
– En perdition?…
– Oui, répondit le gardien, à moins qu’il ne donne directement dans le chenal d’Atina!
– Mais le peut-il?…
– Il le peut si son capitaine connaît ce chenal, et tant que le feu lui indiquera sa direction!
– On ne peut rien pour le guider… pour lui porter secours? demanda Kéraban.
– Rien!»
Soudain, un immense éclair enveloppa toute la maisonnette. Le coup de tonnerre éclata aussitôt. Kéraban et les siens furent comme paralysés par la commotion électrique. C’était miracle qu’ils n’eussent point été foudroyés à cette place, sinon directement, du moins par un choc en retour.
Au même instant, un fracas effroyable se faisait entendre. Une lourde masse s’abattit sur le toit qui s’effondra, et l’ouragan, se précipitant par cette large ouverture, saccagea l’intérieur de la salle, dont les murs de bois s’affaissèrent sur le sol.
Par un bonheur providentiel, aucun de ceux qui s’y trouvaient n’avait été blessé. Le toit, arraché, avait pour ainsi dire glissé vers la droite, tandis qu’ils étaient groupés dans l’angle à gauche près de la porte.
«Au dehors! au dehors!» cria l’un des gardiens en s’élançant sur les roches de la grève.
Tous l’imitèrent, et là, ils reconnurent à quelle cause était due cette catastrophe.
Le phare, foudroyé par une décharge électrique, s’était rompu à la base. Par suite, effondrement de la partie supérieure du pylône, qui, dans sa chute, avait défoncé le toit. Puis, en un instant, l’ouragan venait d’achever la démolition de la maisonnette.
Maintenant, plus un feu pour éclairer le chenal du petit port de refuge! Si la tartane échappait à l’engloutissement dont la menaçaient les trombes, rien ne pourrait l’empêcher de se mettre au plein sur les récifs.
On la voyait alors irrésistiblement dressée, tandis que les colonnes d’air et d’eau tourbillonnaient autour d’elle. A peine une demi-encablure la séparait-elle d’une énorme roche, qui émergeait à cinquante pieds au plus de la pointe nord-ouest. C’était évidemment là que le petit bâtiment viendrait toucher, se briser, périr.
Kéraban et ses compagnons allaient et venaient sur la grève, regardant avec horreur cet émouvant spectacle, impuissants à porter secours au navire en détresse, pouvant à peine résister eux-mêmes à ces violences de l’air déchaîné, qui les couvrait d’embruns où le sable se mêlait à l’eau de mer.
Quelques pêcheurs du port d’Atina étaient accourus, – peut-être pour se disputer les débris de cette tartane que le ressac allait bientôt rejeter sur les roches. Mais le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons ne l’entendaient pas ainsi. Ils voulaient qu’on fit tout pour venir en aide aux naufragés. Ils voulaient plus encore: c’était, dans la mesure du possible, que l’on indiquât à l’équipage de la tartane la direction du chenal. Quelque courant ne pouvait-il l’y porter en évitant les écueils de droite et de gauche?
«Des torches!… des torches!…» s’écria Kéraban.
Aussitôt, quelques branches résineuses, arrachées à un bouquet de pins maritimes, groupés sur le flanc de la maison renversée, furent enflammées, et ce fut leur lueur fuligineuse qui remplaça, tant bien que mal, le feu éteint du phare.
Cependant, la tartane dérivait toujours. A travers les stries des éclairs, on voyait son équipage manœuvrer. Le capitaine essayait de gréer une voile de fortune, afin de se diriger sur les feux de la grève; mais à peine hissée, la voile se déralingua sous le fouet de l’ouragan, et des morceaux de toile furent projetés jusqu’aux falaises, passant comme une volée de ces pétrels, qui sont les oiseaux des tempêtes.
La coque du petit bâtiment s’élevait parfois à une hauteur prodigieuse et retombait dans un gouffre où elle se fût anéantie, s’il eût eu pour fond quelque roche sous-marine.
«Les malheureux! s’écriait Kéraban. Mes amis… ne peut-on rien pour les sauver?
– Rien! répondirent les pêcheurs.
– Rien!… Rien!… Eh bien, mille piastres!… dix mille piastres!… cent mille… à qui leur portera secours!»
Mais les généreuses offres ne pouvaient être acceptées! Impossible de se jeter au milieu de cette mer furieuse pour établir un va-et-vient entre la tartane et la pointe extrême de la passe! Peut-être, avec un de ces engins nouveaux, ces canons porte-amarres, eût-on pu jeter une communication; mais ces engins manquaient et le petit port d’Atina ne possédait même pas un canot de sauvetage.
«Nous ne pouvons pourtant pas les laisser périr!» répétait Kéraban, qui ne se contenait plus à la vue de ce spectacle.
Ahmet et tous ses compagnons, épouvantés comme lui, comme lui étaient réduits à l’impuissance.
Tout à coup, un cri, parti du pont de la tartane, fit bondir Ahmet. Il lui sembla que son nom, – oui! son nom! – avait été jeté au milieu du fracas des lames et du vent.
Et en effet, pendant une courte accalmie, ce cri fut répété, et, distinctement, il entendit:
«Ahmet… à moi!… Ahmet!»
Qui donc pouvait l’appeler ainsi? Sous le coup d’un irrésistible pressentiment, son cœur battit à se rompre!… Cette tartane, il lui sembla qu’il la reconnaissait… qu’il l’avait déjà, vue!… Où?… N’était-ce pas à Odessa, devant la villa du banquier Sélim, le jour même de son départ?
«Ahmet!… Ahmet!…»
Ce nom retentit encore.
Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib, s’étaient rapprochés du jeune homme, qui, les bras tendus vers la mer, restait immobile, comme s’il eût été pétrifié.
«Ton nom!… C’est ton nom? répétait Kéraban.
– Oui!… oui!… disait-il… mon nom!»
Soudain, un éclair dont la durée dépassa deux secondes, – il se propagea d’un horizon à l’autre – embrasa tout l’espace. Au milieu de cette immense fulguration, la tartane apparut aussi nettement que si elle eût été dessinée en blanc par quelque effluence électrique. Son grand mât venait d’être frappé d’un coup de foudre et brûlait comme une torche au souffle de la rafale.
A l’arrière de la tartane, deux jeunes filles se tenaient enlacées l’une à l’autre, et de leurs lèvres s’échappa encore ce cri:
«Ahmet!… Ahmet!
– Elle!…C’est elle!… Amasia!… s’écria le jeune homme en bondissant sur une des roches.
– Ahmet!… Ahmet!» s’écria Kéraban à son tour.
Et il se précipita vers son neveu, non pour le retenir, mais pour lui venir en aide, s’il le fallait.
«Ahmet!… Ahmet!»
Ce nom fut, une dernière fois encore, jeté à travers l’espace. Il n’y avait plus de doute possible.
«Amasia!… Amasia!…» s’écria Ahmet.
Et se lançant dans l’écume du ressac, il disparut.
A ce moment, une des trombes venait d’atteindre la tartane par l’avant; puis elle l’entraînait dans son tourbillon, elle la jetait sur les récifs de gauche, vers la roche même, à l’endroit où elle émergeait près de la pointe nord-ouest. Là, le petit bâtiment se broya avec un fracas qui domina le bruit de la tourmente; puis, il s’abîma en un clin d’œil, et le météore, rompu lui aussi, à ce choc de recueil, s’évanouit en éclatant comme une bombe gigantesque, rendant à la mer sa base liquide, et à la nue les vapeurs qui formaient son tournoyant panache.
On devait croire perdus tous ceux que portait la tartane, perdu le courageux sauveteur qui s’était précipité au secours des deux jeunes filles!
Kéraban voulu se lancer dans ces eaux furieuses, afin de lui venir en aide… Ses compagnons durent lutter avec lui pour l’empêcher de courir à une perte certaine.
Mais, pendant ce temps, on avait pu revoir Ahmet à la lueur des éclairs continus qui illuminaient l’espace. Avec une vigueur surhumaine, il venait de se hisser sur la roche. Il soulevait dans ses bras l’une des naufragées!… L’autre, accrochée à son vêtement, remontait avec lui!… Mais, sauf elles, personne n’avait reparu… Sans doute, tout l’équipage de la tartane, qui s’était jeté à la mer au moment où l’assaillait la trombe, avait péri, et toutes deux étaient les seules survivantes de ce naufrage.
Ahmet, lorsqu’il se fut mis hors de la portée des lames, s’arrêta un instant, et regarda l’intervalle qui le séparait de la pointe de la passe. Au plus, une quinzaine de pieds. Et alors, profitant du retrait d’une énorme vague, qui laissait à peine quelques pouces d’eau sur le sable, il s’élança avec son fardeau, suivi de l’autre jeune fille, vers les rochers de la grève qu’il atteignit heureusement.
Une minute après, Ahmet était au milieu de ses compagnons. Là, il tombait, brisé par l’émotion et la fatigue, après avoir remis entre leurs bras celle qu’il venait de sauver.
«Amasia!… Amasia!» s’écria Kéraban.
Oui! C’était bien Amasia… Amasia qu’il avait laissée à Odessa, la fille de son ami Sélim! C’était bien elle qui se trouvait à bord de cette tartane, elle qui venait de se perdre, à trois cents lieues de là, à l’autre extrémité de la mer Noire! Et avec elle, Nedjeb, sa suivante! Que s’était-il donc passé!… Mais Amasia ni la jeune Zingare n’auraient pu le dire en ce moment: toutes deux avaient perdu connaissance.
Le seigneur Kéraban prit la jeune fille entre ses bras, tandis que l’un des gardiens du phare soulevait Nedjeb. Ahmet était revenu à lui, mais éperdu, comme un homme à qui le sentiment de la réalité échappe encore. Puis, tous se dirigèrent vers la bourgade d’Atina, où l’un des pêcheurs leur donna asile dans sa cabane.
Amasia et Nedjeb furent déposées devant l’âtre, où flambait un bon feu de sarments.
Ahmet, penché sur la jeune fille, lui soutenait la tête! Il l’appelait… il lui parlait!
«Amasia!… ma chère Amasia!… Elle ne m’entend plus!… Elle ne me répond pas!… Ah! si elle est morte, je mourrai!
– Non!… elle n’est pas morte, s’écria Kéraban. Elle respire!… Ahmet!… Elle est vivante!…»
En ce moment, Nedjeb venait de se relever. Puis, se jetant sur le corps d’Amasia,
«Ma maîtresse… ma bien aimée maîtresse!… disait-elle… Oui!… elle vit!… Ses yeux se rouvrent!»
Et, en effet, les paupières de la jeune fille venaient de se soulever un instant.
«Amasia!… Amasia! s’écria Ahmet.
– Ahmet… mon cher Ahmet!» répondit la jeune fille.
Kéraban les pressait tous les deux sur sa poitrine.
«Mais quelle était cette tartane?… demanda Ahmet.
– Celle que nous devions visiter, seigneur Ahmet, avant votre départ d’Odessa! répondit Nedjeb.
– La Guïdare, capitaine Yarhud?
– Oui!… C’est lui qui nous a enlevées toutes deux!
– Mais pour qui agissait-il?
– Nous l’ignorons!
– Et où allait cette tartane?
– Nous l’ignorons aussi, Ahmet. répondit Amasia… Mais vous êtes là… J’ai tout oublié!…
– Je n’oublierai pas, moi!» s’écria le seigneur Kéraban.
Et si, à ce moment, il se fût retourné, il eût aperçu un homme, qui l’épiait à la porte de la cabane, s’enfuir rapidement.
C’était Yarhud, seul survivant de son équipage. Presque aussitôt, sans avoir été vu, il disparaissait dans une direction opposée au bourg d’Atina.
Le capitaine maltais avait tout entendu. Il savait maintenant que, par une fatalité inconcevable, Ahmet s’était trouvé sur le lieu du naufrage de la Guïdare, au moment où Amasia allait périr!
Après avoir dépassé les dernières maisons de la bourgade, Yarhud s’arrêta au détour de la route.
«Le chemin est long d’Atina au Bosphore, dit-il, et je saurai bien mettre a exécution les ordres du seigneur Saffar!»
De quoi l’on cause et ce que l’on voit sur la route d’Atina à Trébizonde.
’ils étaient heureux de s’être retrouvés ainsi, ces deux fiancés, s’ils remercièrent Allah de ce providentiel hasard, qui avait conduit Ahmet à l’endroit même où la tempête allait jeter cette tartane, s’ils éprouvèrent une de ces émotions, mêlées de joie et d’épouvanté, dont l’impression est ineffaçable, il est inutile d’y insister.
Mais, on le conçoit, ce qui s’était passé depuis leur départ d’Odessa, Ahmet, et non moins que lui, son oncle Kéraban, avaient une telle hâte de l’apprendre, qu’Amasia, aidée de Nedjeb, ne put tarder à en faire le récit dans tous ses détails.
Il va sans dire que des vêtements de rechange avaient été procurés aux deux jeunes filles, qu’Ahmet lui-même s’était vêtu d’un costume du pays, et que tous, maîtres et serviteurs, assis sur des escabeaux devant la flamme pétillante du foyer, n’avaient plus aucun souci de la tourmente qui déchaînait au dehors ses dernières violences.
Avec quelle émotion tous apprirent ce qui s’était passé à la villa Sélim, peu d’heures après que le seigneur Kéraban les eut entraînés sur les routes de la Chersonèse! Non! Ce n’était point pour vendre à la jeune fille des étoffes précieuses que Yarhud avait jeté l’ancre dans la petite baie, au pied même de l’habitation du banquier Sélim, c’était pour opérer un odieux rapt, et tout donnait à penser que l’affaire avait été préparée de longue main.
Les deux jeunes filles enlevées, la tartane avait immédiatement pris la mer. Mais ce que ni l’une ni l’autre ne put dire, ce qu’elles ignoraient encore, c’est que Sélim eût entendu leurs cris, c’est que ce malheureux père fût arrivé au moment où la Guïdare doublait les dernières roches de la petite baie, c’est que Sélim eût été atteint d’un coup de feu, tiré du pont de la tartane, et qu’il fût tombé, – mort peut-être! – sans avoir pu se mettre ni mettre aucun de ses gens à la poursuite des ravisseurs.
Quant à l’existence qui fut faite à bord aux deux jeunes filles, Amasia n’eut que peu de choses à dire à ce sujet. Le capitaine et son équipage avaient eu pour Nedjeb et pour elle des égards évidemment dus à quelque recommandation puissante. La chambre la plus confortable du petit bâtiment leur avait été réservée. Elles y prenaient leurs repas, elles y reposaient. Elles pouvaient monter sur le pont toutes les fois qu’elles le désiraient; mais elles se sentaient surveillées de près, pour le cas où, dans un moment de désespoir, elles eussent voulu se soustraire par la mort au sort qui les attendait.
Ahmet écoutait ce récit le cœur serré. Il se demandait si, dans cet enlèvement, le capitaine avait agi pour son propre compte, avec l’intention d’aller revendre ses prisonnières sur les marchés de l’Asie Mineure, – odieux trafic qui n’est pas rare, en effet! – ou si c’était pour le compte de quelque riche seigneur de l’Anatolie que le crime avait été commis.
A cela, et bien que la question leur eût été directement posée, ni Amasia ni Nedjeb ne purent répondre. Toutes les fois que, dans leur désespoir, implorant ou pleurant, elles avaient interrogé là-dessus Yarhud, celui-ci s’était toujours refusé à s’expliquer. Elles ne savaient donc ni pour qui avait agi le capitaine de la tartane, ni, – ce qu’Ahmet eût désiré surtout apprendre, – où devait les conduire la Guïdare.
Quant à la traversée, elle avait d’abord été bonne, mais lente, à cause des calmes qui s’étaient maintenus pendant une période de plusieurs jours. Il n’avait été que trop visible combien ces retards contrariaient le capitaine, peu enclin à dissimuler son impatience. Les deux jeunes filles en avaient donc conclu – Ahmet et le seigneur Kéraban furent de cette opinion – que Yarhud s’était engagé à arriver dans un délai convenu… mais où?… Cela, on l’ignorait, bien qu’il fut certain que c’était en quelque port de l’Asie Mineure que la Guïdare devait être attendue.
Enfin, les calmes cessèrent, et la tartane put reprendre sa marche vers l’est, ou, comme le dit Amasia, dans la direction du lever du soleil. Elle fit route ainsi pendant deux semaines, sans incidents; plusieurs fois, elle croisa, soit des navires à voiles, bâtiments de guerre ou de commerce, soit de ces rapides steamers qui coupent de leurs itinéraires réguliers cette immense aire da la mer Noire; mais alors, le capitaine Yarhud obligeait ses prisonnières à redescendre dans leur chambre, dans la crainte qu’elles ne fissent quelque signal de détresse qui aurait pu être aperçu.
Le temps devint peu à peu menaçant, puis mauvais, puis détestable. Deux jours avant le naufrage de la Guïdare, une violente tempête se déclara. Amasia et Nedjeb comprirent bien, à la colère du capitaine, qu’il était forcé de modifier sa route, et que la tourmente le poussait là où il ne voulait point aller. Et alors, ce fut avec une sorte de bonheur que les deux jeunes filles se sentirent emportées par cette tempête, puisqu’elle les éloignait du but que la Guïdare voulait atteindre.
«Oui, cher Ahmet, dit Amasia pour achever son récit, en pensant au sort qui m’était destiné, en me voyant séparée de vous, entraînée là où vous ne m’auriez jamais revue, ma résolution était bien prise!… Nedjeb le savait!… Elle n’aurait pu m’empêcher de l’accomplir!… Et avant que la tartane n’eût atteint ce rivage maudit… je me serais précipitée dans les flots!… Mais la tempête est venue!… Ce qui devait nous perdre nous a sauvées!… Mon Ahmet, vous m’êtes apparu au milieu des lames furieuses!… Non!… jamais je n’oublierai…
– Chère Amasia…, répondit Ahmet, Allah a voulu que vous fussiez sauvée… et sauvée par moi!… Mais, si je n’avais précédé mon oncle, c’était lui qui se jetait à votre secours!
– Par Mahomet, je le crois bien! s’écria Kéraban.
– Et dire qu’un seigneur si entêté a si bon cœur! ne put s’empêcher de murmurer Nedjeb.
– Ah! cette petite qui me relance! riposta Kéraban. Et pourtant, mes amis, avouez que mon entêtement a quelquefois du bon!
– Quelquefois? demanda Van Mitten, très incrédule à ce sujet. Je voudrais bien savoir…
– Sans doute, ami Van Mitten! Si j’avais cédé aux fantaisies d’Ahmet, si nous avions pris les railways de la Crimée et du Caucase, au lieu de suivre la côte, Ahmet se serait-il trouvé là, au moment du naufrage, pour sauver sa fiancée?
– Non, sans doute, reprit Van Mitten; mais, ami Kéraban, si vous ne l’aviez forcé à quitter Odessa, sans doute aussi l’enlèvement ne se fût pas accompli et…
– Ah! c’est ainsi que vous raisonnez, Van Mitten! Vous voulez discuter à ce sujet?
– Non!… non!… répondit Ahmet, qui sentait bien que, dans une discussion présentée de la sorte, le Hollandais n’aurait pas le dessus. Il est un peu tard, d’ailleurs, pour raisonner et déraisonner sur le pour et le contre! Mieux vaut prendre quelque repos…
– Afin de repartir demain! dit Kéraban.
– Demain, mon oncle, demain?… répondit Ahmet. Et ne faut-il pas qu’Amasia et Nedjeb…
– Oh! je suis forte, Ahmet, et demain…
– Ah! mon neveu, s’écria Kéraban, voilà que tu n’es plus si pressé, maintenant que ma petite Amasia est près de toi!… Et cependant, la fin du mois approche… la date fatale… et il y a là un intérêt qu’il ne faut pas négliger… et tu permettras à un vieux négociant d’être plus pratique que toi!… Donc, que chacun dorme de son mieux, et demain, lorsque nous aurons trouvé quelque moyen de transport, nous nous remettrons en route!»
On s’installa donc du mieux qu’il fut possible dans la maison du pêcheur, et aussi bien, à coup sur, que le seigneur Kéraban et ses compagnons l’eussent été dans une des auberges d’Atina. Tous, après tant d’émotions, furent heureux de se reposer pendant quelques heures, Van Mitten rêvant qu’il discutait encore avec son intraitable ami, celui-ci rêvant qu’il se trouvait face à face avec le seigneur Saffar, sur lequel il appelait toutes les malédictions d’Allah et de son prophète.
Seul, Ahmet ne put fermer l’œil un instant. De savoir dans quel but Amasia avait été enlevée par Yarhud, cela l’inquiétait, non plus pour le passé, mais pour l’avenir. Il se demandait si tout danger avait disparu avec le naufrage de la Guïdare. Certes, il avait lieu de croire que pas un des hommes de l’équipage n’avait survécu à la catastrophe, et il ignorait que le capitaine en fût sorti sain et sauf. Mais cette catastrophe serait bientôt connue dans ces parages. Celui pour le compte duquel agissait Yarhud, – quelque riche seigneur, sans doute, peut-être quelque pacha des provinces de l’Anatolie, – on serait rapidement instruit. Lui serait-il donc difficile de se remettre sur les traces de la jeune fille? Entre Trébizonde et Scutari, à travers cette province, presque déserte, traversée par l’itinéraire, les périls ne pourraient-ils être accumulés, les pièges tendus, les embûches préparées?
Ahmet prit donc la résolution de veiller avec le plus grand soin. Il ne se séparerait plus d’Amasia; il prendrait la direction de la petite caravane et choisirait, au besoin, quelque guide sûr, qui pourrait le diriger par les plus courtes voies du littoral.
En même temps, Ahmet résolut de mettre le banquier Sélim, le père d’Amasia, au courant de ce qui s’était passé depuis l’enlèvement de sa fille. Il importait, avant tout, que Sélim apprît qu’Amasia était sauvée, et qu’il eût soin de se trouver à Scutari pour l’époque convenue, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours. Mais une lettre, expédiée d’Atina ou de Trébizonde, eût mis trop de temps à parvenir à Odessa. Aussi, Ahmet se décida-t-il, sans en rien dire à son oncle, – que le mot télégramme eût fait bondir, – à envoyer une dépêche à Sélim par le fil de Trébizonde. Il se promit aussi de lui marquer que tout danger n’était pas écarté, peut-être, et que Sélim ne devait pas hésiter à se porter au-devant de la petite caravane.
Le lendemain, dès qu’Ahmet se retrouva avec la jeune fille, il lui fit connaître ses projets, en partie du moins, sans insister à propos des périls qu’elle pouvait courir encore. Amasia ne vit qu’une chose en tout cela: c’est que son père allait être rassuré et dans le plus bref délai. Aussi avait-elle hâte d’être arrivée à Trébizonde, d’où serait expédié ce télégramme à l’insu de l’oncle Kéraban.
Après quelques heures de sommeil, tous étaient sur pied, Kéraban plus impatient que jamais, Van Mitten résigné à tous les caprices de son ami, Bruno serrant ce qui lui restait de ventre dans ses vêtements trop larges et ne répondant plus à son maître que par des monosyllabes.
Tout d’abord, Ahmet avait fouillé Atina, bourgade sans importance, qui, – son nom l’indique, – fut jadis l’«Athènes» du Pont-Euxin. Aussi y voit-on encore quelques colonnes d’ordre dorique, restes d’un temple de Pallas. Mais si ces ruines intéressèrent Van Mitten, elles laissèrent fort indifférent Ahmet. Combien il eût préféré trouver quelque véhicule moins rude, moins rudimentaire que la charrette prise à la frontière turco-russe! Mais il fallut en revenir à l’araba, qui fut spécialement réservée aux deux jeunes filles. De là, nécessité de se procurer d’autres montures, chevaux, ânes, mules ou mulets, afin que maîtres et serviteurs pussent atteindre Trébizonde.
Ah! que de regrets éprouva le seigneur Kéraban en songeant à sa chaise de poste brisée au railway de Poti! Et que de récriminations, avec invectives et menaces, il envoya à l’adresse de ce hautain Saffar, selon lui responsable de tout le mal!
Quant à Amasia et à Nedjeb, rien ne pouvait leur être plus agréable que de voyager en araba! Oui! c’était du nouveau, de l’imprévu! Elles ne l’eussent pas changée, cette charrette, pour le plus beau carrosse du Padischah! Comme elles seraient à l’aise sous la bâche imperméable, sur une fraîche litière qu’il était facile de renouveler à chaque relais! Et, de temps en temps, elles offriraient une place près d’elles au seigneur Kéraban, au jeune Ahmet, à M. Van Mitten! Et puis ces cavaliers qui les escorteraient comme des princesses!… Enfin, c’était charmant!
Il va sans dire que des réflexions de ce genre venaient de cette folle de Nedjeb, si portée à ne prendre les événements que par leurs bons côtés. Quant à Amasia, comment eût-elle eu la pensée de se plaindre, après tant d’épreuves, puisqu’Ahmet était près d’elle, puisque ce voyage allait s’achever dans des conditions si différentes et dans un délai si court! Et on atteindrait enfin Scutari!… Scutari!
«Je suis certaine, répétait Nedjeb, qu’en se dressant sur la pointe des pieds, on pourrait déjà l’apercevoir!»
En réalité, il n’y avait dans la petite troupe que deux hommes à se plaindre: le seigneur Kéraban, qui, faute d’un véhicule plus rapide, craignait quelque retard, et Bruno, qu’une étape de trente-cinq lieues, – trente-cinq lieues à dos de mule! – séparait encore de Trébizonde.
Là, par exemple, ainsi que le lui répétait Nizib, on se procurerait certainement un moyen de transport plus approprié aux chemins des longues plaines de l’Anatolie.
Donc, ce jour-là, 15 septembre, toute la caravane quitta la petite bourgade d’Atina, vers onze heures du matin. La tempête avait été si violente que cette violence s’était faite aux dépens de sa durée. Aussi, un calme presque complet régnait-il dans l’atmosphère. Les nuages, reportés vers les hautes couches de l’air, se reposaient, presque immobiles, encore tout lacérés des coups de l’ouragan. Par intervalles, le soleil lançait quelques rayons qui animaient le paysage. Seule, la mer, sourdement agitée, venait battre avec fracas la base rocheuse des falaises.
C’étaient les routes du Lazistan occidental que le seigneur Kéraban et ses compagnons descendaient alors, et aussi rapidement que possible, de manière à pouvoir franchir, avant le soir, la frontière du pachalik de Trébizonde. Ces routes n’étaient point désertes. Il y passait des caravanes, où les chameaux se comptaient par centaines; les oreilles étaient assourdies du son des grelots, des sonnettes, des cloches même qu’ils portaient au cou, en même temps que l’œil s’amusait aux couleurs violentes et variées de leurs pompons et de leurs tresses agrémentées de coquillages. Ces caravanes venaient de la Perse ou y retournaient.
Le littoral n’était pas plus désert que les routes. Toute une population de pêcheurs et chasseurs s’y était donné rendez-vous. Les pêcheurs, à la tombée de la nuit, avec leur barque dont l’arrière s’éclaire d’une résine enflammée, y prennent, par quantités considérables, cette espèce d’anchois, le «khamsi», dont il se fait une consommation prodigieuse sur toute la côte anatolienne, et jusque dans les provinces de l’Arménie centrale. Quant aux chasseurs, ils n’ont rien à envier aux pêcheurs de khamsi pour l’abondance du gibier qu’ils recherchent de préférence. Des milliers d’oiseaux de mer de l’espèce des grèbes, des «koukarinas», pullulent sur les rivages de cette portion de l’Asie Mineure. Aussi, est-ce par centaines de mille qu’ils fournissent des peaux fort recherchées, dont le prix assez élevé compense le déplacement, le temps, la fatigue, sans parler de ce que coûte la poudre employée à leur donner la chasse.
Vers trois heures après midi, la petite caravane fit halte à la bourgade de Mapavra, à l’embouchure de la rivière de ce nom, dont les eaux claires se mélangent au huileux liquide d’un courant de pétrole qui descend des sources voisines. A cette heure, il était un peu trop tôt pour dîner; mais, comme on ne devait arriver que fort tard au campement du soir, il parut sage de prendre quelque nourriture. Ce fut du moins l’avis de Bruno, et l’avis de Bruno l’emporta, non sans raison.
S’il y eut abondance de khamsi sur la table de l’auberge où le seigneur Kéraban et les siens avaient pris place, cela va sans dire. C’est là, d’ailleurs, le mets préféré dans ces pachaliks de l’Asie Mineure. On servit ces anchois salés ou frais au goût des amateurs, mais il y eut aussi quelques plats plus sérieux, auxquels on fit bon accueil. Et puis, il régnait tant de gaieté parmi ces convives, tant de bonne humour! N’est-ce pas le meilleur assaisonnement de toutes choses en ce monde?
«Eh bien! Van Mitten, disait Kéraban, regrettez-vous encore l’entêtement, – entêtement légitime, – de votre ami et correspondant, qui vous a forcé de le suivre en un pareil voyage?
– Non, Kéraban, non! répondait Van Mitten, et je le recommencerai, quand il vous plaira!
– Nous verrons, nous verrons, Van Mitten! Et toi, ma petite Amasia, que penses-tu de ce méchant oncle, qui t’avait enlevé ton Ahmet?
– Qu’il est toujours ce que je savais bien, le meilleur des hommes! répondit la jeune fille.
– Et le plus accommodant! ajouta Nedjeb. Il me semble même que le seigneur Kéraban ne s’entête plus autant qu’autrefois!
– Bon! voilà cette folle qui se moque de moi! s’écria Kéraban en riant d’un bon rire.
– Mois non, seigneur, mais non!
– Mais si, petite!… Bah! tu as raison!… Je ne discute plus!… Je ne m’entête plus!… L’ami Van Mitten, lui-même, ne parviendrait plus à me provoquer!
– Oh!… il faudrait voir cela!… répondit le Hollandais, en hochant la tête d’un air peu convaincu.
– C’est tout, vu Van Mitten!
– Si l’on vous mettait sur certains chapitres?
– Vous vous trompez bien! Je jure…
– Ne jurez pas!
– Mais si!… Je jurerai!… répondit Kéraban, qui commençait à s’animer quelque peu. Pourquoi ne jurerais-je pas?
– Parce que c’est souvent chose difficile a tenir un serment!
– Moins difficile à tenir que sa langue, en tout cas, Van Mitten, car il est certain qu’en ce moment et pour le plaisir de me contredire…
– Moi, ami Kéraban?
– Vous!… et quand je vous répète que je suis résolu à ne plus jamais m’entêter sur rien, je vous prie de ne point vous entêter, vous, à me soutenir le contraire!
– Allons, vous avez tort, monsieur Van Mitten, dit Ahmet, grand tort, cette fois!
– Absolument tort!… dit Amasia en souriant.
– Tout à fait tort!» ajouta Nedjeb.
Et le digne Hollandais, voyant la majorité s’élever contre lui, jugea bon de se taire.
Au fond, malgré tout ce qui était arrivé, malgré les leçons qu’il avait reçues et plus particulièrement dans ce voyage, si imprudemment commencé, qui aurait pu si mal finir, le seigneur Kéraban était-il aussi corrigé qu’il voulait le prétendre? on le verrait bien; mais, en vérité, tous étaient certainement de l’avis de Van Mitten! Que les bosses de l’entêtement fussent maintenant réduites sur cette tête de têtu, il était quelque peu permis d’en douter!
«En route! dit Kéraban, lorsque le repas fut achevé. Voilà un dîner qui n’a point été mauvais, mais j’en sais un meilleur!
– Et lequel? demanda Van Mitten.
– Celui qui nous attend à Scutari!»
On repartit vers quatre heures, et à huit heures du soir, on arrivait, sans mésaventure, à la petite bourgade de Rize, toute semée d’écueils au delà de ses grèves.
Là, il fallut passer la nuit dans une sorte de khan assez peu confortable, – si peu même que les deux jeunes filles préférèrent demeurer sous la bâche de leur araba. L’important était que les chevaux et les mules pussent trouver à se refaire de leurs fatigues. Heureusement, la paille et l’orge ne manquaient point aux râteliers. Le seigneur Kéraban et les siens n’eurent à leur disposition qu’une litière, mais sèche et fraîche, et ils surent s’en contenter. La nuit prochaine, ne devaient-ils pas la passer à Trébizonde, et avec tout le confortable que devait leur offrir cette importante ville dans le meilleur de ses hôtels?
Quant à Ahmet, que la couche fût bonne ou mauvaise, peu lui importait. Sous l’obsession de certaines idées il n’aurait pu dormir. Il craignait toujours pour la sûreté de la jeune fille, et se disait que tout péril n’avait peut-être pas cessé avec le naufrage de la Guïdare. Il veilla donc, bien armé, aux abords du khan.
Ahmet taisait bien: il avait raison de craindre.
En effet, Yarhud, pendant cette journée, n’avait point perdu de vue la petite caravane. Il marchait sur ses traces, mais de manière à ne jamais se laisser voir, étant connu d’Ahmet aussi bien que des deux jeunes filles. Puis, il épiait, il combinait des plans pour ressaisir la proie qui lui était échappée, – et, à tout hasard, il avait écrit à Scarpante. Cet intendant du seigneur Saffar, suivant ce qui avait été convenu à l’entrevue de Constantinople, devait être depuis quelque temps à Trébizonde. Aussi, fut-ce une lieue avant d’arriver à cette ville, au caravansérail de Rissar, que Yarhud lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, sans lui rien dire du naufrage de la tartane ni de ses conséquences si funestes.
Donc, Ahmet n’avait que trop raison de veiller; ses pressentiments ne le trompaient pas. Yarhud, pendant la nuit, put même s’approcher assez près du khan pour s’assurer que les jeunes filles dormaient dans leur araba. Très heureusement pour lui, il s’aperçut à temps qu’Ahmet faisait bonne garde, et il parvint à s’éloigner sans avoir été vu.
Mais, cette fois, au lieu de rester sur les derrières de la caravane, le capitaine maltais se jeta vers l’ouest, sur la route de Trébizonde. Il lui importait de devancer le seigneur Kéraban et ses compagnons. Avant leur arrivée dans cette ville, il voulait avoir conféré avec Scarpante. Aussi, faisant faire un détour au cheval qu’il montait depuis son départ d’Atina, se dirigea-t-il rapidement vers le caravansérail de Rissar.
Allah est grand, soit! mais, en vérité, il aurait dû faire plus grandement les choses, et ne pas laisser le capitaine Yarhud survivre à cet équipage de coquins, disparu dans le naufrage de la Guïdare!
Le lendemain, 16 septembre, dès l’aube, tout le monde était sur pied, de belle humeur, – sauf Bruno, qui se demandait combien de livres il perdrait encore avant son arrivée à Scutari.
«Ma petite Amasia, dit le seigneur Kéraban en se frottant les mains, viens que je t’embrasse!
– Volontiers, mon oncle, dit la jeune fille, si toutefois vous me permettez de vous donner déjà ce nom?
– Si je te le permets, ma chère fille! Tu peux même m’appeler ton père. Est-ce qu’Ahmet n’est pas mon fils?
– Il l’est tellement, oncle Kéraban, dit Ahmet, qu’il vient vous donner un ordre, comme c’est le droit d’un fils envers son père!
– Et quel ordre?
– Celui de partir à l’instant. Les chevaux sont prêts, et il faut que ce soir nous soyons à Trébizonde.
– Et nous y serons, s’écria Kéraban, et nous en repartirons le lendemain au soleil levant! – Eh bien! ami Van Mitten, il était donc écrit que vous verriez un jour Trébizonde!
– Oui! Trébizonde!… Quel magnifique nom de ville! répondit le Hollandais. Trébizonde et sa colline, où les Dix Mille célébrèrent des jeux et des combats gymniques sous la présidence de Dracontius, si j’en crois mon guide, qui me paraît fort bien rédigé! En vérité, ami Kéraban, il ne me déplaît point de voir Trébizonde!
– Eh bien, de ce voyage, ami Van Mitten, avouez qu’il vous restera de fameux souvenirs!
– Ils auraient pu être plus complets!
– En somme, vous n’aurez pas eu lieu de vous plaindre!
– Ce n’est pas fini!…» murmura Bruno à l’oreille de son maître, comme un mauvais augure chargé de rappeler aux humains l’instabilité des choses humaines!
La caravane quitta le khan à sept heures du matin. Le temps s’améliorait de plus en plus, avec un beau ciel, mêlé de quelques brumes matinales que le soleil allait dissiper.
A midi, on s’arrêtait à la petite bourgade d’Of, sur l’Ophis des anciens, où se retrouve l’origine des grandes familles de la Grèce. On y déjeuna dans une modeste auberge, en utilisant les provisions que portait l’araba et qui touchaient à leur fin.
Au surplus, l’aubergiste n’avait guère la tête à lui, et, de s’occuper de ses clients, ce n’était point ce qui l’inquiétait alors. Non! sa femme était gravement malade, à ce brave homme, et il n’y avait point de médecin dans le pays. Or, en faire venir un de Trébizonde, c’eût été bien cher pour un pauvre hôtelier!
Il s’ensuivit donc que le seigneur Kéraban, aidé en cela par son ami Van Mitten, crut devoir faire l’office de «hakim» ou docteur, et prescrivit quelques drogues très simples, qu’il serait facile de trouver à Trébizonde.
«Qu’Allah vous protège, seigneur! répondit le regardant époux de l’hôtelière, mais, ces drogues, qu’est-ce qu’elles pourront bien me coûter?
– Une vingtaine de piastres, répondit Kéraban.
– Une vingtaine de piastres! s’écria l’hôtelier. Eh! pour ce prix là, j’aurais de quoi m’acheter une autre femme!»
Et il s’en alla, non sans remercier ses hôtes de leurs bons conseils, dont il entendait bien ne point profiter.
«Voilà un mari pratique! dit Kéraban. Vous auriez dû vous marier dans ce pays-ci, ami Van Mitten!
– Peut-être!» répondit le Hollandais.
A cinq heures du soir, les voyageurs faisaient halte pour dîner à la bourgade de Surmenèh. Ils en repartaient à six, dans l’intention d’atteindre Trébizonde avant la fin du crépuscule. Mais il y eut quelque retard: une des roues de l’araba vint à se rompre à deux lieues de la ville, vers les neuf heures du soir. Force fut donc d’aller passer la nuit dans un caravansérail, élevé sur la route, – caravansérail bien connu des voyageurs qui fréquentent cette partie de l’Asie Mineure.
Où il est question de nouveaux personnages que le seigneur Kéraban va rencontrer au caravansérail de Rissar.
e caravansérail de Rissar, comme toutes les constructions de ce genre, est parfaitement approprié au service des voyageurs qui y font halte avant d’entrer à Trébizonde. Son chef, son gardien, – ainsi qu’on voudra l’appeler, – un certain Turc, nommé Kidros, fin matois, plus rusé que ne le sont d’ordinaire les gens de sa race, le gérait avec grand soin. Il cherchait à contenter ses hôtes de passage, pour le plus grand avantage de ses intérêts qu’il entendait à merveille. Il était toujours de leurs avis, – même lorsqu’il s’agissait de régler des notes qu’il avait préalablement enflées, de manière à pouvoir les ramener à un total très rémunérateur encore, et cela par pure condescendance pour de si honorables voyageurs.
Voici en quoi consistait le caravansérail de Rissar. Une vaste cour fermée de quatre murs, avec large porte s’ouvrant sur la campagne. De chaque côté de cette porte, deux poivrières, ornées du pavillon turc, du haut desquelles on pouvait surveiller les environs, pour le cas où les routes n’eussent pas été sûres. Dans l’épaisseur de ces murs, un certain nombre de portes, donnant accès aux chambres isolées où les voyageurs venaient passer la nuit, car il était rare qu’elles fussent occupées pendant le jour. Au bord de la cour, quelques sycomores, jetant un peu d’ombre sur le sol sablé, auquel le soleil de midi n’épargnait point ses rayons. Au centre, un puits à fleur de terre, desservi par le chapelet sans fin d’une noria, dont les godets pouvaient se vider dans une sorte d’auge qui formait un bassin semi-circulaire. Au dehors, une rangée de box, abrités sous des hangars, où les chevaux trouvaient nourriture et litière en quantité suffisante. En arrière, des piquets auxquels on attachait mules et dromadaires, moins accoutumés que les chevaux au confortable d’une écurie.
Ce soir-la, le caravansérail, sans être entièrement occupé, comptait un certain nombre de voyageurs, les uns en route pour Trébizonde, les autres en route pour les provinces de l’Est, Arménie, Perse ou Kurdistan. Une vingtaine de chambres étaient retenues, et leurs hôtes, pour la plupart, y prenaient déjà leur repos.
Vers neuf heures, deux hommes seulement se promenaient dans la cour. Ils causaient avec vivacité et n’interrompaient leur conversation que pour aller au dehors jeter un regard impatient.
Ces deux hommes, vêtus de costumes très simples, de manière à ne point attirer l’attention des passants ou des voyageurs, étaient le seigneur Saffar et son intendant Scarpante.
«Je vous le répète, seigneur Saffar, disait ce dernier, c’est ici le caravansérail de Rissar! C’est ici et aujourd’hui même que la lettre de Yarhud nous donne rendez-vous!
– Le chien! s’écria Saffar. Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore arrivé?
– Il ne peut tarder maintenant?
– Et pourquoi cette idée d’amener ici la jeune Amasia, au lieu de la conduire directement à Trébizonde?»
Saffar et Scarpante, on le voit, ignoraient le naufrage de la Guïdare et quelles en avaient été les conséquences.
«La lettre que Yarhud m’a adressée, reprit Scarpante, venait du port d’Atina. Elle ne dit rien au sujet de la jeune fille enlevée, et se borne à me prier de venir ce soir au caravansérail de Rissar.
– Et il n’est pas encore là! s’écria le seigneur Saffar, en faisant deux ou trois pas vers la porte. Ah! qu’il prenne garde de lasser ma patience! J’ai le pressentiment que quelque catastrophe…
– Pourquoi, seigneur Saffar? Le temps a été très mauvais sur la mer Noire! Il est probable que la tartane n’aura pu atteindre Trébizonde, et, sans doute, rejetée jusqu’au port d’Atina…
– Et qui nous dit, Scarpante, que Yarhud a d’abord pu réussir, lorsqu’il a tenté d’enlever la jeune fille, à Odessa?
– Yarhud est non seulement un hardi marin, seigneur Saffar, répondit Scarpante, c’est aussi un habile homme!
– Et l’habileté ne suffit pas toujours!» répondit d’une voix calme le capitaine maltais, qui depuis quelques instants se tenait immobile sur le seuil du caravansérail.
Le seigneur Saffar et Scarpante s’étaient aussitôt retournés, et l’intendant de s’écrier:
«Yarhud!
– Enfin, te voilà! lui dit assez brutalement le seigneur Saffar, en marchant vers lui.
– Oui, seigneur Saffar, répondit le capitaine qui s’inclina respectueusement, oui!… me voilà… enfin!
– Et la fille du banquier Sélim? demanda Saffar. Est-ce que tu n’as pu réussir à Odessa?…
– La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été enlevée par moi, il y a environ six semaines, peu après le départ de son fiancé Ahmet, forcé de suivre son oncle dans un voyage autour de la mer Noire. J’ai immédiatement fait voile pour Trébizonde; mais, avec ces temps d’équinoxe, ma tartane a été repoussée dans l’est, et, malgré tous mes efforts, elle est venue faire côte sur les roches d’Atina, où a péri tout mon équipage.
– Tout ton équipage!… s’écria Scarpante.
– Oui!
– Et Amasia?… demanda vivement Saffar, que la perte de la Guïdare semblait peu toucher.
– Elle est sauvée, répondit Yarhud, sauvée avec la jeune suivante que j’avais dû enlever en même temps qu’elle!
– Mais si elle est sauvée… demanda Scarpante.
– Où est-elle? s’écria Saffar.
– Seigneur, répondit le capitaine maltais, la fatalité est contre moi, ou plutôt contre vous!
– Mais parle donc répliqua Saffar, dont toute l’attitude était pleine de menaces.
– La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été sauvée par son fiancé Ahmet, que le plus regrettable hasard venait d’amener sur le théâtre du naufrage!
– Sauvée… par lui?… s’écria Scarpante.
– Et, en ce moment?… demanda Saffar.
– En ce moment, cette jeune fille, sous la protection d’Ahmet, de l’oncle d’Ahmet et des quelques personnes qui les accompagnent, se dirige vers Trébizonde. De là, tous doivent gagner Scutari pour la célébration du mariage, qui doit être faite avant la fin de ce mois!
– Maladroit! s’écria le seigneur Saffar. Avoir laissé échapper Amasia au lieu de la sauver toi-même!
– Je l’eusse fait au péril de ma vie, seigneur Saffar, répondit Yarhud, et elle serait en ce moment dans votre palais, à Trébizonde, si cet Ahmet ne se fût trouvé là au moment où sombrait la Guïdare!
– Ah! tu es indigne des missions qu’on te confie! répliqua Saffar, qui ne put retenir un violent mouvement de colère.
– Veuillez m’écouter, seigneur Saffar, dit alors Scarpante. Avec un peu de calme, vous voudrez bien reconnaître que Yarhud a fait tout ce qu’il pouvait faire!
– Tout! répondit le capitaine maltais.
– Tout n’est pas assez, répondit Saffar, lorsqu’il s’agit d’accomplir un de mes ordres!
– Ce qui est passé est passé, seigneur Saffar! reprit Scarpante. Mais voyons le présent et examinons quelles chances il nous offre. La fille du banquier Sélim pouvait ne pas avoir été enlevée a Odessa… elle l’a été! Elle pouvait périr dans ce naufrage de la Guïdare… elle est vivante! Elle pouvait être déjà la femme de cet Ahmet… elle ne l’est pas encore!… Donc, rien n’est perdu!
– Non!… rien!… répondit Yarhud. Après le naufrage, j’ai suivi, j’ai épié Ahmet et ses compagnons depuis leur départ d’Atina! Ils voyagent sans défiance, et le chemin est long encore, à travers toute l’Anatolie, depuis Trébizonde jusqu’aux rives du Bosphore! Or, ni la jeune Amasia ni sa suivante ne savent quelle était la destination de la Guïdare! De plus, personne ne connaît ni le seigneur Saffar, ni Scarpante! Ne peut-on donc attirer cette petite caravane dans quelque piège, et…
– Scarpante, répondit froidement Saffar, cette jeune fille, il me la faut! Si la fatalité s’est mise contre moi, je saurai lutter contre elle! Il ne sera pas dit que l’un de mes désirs n’aura pas été satisfait!
Et il le sera, seigneur Saffar! répondit Scarpante. Oui! entre Trébizonde et Scutari, au milieu de ces régions désertes, il serait possible… facile même… d’entraîner cette caravane… peut-être en lui donnant un guide qui saura l’égarer, puis, de la faire attaquer par une troupe d’hommes à votre solde!… Mais c’est là agir par la force, et si la ruse pouvait réussir, mieux vaudrait la ruse!
– Et comment l’employer? demanda Saffar.
– Tu dis, Yarhud, reprit Scarpante en s’adressant au capitaine maltais, tu dis qu’Ahmet et ses compagnons se dirigent maintenant, à petites marche vers Trébizonde?
– Oui, Scarpante, répondit Yarhud, et j’ajoute qu’ils passeront certainement cette nuit au caravansérail de Rissar.
– Eh bien, demanda Scarpante, ne pourrait-on imaginer ici quelque empêchement, quelque mauvaise affaire… qui les retiendrait… qui séparerait la jeune Amasia de son fiancé?
– J’aurais plus de confiance dans la force! répondit brutalement Saffar.
– Soit, dit Scarpante, et nous l’emploierons si la ruse est impuissante! Mais laissez-moi attendre ici… observer…
– Silence, Scarpante, dit Yarhud en saisissant le bras de l’intendant, nous ne sommes plus seuls!»
En effet, deux hommes venaient d’entrer dans la cour. L’un était Kidros, le gardien du caravansérail, l’autre, un personnage important, – à l’entendre du moins, – et qu’il convient de présenter au lecteur.
Le seigneur Saffar, Scarpante et Yarhud se mirent à l’écart dans un coin obscur de la cour. De là, ils pouvaient écouter à leur aise, et d’autant plus facilement que le personnage en question ne se gênait guère pour parler d’une voix à la fois haute et hautaine.
C’était un seigneur Kurde. Il se nommait Yanar.
Cette région montagneuse de l’Asie, qui comprend l’ancienne Assyrie et l’ancienne Médie, est appelée Kurdistan dans la géographie moderne. Elle se divise en Kurdistan turc et en Kurdistan persan, suivant qu’elle confine à la Perse ou à la Turquie. Le Kurdistan turc, qui forme les pachaliks de Chehrezour et de Mossoul, ainsi qu’une partie de ceux de Van et de Bagdad, compte plusieurs centaines de mille habitants, et parmi eux, – nombre moins considérable, – ce seigneur Yanar, arrivé depuis la veille au caravansérail de Rissar, avec sa sœur, la noble Saraboul.
Le seigneur Yanar et sa sœur avaient quitté Mossoul depuis deux mois et voyageaient pour leur agrément. Ils se rendaient tous deux à Trébizonde, où ils comptaient faire un séjour de quelques semaines. La noble Saraboul, – on l’appelait ainsi dans son pachalik natal, – à l’âge de trente à trente-deux ans, était déjà veuve de trois seigneurs Kurdes. Ces divers époux n’avaient pu consacrer au bonheur de leur épouse qu’une vie malheureusement trop courte. Leur veuve, encore fort agréable de taille et de figure, se trouvait donc dans la situation d’une femme qui se laisserait volontiers consoler par un quatrième mari, de la perte des trois premiers. Chose difficile à réaliser, pour peu qu’on la connût, bien qu’elle fût riche et de bonne origine car, par l’impétuosité de ses manières, la violence d’un tempérament kurde, elle était de nature à effrayer n’importe quel prétendant à sa main, s’il s’en présentait. Son frère Yanar, qui s’était constitué son protecteur, son garde-du-corps, lui avait conseillé de voyager, – le hasard est si grand en voyage! Et voilà pourquoi ces deux personnages, échappés de leur Kurdistan, se trouvaient alors sur la route de Trébizonde.
Le seigneur Yanar était un homme de quarante-cinq ans, de haute taille, l’air peu endurant, la physionomie farouche, – un de ces matamores qui sont venus au monde en fronçant les sourcils. Avec son nez aquilin, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite, sa tête rasée, ses énormes moustaches, il se rapprochait plus du type arménien que du type turc. Coiffé d’un haut bonnet de feutre enroulé d’une pièce de soie d’un rouge éclatant, vêtu d’une robe à manches ouvertes sous une veste brodée d’or et d’un large pantalon qui lui tombait jusqu’à la cheville, chaussé de bottines de cuir passementé, à tiges plissées, la taille ceinte d’un châle de laine auquel s’accrochait toute une panoplie de poignards, de pistolets et de yatagans, il avait vraiment l’air terrible. Aussi maître Kidros ne lui parlait-il qu’avec une extrême déférence, dans l’attitude d’un homme qui serait obligé de faire des grâces devant la bouche d’un canon chargé à mitraille.
«Oui, seigneur Yanar, disait alors Kidros en soulignant chacune de ses paroles par les gestes les plus confirmatifs, je vous répète que le juge va arriver ici, ce soir-même, et que, demain matin, dès l’aube, il procédera à son enquête.
– Maître Kidros, répondit Yanar, vous êtes le maître de ce caravansérail, et qu’Allah vous étrangle, si vous ne tenez pas la main à ce que les voyageurs soient en sûreté ici!
– Certes, seigneur Yanar, certes!
– Eh bien, la nuit dernière, des malfaiteurs, voleurs ou autres, ont pénétré… ont eu l’audace de pénétrer dans la chambre de ma sœur, la noble Saraboul!»
Et Yanar montrait une des portes ouvertes dans le mur qui fermait la cour à droite.
«Les coquins! cria Kidros.
– Et nous ne quitterons pas le caravansérail, reprit Yanar, qu’ils n’aient été découverts, arrêtés, jugés et pendus!»
Y avait-il eu véritablement tentative de vol pendant la nuit précédente, c’est ce dont maître Kidros ne paraissait pas être absolument convaincu. Ce qui était certain, c’est que la veuve inconsolée, réveillée pour un motif ou pour un autre, avait quitté sa chambre, effarée, poussant de grands cris, appelant son frère, que tout le caravansérail avait été mis en révolution, et que les malfaiteurs, en admettant qu’il y en eût, s’étaient échappés sans laisser de trace.
Quoi qu’il en fût, Scarpante, qui ne perdait pas un seul mot de cette conversation, se demanda immédiatement quel parti il y aurait à tirer de l’aventure.
«Or, nous sommes Kurdes! reprit le seigneur Yanar en se rengorgeant pour mieux donner à ce mot toute son importance, nous sommes des Kurdes de Mossoul, des Kurdes de la superbe capitale du Kurdistan, et nous n’admettrons jamais qu’un dommage quelconque ait pu être causé à des Kurdes, sans qu’une juste réparation n’en soit obtenue par justice!
– Mais seigneur, quel dommage? osa dire maître Kidros, en reculant de quelques pas, par prudence.
– Quel dommage? s’écria Yanar.
– Oui… seigneur!… Sans doute, des malfaiteurs ont tenté de s’introduire, la nuit dernière, dans la chambre de votre noble sœur, mais enfin ils n’ont rien dérobé…
– Rien!… répondit le seigneur Yanar, rien… en effet, mais grâce au courage de ma sœur, grâce à son énergie! N’est-elle pas aussi habile à manier un pistolet qu’un yatagan?
– Aussi, reprit maître Kidros, ces malfaiteurs, quels qu’ils soient, ont-ils pris la fuite!
– Et ils ont bien fait, maître Kidros! La noble, la vaillante Saraboul en eut exterminé deux sur deux, quatre sur quatre! C’est pourquoi, cette nuit encore, elle restera armée comme je le suis moi-même, et malheur à quiconque oserait s’approcher de sa chambre!
– Vous comprenez bien, seigneur Yanar, reprit maître Kidros, qu’il n’y a plus rien a craindre, et que ces voleurs, – si ce sont des voleurs, – ne se hasarderont plus à…
– Comment! si ce sont des voleurs! s’écria le seigneur Yanar d’une voix de tonnerre. Et que voulez-vous qu’ils soient, ces bandits?
– Peut-être… quelques présomptueux… quelques fous!… répondit Kidros, qui cherchait à défendre l’honorabilité de son établissement. Oui!… pourquoi pas… quelque amoureux attiré… entraîné… par les charmes de la noble Saraboul!…
– Par Mahomet, répondit le seigneur Yanar, en portant la main à sa panoplie, il ferait beau voir! L’honneur d’une Kurde serait en jeu? On aurait voulu attenter a l’honneur d’une Kurde!… Alors ce ne serait plus assez de l’arrestation, de l’emprisonnement, du pal!… Le plus épouvantable des supplices ne suffirait pas… à moins que l’audacieux n’eût une position et une fortune qui lui permissent de réparer sa faute!
– De grâce, veuillez vous calmer, seigneur Yanar, répondit maître Kidros, et prenez patience! L’enquête nous fera connaître l’auteur ou les auteurs de cet attentat. Je vous le répète, le juge a été mandé. J’ai été moi-même le chercher à Trébizonde, et, quand je lui ai raconté l’affaire, il m’a assuré qu’il avait un moyen à lui, – un moyen sûr, – de découvrir les malfaiteurs, quels qu’ils fussent!
– Et quel est ce moyen? demanda le seigneur Yanar d’un ton passablement ironique.
– Je l’ignore, répondit maître Kidros, mais le juge affirme que ce moyen est infaillible!
– Soit! dit le seigneur Yanar, nous verrons cela demain. Je me retire dans ma chambre, mais je veillerai… je veillerai en armes!»
Et ce disant, le terrible personnage se dirigea vers sa chambre, voisine de celle qu’occupait sa sœur. Là, il s’arrêta une dernière fois sur le seuil, et, tendant un bras menaçant vers la cour du caravansérail:
«On ne plaisante pas avec l’honneur d’une Kurde!» s’écria-t-il d’une voix formidable.
Puis il disparut.
Maître Kidros poussa un long soupir de soulagement.
«Enfin, se dit-il, nous verrons bien comment tout cela finira! Mais quant aux voleurs, s’il y en a jamais eu, mieux vaut qu’ils aient décampé!»
Pendant ce temps, Scarpante s’entretenait à voix basse avec le seigneur Saffar et Yarhud.
«Oui, leur disait-il, grâce à cette affaire, il y a peut-être quelque coup à tenter!
– Tu prétends?… demanda Saffar.
– Je prétends susciter ici même, à cet Ahmet, quelque désagréable aventure, qui pourrait bien le retenir plusieurs jours à Trébizonde et même le séparer de sa fiancée!
– Soit, mais si la ruse échoue…
– La force alors,» répondit Scarpante.
En ce moment, maître Kidros aperçut Saffar, Scarpante et Yarhud qu’il n’avait pas encore vus. Il s’avança vers eux, et, du ton le plus aimable:
«Vous demandez, seigneurs?… dit-il.
– Des voyageurs, qui doivent arriver d’un instant à l’autre pour passer la nuit au caravansérail,» répondit Scarpante.
A cet instant, quelque bruit se fit entendre au dehors, – le bruit d’une caravane, dont les chevaux ou les mulets s’arrêtaient à la porte extérieure.
«Les voici, sans doute?» dit maître Kidros.
Et il se dirigea vers le fond de la cour, pour aller à la rencontre des nouveaux arrivants.
«En effet, reprit-il, en s’arrêtant sur la porte, voici des voyageurs qui arrivent à cheval! Quelques riches personnages, sans doute, à en juger sur leur mine!… C’est bien le moins que j’aille au-devant d’eux leur offrir mes services!»
Et il sortit.
Mais, en même temps que lui, Scarpante s’était avancé jusqu’à l’entrée de la cour, puis, regardant au dehors;
«Ces voyageurs, seraient-ce Ahmet et ses compagnons? demanda-t-il, en s’adressant au capitaine maltais.
– Ce sont eus! répondit Yarhud, qui recula vivement, afin de n’être point reconnu.
– Eux? s’écria le seigneur Saffar, en s’avançant à son tour, mais sans sortir de la cour du caravansérail.
– Oui!… répondit Yarhud, voilà bien Ahmet, sa fiancée, sa suivante… les deux serviteurs…
– Tenons-nous sur nos gardes! dit Scarpante, en faisant signe à Yarhud de se cacher.
– Et déjà vous pouvez entendre la voix du seigneur Kéraban? reprit le capitaine maltais.
– Kéraban?…» s’écria vivement Saffar.
Et il se précipita vers la porte.
«Mais qu’avez-vous donc, seigneur Saffar? demanda Scarpante, très surpris, et pourquoi ce nom de Kéraban vous cause-t-il une telle émotion?
– Lui!… C’est bien lui!… répondit Saffar. C’est ce voyageur, avec lequel je me suis déjà rencontré au railway du Caucase,… qui a voulu me tenir tête et empêcher mes chevaux de passer!
– Il vous connaît?
– Oui… et il ne me serait pas difficile de reprendre ici la suite de cette querelle… de l’arrêter…
– Eh! cela n’arrêterait pas son neveu! répondit Scarpante.
– Je saurais bien me débarrasser du neveu comme de l’oncle!
– Non!… non!… pas de querelle!… pas de bruit!… répondit Scarpante en insistant. Croyez-moi, seigneur Saffar, que ce Kéraban ne puisse pas soupçonner votre présence ici! Qu’il ne sache pas que c’est pour votre compte que Yarhud a enlevé la fille du banquier Sélim!… Ce serait risquer de tout perdre!
– Soit! dit Saffar, je me retire et je me fie a ton adresse, Scarpante! Mais réussis!
– Je réussirai, seigneur Saffar, si vous me laissez agir! Retournez à Trébizonde, ce soir même…
– J’y retournerai.
– Toi aussi, Yarhud, quitte à l’instant le caravansérail! reprit Scarpante. On te connaît, et il ne faut pas que l’on te reconnaisse!
– Les voilà! dit Yarhud.
– Laissez-moi!… laissez-moi seul!… s’écria Scarpante en repoussant le capitaine de la Guïdare.
– Mais comment disparaître sans être vu de ces gens-là? demanda Saffar.
– Par ici!» répondit Scarpante, en ouvrant une porte, percée dans le mur de gauche, et qui donnait accès sur la campagne.
Le seigneur Saffar et le capitaine maltais sortirent aussitôt.
«Il était temps! se dit Scarpante. Et maintenant, ayons l’œil et l’oreille ouverts!»