Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre VII-IX)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel le juge de Trébizonde procède à son enquête
d’une façon assez ingénieuse.
n effet, le seigneur Kéraban et ses compagnons, après avoir laissé l’araba et leurs montures aux écuries extérieures, venaient d’entrer dans le caravansérail. Maître Kidros les accompagnait, ne leur ménageant point ses salamaleks les plus empressés, et il déposa dans un coin sa lanterne allumée, qui ne projetait qu’une assez faible clarté à l’intérieur de la cour.
«Oui, seigneur, répétait Kidros en se courbant, entrez!… Veuillez entrer!… C’est bien ici le caravansérail de Rissar.
– Et nous ne sommes qu’à deux lieues de Trébizonde? demanda le seigneur Kéraban.
– A deux lieues, au plus!
– Bien! Que l’on ait soin de nos chevaux. Nous les reprendrons demain au point du jour.»
Puis, se retournant vers Ahmet qui conduisait Amasia vers un banc, où elle s’assit avec Nedjeb:
«Voilà! dit-il d’un ton de bonne humeur. Depuis que mon neveu a retrouvé cette petite, il ne s’occupe plus que d’elle, et c’est moi qui suis obligé de préparer nos étapes!
– C’est bien naturel, seigneur Kéraban! A quoi servirait d’être oncle? répondit Nedjeb.
– Il ne faut pas m’en vouloir! dit Ahmet en souriant.
– Ni à moi, ajouta la jeune fille!
– Eh! je n’en veux à personne!… pas même à ce brave Van Mitten, qui a pourtant eu l’idée… oui!… l’impardonnable idée de songer à m’abandonner en route!
– Oh! ne parlons plus de cela, répliqua Van Mitten, ni maintenant, ni jamais!
– Par Mahomet! s’écria le seigneur Kéraban, pourquoi n’en plus parler?… Une bonne petite discussion là-dessus… ou même sur tout autre sujet… cela vous fouetterait le sang!
– Je croyais, mon oncle, fit observer Ahmet, que vous aviez pris la résolution de ne plus discuter.
– C’est juste! Tu as raison, mon neveu, et si l’on m’y reprend jamais, quand bien même j’aurais cent fois raison!…
– Nous verrons bien! murmura Nedjeb.
– D’ailleurs, reprit Van Mitten, ce qu’il y a de mieux à faire, je crois, c’est de nous reposer dans un bon sommeil de quelques heures!
– Si toutefois l’on peut dormir ici? murmura Bruno, d’assez mauvaise humeur comme toujours.
– Vous avez des chambres à nous donner pour la nuit? demanda Kéraban à maître Kidros.
– Oui, seigneur, répondit maître Kidros, et tout autant qu’il vous en faudra.
– Bien!… très bien!… s’écria Kéraban. Demain nous serons à Trébizonde, puis, dans une dizaine de jours, à Scutari… où nous ferons un bon dîner… le dîner auquel je vous ai invité, ami Van Mitten!
– Vous nous devez bien cela, ami Kéraban!
– Un dîner… à Scutari?… dit Bruno à l’oreille de son maître. Oui!… si nous y arrivons jamais!
– Allons, Bruno, répliqua Van Mitten, un peu de courage, que diable!… ne fût-ce que pour l’honneur de notre Hollande!
– Eh! je lui ressemble, à notre Hollande! répondit Bruno en se tâtant sous ses vêtements trop larges. Comme elle, je suis tout en côtes!»
Scarpante, à l’écart, écoutait les propos qui s’échangeaient entre les voyageurs, et épiait le moment où, dans son intérêt, il lui conviendrait d’intervenir.
«Eh bien, demanda Kéraban, quelle est la chambre destinée à ces deux jeunes filles?
– Celle-ci, répondit maître Kidros en indiquant une porte qui s’ouvrait, dans le mur, à gauche.
– Alors, bonsoir, ma petite Amasia, répondit Kéraban, et qu’Allah te donne d’agréables rêves!
– Comme à vous, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille. A demain, cher Ahmet!
– A demain, chère Amasia, répondit le jeune homme, après avoir pressé Amasia sur son cœur.
– Viens-tu, Nedjeb? dit Amasia.
– Je vous suis, chère maîtresse, répondit Nedjeb, mais je sais bien de qui nous serons à parler dans une heure encore!»
Les deux jeunes filles entrèrent dans la chambre par la porte que maître Kidros leur tenait ouverte.
«Et, maintenant, où coucheront ces deux braves garçons? demanda Kéraban, en montrant Bruno et Nizib.
– Dans une chambre extérieure, où je vais les conduire,» répondit maître Kidros.
Et, se dirigeant vers la porte du fond, il fit signe à Nizib et à Bruno de le suivre, – à quoi les deux «braves garçons», éreintés par une longue journée de marche, obéirent, sans se faire prier, après avoir souhaité le bonsoir à leurs maîtres.
«Voici ou jamais le moment d’agir!» se dit Scarpante.
Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, en attendant le retour de Kidros, se promenaient dans la cour du caravansérail. L’oncle était d’une charmante humeur. Tout allait au gré de ses désirs. Il arriverait dans les délais voulus sur les rives du Bosphore. Il se réjouissait déjà à la mine que feraient les autorités ottomanes en le voyant apparaître! Pour Ahmet, le retour à Scutari, c’était la célébration tant souhaitée de son mariage! Pour Van Mitten, le retour… eh bien, c’était le retour!
«Ah ça! est-ce qu’on nous oublie?… Et notre chambre,?» dit bientôt le seigneur Kéraban.
En se retournant, il aperçut Scarpante, qui s’était avancé lentement près de lui.
«Vous demandez la chambre destinée au seigneur Kéraban et à ses compagnons? dit-il en s’inclinant, comme s’il eût été un des domestiques du caravansérail.
– Oui!
– La voici.»
Et Scarpante montra, à droite, la porte qui s’ouvrait sur un couloir où se trouvait la chambre occupée par la voyageuse kurde, près de celle où veillait le seigneur Yanar.
«Venez, mes amis, venez!» répondit Kéraban en poussant vivement la porte que lui indiquait Scarpante.
Tous trois entrèrent dans le couloir, mais avant qu’ils n’eussent eu le temps de refermer cette porte, quelle agitation, quels cris, quelles clameurs! Et quelle terrible voix de femme se fit entendre, à laquelle se mêla bientôt une voix d’homme!
Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, ne comprenant rien à ce qui se passait, s’étaient repliés vivement dans la cour du caravansérail.
Aussitôt les diverses portes s’ouvraient de toutes parts. Des voyageurs sortaient de leurs chambres. Amasia et Nedjeb reparaissaient au bruit. Bruno et Nizib rentraient par la gauche. Puis, au milieu de cette demi-obscurité, on voyait se dessiner la silhouette du farouche Yanar. Et, enfin, une femme se précipitait hors du couloir dans lequel le seigneur Kéraban et les siens s’étaient si imprudemment introduits!
«Au vol!… à l’attentat!… au meurtre!» criait cette femme.
C’était la noble Saraboul, grande, forte, à la démarche énergique, à l’œil vif, au teint coloré, à la chevelure noire, aux lèvres impérieuses qui laissaient voir des dents inquiétantes, – en un mot, le seigneur Yanar en femme.
Évidemment, à toute conjoncture, la voyageuse veillait dans sa chambre, au moment où des intrus en avaient forcé la porte, car elle n’avait encore rien ôté de ses vêtements de jour, un «mintan» de drap avec broderies d’or aux manches et au corsage, une «entari» en soie éclatante semée de fusées jaunes et serrée à la taille par un châle où ne manquaient ni le pistolet damasquiné, ni le yatagan dans son fourreau de maroquin vert; sur la tête, un fez évasé, ceint de mouchoirs à couleurs voyantes, d’où pendait un long «puskul» comme le gland d’une sonnette; aux pieds, des bottes de cuir rouge dans lesquelles se perdait le bas du «chalwar», ce pantalon des femmes de l’Orient. Quelques voyageurs ont prétendu que la femme kurde, ainsi vêtue, ressemble à une guêpe! Soit! La noble Saraboul n’était point faite pour démentir cette comparaison, et cette guêpe-là devait posséder un aiguillon redoutable!
«Quelle femme! dit à mi-voix Van Mitten.
– Et quel homme!» répondit le seigneur Kéraban, en montrant le frère Yanar.
Et alors celui-ci de s’écrier:
«Encore un nouvel attentat! Qu’on arrête tout le monde!
– Tenons-nous bien, murmura Ahmet à l’oreille de son oncle, car je crains que nous ne soyons cause de tout ce tapage!
– Bah! personne ne nous a vus, répondit Kéraban, et Mahomet lui-même ne nous reconnaîtrait pas!
– Qu’y a-t-il, Ahmet? demanda la jeune fille, qui venait d’accourir près de son fiancé.
– Rien! chère Amasia, répondit Ahmet, rien!»
En ce moment, maître Kidros apparut sur le seuil de la grande porte, au fond de la cour, et s’écria:
«Oui! vous arrivez à propos, monsieur le juge!»
En effet, le juge, mandé à Trébizonde, venait d’arriver au caravansérail, où il devait passer la nuit, afin de procéder le lendemain à l’enquête réclamée par le couple kurde. Il était suivi de son greffier et s’arrêta sur le seuil.
«Comment, dit-il, ces coquins auraient recommencé leur tentative de la nuit dernière?
– Il paraît, monsieur le juge, répondit maître Kidros.
– Que les portes du caravansérail soient fermées, dit le magistrat d’une voix grave. Défense à qui que ce soit de sortir sans ma permission!»
Ces ordres furent aussitôt exécutés, et tous les voyageurs passèrent à l’état de prisonniers, auxquels le caravansérail allait servir momentanément de prison.
«Et maintenant, juge, dit la noble Saraboul, je demande justice contre ces malfaiteurs, qui n’ont pas craint, pour la seconde fois, de s’attaquer à une femme sans défense…
– Non seulement à une femme, mais à une Kurde!» ajouta le seigneur Yanar avec un geste menaçant.
Scarpante, on le croira sans peine, suivait toute cette scène sans en rien perdre.
Le juge, – une figure finaude, s’il en fut, avec deux yeux en trous de vrille, un nez pointu, une bouche serrée, qui disparaissait dans les flocons de sa barbe, – cherchait à dévisager les personnes enfermées dans le caravansérail, ce qui ne laissait pas d’être assez difficile, avec le peu de clarté que répandait l’unique lanterne déposée dans un coin de la cour. Cet examen rapidement fait, s’adressant à la noble voyageuse:
«Vous affirmez, lui demanda-t-il, que, la nuit dernière, des malfaiteurs ont tenté de s’introduire dans votre chambre?
– Je l’affirme!
– Et qu’ils viennent de recommencer leur criminelle tentative?
– Eux ou d’autres!
– Il n’y a qu’un instant?
– Il n’y a qu’un instant!
– Les reconnaîtriez-vous?
– Non!… Ma chambre était sombre, cette cour aussi, et je n’ai pu voir leur visage!
– Étaient-ils nombreux?
– Je l’ignore!
– Nous le saurons, ma sœur, s’écria le seigneur Yanar, nous le saurons, et malheur à ces coquins!»
En ce moment, le seigneur Kéraban répétait à l’oreille de Van Mitten:
«Il n’y a rien à craindre! Personne ne nous a vus!
– Heureusement, répondit le Hollandais, incomplètement rassuré sur les suites de cette aventure, car, avec ces diables de Kurdes, l’affaire serait mauvaise pour nous!»
Cependant, le juge allait et venait. Il ne semblait pas savoir quel parti prendre, au grand déplaisir des plaignants.
«Juge, reprit la noble Saraboul, en croisant ses bras sur sa poitrine, la justice restera-t-elle désarmée entre vos mains?… Ne sommes-nous pas des sujets du Sultan, qui ont droit à sa protection?… Une femme de ma sorte aurait été victime d’un pareil attentat, et les coupables, qui n’ont pu s’enfuir, échapperaient au châtiment?
– Elle est vraiment superbe, cette Kurde! fit très justement observer le seigneur Kéraban.
– Superbe… mais effrayante! répondit Van Mitten.
– Que décidez-vous, juge? demanda le seigneur Yanar.
– Qu’on apporte des flambeaux, des torches! s’écria la noble Saraboul!… Alors je verrai… je chercherai… je reconnaîtrai peut-être les malfaiteurs qui ont osé…
– C’est inutile, répondit le juge. Je me charge, moi, de découvrir le ou les coupables!
– Sans lumière?…
– Sans lumière»
Et, sur cette réponse, le juge fit un signe à son greffier, qui sortit par la porte du fond, après avoir fait un geste affirmatif.
Pendant ce temps, le Hollandais ne pouvait s’empêcher de dire tout bas à son ami Kéraban:
«Je ne sais pourquoi, mais je ne me sens pas très rassuré sur l’issue de cette affaire!
– Eh, par Allah! vous avez toujours peur!» répondit Kéraban.
Tous se taisaient alors, attendant le retour du greffier, non sans un sentiment de curiosité bien naturelle.
«Ainsi, juge, demanda le seigneur Yanar, vous prétendez, au milieu de cette obscurité, reconnaître…
– Moi?… non!… répondit le juge. Aussi vais-je charger de ce soin un intelligent animal, qui m’est plus d’une fois et très adroitement venu en aide dans mes enquêtes.
– Un animal? s’écria la voyageuse.
– Oui… une chèvre… une fine et maligne bête, qui, elle, saura bien dénoncer le coupable, si le coupable est encore ici. Or, il doit y être, puisque personne n’a pu quitter la cour du caravansérail, depuis l’instant où a été commis l’attentat.
– Il est fou, ce juge!» murmura le seigneur Kéraban.
A ce moment, le greffier rentra, tirant par son licol une chèvre qu’il amena au milieu de la cour.
C’était un gentil animal, de l’espèce de ces égagres, dont les intestins contiennent quelquefois une concrétion pierreuse, le bézoard qui est si estimé en Orient pour ses prétendues qualités hygiéniques. Cette chèvre, avec son museau délié, sa barbiche frisottante, son regard intelligent, en un mot avec sa «physionomie spirituelle», semblait être digne de ce rôle de devineresse que son maître l’appelait à jouer. On rencontre, par grandes quantités, des troupeaux de ces égagres, répandus dans toute l’Asie Mineure, l’Anatolie, l’Arménie, la Perse, et ils sont remarquables par la finesse de leur vue, de leur ouïe, de leur odorat et leur étonnante agilité.
Cette chèvre, – dont le juge prisait si fort la sagacité, – était de taille moyenne, blanchâtre au ventre, à la poitrine, au cou, mais noire au front, au menton et sur la ligne médiane du dos. Elle s’était gracieusement couchée sur le sable, et, d’un air malin, en remuant ses petites cornes, elle regardait «la société».
«Quelle jolie bête! s’écria Nedjeb.
– Mais que veut donc faire ce juge? demanda Amasia.
– Quelque sorcellerie, sans doute, répondit Ahmet, et à laquelle ces ignorants vont se laisser prendre!»
C’était bien aussi l’opinion du seigneur Kéraban qui ne se gênait point de hausser les épaules, tandis que Van Mitten regardait ces préparatifs d’un air quelque peu inquiet.
«Comment, juge, dit alors la noble Saraboul, c’est à cette chèvre que vous allez demander de reconnaître les coupables?
– A elle-même, répondit le juge.
– Et elle répondra?…
– Elle répondra!
– De quelle façon? demanda le seigneur Yanar, parfaitement disposé à admettre, en sa qualité de Kurde, tout ce qui présentait quelque apparence de superstition.
– Rien n’est plus simple, répondit le juge. Chacun des voyageurs présents va venir, l’un après l’autre, passer la main sur le dos de cette chèvre et, dès qu’elle sentira la main du coupable, cette fine bête le désignera aussitôt par un bêlement.
– Ce bonhomme-là est tout simplement un sorcier de foire! murmura Kéraban.
– Mais, juge, jamais… fit observer la noble Saraboul, jamais un simple animal…
– Vous allez bien le voir!
– Et pourquoi pas?… répondit le seigneur Yanar. Aussi, bien que je ne puisse être accusé de cet attentat, je vais donner l’exemple et commencer l’épreuve.»
Ce disant, Yanar, allant près de la chèvre qui restait immobile, lui passa la main sur le dos depuis le cou jusqu’à la queue.
La chèvre resta muette.
«Aux autres,» dit le juge.
Et, successivement, les voyageurs, rassemblés dans la cour du caravansérail, imitèrent le seigneur Yanar, et caressèrent le dos de l’animal; mais ils n’étaient pas coupables, sans doute, puisque la chèvre ne fit entendre aucun bêlement accusateur.
Qui finit d’une manière très inattendue,
surtout pour l’ami Van Mitten.
endant la durée de celle épreuve, le seigneur Kéraban avait pris à part son ami Van Mitten et son neveu Ahmet. Et voici le bout de dialogue qui s’échangeait entre eux, – dialogue dans lequel l’incorrigible personnage, oubliant ses bonnes résolutions de ne plus s’entêter à rien, allait encore imposer à autrui sa manière de voir et sa manière de faire.
«Eh! mes amis, dit-il, ce sorcier me paraît être tout simplement le dernier des imbéciles!
– Pourquoi? demanda le Hollandais.
– Parce que rien n’empêche le coupable ou les coupables, – nous, par exemple, – de faire semblant de caresser cette chèvre, en lui passant la main au-dessus du dos, sans y toucher! Au moins, ce juge aurait-il dû agir en pleine lumière, afin d’empêcher toute supercherie!… Mais dans l’ombre, c’est absurde!
– En effet, dit Van Mitten…
– Ainsi vais-je faire, reprit Kéraban, et je vous engage fort à suivre mon exemple.
– Eh! mon oncle, reprit Ahmet, qu’on lui caresse ou qu’on ne lui caresse pas le dos, vous savez bien que cet animal ne bêlera pas plus pour les innocents que pour les coupables!
– Évidemment, Ahmet, mais puisque ce bonhomme de juge est assez simple pour opérer de la sorte, je prétends être moins simple que lui, et je ne toucherai pas à sa bête!… Et je vous prie même de faire comme moi!
– Mais, mon oncle?…
– Ah! pas de discussion là-dessus, répondit Kéraban, qui commençait à s’échauffer.
– Cependant… dit le Hollandais.
– Van Mitten, si vous étiez assez naïf pour frotter le dos de cette chèvre je ne vous le pardonnerais pas!
– Soit! Je ne frotterai rien du tout, pour ne point vous désobliger, ami Kéraban!… Peu importe, d’ailleurs, puisque, dans l’ombre, on ne nous verra pas!»
La plupart des voyageurs avaient alors achevé de subir l’épreuve, et la chèvre n’avait encore accusé personne.
«A notre tour, Bruno, dit Nizib.
– Mon Dieu! que ces Orientaux sont stupides de s’en rapporter à cette bête!» répondit Bruno.
Et, l’un après l’autre, ils allèrent caresser le dos de la chèvre, qui ne bêla pas plus pour eux que pour les voyageurs précédents.
«Mais il ne dit rien, votre animal! s’écria la noble Saraboul, en interpellant le juge.
– Est-ce une plaisanterie? ajouta le seigneur Yanar. C’est qu’il ne ferait pas bon plaisanter avec des Kurdes!
– Patience! répondit le juge en secouant la tête d’un air malin, si la chèvre n’a pas bêlé, c’est que le coupable ne l’a pas touchée encore.
– Diable! il n’y a plus que nous! murmura Van Mitten, qui, sans trop savoir pourquoi, laissait percer quelque vague inquiétude.
– A notre tour, dit Ahmet.
– Oui!… à moi d’abord!» répondit Kéraban. Et, en passant devant son ami et son neveu:
«N’y touchez pas, surtout!» répéta-t-il à voix basse.
Puis, étendant la main au-dessus de la chèvre, il feignit de lui caresser lentement le dos, mais sans frôler un seul de ses poils.
La chèvre ne bêla pas.
«Voilà qui est rassurant!» dit Ahmet.
Et, suivant l’exemple de son oncle, à peine sa main effleura-t-elle le dos de la chèvre.
La chèvre ne bêla pas.
C’était au tour du Hollandais. Van Mitten, le dernier de tous, allait tenter l’épreuve ordonnée par le juge. Il s’avança donc vers l’animal, qui semblait le regarder en dessous; mais lui aussi, pour ne point déplaire à son ami Kéraban, il se contenta de promener doucement sa main au-dessus du dos de la chèvre.
La chèvre ne bêla pas.
Il y eut un «oh!» de surprise, et un «ah!» de satisfaction dans toute l’assistance.
«Décidément, votre chèvre n’est qu’une brute!… s’écria Yanar d’une voix de tonnerre.
– Elle n’a pas reconnu le coupable, s’écria à son tour la noble Kurde, et, pourtant, le coupable est ici, puisque personne n’a pu sortir de cette cour!
– Hein! fit Kéraban, ce juge, avec sa bête si maligne, est-il assez ridicule, Van Mitten?
– En effet! répondit Van Mitten, absolument rassuré maintenant sur l’issue de l’épreuve.
– Pauvre petite chèvre, dit Nedjeb à sa maîtresse, est-ce qu’on va lui faire du mal, puisqu’elle n’a rien dit?»
Chacun regardait alors le juge, dont l’œil, tout émerillonné de malice, brillait dans l’ombre comme une escarboucle.
«Et maintenant, monsieur le juge, dit Kéraban d’un ton quelque peu sarcastique, maintenant que votre enquête est terminée, rien ne s’oppose, je pense, à ce que nous nous retirions dans nos chambres…
– Cela ne sera pas! s’écria la voyageuse irritée. Non! cela ne sera pas! Un crime a été commis…
– Eh! madame la Kurde! répliqua Kéraban, non sans aigreur, vous n’avez pas la prétention d’empêcher d’honnêtes gens d’aller dormir, quand ils en ont envie!
– Vous le prenez sur un ton, monsieur le Turc!… s’écria le seigneur Yanar.
– Sur le ton qui convient, monsieur le Kurde!» riposta le seigneur Kéraban.
Scarpante, pensant que le coup tenté par lui était manqué, puisque les coupables n’avaient point été reconnus, ne vit pas sans une certaine satisfaction cette querelle qui mettait aux prises le seigneur Kéraban et le seigneur Yanar. De là, surgirait peut-être une complication de nature à servir ses projets.
Et, en effet, la dispute s’accentuait, entre ces deux personnages. Kéraban se fût plutôt laissé arrêter, condamner, que de n’avoir pas le dernier mot. Ahmet, lui-même, allait intervenir pour soutenir son oncle, lorsque le juge dit simplement:
«Rangez-vous tous, et qu’on apporte des lumières!»
Maître Kidros, à qui s’adressait cet ordre, s’empressa de le faire exécuter. Un instant après, quatre serviteurs du caravansérail entraient avec des torches, et la cour s’éclairait vivement.
«Que chacun lève la main droite!» dit le juge.
Sur cette injonction, toutes les mains droites furent levées.
Toutes étaient noires à la paume et aux doigts, toutes, – excepté celles du seigneur Kéraban, d’Ahmet et de Van Mitten.
Et aussitôt le juge les désignant tous trois:
«Les malfaiteurs… les voilà! dit-il.
– Hein! fit Kéraban.
– Nous?…, s’écria le Hollandais, sans rien comprendre à cette affirmation inattendue.
– Oui!…eux! reprit le juge! Qu’ils aient craint ou non d’être dénoncés par la chèvre, peu importe! Ce qui est certain, c’est que se sachant coupables, au lieu de caresser le dos de cet animal, qui était enduit d’une couche de suie, ils n’ont fait que passer leur main au-dessus et se sont accusés eux-mêmes!»
Un murmure flatteur, – très flatteur pour l’ingéniosité du juge – s’éleva aussitôt, tandis que le seigneur Kéraban et ses compagnons, fort désappointés, baissaient la tête.
«Ainsi, dit le seigneur Yanar, ce sont ces trois malfaiteurs qui ont osé la nuit dernière…
– Eh! la nuit dernière, s’écria Ahmet, nous étions à dix lieues du caravansérail de Rissar!
– Qui le prouve?… répliqua le juge. En tout cas, il n’y a qu’un instant, c’est vous qui avez tenté de vous introduire dans la chambre de cette noble voyageuse!
– Eh bien, oui, s’écria Kéraban, furieux de s’être si maladroitement laissé prendre à ce piège, oui!… c’est nous qui sommes entrés dans ce couloir! Mais ce n’est qu’une erreur de notre part… ou plutôt une erreur de l’un des serviteurs du caravansérail!
– Vraiment! répondit ironiquement le seigneur Yanar.
– Sans doute! On nous avait indiqué la chambre de cette dame comme étant la nôtre!…
– A d’autres! dit le juge.
– Allons, pincés, se dit Bruno à part lui, l’oncle, le neveu, et mon maître avec!»
Le fait est que, quel que fut son aplomb habituel, le seigneur Kéraban était absolument décontenancé, et il le fut bien davantage, lorsque le juge dit, en se tournant vers Van Mitten, Ahmet et lui:
«Qu’on les mène en prison!
– Oui!… en prison!» répéta le seigneur Yanar.
Et tous ces voyageurs, auxquels se joignirent les gens du caravansérail, de s’écrier:
«En prison!… En prison!»
En somme, à voir la tournure que prenaient les choses, Scarpante ne pouvait que s’applaudir de ce qu’il avait fait. Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, tenus sous les verroux, c’était, à la fois, le voyage interrompu, un retard apporté à la célébration du mariage, c’était surtout la séparation immédiate d’Amasia et de son fiancé, la possibilité d’agir dans des conditions meilleures et de reprendre la tentative qui venait d’échouer avec le capitaine maltais.
Ahmet, songeant aux conséquences de cette aventure, à la pensée d’être séparé d’Amasia, fut pris d’un sentiment de mauvaise humeur contre son oncle. N’était-ce pas le seigneur Kéraban, qui, par une obstination nouvelle, les avait jetés dans cet embarras? Ne les avait-il pas empêchés, ne leur avait-il pas positivement défendu de caresser cette chèvre, et cela pour faire pièce à ce bonhomme de juge, qui, au bout du compte, s’était montré plus fin qu’eux? A qui la faute, s’ils venaient de tomber dans ce piège tendu à leur simplicité, et s’ils étaient menacés d’aller en prison, au moins pour quelques jours?
Aussi, de son côté, le seigneur Kéraban enrageait-il sourdement, en pensant au peu de temps qui lui restait pour accomplir son voyage, s’il voulait arriver à Scutari dans les délais déterminés. Encore un entêtement aussi inutile qu’absurde qui pouvait coûter toute une fortune à son neveu!
Quant à Van Mitten, il regardait à droite, à gauche, se balançant d’une jambe sur l’autre, très embarrassé de sa personne, osant à peine lever le yeux sur Bruno, qui semblait lui répéter ces paroles de mauvais augure:
«Ne vous avais-je pas prévenu, monsieur, que tôt ou tard il vous arriverait malheur!»
Et, adressant à son ami Kéraban ce simple reproche, en somme bien mérité:
«Aussi, dit-il, pourquoi nous avoir empêchés dépasser la main sur le dos de cet inoffensif animal!»
Pour la première fois de sa vie, le seigneur Kéraban resta sans pouvoir répondre.
Cependant, les cris: en prison! retentissaient avec plus d’énergie, et Scarpante, – cela va de soi – ne se gênait guère pour crier plus haut que les autres.
«Oui, en prison, ces malfaiteurs! répéta le vindicatif Yanar, tout disposé à prêter main-forte à l’autorité, s’il le fallait. Qu’on les mène en prison!… En prison, tous les trois!…
– Oui!… tous les trois… à moins que l’un d’eux ne s’accuse! répondit la noble Saraboul, qui n’aurait pas voulu que deux innocents payassent pour un coupable.
– C’est de toute équité! ajouta le juge. Eh bien, lequel de vous a tenté de s’introduire dans cette chambre?»
Il y eut un moment d’indécision dans l’esprit des trois accusés, mais il ne fut pas de longue durée.
Le seigneur Kéraban avait demandé au juge la permission de s’entretenir un instant avec ses deux compagnons, – ce qui lui fut accordé; puis, prenant à part Ahmet et Van Mitten, de ce ton qui n’admettait pas de réplique:
«Mes amis, leur dit-il, il n’y a véritablement qu’une chose à faire! Il faut que l’un de nous prenne à son compte toute cette sotte aventure, qui n’a rien de grave!»
Ici, le Hollandais commença, comme par pressentissement, a dresser l’oreille.
«Or, reprit Kéraban, le choix ne peut être douteux. La présence d’Ahmet, dans un très court délai, est nécessaire à Scutari pour la célébration de son mariage!
– Oui, mon oncle, oui! répondit Ahmet.
– La mienne aussi, naturellement, puisque je dois l’assister en ma qualité de tuteur!
– Hein?… fit Van Mitten.
– Donc, ami Mitten, reprit Kéraban, il n’y a pas d’objection possible, je crois! Il faut vous dévouer!
– Moi… que?…
– Il faut vous accuser!… Que risquez-vous?… Quelques jours de prison?… Bagatelle!… Nous saurons bien vous tirer de là!
– Mais… répondit Van Mitten, auquel il semblait qu’on disposait un peu bien sans façon de sa personne.
– Cher monsieur Van Mitten, reprit Ahmet, il le faut!… Au nom d’Amasia, je vous en supplie!… Voulez-vous que tout son avenir soit perdu, que, faute d’arriver en temps voulu à Scutari…
– Oh! monsieur Van Mitten! vint dire la jeune fille, qui avait entendu ce colloque.
– Quoi… vous voudriez?… répétait Van Mitten.
– Hum! se dit Bruno, qui comprenait bien ce qui se passait là, encore une nouvelle sottise qu’ils vont faire commettre à mon maître!
– Monsieur Van Mitten!… reprit Ahmet.
– Voyons… un bon mouvement!» dit Kéraban en lui serrant la main à la briser.
Cependant, les cris: «en prison! en prison!» devenaient de plus en plus pressants.
Le malheureux Hollandais ne savait plus que faire ni à qui entendre. Il disait oui de la tête, puis, il disait non.
Au moment où les gens du caravansérail s’avançaient pour saisir les trois coupables sur un geste du juge:
«Arrêtez! dit Van Mitten, d’une voix qui n’avait rien de bien convaincu. Arrêtez!… Je crois bien que c’est moi qui ai…
– Bon! fit Bruno, cela y est!
– Coup manqué! se dit Scarpante, sans avoir pu retenir un violent mouvraient de dépit.
– C’est vous?… demanda le juge au Hollandais.
– Moi!… oui… moi!
– Bon monsieur Van Mitten! murmura la jeune fille à l’oreille du digne homme.
– Oh! oui!» ajouta Nedjeb.
Pendant ce temps, que faisait la noble Saraboul? Eh bien, cette intelligente femme observait, non sans intérêt, celui qui avait eu l’audace de s’attaquer à elle.
«Ainsi, demanda le seigneur Yanar, c’est vous qui avez osé pénétrer dans la chambre de cette noble Kurde!
– Oui!… répondit Van Mitten.
– Vous n’avez pourtant pas l’air d’un voleur!
– Un voleur!… Moi!… un négociant! Moi! un Hollandais… de Rotterdam! Ah! mais non!… s’écria Van Mitten, qui, devant cette accusation, ne put retenir un cri d’indignation bien naturel.
– Mais alors… dit Yanar.
– Alors… dit Saraboul, alors… c’est donc mon honneur que vous avez tenté de compromettre?
– L’honneur d’une Kurde! s’écria le seigneur Yanar, en portant la main à son yatagan.
– Vraiment, il n’est pas mal, ce Hollandais! répétait la noble voyageuse, en minaudant quelque peu.
– Eh bien, tout votre sang ne suffira pas à payer un pareil outrage! reprit Yanar.
– Mon frère… mon frère!
– Si vous vous refusez à réparer le tort…
– Hein! fit Ahmet.
– Vous épouserez ma sœur, ou sinon…
– Par Allah! se dit Kéraban, voilà bien une autre complication, maintenant!
– Épouser?… moi!… épouser!… répétait Van Mitten, en levant les bras au ciel.
– Vous refusez? s’écria le seigneur Yanar.
– Si je refuse!… Si je refuse!… répondit Van Mitten, au comble de l’épouvante. Mais je suis déjà…»
Van Mitten n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Le seigneur Kéraban venait de lui saisir le bras.
«Pas un mot de plus!… lui dit-il. Consentez!… Il le faut!… Pas d’hésitation!
– Moi consentir? Moi… déjà marié?… moi, répliqua Van Mitten, moi, bigame!
– En Turquie… bigame, trigame… quadrugame!… C’est parfaitement permis!… Donc, dites oui!
– Mais?…
– Épousez, Van Mitten, épousez!… De cette manière, vous n’aurez pas même à faire une heure de prison! Nous continuerons le voyage tous ensemble! Puis, une fois à Scutari, vous prendrez par le plus court, et bonsoir à la nouvelle madame Van Mitten!
– Pour le coup, ami Kéraban, vous me demandez là une chose impossible! répondit le Hollandais.
– Il le faut, ou tout est perdu!»
En ce moment, le seigneur Yanar, saisissant Van Mitten par le bras droit, lui disait:
«Il le faut?
– Il le faut! répéta Saraboul, qui vint à son tour le saisir par le bras gauche.
– Puisqu’il le faut! répondit Van Mitten, que ses jambes n’avaient plus la force de soutenir.
– Quoi! mon maître, vous allez encore céder là-dessus? dit Bruno en s’approchant.
– Le moyen de faire autrement, Bruno! murmura Van Mitten d’une si faible voix qu’on put à peine l’entendre.
– Allons, droit! s’écria le seigneur Yanar, en relevant d’un coup sec son futur beau-frère.
– Et ferme! répéta la noble Saraboul, en redressant, elle aussi, son futur époux.
– Ainsi que doit être le beau-frère…
– Et le mari d’une Kurde!»
Van Mitten s’était redressé vivement sous cette double poussée; mais sa tête ne cessait de ballotter, comme si elle en eût été à demi détachée de ses épaules.
«Une Kurde!… murmurait-il… Moi… citoyen de Rotterdam… épouser une Kurde!
– Ne craignez rien!… Mariage pour rire! lui dit bas à l’oreille le seigneur Kéraban.
– Il ne faut jamais rire avec ces choses-là!» répondit Van Mitten d’un ton si piteusement comique, que ses compagnons eurent quelque peine à ne point éclater.
Nedjeb, montrant à sa maîtresse la figure épanouie de la voyageuse, lui disait tout bas:
«Je me trompe bien, si ce n’est pas là une veuve qui courait à la recherche d’un autre mari!
– Pauvre monsieur Van Mitten! répondit Amasia.
– J’aurais mieux aimé huit mois de prison, dit Bruno en hochant la tête, que huit jours de ce mariage-là!»
Cependant, le seigneur Yanar s’était retourné vers l’assistance et disait à voix haute:
«Demain, à Trébizonde, nous célébrerons en grande pompe les fiançailles du seigneur Van Mitten et de la noble Saraboul!»
Sur ce mot «fiançailles», le seigneur Kéraban, ses compagnons, et surtout Van Mitten, s’étaient dits que cette aventure serait moins grave qu’on ne pouvait le craindre!
Mais il faut faire observer ici que, d’après les usages du Kurdistan, ce sont les fiançailles qui forment l’indissoluble nœud du mariage. On pourrait comparer cette cérémonie au mariage civil de certains peuples européens, et celle qui la suit au mariage religieux, par laquelle s’achève l’union des époux. Au Kurdistan, après les fiançailles, le mari n’est encore, il est vrai, qu’un fiancé, mais c’est un fiancé absolument lié à celle qu’il a choisie, – ou à celle qui l’a choisi, comme dans le présent cas.
C’est ce qui fut bien et dûment expliqué à Van Mitten par le seigneur Yanar, qui finit en disant:
«Donc, fiancé à Trébizonde!
– Et mari à Mossoul!» ajouta tendrement la noble Kurde.
Et à part, Scarpante, au moment où il quittait le caravansérail dont la porte venait d’être ouverte, prononçait ces paroles grosses de menaces pour l’avenir:
«La ruse a échoué!… À la force, maintenant!»
Puis, il disparaissait, sans avoir été remarqué ni du seigneur Kéraban ni d’aucun des siens.
«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait Ahmet, en voyant la mine toute déconfite du Hollandais.
– Bon! répondit Kéraban, il faut en rire! Fiançailles nulles! Dans dix jours, il n’en sera plus question! Cela ne compte pas!
– Évidemment, mon oncle, mais, en attendant, d’être fiancé pendant dix jours à cette impérieuse Kurde, cela compte!»
Cinq minutes après, la cour du caravansérail de Rissar était vide. Chacun de ses hôtes avait regagné sa chambre pour y passer la nuit. Mais Van Mitten allait être gardé à vue par son terrible beau-frère, et le silence se fit enfin sur le théâtre de cette tragi-comédie, qui venait de se dénouer sur le dos de l’infortuné Hollandais!
Dans lequel Van Mitten, en se fiançant à la noble Saraboul,
a l’honneur de devenir beau-frère du seigneur Yanar.
ne ville qui date de l’an du monde 4790, qui doit sa fondation aux habitants d’une colonie milésienne, qui fut conquise par Mithridate, qui tomba au pouvoir de Pompée, qui subit la domination des Perses et celle des Scythes, qui fut chrétienne sous Constantin-le-Grand et redevint païenne jusqu’au sixième siècle, qui fut délivrée par Bélisaire et enrichie par Justinien, qui appartint aux Comnènes dont Napoléon 1er se disait le descendant, puis au sultan Mahomet II, vers le milieu du quinzième siècle, époque à laquelle finit l’Empire de Trébizonde, après une durée de deux cent cinquante-six ans, – celle ville, il faut en convenir, a quelque droit de figurer dans l’histoire du monde. On ne s’étonnera donc pas que, pendant toute la première partie de ce voyage, Van Mitten se fût réjoui à la pensée de visiter une cité si fameuse, que les romans de chevalerie ont, en outre, choisie pour cadre à leurs merveilleuses aventures.
Mais, quand il se faisait cette joie, Van Mitten était libre de tout souci. Il n’avait qu’à suivre son ami Kéraban sur cet itinéraire qui contournait l’antique Pont-Euxin. Et maintenant, fiancé – provisoirement du moins, pour quelques jours seulement, – mais fiancé à cette noble Kurde qui le tenait en laisse, il n’était plus d’humeur à pouvoir apprécier les splendeurs historiques de Trébizonde.
Ce fut le 17 septembre, vers neuf heures du matin, deux heures après avoir quitté le caravansérail de Rissar, que le seigneur Kéraban et ses compagnons, le seigneur Yanar, sa sœur et leurs serviteurs, firent une superbe entrée dans la capitale du pachalik moderne, bâtie au milieu d’une campagne alpestre, avec vallées, montagnes, cours d’eau capricieux, – paysage qui rappelle volontiers quelques aspects de l’Europe centrale: on dirait que des morceaux de la Suisse et du Tyrol ont été transportés sur cette portion du littoral de la mer Noire.
Trébizonde, située à trois cent vingt-cinq kilomètres d’Erzeroum, cette importante capitale de l’Arménie, est maintenant en communication directe avec la Perse, au moyen d’une route que le gouvernement turc a ouverte par Gumuch Kané, Baibourt et Erzeroum, – ce qui lui rendra peut-être quelque peu de son ancienne valeur commerciale.
Cette cité est divisée en deux villes disposées en amphithéâtre sur une colline. L’une, la ville turque, enceinte de murailles flanquées de grosses tours, défendue autrefois par son vieux château de mer, ne comprend pas moins d’une quarantaine de mosquées, dont les minarets émergent de massifs d’orangers, d’oliviers et autres arbres d’un aspect enchanteur. L’autre, c’est la ville chrétienne, la plus commerçante, où se trouve le grand bazar, richement assorti de tapis, d’étoffes, de bijoux, d’armes, de monnaies anciennes, de pierres précieuses, etc. Quant au port, il est desservi par une ligne hebdomadaire de bateaux à vapeur, qui mettent Trébizonde en communication directe avec les principaux points de la mer Noire.
Dans cette ville s’agite ou végète, – suivant les divers éléments dont elle se compose, – une population de quarante mille habitants, Turcs, Persans, chrétiens du rite arménien et latin, Grecs orthodoxes, Kurdes et Européens. Mais, ce jour-là, cette population était plus que quintuplée par le concours des fidèles venus de tous les coins de l’Asie mineure, pour assister aux fêtes superbes qui allaient être célébrées en l’honneur de Mahomet.
Aussi, la petite caravane eut-elle quelque peine à trouver un logement convenable pour les vingt-quatre heures qu’elle devait passer à Trébizonde, car l’intention formelle du seigneur Kéraban était bien d’en partir, dès le lendemain, pour Scutari. Et, en effet, il n’y avait pas un jour à perdre, si on voulait y arriver avant la fin du mois.
Ce fut dans un hôtel franco-italien, au milieu d’un véritable quartier de caravansérails, de khans, d’auberges, déjà encombrés de voyageurs, près de la place de Giaour-Meïdan, dans la partie la plus commerçante de la ville et par conséquent en dehors de la cité turque, que le seigneur Kéraban et sa suite trouvèrent seulement à se loger. Mais l’hôtel était assez confortable pour qu’ils pussent y prendre ce jour et cette nuit de repos dont ils avaient besoin. Aussi l’oncle d’Ahmet n’eut-il pas le plus petit sujet de se mettre en colère contre l’hôtelier.
Mais, pendant que le seigneur Kéraban et les siens, arrivés à ce point de leur voyage, croyaient en avoir fini, – sinon avec les fatigues, du moins avec les dangers de toutes sortes, – un complot se tramait contre eux dans la ville turque, où résidait leur plus mortel ennemi.
C’était au palais du seigneur Saffar, bâti sur les premiers contreforts de la montagne de Bostepeh, dont les pentes s’abaissent doucement vers la mer, qu’une heure auparavant était arrivé l’intendant Scarpante, après avoir quitté le caravansérail de Rissar.
Là, le seigneur Saffar et le capitaine Yarhud l’attendaient; là, tout d’abord, Scarpante leur faisait part de ce qui s’était passé pendant la nuit précédente; là, il racontait comment Kéraban et Ahmet avaient été sauvés d’un emprisonnement, qui eût laissé Amasia sans défense, et sauvés par le dévouement stupide de ce Van Mitten; là, dans cette conférence de trois hommes ayant un unique intérêt, furent prises les résolutions qui menaçaient directement les voyageurs, sur ce parcours de deux cent vingt-cinq lieues entre Scutari et Trébizonde. Ce qu’était ce projet, l’avenir le fera connaître, mais on peut dire qu’il eut, ce jour même, un commencement d’exécution: en effet, le seigneur Saffar et Yarhud, sans s’inquiéter des fêtes qui allaient être célébrées, quittaient Trébizonde et prenaient dans l’ouest la route de l’Anatolie qui mène à l’embouchure du Bosphore.
Scarpante, lui, restait à la ville. N’étant connu ni du seigneur Kéraban, ni d’Ahmet, ni des deux jeunes filles, il pourrait agir en toute liberté. A lui de jouer dans ce drame l’important rôle qui devait désormais substituer la force à la ruse.
Aussi, Scarpante put-il se mêler a la foule et flâner sur la place du Giaour-Meïdan. Ce n’était pas, pour avoir, un instant et dans l’ombre, au caravansérail de Rissar, adressé la parole au seigneur Kéraban et à son neveu, qu’il pouvait craindre d’être reconnu. Aussi lui fut-il facile d’épier leurs pas et démarches on toute sécurité.
C’est dans ces conditions qu’il vit Ahmet, peu de temps après son arrivée à Trébizonde, se diriger vers le port, à travers les rues assez misérablement entretenues qui y aboutissent. Là, sandals, caboteurs, mahones barques de toutes sortes, étaient au sec, après avoir débarqué leurs cargaisons de fidèles, tandis que les navires de commerce, par manque de profondeur, se tenaient plus au large.
Un hammal venait d’indiquer à Ahmet le bureau du télégraphe, et Scarpante put s’assurer que le fiancé d’Amasia expédiait un assez long télégramme à l’adresse du banquier Sélim, à Odessa.
«Bah! se dit-il, voilà une dépêche qui n’arrivera jamais à son destinataire! Sélim a été mortellement frappé d’une balle que lui a envoyée Yarhud, et cela n’est pas pour nous inquiéter!»
Et, de fait, Scarpante ne s’en inquiéta pas autrement.
Puis, Ahmet revint à l’hôtel du Giaour-Meïdan. Il retrouva Amasia en compagnie de Nedjeb, qui l’attendait, non sans quelque impatience, et la jeune fille put être certaine qu’avant quelques heures, on serait rassuré sur son sort à la villa Sélim.
«Une lettre aurait mis trop de temps à arriver à Odessa, ajouta Ahmet, et, d’ailleurs, je crains toujours…»
Ahmet s’était interrompu sur ce mot.
«Vous craignez, mon cher Ahmet?… Que voulez-vous dire? demanda Amasia, un peu surprise.
– Rien, chère Amasia, répondit Ahmet, rien!… J’ai voulu rappeler à votre père qu’il eût soin de se trouver à Scutari pour notre arrivée, et même avant, afin de faire toutes les démarches nécessaires pour que notre mariage n’éprouve aucun retard!»
La vérité est qu’Ahmet, redoutant toujours de nouvelles tentatives d’enlèvement, au cas où les complices de Yarhud eussent appris ce qui s’était passé après le naufrage de la Guïdare, marquait au banquier Sélim que tout danger n’était peut-être pas écarté encore; mais, ne voulant pas inquiéter Amasia pendant le reste du voyage, il se garda bien de lui dire quelles étaient ses appréhensions, – appréhensions vagues, au surplus, et qui ne reposaient que sur des pressentiments.
Amasia remercia Ahmet du soin qu’il avait pris de rassurer son père par dépêche, – dût-il encourir, pour avoir usé du fil télégraphique, les malédictions de l’oncle Kéraban.
Et, pendant ce temps, que devenait l’ami Van Mitten?
L’ami Van Mitten, devenait, un peu malgré lui, l’heureux fiancé de la noble Saraboul et le piteux beau frère du seigneur Yanar!
Comment eût-il pu résister? D’une part, Kéraban lui répétait qu’il fallait consommer le sacrifice jusqu’au bout, ou bien le juge pourrait les renvoyer tous les trois en prison, – ce qui compromettrait irréparablement l’issue de ce voyage; que ce mariage, s’il était valable en Turquie, où la polygamie est admise, serait radicalement nul pour la Hollande, où Van Mitten était déjà marié; que, par conséquent, il pourrait, à son choix, être monogame dans son pays, ou bigame dans le royaume de Padischah. Mais le choix de Van Mitten était fait: il préférait n’être «game» nulle part.
D’un autre côté, il y avait là un frère et une sœur incapables de lâcher leur proie. Il n’était donc que prudent de les satisfaire, sauf à leur fausser compagnie au delà des rives du Bosphore, – ce qui les empêcherait d’exercer leurs prétendus droits de beau-frère et d’épouse.
Aussi Van Mitten n’entendait-il point résister et s’abandonna-t-il au cour des événements.
Très heureusement, le seigneur Kéraban avait obtenu ceci: c’est qu’avant d’aller achever le mariage à Mossoul, le seigneur Yanar et sa sœur les accompagneraient jusqu’à Scutari, qu’ils assisteraient à l’union d’Amasia et d’Ahmet, et que la fiancée kurde ne repartirait avec son fiancé hollandais que deux ou trois jours après pour le pays de ses ancêtres.
Il faut convenir que Bruno, tout en pensant que son maître n’avait que ce qu’il méritait pour son incroyable faiblesse, ne laissait pas de le plaindre, à le voir tomber sous la coupe de cette terrible femme. Mais, on doit l’avouer aussi, il fut pris d’un fou rire, – fou rire que purent à peine réprimer Kéraban, Ahmet et les deux jeunes filles, – lorsque l’on vit Van Mitten, au moment où la cérémonie des fiançailles allait s’accomplir, affublé du costume de ce pays extravagant.
«Quoi! vous, Van Mitten, s’écria Kéraban, c’est bien vous, ainsi vêtu à l’orientale?
– C’est moi, ami Kéraban.
– En Kurde?
– En Kurde!
– Eh! vraiment, cela ne vous va pas mal, et je suis sûr que, dès que vous y serez habitué, vous trouverez ce vêtement plus commode que vos habits étriqués d’Europe!
– Vous êtes bien bon, ami Kéraban.
– Voyons, Van Mitten, quittez cet air soucieux! Dites-vous que c’est aujourd’hui jour de carnaval et que ce n’est qu’un déguisement pour un mariage en l’air!
– Ce n’est pas le déguisement qui m’inquiète le plus, répondit Van Mitten.
– Et qu’est-ce donc?
– C’est le mariage!
– Bah! mariage provisoire, ami Van Mitten, répondit Kéraban, et madame Saraboul payera cher ses fantaisies de veuve par trop consolable! Oui, quand vous lui apprendrez que ces fiançailles ne vous engagent en rien, puisque vous êtes déjà marié à Rotterdam, quand vous lui donnerez congé en bonne forme, je veux être là, Van Mitten! En vérité! il ne peut pas être permis d’épouser les gens malgré eux! C’est déjà beaucoup quand ils veulent bien y consentir!»
Toutes ces raisons aidant, le digne Hollandais avait fini par accepter la situation. Le mieux, au total, était de la prendre par son côté risible, puisqu’elle prêtait à rire, et de s’y résigner, puisqu’elle sauvegardait les intérêts de tous.
D’ailleurs, ce jour-là, Van Mitten aurait à peine eu le temps de se reconnaître. Le seigneur Yanar et sa sœur n’aimaient décidément pas à laisser languir les choses. Aussitôt pris, aussitôt pendu, et elle était toute prête, cette potence du mariage, à laquelle ils prétendaient attacher ce flegmatique enfant de la Hollande.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que les formalités en usage dans le Kurdistan eussent été, en quoi que ce soit, omises ou seulement négligées. Non! le beau-frère veillait à tout avec un soin particulier, et, dans cette grande cité, les éléments ne manquaient point, qui devaient donner à ce mariage toute la solennité possible.
En effet, parmi la population de Trébizonde, on compte un certain nombre de Kurdes. Parmi eux, le couple Yanar et Saraboul retrouva des connaissances et des amis de Mossoul. Ces gens superbes se firent un devoir d’assister leur noble compatriote en cette occasion qui s’offrait à elle, et pour la quatrième fois, de se consacrer au bonheur d’un époux. Il y eut donc, du côté de la fiancée, tout un clan d’invités à la cérémonie, tandis que Kéraban, Ahmet, leurs compagnons, s’empressaient de figurer à côté du fiancé. Encore faut-il bien comprendre que Van Mitten, sévèrement gardé à vue, ne se trouva jamais seul avec ses amis, depuis ces dernières paroles échangées au moment où il venait de revêtir le costume traditionnel des seigneurs de Mossoul et de Chehrezour.
Un instant, seulement, Bruno put se glisser jusqu’à lui et répéter d’un voix sinistre:
«Prenez garde, mon maître, prenez garde! Vous risquez gros jeu en tout ceci!
– Eh! puis-je faire autrement, Bruno? répondit Van Mitten d’un ton résigné. En tout cas, si c’est une sottise, elle tire mes amis d’embarras, et les suites n’en seront point graves!
– Hum! fit Bruno en hochant la tête, se marier, mon maître, c’est se marier, et…»
Et, comme, sur ce mot, on appela le Hollandais, nul ne saura jamais de quelle façon le fidèle serviteur aurait achevé cette phrase véritablement comminatoire!
Il était midi, au moment où le seigneur Yanar et autres Kurdes de grande mine vinrent chercher le futur qu’ils ne devaient plus quitter jusqu’à la fin de la cérémonie.
Et alors, ce nœud des fiançailles fut noué en grand appareil. Pendant cette opération, il n’y eût pas même à critiquer la tenue des deux conjoints, Van Mitten ne laissant rien paraître d’une certaine inquiétude qui le dominait, la noble Saraboul fière d’enchaîner un homme du nord de l’Europe à une femme du nord de l’Asie! Quelle gloire, en effet, d’avoir allié la Hollande au Kurdistan.
La fiancée était superbe dans son costume de mariage, – un costume qu’évidemment elle emportait en voyage, à tout hasard, – bonne précaution cette fois, on en conviendra. Rien de splendide comme sont «mitan» de drap d’or, dont les manches et le corsage disparaissaient sous des broderies et des passementeries de filigrane! Rien de plus riche que ce châle qui lui serrait à la taille, cet «entari» à raies alternées de lignes de fleurettes et recouverte des mille plis de ces mousselines de Brousse désignées sous le nom de «tchembers!» Rien de plus majestueux que ce «chalwar» en gaze de Salonique, dont les jambes se rattachaient sous le cuir de fines bottes de maroquin brodées de perles! Et ce fez évasé, entouré de «yéminis» aux fleurs voyantes, d’où se développait jusqu’à mi-corps un long «puskul» orné de dentelles d’oya! Et les bijoux, les pendeloques de pièces d’or, tombant sur le front jusqu’aux sourcils, et ces pendants d’oreilles formés de ces petites rosaces, desquels rayonnent des chaînettes supportant un petit croissant d’or, et les agrafes de ceinture en vermeil, et les épingles en filigrane azuré, figurant une palme indienne, et ces colliers irradiants à double rangée, ces «guerdanliks» composés d’une suite d’agates serties en griffes, gravées chacune du nom d’un iman! Non! jamais plus belle fiancée ne s’était vue marchant dans les rues de Trébizonde, et en cette circonstance, elles auraient dû être recouvertes d’un tapis de pourpre, comme elles le furent jadis à la naissance de Constantin Porphyrogénète!
Mais si la noble Saraboul était superbe, le seigneur Van Mitten, lui, était magnifique, et son ami Kéraban ne lui ménagea pas des compliments, qui ne pouvaient être ironiques de la part d’un vieux croyant resté fidèle au vêtement oriental.
Il faut en convenir, ce costume donnait à Van Mitten une tournure martiale, un air hautain, une physionomie avantageuse, quelque chose de farouche, enfin, peu en rapport avec son tempérament de négociant rotterdamois! Et comment en eût-il été autrement avec ce léger manteau do mousseline chargé d’applications de cotonnade, ce large pantalon de satin rouge qui se perdait dans des bottes de cuir, éperonnées, ergotées et treillissées d’or sous les mille plis de leur tige, cette robe ouverte dont les manches se déroulaient jusqu’à terre, et ce fez, orné de «yéminis», et ce «puskul», dont la grosseur invraisemblable indiquait le rang qu’allait bientôt occuper au Kurdistan l’époux de la noble Saraboul?
Le grand bazar de Trébizonde avait fourni tous ces ajustements, qui, faits sur mesure, n’auraient pas plus élégamment vêtu Van Mitten. Il avait procuré aussi ces armes merveilleuses, dont le fiancé portait tout un arsenal au châle brodé, soutaché, passementé, qui lui serrait la taille: poignant damasquinés, avec manche en jade vert et lame en damas à double tranchant, pistolets à crosse d’argent gravés comme un collier d’idole, sabre à lame courte, au tranchant taillé en dents de scie avec poignée noire ornée d’un quadrillé en argent et pommeau à rondelle, et enfin une arme d’hast en acier avec reliefs en méplat gravés et dorés et finissant en lame ondulée comme le fer des anciens fauchards!
Ah! le Kurdistan peut sans crainte déclarer la guerre à la Turquie! Ce ne sont pas de pareils guerriers que les armées du Padischah pourront jamais vaincre! Pauvre Van Mitten, qui eût dit qu’un jour tu aurais été affublé de la sorte! Heureusement, comme le répétait le seigneur Kéraban, et, après lui, son neveu Ahmet, et après Ahmet, Amasia et Nedjeb, et après elle, tous, excepté Bruno:
«Bah! c’est pour rire!»
Pendant la cérémonie des fiançailles, les choses se passeront le plus convenablement du monde. Si ce n’est que le fiancé fut trouvé un peu froid par son terrible beau-frère et par sa non moins terrible sœur, tout alla bien.
A Trébizonde, il ne manquait pas de juges, faisant fonctions d’officiers ministériels, qui eussent réclamé l’honneur d’enregistrer un pareil contrat, – d’autant plus que cela n’allait pas sans quelque profit; – mais ce fut le magistrat même dont on avait pu apprécier la sagacité dans l’affaire du caravansérail de Rissar qui fut chargé de cette honorable tâche et de complimenter, en bons termes, les futurs époux.
Puis, après la signature du contrat, les deux fiancés et leur suite, au milieu d’un immense concours de populaire, se transportèrent à la ville close, dans une mosquée qui fut autrefois une église byzantine, et dont les murailles sont décorées de curieuses mosaïques. Là, retentirent certains chants kurdes, qui sont plus expressifs, plus mélodieux, plus artistiques enfin, par leur couleur et leur rhythme, que les chants turcs ou arméniens. Quelques instruments, dont la sonorité se rapproche d’un simple cliquetis métallique et que dominait la note aiguë de deux ou trois petites flûtes, joignirent leurs accords bizarres au concert des voix suffisamment rafraîchies pour cette circonstance. Puis, l’iman dit une simple prière, et Van Mitten fut enfin fiancé, bien fiancé, ainsi que le répéta le seigneur Kéraban à la noble Saraboul, – non sans une certaine arrière-pensée, – lorsqu’il lui adressa ses meilleurs compliments.
Plus tard, le mariage devait s’achever au Kurdistan, où de nouvelles fêtes dureraient pendant plusieurs semaines. Là, Van Mitten aurait à se conformer aux coutumes kurdes, – ou, du moins, il devrait essayer de s’y conformer. En effet, lorsque l’épouse arrive devant la maison conjugale, son époux se présente inopinément devant elle, il l’entoure de ses bras, il la prend sur ses épaules, et il la porte ainsi jusqu’à la chambre qu’elle doit occuper. On veut, par là, épargner sa pudeur, car il ne faut point qu’elle semble entrer de son plein gré dans une demeure étrangère. Lorsqu’il en serait à cet heureux moment, Van Mitten verrait à ne rien faire qui pût blesser les usages du pays. Mais heureusement, il en était encore loin.
Ici, les fêtes des fiançailles furent tout naturellement complétées par celles qui se donnaient, fort à propos, pour célébrer la nuit de l’ascension du Prophète, cet eilet-ul-my’râdy, qui a lieu ordinairement le 29 du mois de Redjeb. Cette fois, par suite de circonstances particulières, dues à une concurrence politico-religieuse, une ordonnance du chef des imans du pachalik l’avait fixée à cette date.
Le soir même, dans le plus vaste palais de la ville, magnifiquement disposé a cet effet, des milliers et des milliers de fidèles s’empressaient à une cérémonie qui les avait attirés à Trébizonde de tous les points de l’Asie musulmane.
La noble Saraboul ne pouvait manquer cette occasion de produire son fiancé en public. Quant au seigneur Kéraban, à son neveu, aux deux jeunes filles, à leurs serviteurs, que pouvaient-ils faire de mieux, pour passer les quelques heures de la soirée, que d’assister en grand apparat à ce merveilleux spectacle?
Merveilleux, en effet, et comment ne l’eût-il pas été dans ce pays de l’Orient, où tous les rêves de ce monde se transforment en réalités dans l’autre! Ce qu’allait être cette fête donnée en l’honneur du Prophète, il serait plus facile au pinceau de le représenter, en employant tous les tons de la palette, qu’à la plume de le décrire, même en empruntant les cadences, les images, les périodes des plus grands poètes du monde!
«La richesse est aux Indes, dit un proverbe turc, l’esprit en Europe, la pompe chez les Ottomans!»
Et ce fut réellement au milieu d’une pompe incomparable que se déroulèrent les péripéties d’une poétique affabulation, à laquelle les plus gracieuses filles de l’Asie Mineure prêtèrent le charme de leurs danses et l’enchantement de leur beauté. Elle reposait sur cette légende, imitée de la légende chrétienne, que, jusqu’à sa mort, arrivée en l’an dixième de l’Hégire, – six cent trente-deux ans après l’ère nouvelle, – ce paradis était fermé à tous les fidèles, endormis dans le vague des espaces, en attendant l’arrivée du Prophète. Ce jour-là, il apparaissait à cheval sur «el-borak», l’hippogryphe qui l’attendait à la porte du temple de Jérusalem; puis, son tombeau miraculeux, quittant la terre, montait à travers les cieux et restait suspendu entre le zénith et le nadir, au milieu des splendeurs du paradis de l’Islam. Tous se réveillaient alors pour rendre hommage au Prophète; la période de l’éternel bonheur promis aux croyants, commençait enfin, et Mahomet s’élevait dans une apothéose éblouissante, pendant laquelle les astres du ciel arabique, sous la forme de houris innombrables, gravitaient autour du front resplendissant d’Allah!
En un mot, cette fête, ce fut comme une réalisation de ce rêve de l’un des poètes qui a le mieux senti la poésie des pays orientaux, lorsqu’il dit, à propos de ces physionomies extatiques des derviches, emportés dans leurs rondes si étrangement rhythmées:
«Que voyaient-ils en ces visions qui les berçaient? les forêts d’émeraudes à fruits de rubis, les montagnes d’ambre et de myrrhe, les kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de Mahomet!»