Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre X-XII)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Pendant lequel les héros de cette histoire
ne perdent ni un jour ni une heure.
e lendemain, 18 septembre, au moment où le soleil commençait à dorer de ses premiers rayons les plus hauts minarets de la ville, une petite caravane sortait par l’une des portes de l’enceinte fortifiée et jetait un dernier adieu à la poétique Trébizonde.
Cette caravane, en route pour les rives du Bosphore, suivait les chemins du littoral sous la direction d’un guide, dont le seigneur Kéraban avait volontiers accepté les services.
Ce guide, en effet, devait parfaitement connaître cette portion septentrionale de l’Anatolie: c’était un de ces nomades connus dans le pays sous le nom de «loupeurs».
On désigne par ce nom une certaine spécialité de bûcherons, faisant métier de courir les forêts de cette partie de l’Anatolie et de l’Asie Mineure, où croît abondamment le noyer vulgaire. Sur ces arbres poussent des loupes ou excroissances naturelles, d’une remarquable dureté, dont le bois, par cela même qu’il se prête à toutes les exigences de l’outil d’ébéniste, est particulièrement recherché.
Ce loupeur, ayant appris que des étrangers allaient quitter Trébizonde pour se rendre à Scutari, était venu la veille leur offrir ses services. Il avait paru intelligent, très pratique de ces routes, dont il connaissait parfaitement les enchevêtrements multiples. Aussi, après des réponses très nettes aux questions posées par le seigneur Kéraban, le loupeur avait-il été engagé à un bon prix, qui devait être doublé si la caravane atteignait les hauteurs du Bosphore avant douze jours, – dernier délai fixé pour la célébration du mariage d’Amasia et d’Ahmet.
Ahmet, après avoir interrogé ce guide et bien qu’il y eût, dans sa figure froide, dans son attitude réservée, cet on ne sait quoi qui ne prévient guère en faveur des gens, ne jugea pas qu’il y eût lieu de ne point lui accorder confiance. Rien de plus utile, d’ailleurs, qu’un homme connaissant ces régions pour les avoir parcourues toute sa vie, rien de plus rassurant au point de vue d’un voyage qui devait s’exécuter dans les plus grandes conditions de célérité.
Le loupeur était donc le guide du seigneur Kéraban et de ses compagnons. A lui de prendre la direction de la petite troupe. Il choisirait les lieux de halte, il organiserait les campements, il veillerait à la sûreté de tous, et lorsqu’on lui promit de doubler son salaire sous condition d’arriver à Scutari dans les délais voulus:
«Le seigneur Kéraban peut être assuré de tout mon zèle, répondit-il, et puisqu’il me propose double prix pour payer mes services, moi, je m’engage à ne lui rien réclamer si, avant douze jours, il n’est pas de retour à sa villa de Scutari.
– Par Mahomet, voilà un homme qui me va! dit Kéraban, lorsqu’il rapporta ce propos à son neveu.
– Oui, répondit Ahmet, mais, si bon guide qu’il soit, mon oncle, n’oublions pas qu’il ne faut pas s’aventurer imprudemment sur ces routes de l’Anatolie!
– Ah! toujours tes craintes!
– Oncle Kéraban, je ne nous croirai véritablement à l’abri de toute éventualité, que lorsque nous serons à Scutari…
– Et que tu seras marié! Soit! répondit Kéraban en serrant la main d’Ahmet. Eh bien, dans douze jours, je te le promets, Amasia sera la femme du plus défiant des neveux…
– Et la nièce du…
– Du meilleur des oncles» s’écria Kéraban, qui termina sa phrase par un bel éclat de rire.
Le matériel roulant de la caravane était ainsi composé: deux «talikas», sorte de calèches assez confortables, qui peuvent se fermer en cas de mauvais temps, avec quatre chevaux, attelés par couple à chaque talika, et deux chevaux de selle. Ahmet avait été trop heureux, même pour un haut prix, de trouver ces véhicules à Trébizonde, ce qui lui permettrait d’achever le voyage dans de bonnes condition.
Le seigneur Kéraban, Amasia et Nedjeb avaient pris place dans la première talika, dont Nizib occupait le siège de derrière. Au fond de la seconde trônait la noble Saraboul, auprès de son fiancé et en face de son frère, avec Bruno, faisant office de valet de pied.
Un des chevaux de selle était monté par Ahmet, l’autre par le guide, qui tantôt galopait aux portières des talikas, conduites en poste, tantôt éclairait la route par quelque pointe en avant.
Comme le pays pouvait ne pas être très sur, les voyageurs s’étaient munis de fusils et de revolvers, sans compter les armes qui figuraient d’ordinaire aux ceintures du seigneur Yanar et de sa sœur, et les fameux pistolets râteurs du seigneur Kéraban. Ahmet, bien que le guide lui assurât qu’il n’y avait rien à craindre sur ces routes, avait voulu se précautionner contre toute agression.
En somme, deux cents lieues environ a faire en douze jours avec ces moyens de transport, même sans relayer dans une contrée où les maisons de poste étaient rares, même en laissant aux chevaux le repos de chaque nuit, il n’y avait rien là qui fût absolument difficile. Donc, à moins d’accidents imprévus ou improbables, ce voyage circulaire devait s’achever dans les délais voulus.
Le pays qui s’étend depuis Trébizonde jusqu’à Sinope est appelé Djanik par les Turcs. C’est au delà que commence l’Anatolie proprement dite, l’ancienne Bithynie, devenue l’un des plus vastes pachaliks de la Turquie d’Asie, qui comprend la partie ouest de l’ancienne Asie Mineure avec Koutaieh pour capitale et Brousse, Smyrne, Angora, etc., pour principales villes.
La petite caravane, partie à six heures du matin de Trébizonde, arrivait à neuf heures à Platana, après une étape de cinq lieues.
Platana, c’est l’ancienne Hermouassa. Pour l’atteindre, il faut traverser une sorte de vallée, où poussent l’orge, le blé, le maïs, où se développent de magnifiques plantations de tabac qui y réussissent merveilleusement. Le seigneur Kéraban ne put se retenir d’admirer les produits de cette solanée d’Asie, dont les feuilles, scellées sans aucune préparation, deviennent d’un jaune d’or. Très probablement, son correspondant et ami Van Mitten n’eût pas contenu davantage les élans de son admiration, s’il ne lui avait été défendu de rien admirer en dehors de la noble Saraboul.
Dans toute cette contrée s’élèvent de beaux arbres, des abiès, des pins, des hêtres comparables aux plus majestueux du Holstein et du Danemark, des noisetiers, des groseilliers, des framboisiers sauvages. Bruno, non sans un certain sentiment d’envie, put observer aussi que les indigènes de ce pays, même en bas âge, avaient déjà de gros ventres, – ce qui était bien humiliant pour un Hollandais réduit à l’état de squelette.
A midi, on dépassait la petite bourgade de Fol en laissant sur la gauche les premières ondulations des Alpes Pontiques. A travers les chemins se croisaient, allant vers Trébizonde ou en revenant, des paysans vêtus d’étoffes de grosse laine brune, coiffés du fez ou du bonnet de peau de mouton, accompagnés de leurs femmes, qui s’enveloppaient de morceaux de cotonnades rayées, bien apparentes sur leurs jupons de laine rouge.
Tout ce pays était un peu celui de Xénophon, illustré par sa fameuse retraite des Dix Mille. Mais l’infortuné Van Mitten le traversait sous le regard menaçant de Yanar, sans même avoir le droit de consulter son guide! Aussi avait-il donné l’ordre à Bruno de le consulter pour lui et de prendre quelques notes au vol. Il est vrai que Bruno songeait à tout autre chose qu’aux exploits du général grec, et voilà pourquoi, en sortant de Trébizonde, il avait négligé de montrer à son maître cette colline qui domine la côte, et du haut de laquelle les Dix Mille, revenant des provinces Macroniennes, saluèrent de leurs enthousiastes cris les flots de la mer Noire. En vérité, cela n’était pas d’un fidèle serviteur.
Le soir, après une journée d’une vingtaine de lieues, la caravane s’arrêtait et couchait à Tireboli. Là, le «caïwak», fait avec la caillette des agneaux sorte de crème obtenue par l’attiédissement du lait, «yaourk», fromage fabriqué avec du lait aigri au moyen de présure, furent sérieusement appréciés de voyageurs qu’une longue route avait mis en appétit. D’ailleurs, le mouton, sous toutes ses formes, ne manquait point au repas, et Nizib put s’en régaler, sans craindre d’enfreindre la loi musulmane. Bruno, cette fois, ne put lui chicaner sa part du souper.
Cette petite bourgade, qui n’est même qu’un simple village, fut quittée dès le matin du 19 septembre. Dans la journée, on dépassa Zèpe et son port étroit, où peuvent s’abriter seulement trois ou quatre bâtiments de commerce d’un médiocre tirant d’eau. Puis, toujours sous la direction du guide, qui, sans contredit, connaissait parfaitement ces routes à peine tracées quelquefois au milieu de longues plaines, on arrivait très tard a Kérésoum, après une étape de vingt-cinq lieues.
Kérésoum est bâtie au pied d’une colline, dans un double escarpement de la côte. Cette ancienne Pharnacea, où les Dix Mille s’arrêtèrent pendant dix jours pour y réparer leurs forces, est très pittoresque avec les ruines de son château qui dominent l’entrée du port.
Là, le seigneur Kéraban aurait pu aisément faire une ample provision de tuyaux de pipe en bois de cerisier, qui sont l’objet d’un important commerce. En effet, le cerisier abonde sur cette partie du pachalik, et Van Mitten crut devoir raconter à sa fiancée ce grand fait historique: c’est que ce fut précisément de Kérésoum que le proconsul Lucullus envoya les premiers cerisiers qui furent acclimatés en Europe.
Saraboul n’avait jamais entendu parler du célèbre gourmet et ne parut prendre qu’un médiocre intérêt aux savantes dissertations de Van Mitten. Celui-ci, toujours sous la domination de cette altière personne, faisait bien le plus triste Kurde qu’on pût imaginer. Et cependant, son ami Kéraban, sans qu’on put deviner s’il plaisantait ou non, ne cessait de le féliciter sur la façon dont il portait son nouveau costume, – ce qui faisait hausser les épaules à Bruno.
«Oui, Van Mitten, oui! répétait Kéraban, cela vous va parfaitement, cette robe, ce chalwar, ce turban et, pour être un Kurde au complet, il ne vous manque plus que de grosses et menaçantes moustaches, telles qu’en porte le seigneur Yanar!
– Je n’ai jamais eu de moustaches, répondit Van Mitten.
– Vous n’avez pas de moustaches? s’écria Saraboul.
– Il n’a pas de moustaches? répéta le seigneur Yanar du ton le plus dédaigneux.
– A peine, du moins, noble Saraboul!
– Eh bien, vous en aurez, reprit l’impérieuse Kurde, et je me charge, moi, de vous les faire pousser!
– Pauvre monsieur Van Mitten! murmurait alors la jeune Amasia, en le récompensant d’un bon regard.
– Bon! tout cela finira par un éclat de rire» répétait Nedjeb, tandis que Bruno secouait la tête comme un oiseau de mauvais augure.
Le lendemain, 20 septembre, après avoir suivi l’amorce d’une voie romaine que Lucullus fit construire, dit-on, pour relier l’Anatolie aux provinces arméniennes, la petite troupe, très favorisée par le temps, laissait en arrière le village d’Aptar, puis, vers midi, la bourgade d’Ordu. Cette étape côtoyait la lisière de forêts superbes, qui s’étagent sur les collines, dans lesquelles abondent les essences les plus variées, chênes, charmes, ormes, érables, platanes, pruniers, oliviers d’une espèce bâtarde, genévriers, aulnes, peupliers blancs, grenadiers, mûriers blancs et noirs, noyers et sycomores. Là, la vigne, d’une exubérance végétale qui en fait comme le lierre des pays tempérés, enguirlande les arbres jusqu’à leurs plus hautes cimes. Et cela, sans parler des arbustes, aubépines, épines-vinettes, coudriers, viornes, sureaux, néfliers, jasmins, tamaris, ni des plantes les plus variées, safrans a fleurs bleues, iris, rhododendrons, scabieuses, narcisses jaunes, asclépiades, mauves, centaurées, giroflées, clématites orientales, etc. et tulipes sauvages, oui, jusqu’à des tulipes! que Van Mitten ne pouvait regarder sans que tous les instincts de l’amateur ne se réveillassent en lui, bien que la vue de ces plantes fût plutôt de nature à évoquer quelque déplaisant souvenir de sa première union! Il est vrai, l’existence de l’autre madame Van Mitten était maintenant une garantie contre les prétentions matrimoniales de la seconde. Il était heureux, ma foi, et dix fois heureux que le digne Hollandais fût déjà marié en première noce!
Le cap Jessoun Bouroun une fois dépassé, le guide dirigea la caravane à travers les ruines de l’antique ville de Polemonium, vers la bourgade de Fatisa, où voyageurs et chevaux dormirent d’un bon sommeil pendant toute la nuit.
Ahmet, l’esprit toujours en éveil, n’avait jusque-là rien surpris de suspect. Cinquante et quelques lieues venaient d’être franchies depuis Trébizonde pendant lesquelles aucun danger n’avait paru menacer le seigneur Kéraban et ses compagnons. Le guide, peu communicatif de sa nature, s’était toujours tiré d’affaire, pendant les cheminements et les haltes, avec intelligence et sagacité. Et cependant, Ahmet éprouvait pour cet homme une certaine défiance qu’il ne pouvait maîtriser. Aussi ne négligeait-il rien de ce qui devait assurer la sécurité de tous, et veillait-il au salut commun, sans en rien laisser voir.
Le 21, dès l’aube, on quittait Fatisa. Vers midi, on laissait sur la droite le port d’Ounièh et ses chantiers de construction, à l’embouchure de l’ancien Oenus. Puis, la route se développa à travers d’immenses plaines de chanvre jusqu’aux bouches du Tcherchenbèb, où la légende a placé une tribu d’Amazones, de manière à contourner des caps et des promontoires couverts de ruines, comme tous ceux de cette côte si curieusement historique. Le bourg de Terme fût dépassé dans l’après-midi, et, le soir, Sansoun, une ancienne colonie athénienne, servit de lieu de halte pour la nuit.
Sansoun est une des plus importantes échelles de ce levant de la mer Noire, bien que sa rade soit peu sûre et son port insuffisamment profond à l’embouchure de l’Ékil-Irmak. Cependant, le commerce y est assez actif et expédie jusqu’à Constantinople des cargaisons de melons d’eau qui, sous le nom d’arbouses, croissent abondamment dans les environs. Un vieux fort, pittoresquement bâti sur la côte, ne la défendrait que très imparfaitement contre une attaque par mer.
Dans l’état d’amaigrissement où se trouvait Bruno, il lui sembla que ces arbouses, trop aqueuses, dont le seigneur Kéraban et ses compagnons se régalèrent, ne seraient point de nature à le fortifier, et il refusa d’en manger. Le fait est que le brave garçon, quoique très éprouvé déjà dans son embonpoint, trouvait encore le moyen de maigrir, et Kéraban lui-même fut obligé de le reconnaître.
«Mais, lui disait-il en manière de consolation, nous approchons de l’Égypte, et là, s’il lui plaît, Bruno pourra faire un trafic avantageux de sa personne!
– Et de quelle façon?… demandait Bruno.
– En se vendant comme momie!»
Si ces propos déplaisaient à l’infortuné serviteur, s’il souhaitait au seigneur Kéraban quelque aventure plus déplorable encore que le second mariage de son maître, cela va de soi.
«Mais vous verrez qu’il ne lui arrivera rien, à ce Turc, murmurait-il, et que toute la malechance sera pour des chrétiens comme nous!»
Et, en vérité, le seigneur Kéraban se portait à merveille, sans compter que sa belle humeur ne tarissait plus, depuis qu’il voyait ses projets s’accomplir dans les meilleures conditions de temps et de sécurité.
Ni le village de Militsch, ni le Kysil, qui fut passé sur un pont de bateaux pendant la journée du 22 septembre, ni Gerse où on arriva le lendemain, vers midi, ni Tschobanlar, n’arrêtèrent les attelages, si ce n’est le temps nécessaire à leur donner quelque repos. Cependant, le seigneur Kéraban eût aimé à visiter, ne fût-ce que pendant quelques heures, Bafira ou Bafra, située un peu en arrière, où se fait un grand commerce de ces tabacs, dont les «tays» ou paquets, ficelés entre de longues lattes, avaient si souvent rempli ses magasins de Constantinople; mais il eût fallu faire un détour d’une dizaine de lieues, et il lui parut sage de ne point allonger une route longue encore.
Le 23, au soir, la petite caravane arrivait sans encombre à Sinope, sur la frontière de l’Anatolie proprement dite.
Encore une échelle importante du Pont-Euxin, cette Sinope, assise sur son isthme, l’antique Sinope de Strabon et de Polybe. Sa rade est toujours excellente, et elle construit des navires avec les excellents bois des montagnes d’Aio-Antonio, qui s’élèvent aux environs. Elle possède un château enfermé dans une double enceinte, mais ne compte que cinq cents maisons au plus et à peine cinq à six mille âmes.
Ah! pourquoi Van Mitten n’était-il pas né deux à trois mille ans plus tôt! Combien il eût admiré cette ville célèbre, dont on attribue la fondation aux Argonautes, qui devint si importante sous une colonie milésienne, qui mérita d’être appelée la Carthage du Pont-Euxin, dont les vaisseaux couvrirent la mer Noire au temps des Romains, et qui finit par être cédée à Mahomet II «parce qu’elle plaisait beaucoup à ce Commandeur des Croyants!» Mais il était trop tard pour en retrouver toutes les splendeurs écroulées, dont il ne reste plus que des fragments de corniches, de frontons, de chapiteaux de divers styles. Il faut d’ailleurs observer que, si cette cité tire son nom de Sinope, fille d’Asope et de Methone, qui fut enlevée par Apollon et conduite en cet endroit, cette fois, c’était la nymphe qui enlevait l’objet de sa tendresse et que cette nymphe avait nom Saraboul! Ce rapprochement fut fait par Van Mitten, non sans quelque serrement de cœur.
Cent vingt-cinq lieues environ séparent Sinope de Scutari. Il restait au seigneur Kéraban sept jours seulement pour les faire. S’il n’était pas en retard, il n’était point en avance non plus. Il convenait donc de ne pas perdre un instant.
Le 24, au soleil levant, on quitta Sinope pour suivre les détours du rivage anatolien. Vers dix heures, la petite troupe atteignait Istifan, à midi, la bourgade d’Apana, et le soir, après une journée de quinze lieues, elle s’arrêtait à Ineboli, dont la rade foraine, battue par tous les vents, est peu sûre pour les bâtiments de commerce.
Ahmet proposa alors de ne prendre là que deux heures de repos et de voyager le reste de la nuit. Douze heures gagnées valaient bien quelque surcroît de fatigue. Le seigneur Kéraban accepta donc la proposition de son neveu. Personne ne réclama, – pas même Bruno. D’ailleurs, Yanar et Saraboul, eux aussi, avaient quelque hâte d’être arrivés sur les rives du Bosphore pour reprendre le chemin du Kurdistan, et Van Mitten une hâte non moins grande, mais pour s’enfuir aussi loin que possible de ce Kurdistan, dont le nom seul lui faisait horreur!
Le guide ne fit aucune opposition à ce projet et se déclara prêt à partir dès qu’on le voudrait. De nuit comme de jour, la route n’était pas pour l’embarrasser, et ce loupeur, habitué à marcher par instinct au milieu de forêts épaisses, ne pouvait être gêné de se reconnaître sur des chemins qui suivaient la côte.
On partit donc, à huit heures du soir, par une belle lune, pleine et brillante, qui s’éleva dans l’est sur un horizon de mer, peu après le coucher du soleil. Amasia, Nedjeb et le seigneur Kéraban, la noble Saraboul, Yanar et Van Mitten, étendus dans leurs calèches, se laissèrent endormir au trot des chevaux qui se maintinrent à une bonne allure.
Ils ne virent donc rien du cap Kerembé, entourbillonné d’oiseaux de mer, dont les cris assourdissants remplissaient l’espace. Le matin, ils dépassaient Timlé, sans qu’aucun incident eût troublé leur voyage; puis, ils atteignaient Kidros, et, le soir, venaient faire halte pour toute la nuit à Amastra. Ils avaient bien droit à quelques heures de repos, après une traite de plus de soixante lieues, enlevées en trente-six heures.
Peut-être Van Mitten, – car il faut toujours en revenir à cet excellent homme, préalablement nourri des lectures de son guide, – peut-être Van Mitten, s’il eût été libre de ses actes, si le temps et l’argent ne lui eussent pas manqué, peut-être eût-il fait fouiller le port d’Amastra pour y rechercher un objet dont aucun antiquaire n’oserait contester la valeur archéologique.
Personne n’ignore, en effet, que, deux cent quatre-vingt-dix ans avant Jésus-Christ, la reine Amastris, la femme de Lysimachus, un des capitaines d’Alexandre, la célèbre fondatrice de cette ville, fut enfermée dans un sac de cuir, puis jetée par ses frères dans les eaux mêmes du port qu’elle avait créé. Or, quelle gloire pour Van Mitten, si, sur la foi de son guide, il eût réussi à repêcher le fameux sac historique! Mais on l’a dit, le temps et l’argent lui faisaient défaut, et, sans confier à personne, – pas même à la noble Saraboul, – le sujet de sa rêverie, il s’en tint à ses regrets d’archéologue.
Le lendemain matin, 26 septembre, cette ancienne métropole des Génois, qui n’est plus aujourd’hui qu’un assez misérable village, où se fabriquent quelques jouets d’enfants, était quittée dès l’aube. Trois ou quatre lieues plus loin, c’était la bourgade de Bartan dont on dépassait les limites, puis, dans l’après-midi, celle de Filias, puis, à la tombée du soir, celle d’Ozina, et, vers minuit enfin, la bourgade d’Éregli.
On s’y reposa jusqu’au petit jour. En somme, c’était peu, car les chevaux, sans parler des voyageurs, commençaient à être sérieusement fatigués par les exigences d’une si longue traite, qui ne leur avait laissé que de rares répits depuis Trébizonde. Mais quatre jours restaient pour atteindre le terme de cet itinéraire, – quatre jours seulement, – les 27, 28, 29 et 30 septembre. Et encore, cette dernière journée, fallait-il la déduire, puisqu’elle devait être employée d’une toute autre façon. Si le 30, dès les premières heures du matin, le seigneur Kéraban et ses compagnons n’apparaissaient pas sur les rives du Bosphore, la situation serait singulièrement compromise. Il n’y avait donc pas un instant à perdre, et le seigneur Kéraban pressa le départ, qui s’effectua au lever du soleil.
Éregli, c’est l’ancienne Héraclée, grecque d’origine. Ce fut autrefois une vaste capitale, dont les murailles en ruines, accotées à des figuiers énormes, indiquent encore le contour. Le port, jadis très important, bien protégé par son enceinte, a dégénéré comme la ville, qui ne compte plus que six à sept mille habitants. Après les Romains, après les Grecs, après les Génois, elle devait tomber sous la domination de Mahomet II, et, de cité qui eut ses jours de splendeur, devenir une simple bourgade, morte à l’industrie, morte au commerce.
L’heureux fiancé de Saraboul aurait encore eu là plus d’une curiosité à satisfaire. N’y a-t-il pas, tout près d’Héraclée, cette presqu’île d’Achérusia, où s’ouvrait, dans une caverne mythologique, une des entrées du Tartare? Diodore de Sicile ne raconte-t-il pas que c’est par cette ouverture qu’Hercule ramena Cerbère, en revenant du sombre royaume? Mais Van Mitten renferma encore ses désirs au plus profond de son cœur. Et d’ailleurs, ce Cerbère, n’en retrouvait-il pas la fidèle image en ce beau-frère Yanar qui le gardait à vue? Sans doute, le seigneur kurde n’avait pas trois têtes; mais une lui suffisait, et, quand il la redressait d’un air farouche, il semblait que ses dents, apparaissant sous ses épaisses moustaches, allaient mordre comme celles du chien tricéphale que Pluton tenait à la chaîne!
Le 27 septembre, la petite caravane traversa le bourg de Sacaria, puis atteignit vers le soir le cap Kerpe, à l’endroit même où, seize siècles avant, fut tué l’empereur Aurélien. Là, on fit halte pour la nuit, et l’on tint conseil sur la question de modifier quelque peu l’itinéraire, afin d’arriver à Scutari dans les quarante-huit heures, c’est-à-dire dès le matin de la dernière journée marquée pour le retour.
Dans lequel le seigneur Kéraban se range à l’avis du guide,
un peu contre l’opinion de son neveu Ahmet.
oici, en effet, une proposition qui avait été faite par le guide, et dont l’opportunité méritait d’être prise en considération.
Quelle distance séparait encore les voyageurs des hauteurs de Scutari? Environ une soixantaine de lieues? Combien de temps restait-il pour la franchir? Quarante-huit heures. C’était peu, si les attelages se refusaient à marcher pendant la nuit.
Eh bien, en abandonnant une route que les sinuosités de la côte allongent sensiblement, en se jetant à travers cet angle extrême de l’Anatolie, compris entre les rives de la mer Noire et les rives de la mer de Marmara, en un mot, en coupant au plus court, on pouvait abréger l’itinéraire d’une bonne douzaine de lieues.
«Voici donc, seigneur Kéraban, le projet que je vous propose, dit le guide de ce ton froid qui le caractérisait, et j’ajouterai que je vous engage vivement à l’accepter.
– Mais les routes du littoral ne sont-elles pas plus sûres que celles de l’intérieur? demanda Kéraban.
– Il n’y a pas plus de dangers à redouter à l’intérieur que sur les côtes, répondit le guide.
– Et vous connaissez bien ces chemins que vous nous offrez de prendre? reprit Kéraban.
– Je les ai parcourus vingt fois, répliqua le guide, lorsque j’exploitais ces forêts de l’Anatolie.
– Il me semble qu’il n’y a pas à hésiter, dit Kéraban, et qu’une douzaine de lieues à économiser sur ce qui nous reste à faire, cela vaut la peine qu’on modifie sa route.»
Ahmet écoutait sans rien dire.
«Qu’en penses-tu, Ahmet?» demanda le seigneur Kéraban en interpellant son neveu.
Ahmet ne répondit pas. Il avait certainement des préventions contre ce guide, – préventions qui, il faut bien l’avouer, s’étaient accrues, non sans raison, à mesure qu’on se rapprochait du but.
En effet, les allures cauteleuses de cet homme, quelques absences inexplicables, pendant lesquelles il devançait la caravane, le soin qu’il prenait de se tenir toujours à l’écart, aux heures de halte, sous prétexte de préparer les campements, des regards singuliers, suspects même, jetés sur Amasia, une surveillance qui semblait plus spécialement porter sur la jeune fille, tout cela n’était pas pour rassurer Ahmet. Aussi ne perdait-il pas de vue ce guide, accepté à Trébizonde sans que l’on sût trop ni qui il était, ni d’où il venait. Mais son oncle Kéraban n’était point homme à partager ses craintes, et il eût été difficile de lui faire admettre pour réel ce qui n’était encore qu’à l’état de pressentiment.
«Eh bien, Ahmet? redemanda Kéraban, avant de prendre un parti sur la nouvelle proposition du guide, j’attends la réponse! Que penses-tu de cet itinéraire?
– Je pense, mon oncle, que, jusqu’ici, nous nous sommes bien trouvés de suivre les bords de la mer Noire, et qu’il y aurait peut-être imprudence à les abandonner.
– Et pourquoi! Ahmet, puisque notre guide connaît parfaitement ces routes de l’intérieur qu’il nous propose de suivre? D’ailleurs, l’économie de temps en vaut la peine!
– Nous pouvons, mon oncle, en surmenant quelque peu nos attelages, regagner aisément…
– Bon, Admet, tu parles ainsi parce que Amasia nous accompagne! s’écria Kéraban. Mais si, maintenant, elle était à nous attendre à Scutari, tu serais le premier à presser notre marche!
– C’est possible, mon oncle!
– Eh bien, moi, qui prends en mains tes intérêts, Ahmet, je pense que plus tôt nous arriverons, mieux cela vaudra! Nous sommes toujours à la merci d’un retard, et, puisque nous pouvons gagner douze lieues en changeant notre itinéraire, il n’y a pas a hésiter!
– Soit, mon oncle, répondit Ahmet. Puisque vous le voulez, je ne discuterai pas à ce sujet…
– Ce n’est pas parce que je le veux, mais parce que les arguments te manquent, mon neveu, et que j’aurais trop beau jeu à te battre.»
Ahmet ne répondit pas. En tout cas, le guide put être convaincu que le jeune homme ne voyait pas, sans quelque arrière-pensée, cette modification proposée par lui. Leurs regards se croisèrent un instant à peine; mais cela leur suffit «à se tâter», comme on dit en langage d’escrime. Aussi, ce ne fut plus seulement sur ses gardes, mais «en garde» qu’Ahmet résolut de se tenir. Pour lui, le guide était un ennemi, n’attendant que l’occasion de l’attaquer traîtreusement.
Du reste, la détermination d’abréger le voyage ne pouvait que plaire à des voyageurs qui n’avaient guère chômé depuis Trébizonde. Van Mitten et Bruno avaient hâte d’être à Scutari pour liquider une situation pénible, le seigneur Yanar et la noble Saraboul pour revenir au Kurdistan avec leur beau-frère et fiancé sur les paquebots du littoral, Amasia pour être enfin, unie à Ahmet, et Nedjeb pour assister aux fêtes de ce mariage!
La proposition fut donc bien accueillie. On résolut de se reposer pendant cette nuit du 27 au 28 septembre, afin de fournir une bonne et longue étape pendant la journée suivante.
Toutefois il y eut quelques précautions à prendre, qui furent indiquées par le guide. Il importait, en effet, de se munir de provisions pour vingt-quatre heures, car la région à traverser manquait de bourgades et de villages. On ne trouverait ni khans, ni doukhans, ni auberges sur la route. Donc, nécessité de s’approvisionner de manière à suffire à tous les besoins.
On put heureusement se procurer ce qui était nécessaire, au cap Kerpe, en le payant d’un bon prix, et même faire acquisition d’un âne pour porter ce surcroît de charge.
Il faut le dire, le seigneur Kéraban avait un faible pour les ânes, – sympathie de têtu à têtu, sans doute, – et celui qu’il acheta au cap Kerpe lui plut tout particulièrement.
C’était un animal de petite taille, mais vigoureux, pouvant porter la charge d’un cheval, soit environ quatre-vingt-dix «oks», ou plus de cent kilogrammes, – un de ces ânes comme on en rencontre par milliers dans ces régions de l’Anatolie, où ils transportent des céréales jusqu’aux divers ports de la côte.
Ce frétillant et alerte baudet avait les narines fendues artificiellement, ce qui permettait de le débarrasser avec plus de facilité des mouches qui s’introduisaient dans son nez. Cela lui donnait un air tout réjoui, une sorte de physionomie gaie, et il eut mérité d’être nommé «l’âne qui rit!» Bien différent de ces pauvres petits animaux dont parle Th. Gautier, lamentables bêtes «aux oreilles flasques, à l’échiné maigre et saigneuse», il devait probablement être aussi entêté que le seigneur Kéraban, et Bruno se dit que celui-ci avait peut-être trouvé là son maître.
Quant aux provisions, quartier de mouton que l’on ferait cuire sur place, «bourghoul», sorte de pain fabriqué avec du froment préalablement séché au four et additionné de beurre, c’était tout ce qu’il fallait pour un aussi court trajet. Une petite charrette à deux roues, à laquelle fut attelé l’âne, devait suffire à les transporter.
Un peu avant le lever du soleil, le lendemain, 28 septembre, tout le monde était sur pied. Les chevaux furent aussitôt attelés aux talikas, dans lesquelles chacun prit sa place accoutumée. Ahmet et le guide, enfourchant leur monture, se mirent en tête de la caravane que précédait l’âne, et l’on se mit en route. Une heure après, la vaste étendue de la mer Noire avait disparu derrière les hautes falaises. C’était une région légèrement accidentée, qui se développait devant les pas des voyageurs.
La journée ne fut pas trop pénible, bien que la viabilité des routes laissât à désirer, – ce qui permit au seigneur Kéraban de reprendre la litanie de ses lamentations contre l’incurie des autorités ottomanes.
«On voit bien, répétait-il, que nous nous rapprochons de leur moderne Constantinople!
– Les routes du Kurdistan valent infiniment mieux! fit observer le seigneur Yanar.
– Je le crois volontiers, répondit Kéraban, et mon ami Van Mitten n’aura pas même à regretter la Hollande sous ce rapport!
– Sous aucun rapport» répliqua vertement la noble Kurde, dont, à chaque occasion, le caractère impérieux se montrait dans toute sa splendeur.
Van Mitten eût volontiers donné au diable son ami Kéraban, qui semblait vraiment prendre quelque plaisir à le taquiner! Mais, en somme, avant quarante-huit heures, il aurait recouvré sa liberté pleine et entière, et il lui passa ses plaisanteries.
Le soir, la caravane s’arrêta auprès d’un village délabré, un amas de huttes, à peine faites pour abriter des bêtes de somme. Là, végétaient quelques centaines de pauvres gens, vivant d’un peu de laitage, de viandes de mauvaise qualité, d’un pain où il entrait plus de son que de farine. Une odeur nauséabonde emplissait l’atmosphère: c’était celle que dégage en brûlant le «tezek», sorte de tourbe artificielle, composée de fiente et de boue, seul combustible en usage dans ces campagnes et dont sont quelquefois faits les murs mêmes des huttes.
Il était heureux que, d’après les conseils du guide, la question des vivres eût été préalablement réglée. On n’eût rien trouvé dans ce misérable village, dont les habitants auraient été plus près de demander l’aumône que de la faire.
La nuit se passa, sans incidents, sous un hangar en ruines, où gisaient quelques bottes de paille fraîche. Ahmet veilla avec plus de circonspection que jamais, non sans raison. En effet, au milieu de la nuit, le guide quitta le village et s’aventura à quelques centaines de pas en avant.
Ahmet le suivit, sans être vu, et ne rentra au campement qu’au moment où le guide y rentrait lui-même.
Qu’était donc allé faire cet homme au dehors? Ahmet ne put le deviner. Il s’était assuré que le guide n’avait communiqué avec personne. Pas un être vivant ne s’était approché de lui! Pas un cri éloigné n’avait été jeté à travers le calme de la nuit! Pas un signal n’avait été fait en un point quelconque de la plaine!
«Pas un signal?… se dit Ahmet, lorsqu’il eut repris sa place sous le hangar. Mais n’était-ce pas un signal, un signal attendu, ce feu qui a paru un instant au ras de l’horizon dans l’ouest?»
Et alors un fait, dont il n’avait pas d’abord tenu compte, se représenta obstinément à l’esprit d’Ahmet. Il se rappela très nettement que, tandis que le guide se tenait debout sur un exhaussement du sol, un feu avait brillé au loin, puis jeté trois éclats distincts à de courts intervalles, avant de disparaître. Or, ce feu, Ahmet l’avait tout d’abord pris pour un feu de pâtre? Maintenant, dans le silence de la solitude, sous l’impression particulière que donne cette torpeur qui n’est pas du sommeil, il réfléchissait, il le revoyait, ce feu, et il en faisait un signal avec une conviction qui allait au delà d’un simple pressentiment.
«Oui, se dit-il, ce guide nous trahit, c’est évident! Il agit dans l’intérêt de quelque personnage puissant…»
Lequel? Ahmet ne pouvait le nommer! Mais, il le pressentait, cette trahison devait se rattacher à l’enlèvement d’Amasia. Arrachée aux mains de ceux qui avaient commis le rapt d’Odessa, était-elle menacée de nouveaux périls, et maintenant, à quelques journées de marche de Scutari, ne fallait-il pas tout craindre en approchant du but?
Ahmet passa le reste de la nuit dans une extrême inquiétude. Quel parti prendre, il ne le savait. Devait-il, sans plus tarder, démasquer la trahison de ce guide, – trahison qui, dans sa pensée, ne faisait plus aucun doute, – ou attendre, pour le confondre et le punir, qu’il y eût eu quelque commencement d’exécution?
Le jour en reparaissant lui apporta un peu de calme. Il se décida alors à patienter pendant cette journée encore, afin de mieux pénétrer les intentions du guide. Bien résolu à ne plus le perdre de vue un instant, il ne le laisserait pas s’éloigner pendant les marches ni à l’heure des haltes. D’ailleurs, ses compagnons et lui étaient bien armés, et, si le salut d’Amasia n’eût été en jeu, il n’aurait pas craint de résister à n’importe quelle agression.
Ahmet était redevenu maître de lui-même. Son visage ne fit rien paraître de ce qu’il éprouvait, ni au yeux de ses compagnons, ni même à ceux d’Amasia, dont la tendresse pouvait lire plus avant dans son âme, – pas même à ceux du guide, qui, de son côté, ne cessait de l’observer avec une certaine obstination.
La seule résolution que prit Ahmet fut de faire part à son oncle Kéraban des nouvelles inquiétudes qu’il avait conçues, et cela, dès que l’occasion s’en présenterait, dût-il, à cet égard, engager et soutenir la plus orageuse des discussions.
Le lendemain, de grand matin, on quitta ce misérable village. S’il ne se produisait ni trahison ni erreur, cette journée devait être la dernière de ce voyage entrepris pour une satisfaction d’amour, propre par le plus entêté des Osmanlis. En tout cas, elle fut très pénible. Les attelages durent faire les plus grands efforts pour traverser cette partie montagneuse, qui devait appartenir au système orographique des Elken. Rien que de ce chef, Ahmet eut fort à regretter d’avoir accepté une modification de l’itinéraire primitif. Plusieurs fois, il fallut mettre pied à terre pour alléger les voitures. Amasia et Nedjeb montrèrent beaucoup d’énergie pendant ces rudes passages. La noble Kurde ne fut pas au-dessous de ses compagnes. Quant à Van Mitten, le fiancé de son choix, toujours un peu affaissé depuis le départ de Trébizonde, il dut marcher au doigt et à la baguette.
Du reste, il n’y eut aucune hésitation sur la direction à prendre. Évidemment, le guide n’ignorait rien des détours de cette contrée. Il la connaissait à fond, suivant Kéraban. Il la connaissait trop, suivant Ahmet. De là, des compliments de l’oncle, que le neveu ne pouvait accepter pour l’homme dont il suspectait la conduite. Il faut ajouter, d’ailleurs, que, pendant cette journée, celui-ci ne quitta pas un instant les voyageurs, et demeura toujours en tête de la petite caravane.
Les choses semblaient donc aller tout naturellement, à part les difficultés inhérentes à l’état des routes, à leur raideur, lorsqu’elles circulaient au flanc de quelque montagne, aux cahots de leur sol, lorsqu’on les traversait en quelques endroits ravinés par les dernières pluies. Cependant, les chevaux s’en tirèrent, et, comme ce devait être leur dernière étape, on put leur demander un peu plus d’efforts que d’habitude. Ils auraient ensuite tout le temps de se reposer.
Il n’était pas jusqu’au petit âne, qui ne portât allègrement sa charge. Aussi, le seigneur Kéraban l’avait-il pris en amitié.
«Par Allah! il me plaît, cet animal, répétait-il, et, pour mieux narguer les autorités ottomanes, j’ai bonne envie d’arriver, perché sur son dos, aux rives du Bosphore.»
On en conviendra, c’était là une idée, – une idée à la Kéraban! – mais personne ne la discuta, afin que son auteur ne fût point tenté de la mettre à exécution.
Vers neuf heures du soir, après une journée véritablement fatigante, la petite troupe s’arrêta, et, sur le conseil du guide, on s’occupa d’organiser le campement.
«A quelle distance sommes-nous maintenant des hauteurs de Scutari? demanda Ahmet.
– A cinq ou six lieues encore, répondit le guide.
– Alors, pourquoi ne pas pousser plus avant? reprit Ahmet. En quelques heures, nous pourrions être arrivés…
– Seigneur Ahmet, répondit le guide, je ne me soucie pas de m’aventurer, pendant la nuit, dans cette partie de la province, où je risquerais de m’égarer! Demain, au contraire, avec les premières lueurs du jour, je n’aurai rien à craindre, et, avant midi, nous serons arrivés au terme du voyage.
– Cet homme a raison, dit le seigneur Kéraban. Il ne faut pas compromettre la partie par tant de hâte! Campons ici, mon neveu, prenons ensemble notre dernier repas de voyageurs, et, demain, avant dix heures, nous aurons salué les eaux du Bosphore!»
Tous, sauf Ahmet, furent de l’avis du seigneur Kéraban, On se disposa donc à camper dans les meilleures conditions possibles pour cette dernière nuit de voyage.
Du reste, l’endroit avait été bien choisi par le guide. C’était un assez étroit défilé, creusé entre des montagnes qui ne sont plus, à proprement parler, que des collines en cette partie de l’Anatolie occidentale. On donnait à cette passe le nom de gorges de Nérissa. Au fond, de hautes roches se reliaient aux premières assises d’un massif, dont les gradins semi-circulaires s’étageaient sur la gauche. A droite, s’ouvrait une profonde caverne, dans laquelle la petite troupe tout entière pouvait trouver un abri, – ce qui fut constaté après examen de ladite caverne.
Si le lieu était convenable pour une halte de voyageurs, il ne l’était pas moins pour les attelages, aussi désireux do nourriture que de repos. A quelques centaines de pas de là, en dehors de la sinueuse gorge, s’étendait une prairie, où ne manquaient ni l’eau ni l’herbe. C’est là que les chevaux furent conduits par Nizib, qui devait être préposé à leur garde, suivant son habitude pendant les haltes nocturnes.
Nizib se dirigea donc vers la prairie, et Ahmet l’accompagna, afin de reconnaître les lieux et s’assurer que, de ce côté, il n’y avait aucun danger à craindre.
En effet, Ahmet ne vit rien de suspect. La prairie, que fermaient dans l’ouest quelques collines longuement ondulées, était absolument déserte. A sa tombée, la nuit était calme, et la lune, qui devait se lever vers onze heures, allait bientôt l’emplir d’une suffisante clarté. Quelques étoiles brillaient entre de hauts nuages, immobiles et comme endormis dans les hautes zones du ciel. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère, pas un bruit ne se faisait entendre à travers l’espace.
Ahmet observa avec la plus extrême attention l’horizon sur tout son périmètre. Quelque feu, ce soir-là, allait-il apparaître encore à la crête des collines environnantes? Quelque signal serait-il fait que le guide viendrait plus tard surprendre?…
Aucun feu ne se montra sur la lisière de la prairie. Aucun signal ne fut envoyé du lointain de la plaine.
Ahmet recommanda à Nizib de veiller avec la plus grande vigilance. Il lui enjoignit de revenir sans perdre un instant, pour le cas où quelque éventualité se produirait avant que les attelages n’eussent pu être ramenés au campement. Puis, en toute hâte, il reprit le chemin des gorges de Nérissa.
Dans lequel il est rapporta quelques propos échangés
entre la noble Saraboul et son nouveau fiancé.
orsque Ahmet rejoignit ses compagnons, les dernières dispositions, pour souper d’abord, pour dormir ensuite, avaient été convenablement prises. La chambre à coucher, ou plutôt le dortoir commun, c’était la caverne, haute, spacieuse, avec des coins et recoins, où chacun pourrait se blottir à son gré et même à son aise. La salle à manger, c’était cette partie plane du campement, sur laquelle des roches éboulées, des fragments de pierre, pouvaient servir de sièges et de tables.
Quelques provisions avaient été tirées de la charrette traînée par le petit âne, – lequel comptait au nombre des convives, ayant été spécialement invité par son ami le seigneur Kéraban. Un peu de fourrage, dont on avait fait une bonne récolte, lui assurait une suffisante part du festin, et il en trayait de satisfaction.
«Soupons, s’écria Kéraban d’un ton joyeux, soupons, mes amis! Mangeons et buvons à notre aise! Ce sera autant de moins que ce brave âne aura à traîner jusqu’à Scutari.»
Il va sans dire que, pour ce repas en plein air, au milieu de ce campement éclairé de quelques torches résineuses, chacun s’était placé à sa guise. Au fond, le seigneur Kéraban trônait sur une roche, véritable fauteuil d’honneur de cette réunion épulatoire. Amasia et Nedjeb, l’une près de l’autre, comme deux amies, – il n’y avait plus ni maîtresse ni servante, – assises sur de plus modestes pierres, avaient réservé une place à Ahmet, qui ne tarda pas à les rejoindre.
Quant au seigneur Van Mitten, il va de soi qu’il était flanqué, à droite de l’inévitable Yanar, à gauche de l’inséparable Saraboul, et, tous les trois, ils s’étaient attablés devant un gros fragment de roc, que les soupirs du nouveau fiancé auraient dû attendrir.
Bruno, plus maigre que jamais, grignotant et geignant, allait et venait pour les besoins du service.
Non seulement le seigneur Kéraban était de belle humeur, comme quelqu’un à qui tout réussit, mais, suivant son habitude, sa joie s’épanchait en propos plaisants, lesquels visaient plus directement son ami Van Mitten. Oui! il était ainsi fait, que l’aventure matrimoniale arrivée à ce pauvre homme, – par dévouement pour lui et les siens, – ne cessait guère d’exciter sa verve caustique! Dans douze heures, il est vrai, cette histoire aurait pris fin et Van Mitten n’entendrait plus parler ni du frère ni de la sœur kurdes! De là, une sorte de raison que Kéraban se donnait à lui-même pour ne point se gêner à l’égard de son compagnon de voyage.
«Eh bien, Van Mitten, cela va bien, n’est-ce pas? dit-il en se frottant les mains. Vous voilà au comble de vos vœux!… De bons amis vous font cortège!… Une aimable femme, qui s’est heureusement rencontrée sur votre route, vous accompagne!… Allah n’aurait pu faire davantage pour vous, quand bien même vous eussiez été l’un de ses plus fidèles croyants.»
Le Hollandais regarda son ami en allongeant quelque peu les lèvres, mais sans répondre.
«Eh bien, vous vous taisez? dit Yanar.
– Non!… Je parle… je parle en dedans!
– A qui? demanda impérieusement la noble Kurde, qui lui saisit vivement le bras.
– A vous, chère Saraboul,… à vous» répondît sans conviction l’interloqué Van Mitten.
Puis, se levant:
«Ouf!» fit-il.
Le seigneur Yanar et sa sœur, s’étant redressés au même moment, le suivaient dans toutes ses allées et venues.
«Si vous voulez, reprit Saraboul de ce ton doucereux qui ne permet pas la moindre contradiction, si vous le voulez, nous ne passerons que quelques heures à Scutari?
– Si je le veux?…
– N’êtes-vous pas mon maître, seigneur Van Mitten? ajouta l’insinuante personne.
– Oui! murmura Bruno, il est son maître… comme on est le maître d’un dogue qui peut, à chaque instant, vous sauter à la gorge!
– Heureusement, se disait Van Mitten, demain… à Scutari… rupture et abandon!… Mais quelle scène en perspective!»
Amasia le regardait avec un véritable sentiment de commisération, et, n’osant le plaindre à haute voix, elle s’en ouvrait quelquefois à son fidèle serviteur:
«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait-elle à Bruno. Voilà pourtant où l’a mené son dévouement pour nous!
– Et sa platitude envers le seigneur Kéraban! répondait Bruno, qui ne pouvait pardonner à son maître une condescendance poussée à ce degré de faiblesse.
– Eh! dit Nedjeb, cela prouve, au moins, que monsieur Van Mitten a un cour bon et généreux!
– Trop généreux! répliqua Bruno. Au surplus, depuis que mon maître a consenti à suivre le seigneur Kéraban en un pareil voyage, je n’ai cessé de lui répéter qu’il lui arriverait malheur tôt ou tard! Mais un malheur pareil! Devenir le fiancé, ne fût-ce que pour quelques jours, de cette Kurde endiablée! Jamais je n’aurais pu imaginer cela… non! jamais! La première madame Van Mitten était une colombe en comparaison de la seconde.»
Cependant, le Hollandais s’était assis à une autre place, toujours flanqué de ses deux garde-du-corps, lorsque Bruno vint lui offrir quelque nourriture; mais Van Mitten ne se sentait pas en appétit.
«Vous ne mangez pas, seigneur Van Mitten? lui dit Saraboul, qui le regardait entre les deux yeux.
– Je n’ai pas faim!
– Vraiment, vous n’avez pas faim! répliqua le seigneur Yanar. Au Kurdistan on a toujours faim… même après les repas!
– Ah! au Kurdistan?… répondit Van Mitten en avalant les morceaux doubles, – par obéissance.
– Et buvez! ajouta la noble Saraboul.
– Mais, je bois… je bois vos paroles!»
Et il n’osa pas ajouter:
«Seulement, je ne sais pas si c’est bon pour l’estomac!
– Buvez, puisqu’on vous le dit! reprit le seigneur Yanar.
– Je n’ai pas soif!
– Au Kurdistan, on a toujours soif… même après les repas.»
Pendant ce temps, Ahmet, toujours en éveil, observait attentivement le guide.
Cet homme, assis à l’écart, prenait sa part du repas, mais il ne pouvait dissimuler quelques mouvements d’impatience. Du moins, Ahmet crut le remarquer. Et comment eût-il pu en être autrement? A ses yeux, cet homme était un traître! Il devait avoir hâte que tous ses compagnons et lui eussent cherché refuge dans la caverne, où le sommeil les livrerait sans défense, à quelque agression convenue! Peut-être même le guide aurait-il voulu s’éloigner pour quelque secrète machination; mais il n’osait, en présence d’Ahmet, dont il connaissait les défiances.
«Allons, mes amis, s’écria Kéraban, voilà un bon repas pour un repas en plein air! Nous aurons bien réparé nos forces avant notre dernière étape! N’est-il pas vrai, ma petite Amasia?
– Oui, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille! D’ailleurs, je suis forte, et s’il fallait recommencer ce voyage?…
– Tu le recommencerais?…
– Pour vous suivre.
– Surtout après avoir fait une certaine halte a Scutari! s’écria Kéraban avec un bon gros rire, une halte comme notre ami Van Mitten en a fait une à Trébizonde!
– Et, par-dessus le marché, il me plaisante!» murmurait Van Mitten.
Il enrageait, au fond, mais n’osait répondre en présence de la trop nerveuse Saraboul.
«Ah! reprit Kéraban, le mariage d’Ahmet et d’Amasia, ce ne sera peut-être pas si beau que les fiançailles de notre ami Van Mitten et de la noble Kurde! Sans doute, je ne pourrai pas leur offrir une fête au Paradis de Mahomet, mais nous ferons bien les choses, comptez sur moi! Je veux que tout Scutari soit convié à la noce, et que nos amis de Constantinople emplissent les jardins de la villa!
– Il ne nous en faut pas tant! répondit la jeune fille.
– Oui!… oui!… chère maîtresse! s’écria Nedjeb.
– Et si je le veux, moi!… si je le veux!… ajouta le seigneur Kéraban. Est-ce que ma petite Amasia voudrait me contrarier?
– Oh! seigneur Kéraban!
– Eh bien, reprit l’oncle en levant son verre, au bonheur de ces jeunes gens qui méritent si bien d’être heureux!
– Au seigneur Ahmet!… A la jeune Amasia!… répétèrent d’une commune voix tous ces convives en belle humeur.
– Et à l’union, ajouta Kéraban, oui!… à l’union du Kurdistan et de la Hollande!»
Sur cette «santé», portée d’une voix joyeuse, devant toutes ces mains tendues vers lui, le seigneur Van Mitten, bon gré mal gré, dut s’incliner en manière de remerciement et boire à son propre bonheur!
Ce repas, fort rudimentaire, mais gaiement pris, était achevé. Encore quelques heures de repos, et l’on pourrait terminer ce voyage sans trop de fatigues.
«Allons dormir jusqu’au jour, dit Kéraban. Lorsque le moment en sera venu, je charge notre guide de nous éveiller tous!
– Soit, seigneur Kéraban, répondit cet homme, mais n’est-il pas plus à propos que j’aille remplacer votre serviteur Nizib à la garde des attelages?
– Non, demeurez! dit vivement Ahmet. Nizib est bien où il est et je préfère que vous restiez ici!… Nous veillerons ensemble!
– Veiller?… reprit le guide, en dissimulant mal la contrariété qu’il éprouvait. Il n’y a pas le moindre danger à craindre dans cette région extrême de l’Anatolie!
– C’est possible, répondit Ahmet, mais un excès de prudence ne peut nuire!… Je me charge, moi, de remplacer Nizib à la garde des chevaux! Donc, restez!
– Comme il vous plaira, seigneur Ahmet, répondit le guide. Disposons donc tout dans la caverne pour que vos compagnons puissent y dormir plus à l’aise.
– Faites, dit Ahmet, et Bruno voudra bien vous aider, avec l’agrément de monsieur Van Mitten.
– Va, Bruno, va!» répondit le Hollandais.
Le guide et Bruno entrèrent dans la caverne, emportant les couvertures de voyage, les manteaux, les cafetans, qui devaient servir de literie. Amasia, Nedjeb et leurs compagnons ne s’étaient point montrés difficiles sur la question du souper: la question du coucher devait les trouver aussi accommodants, sans doute.
Pendant que s’achevaient les derniers préparatifs, Amasia s’était rapprochée d’Ahmet, elle lui avait pris la main, elle lui disait:
«Ainsi, mon cher Ahmet, vous allez encore passer toute cette nuit sans reposer?
– Oui, répondit Ahmet qui ne voulait rien laisser voir de ses inquiétudes. Ne dois-je pas veiller sur tous ceux qui me sont chers?
– Enfin, ce sera pour la dernière fois?
– La dernière! Demain, nous en aurons enfin fini avec toutes les fatigues de ce voyage!
– Demain!… répéta Amasia en levant ses beaux yeux sur le jeune homme, dont le regard répondit au sien, ce demain qui semblait ne devoir jamais arriver…
– Et qui maintenant va durer toujours! répondit Ahmet.
– Toujours!» murmura la jeune fille.
La noble Saraboul, elle aussi, avait pris la main de son fiancé, et, lui montrant Amasia et Ahmet:
«Vous les voyez, seigneur Van Mitten, vous les voyez tous deux! dit-elle en soupirant.
– Qui?… répondit le Hollandais, dont les pensées étaient loin de suivre un cours aussi tendre.
– Qui?… répliqua aigrement Saraboul, mais ces jeunes fiancés!… En vérité, je vous trouve singulièrement contenu!
– Vous savez, répondit Van Mitten, les Hollandais!… La Hollande est un pays de digues!… Il y a des digues partout!
– Il n’y a pas de digues au Kurdistan! s’écria la noble Saraboul, blessée de tant de froideur.
– Non! il n’y en a pas! riposta le seigneur Yanar, en secouant le bras de son beau-frère, qui faillit être écrasé dans cet étau vivant.
– Heureusement, ne put s’empêcher de dire Kéraban, il sera libéré demain, notre ami Van Mitten.»
Puis, se retournant vers ses compagnons:
«Eh bien, la chambre doit être prête!… Une chambre d’amis, où il y a place pour tout le monde!… Voilà bientôt onze heures!… Déjà la lune se lève!… Allons dormir!
– Viens, Nedjeb, dit Amasia à la jeune Zingare.
– Je vous suis, chère maîtresse.
– Bonsoir, Ahmet!
– A demain, chère Amasia, à demain! répondit Ahmet en conduisant la jeune fille jusqu’à l’entrée de la caverne.
– Vous me suivez, seigneur Van Mitten? dit Saraboul, d’un ton qui n’avait rien de bien engageant.
– Certainement, répondit le Hollandais. Toutefois, si cela était nécessaire, je pourrais tenir compagnie à mon jeune ami Ahmet!
– Vous dites?… s’écria l’impérieuse Kurde.
– Il dit?… répéta le seigneur Yanar.
– Je dis… répondit Van Mitten… je dis, chère Saraboul, que mon devoir m’oblige à veiller sur vous… et que…
– Soit!… Vous veillerez… mais là!»
Et elle lui montra d’une main la caverne, tandis que Yanar le poussait par l’épaule, en disant:
«Il y a une chose dont vous ne vous doutez sans doute pas, seigneur Van Mitten?
– Une chose dont je ne me doute pas, seigneur Yanar?… Et laquelle, s’il vous plaît?
– C’est qu’en épousant ma sœur, vous avez épousé un volcan.»
Sous l’impulsion donnée par un bras vigoureux, Van Mitten franchit le seuil de la caverne, où sa fiancée venait de le précéder, et dans laquelle le suivit incontinent le seigneur Yanar.
Au moment où Kéraban allait y pénétrer à son tour, Ahmet le retint en disant:
«Mon oncle, un mot!
– Rien qu’un seul, Ahmet! répondit Kéraban. Je suis fatigué et j’ai besoin de dormir.
– Soit, mais je vous prie de m’entendre!
– Qu’as-tu à me dire?
– Savez-vous où nous sommes ici?
– Oui… dans le défilé des gorges de Nérissa!
– A quelle distance de Scutari?
– Cinq ou six lieues à peine!
– Qui vous l’a dit?
– Mais… c’est notre guide!
– Et vous avez confiance en cet homme?
– Pourquoi m’en défierais-je?
– Parce que cet homme, que j’observe depuis quelques jours, a des allures de plus en plus suspectes! répondit Ahmet, Le connaissez-vous, mon oncle? Non! A Trébizonde, il est venu s’offrir pour vous conduire jusqu’au Bosphore! Vous avez accepté ses services, sans même savoir qui il était! Nous sommes partis sous sa direction…
– Eh bien, Ahmet, il a suffisamment prouvé qu’il connaissait ces chemins de l’Anatolie, ce me semble!
– Incontestablement, mon oncle!
– Cherches-tu une discussion, mon neveu? demanda le seigneur Kéraban, dont le front commença à se plisser avec une persistance quelque peu inquiétante.
– Non, mon oncle, non, et je vous prie de ne voir en moi aucune intention de vous être désagréable!… Mais, que voulez-vous, je ne suis pas tranquille, et j’ai peur pour tous ceux que j’aime!»
L’émotion d’Ahmet était si visible, pendant qu’il parlait ainsi, que son oncle ne put l’entendre sans en être profondément remué.
«Voyons, Ahmet, mon enfant, qu’as-tu? reprit-il. Pourquoi ces craintes, au moment où toutes nos épreuves vont finir! Je veux bien convenir avec toi,… mais avec toi seulement!… que j’ai fait un coup de tête en entreprenant ce voyage insensé!
J’avouerai même que, sans mon entêtement à te faire quitter Odessa, l’enlèvement d’Amasia ne se serait probablement point accompli!… Oui! tout cela, c’est ma faute!… Mais enfin, nous voici au terme de ce voyage!… Ton mariage n’aura pas même été retardé d’un jour!…Demain, nous serons à Scutari… et demain…
– Et si, demain, nous n’étions pas à Scutari, mon oncle? Si nous en étions beaucoup plus éloignés que ne le dit ce guide? S’il nous avait égarés à dessein, après avoir conseillé d’abandonner les routes du littoral? Enfin, si cet homme était un traître?
– Un traître?… s’écria Kéraban.
– Oui, reprit Ahmet, et si ce traître servait les intérêts de ceux qui ont fait enlever Amasia?
– Par Allah! mon neveu, d’où peut te venir cette idée, et sur quoi repose-t-elle? Sur de simples pressentiments?
– Non! sur des faits, mon oncle! Écoutez-moi! Depuis quelques jours, cet homme nous a souvent quittés pendant les haltes, sous prétexte d’aller reconnaître la route!… A plusieurs reprises, il s’est éloigné, non pas inquiet mais impatient, en homme qui ne veut pas être vu!… La nuit dernière, il a abandonné pendant une heure le campement!… Je l’ai suivi, en me cachant, et j’affirmerais… j’affirme même qu’un signal de feu lui a été envoyé d’un point de l’horizon… un signal qu’il attendait!
– En effet, cela est grave, Ahmet! répondit Kéraban. Mais pourquoi rattaches-tu les machinations de cet homme aux circonstances qui ont amené l’enlèvement d’Amasia sur la Guïdare?
– Eh! mon oncle, cette tartane, où allait-elle? Était-ce à ce petit port d’Atina, où elle s’est perdue. Non évidemment!… Ne savons-nous pas qu’elle a été rejetée par la tempête hors de sa route?… Eh bien, à mon avis, sa destination était Trébizonde, où s’approvisionnent trop souvent les harems de ces nababs de l’Anatolie!… Là, on a pu facilement apprendre que la jeune fille enlevée avait été sauvée du naufrage, se mettre sur ses traces, et nous dépêcher ce guide pour conduire notre petite caravane à quelque guet-apens!
– Oui!… Ahmet!… répondit Kéraban, en effet!… Tu pourrais avoir raison!… Il est possible qu’un danger nous menace!… Tu as veillé… tu as bien fait, et, cette nuit, je veillerai avec toi!
– Non, mon oncle, non reprit Ahmet, reposez-vous!… Je suis bien armé, et, à la première alerte…
– Je te dis que je veillerai, moi aussi! reprit Kéraban. Il ne sera pas dit que la folie d’un têtu de mon espèce aura pu amener quelque nouvelle catastrophe!
– Non, ne vous fatiguez pas inutilement!… Le guide, sur mon ordre, doit passer la nuit dans la caverne!… Rentrez!
– Je ne rentrerai pas!
– Mon oncle…
– A la fin, vas-tu me contrarier là-dessus! répliqua Kéraban. Ah! prends garde, Ahmet! Il y a longtemps que personne ne m’a tenu tête!
– Soit, mon oncle, soit! Nous veillerons ensemble!
– Oui! une veillée sous les armes, et malheur à qui s’approchera de notre campement»
Le seigneur Kéraban et Ahmet, allant et venant, les regards attachés sur l’étroite passe, écoutant les moindres bruits qui auraient pu se propager au milieu de cette nuit si calme, firent donc bonne et fidèle garde à l’entrée de la caverne.
Deux heures se passèrent ainsi, puis, une heure encore. Rien de suspect ne s’était produit, qui fût de nature à justifier les soupçons du seigneur Kéraban et de son neveu. Ils pouvaient donc espérer que la nuit s’écoulerait sans incidents, lorsque, vers trois heures du matin, des cris, de véritables cris d’épouvanté, retentirent à l’extrémité de la passe.
Aussitôt Kéraban et Ahmet sautèrent sur leurs armes, qui avaient été déposées au pied d’une roche, et, cette fois, peu confiant dans la justesse de ses pistolets, l’oncle avait pris un fusil.
Au même instant, Nizib, accourant tout essoufflé, apparaissait à l’entrée du défilé.
«Ah! mon maître!
– Qu’y a-t-il, Nizib?
– Mon maître… là-bas… là-bas!…
– Là-bas?… dit Ahmet.
– Les chevaux!
– Nos chevaux?…
– Oui!
– Mais parle donc, stupide animal! s’écria Kéraban, qui secoua rudement le pauvre garçon. Nos chevaux?…
– Volés!
– Volés?
– Oui! reprit Nizib. Deux ou trois hommes se sont jetés dans le pâturage… pour s’en emparer…
– Ils se sont emparés de nos chevaux! s’écria Ahmet, et ils les ont entraînés, dis-tu?
– Oui!
– Sur la route… de ce côté?… reprit Ahmet en indiquant la direction de l’ouest.
– De ce côté!
– Il faut courir… courir après ces bandits… les rejoindre!… s’écria Kéraban.
– Restez, mon oncle! répondit Ahmet. Vouloir maintenant rattraper nos chevaux, c’est impossible!… Ce qu’il faut, avant tout, c’est mettre notre campement en état de défense!
– Ah!… mon maître!… dit soudain Nizib à mi-voix. Voyez!… Voyez!… Là!… là!…»
Et de la main, il montrait l’arête d’une haute roche, qui se dressait à gauche.