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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

Le premier jour de l’année. – Promenade à Falkenhorst. – Projet de chapelle. 
– Propositions de voyage. – Discussion. – La pinasse mise en état. – Départ 
du 15 mars.

 

e 1er janvier, des souhaits furent échangés entre les familles Zermatt et Wolston. L’une et l’autre se firent même quelques cadeaux auxquels se rattachait plutôt une valeur morale qu’une valeur réelle, – de ces riens que le temps transforme en souvenirs. Il y eut aussi compliments et serrements de main dès l’aube de ce jour partout fêté, où l’année nouvelle

Débute sur le théâtre

Inconnu de l’avenir,

a dit un poète français en vers de sept pieds. Cette fois, il est vrai, ce jour de l’an différait des douze qui l’avaient précédé depuis l’arrivée des naufragés du Landlord à la grève de Zeltheim. L’émotion se mélangea d’une joie sincère. Ce fut un concert de franche gaîté, dans lequel Jack fit sa partie avec ce vif entrain qu’il mettait en toutes choses.

MM. Zermatt et Wolston s’embrassèrent. Les vieux amis qu’ils étaient déjà avaient pu s’apprécier et s’estimer dans la vie commune. Le premier eut pour Annah des caresses de père, et le second traita Ernest et Jack comme ses fils. Et il en fut pareillement des deux mères, qui confondirent leurs enfants dans les mêmes baisers.

Quant à Annah Wolston, elle dut être particulièrement touchée des compliments que lui adressa Ernest. On n’a pas oublié que ce jeune homme s’adonnait quelque peu à la poésie. Une fois déjà, à l’occasion de l’honnête baudet, après la funeste rencontre avec le monstrueux boa, n’avait-il pas orné son épitaphe de quelques rimes assez correctes?… Eh bien, en l’honneur de la jeune fille, son inspiration le servit heureusement, et les joues d’Annah se colorèrent, lorsque le jeune disciple d’Apollon la félicita d’avoir retrouvé la santé au bon air de la Terre-Promise.

«La santé… et le bonheur!» répondit-elle en embrassant Mme Zermatt.

Ce jour-là, qui était un vendredi, fut célébré comme un dimanche par des actions de grâces envers le Très-Haut dont on appela la protection sur les absents, tout en témoignant une profonde reconnaissance pour ses bontés.

Puis, voici Jack de s’écrier:

«Et nos bêtes?…

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– Comment… nos bêtes?… demanda M. Zermatt.

– Oui… Turc, Falb, Braun, nos buffles Sturm et Brummer, notre taureau Brull, notre vache Blass, notre onagre Leichtfus, nos ânons Pfeil, Flink, Rash, notre chacal Coco, notre autruche Brausewind, notre singe Knips II, enfin tous nos bons amis à deux et à quatre pattes…

– Voyons, Jack, lui dit Mme Zermatt, tu n’as pas la prétention que ton frère se mette en frais de poésie pour l’étable et la basse-cour…

– Non, assurément, mère, et je ne crois pas que ces braves animaux seraient sensibles aux belles rimes!… Mais ils méritent bien qu’on leur souhaite le nouvel an avec une double ration et une litière fraîche…

– Jack a raison, dit M. Wolston, et il convient qu’aujourd’hui toutes nos bêtes…

– Sans oublier le chacal et le cormoran de Jenny! fit observer Annah Wolston.

– Bien parlé, ma fille, dit Mme Wolston. Les protégés de Jenny auront leur part…

– Et, puisque c’est aujourd’hui premier jour de l’an pour toute la terre, déclara Mme Zermatt, pensons à ceux qui nous ont quittés et qui pensent certainement à nous!…»

Et un souvenir attendri des deux familles s’envola vers les chers passagers de la Licorne.

Les bêtes furent traitées selon leurs mérites, et on ne leur ménagea pas plus le sucre que les caresses.

Puis les convives vinrent s’asseoir dans la salle à manger de Felsenheim, devant un succulent déjeuner, dont quelques verres du vieux vin offert par le commandant de la corvette redoublèrent la bonne humeur.

Il n’était pas question de reprendre les travaux habituels en ce jour de chômage. Aussi M. Zermatt proposa-t-il une promenade à pied jusqu’à Falkenhorst, – petite lieue à faire, sans grande fatigue, sous les ombrages de cette belle allée, qui réunissait la demeure d’été à la demeure d’hiver.

Le temps était superbe, la chaleur forte, il est vrai. Mais la double rangée d’arbres de l’allée ne laissait pas les rayons solaires percer leur épaisse frondaison. Ce ne serait qu’une agréable excursion le long du littoral, avec la mer à droite, la campagne à gauche.

On partit vers onze heures, de manière à rester tout l’après-midi à Falkenhorst, et l’on devait en revenir pour le dîner. Cette année-là, si les familles n’avaient séjourné ni à Waldegg, ni à Prospect-Hill, ni à l’ermitage d’Eberfurt. c’est que ces métairies nécessitaient certains agrandissements qui seraient entrepris seulement au retour de la Licorne. Il était même à prévoir que l’arrivée de nouveaux colons modifierait le domaine actuel de la Terre-Promise.

Après avoir franchi l’enclos du potager, puis le ruisseau des Chacals sur le pont de Famille, les promeneurs suivirent l’avenue bordée d’arbres fruitiers, qui avaient pris un développement tropical.

On ne se pressait guère, car une heure devait suffire à gagner Falkenhorst. Les chiens Braun et Falb, autorises à accompagner leurs maîtres, gambadaient en avant. De chaque côté les champs de maïs, de millet, d’avoine, de blé, d’orge, de manioc et de patates, étalaient leurs richesses. La seconde récolte promettait d’être fructueuse, sans parler de ce que réservaient les terres plus au nord, arrosées par les dérivations du lac des Cygnes.

«Quelle idée d’avoir utilisé cette eau du ruisseau des Chacals, qui, jusqu’alors, se perdait sans aucun profit, puisque la mer n’en avait nul besoin!» ainsi que Jack le fit judicieusement observer à M. Wolston.

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Et l’on s’arrêtait, après deux ou trois cents pas, et pendant ces haltes la causerie reprenait de plus belle. Annah se plaisait à cueillir quelques-unes des jolies fleurs dont le parfum embaumait l’avenue. Plusieurs centaines d’oiseaux battaient des ailes entre les branches lourdes de fruits et de feuilles. Le gibier filait à travers les herbages, lièvres, lapins, coqs de bruyère, gelinottes, bécasses. Ni Ernest ni Jack n’avaient eu la permission d’emporter leurs fusils, et il semblait que cette gent volatile le sût bien. On était venu pour se promener, non pour chasser.

«Je demande, avait dit au départ Mme Zermatt, appuyée par Annah Wolston, je demande qu’on épargne aujourd’hui toutes ces créatures inoffensives…»

Ernest, que les succès cynégétiques ne passionnaient pas autrement, avait consenti de bonne grâce; mais Jack s’était fait prier. A sortir sans son fusil, qui, à l’en croire, faisait partie de lui-même, il se regardait comme amputé d’un bras ou d’une jambe.

«Je peux toujours le prendre, quitte à ne pas en faire usage, avait-il dit. Quand même une compagnie de perdreaux me partirait à vingt pas, je m’engage à ne pas tirer…

– Vous ne seriez pas capable de tenir votre engagement, Jack, avait répondu la jeune fille. Avec Ernest, il n’y aurait pas a s’inquiéter… tandis qu’avec vous…

– Et si quelque fauve se montrait, panthère, ours, tigre, lion… Il y en a dans l’île…

– Pas sur la Terre-Promise, avait répliqué Mme Zermatt. Allons, Jack, fais-nous cette concession… Il te restera trois cent soixante-quatre jours dans l’année…

– Est-elle au moins bissextile?…

– Non… avait répliqué Ernest.

– Pas de chance!» s’était écrié le jeune chasseur.

Il était une heure, lorsque les familles, après avoir traversé le bois de mangliers, vinrent s’arrêter au pied de Falkenhorst.

Tout d’abord, M. Zermatt constata que l’enclos qui renfermait les animaux de basse-cour se trouvait en bon état. Ni les singes ni les sangliers ne s’étaient livrés à leurs mauvais instincts habituels de déprédation. Au vrai, Jack n’aurait pas eu l’occasion d’exercer des représailles contre ces maraudeurs.

Les promeneurs commencèrent par se reposer sur la terrasse semi-circulaire en terre glaise dressée au-dessus des racines de l’énorme manglier, et dont un mélange de résine et de goudron assurait l’imperméabilité. Chacun prit là quelques rafraîchissements que fournirent les barils d’hydromel, encavés sous la terrasse. Puis, l’escalier tournant, ménagé à l’intérieur de l’arbre, permit d’atteindre la plate-forme à quarante pieds au-dessus du sol.

Quel bonheur éprouvait toujours la famille Zermatt en se retrouvant au milieu des larges frondaisons de l’arbre… N’était-ce pas son premier nid, celui qui lui rappelait tant de souvenirs?… Avec ses deux balcons à treillis, son double plancher, ses chambres recouvertes d’une toiture d’écorces bien jointes, son léger mobilier, le nid était devenu une charmante et fraîche habitation. A présent, ce ne serait plus qu’un lieu de halte. Des installations plus spacieuses devaient être établies à Prospect-Hill. Toutefois, M. Zermatt conserverait l’ancienne «aire du Faucon» aussi longtemps que le gigantesque arbre la retiendrait dans ses branches, et, jusqu’au moment où, accablé d’années, il tomberait de vieillesse.

Cet après-midi, alors que l’on causait sur le balcon, Mme Wolston fit une proposition dont il y aurait à tenir compte. D’une piété éclairée, très pénétrée de sentiments religieux, personne ne fut surpris qu’elle s’exprimât en ces termes:

«J’ai souvent admiré, dit-elle, et j’admire encore, mes amis, tout ce que vous avez fait sur ce coin de votre île… Felsenheim, Falkenhorst, Prospect-Hill, vos métairies, vos plantations, vos champs, cela marque autant d’intelligence que de courage au travail. Mais j’ai déjà demandé à Mme Zermatt pourquoi il vous manquait…

– Une chapelle?… répondit aussitôt Betsie. Vous avez raison, ma chère Merry, et nous devons bien au Tout-Puissant de lui consacrer…

– Mieux qu’une chapelle… un temple, s’écria Jack, qui ne doutait de rien, un monument avec un clocher superbe!… Quand commençons-nous, père?… Les matériaux, il y en a à revendre… M Wolston dressera les plans… Nous les exécuterons…

– Bon! répondit M. Zermatt en souriant, si je vois le temple en imagination, je ne vois pas le pasteur… le prédicateur…

– Ce sera François à son retour, dit Ernest.

– En attendant, que cela ne vous préoccupe pas, monsieur Zermatt, répondit Mme Wolston. Nous nous contenterons de prier dans notre chapelle…

– Madame Wolston, votre idée est excellente, et il ne faut pas oublier que de nouveaux colons viendront bientôt… Aussi, pendant les loisirs de la saison pluvieuse, nous la mettrons à l’étude… Nous chercherons un emplacement convenable…

– Il me semble, mon ami, dit alors Mme Zermatt, que si Falkenhorst ne doit plus nous servir de demeure, il serait facile de le transformer en chapelle aérienne.

– Et nos prières seraient déjà à mi-chemin du ciel… comme dirait notre cher François… ajouta Jack.

– Ce serait un peu loin de Felsenheim, répondit M. Zermatt. Il me paraîtrait préférable d’élever cette chapelle à proximité de notre principale habitation, autour de laquelle se grouperont peu à peu des habitations nouvelles. Enfin, je vous le répète, nous étudierons ce projet.»

Pendant les trois ou quatre mois que devait encore durer la belle saison, les bras furent employés à des travaux urgents, et du 15 mars à la fin d’avril, il n’y eut pas un jour de chômage. M Wolston ne s’épargnait pas; mais il ne pourrait remplacer Fritz et François, pour approvisionner de fourrages les métairies, pour y assurer la nourriture de l’hiver. Moutons, chèvres, porcs étaient actuellement au nombre d’une centaine à Waldegg, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill, et les étables de Felsenheim n’eussent pas suffi à loger tout ce troupeau. Passe encore pour la volaille que l’on ramenait avant le mauvais temps dans la basse-cour, où les soins quotidiens ne faisaient défaut ni aux poules, ni aux outardes, ni aux pigeons. Quant aux oies, aux canards, ils pourraient s’ébattre sur la mare, située à deux portées de fusil. Seules, les bêtes de trait, ânons et buffles, les vaches et leurs veaux, ne quittaient point Felsenheim. De cette façon, même en ne tenant pas compte de la chasse et de la pêche, qui ne cessaient pas d’être fructueuses d’avril à septembre, l’alimentation était assurée rien qu’avec les produits de la basse-cour.

Toutefois, à la date du 15 mars, il s’en fallait d’une huitaine de jours que les travaux de la campagne exigeassent le concours de tous. Cette semaine, il n’y aurait donc aucun inconvénient à l’occuper par quelque excursion en dehors des limites de la Terre-Promise. Ce fut l’objet d’une conversation à laquelle les deux familles prirent part dès le soir même. Les avis allaient être partagés d’abord, avant de se concentrer sur celui qui eut finalement l’approbation générale.

M. Wolston ne connaissait guère que la partie qui s’étendait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, comprenant les métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop et de Prospect-Hill.

«Et je m’étonne, mon cher Zermatt, dit-il un jour, que, depuis douze ans, ni vos enfants ni vous n’ayez essayé de pénétrer à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse…

– Et pourquoi l’aurions-nous fait, Wolston?… répliqua M. Zermatt. Songez donc à ceci: lorsque le naufrage du Landlord nous eut jetés sur cette côte, mes fils n’étaient que des enfants, et incapables de me seconder dans une exploration… ma femme n’aurait pu m’accompagner, et il eût été très imprudent de la laisser seule…

– Seule avec François qui n’avait que cinq ans… ajouta Mme Betsie, et, d’ailleurs, nous n’avions pas perdu l’espoir d’être recueillis par quelque bâtiment…

– Avant tout, continua M. Zermatt, il s’agissait de pourvoir à nos besoins immédiats, en restant dans le voisinage du navire, tant que nous n’en aurions pas retiré tout ce qui pouvait nous être utile. Or, à l’embouchure du ruisseau des Chacals, nous avions de l’eau douce, sur la rive gauche, des champs faciles à cultiver, et, non loin, des plantations toutes venues. Bientôt, le hasard nous fit découvrir cette demeure saine et sûre de Felsenheim. Devions-nous perdre du temps à satisfaire notre curiosité?…

– D’ailleurs, s’éloigner de la baie du Salut, fit observer Ernest, n’était-ce pas s’exposer à rencontrer des indigènes, tels que ceux de l’Andaman et du Nicobar, de si féroce réputation?…

– Enfin, reprit M. Zermatt, chaque jour amenait une occupation que la nécessité ne nous permettait pas de remettre… Chaque année nouvelle nous imposait les travaux de l’année précédente… Et puis, les habitudes prises, l’accoutumance au bien-être, nous enracinaient pour ainsi dire à cette place… et voilà pourquoi nous ne l’avons jamais quittée!… Ainsi se sont écoulés les ans, et il semble que nous soyons arrivés d’hier. Que voulez-vous, mon cher Wolston, nous étions bien dans ce district, et nous n’avons pas pensé qu’il fût sage d’aller chercher mieux au dehors!

– Tout cela est juste, répondit M. Wolston, mais, pour mon compte, je n’aurais pu résister pendant tant d’années au désir d’explorer la contrée vers le sud, l’est et l’ouest…

– Parce que vous êtes de sang anglais, répondit M. Zermatt. et que vos instincts vous poussent à voyager. Mais nous sommes de ces Suisses, paisibles et sédentaires, qui ne quittent qu’à regret leurs montagnes… des gens qui aiment à rester chez eux, et, sans les circonstances qui nous ont obligés d’abandonner l’Europe…

– Je proteste, père, répliqua Jack, je proteste en ce qui me concerne!… Tout Suisse que je suis, j’aurais aimé à courir le monde!

– Tu es digne d’être Anglais, mon cher Jack, déclara Ernest, et entends bien que je ne te blâme aucunement d’avoir ces goûts de locomotion. Je pense, d’ailleurs, que M. Wolston a raison. Il est nécessaire que nous opérions une reconnaissance complète de notre Nouvelle-Suisse…

– Qui est une île de l’océan Indien, nous le savons maintenant, ajouta M. Wolston, et il sera bon que cela soit fait avant le retour de la Licorne.

– Quand le père voudra!… s’écria Jack, toujours prêt à se lancer dans les découvertes.

– Nous reparlerons de cela après la mauvaise saison, déclara M. Zermatt. Je ne suis point opposé à un voyage dans l’intérieur… Avouons toutefois que nous avons été favorisés en abordant sur cette côte à la fois salubre et fertile!… En existe-t-il une autre qui la vaille?…

– Et qu’en sait-on?… répondit Ernest. Sans doute, lorsque nous avons doublé le cap de l’Est afin de gagner la baie de la Licorne, notre pinasse n’a longé qu’un littoral de roches dénudées, de récifs dangereux, et même, au mouillage de la corvette, il n’y avait qu’une grève sablonneuse. Au delà, en descendant vers le sud, il est probable que la Nouvelle-Suisse présente un aspect moins désolé…

– Le moyen d’être fixé à cet égard, dit Jack, c’est d’en faire le tour avec la pinasse. Nous saurons alors quelle est sa configuration…

– Mais, insista M. Wolston, si vous n’êtes allés dans l’est que jusqu’à la baie de la Licorne, vous avez suivi les côtes du nord sur une plus grande étendue…

– Oui… pendant une quinzaine de lieues environ, répondit Ernest, du cap de l’Espoir-Trompé à la baie des Perles.

– Et nous n’avons pas même eu la curiosité, s’écria Jack, de visiter la Roche-Fumante…

– Un îlot aride, fit observer Annah, et que Jenny n’a jamais eu l’envie de revoir!

– En somme, conclut M. Zermatt, le plus utile sera d’explorer les territoires qui avoisinent la baie des Perles jusqu’à la côte, car au-delà se succèdent des prairies verdoyantes, des collines accidentées, des champs de cotonniers, avec des bois touffus…

– Où l’on récolte des truffes! dit Ernest.

– Ah! le gourmand! s’écria Jack.

– Des truffes, en effet, répliqua en riant M. Zermatt, et où l’on trouve aussi ceux qui les déterrent…

– Sans oublier les panthères et les lions!… ajouta Betsie.

– Eh bien, de tout cela, déclara M. Wolston, il résulte qu’il ne faudra s’aventurer ni de ce côté ni d’un autre, sans prendre des précautions. Mais, puisque notre future colonie aura besoin de s’étendre au-delà de la Terre-Promise, il me paraît préférable d’en reconnaître l’intérieur au lieu d’en faire le tour par mer…

– Et avant que soit revenue la corvette, ajouta Ernest. A mon avis, même, le mieux sera de franchir le défilé de Cluse, de traverser la vallée de Grünthal, de manière à s’élever jusqu’aux montagnes qu’on aperçoit des hauteurs d’Eberfurt.

– Ne vous ont-elles pas paru fort éloignées?… demanda M. Wolston.

– Oui… d’une dizaine de lieues environ… répondit Ernest.

– Je suis certaine qu’Ernest a déjà fait un plan de voyage, dit Annah Wolston en souriant.

– Je l’avoue, Annah, répondit le jeune homme, et il me tarde même de pouvoir établir une carte exacte de toute notre Nouvelle-Suisse.

– Mes amis, dit alors M. Zermatt, voici ce que je propose pour donner un commencement de satisfaction à M. Wolston.

– Accepté d’avance… répliqua Jack.

– Attends donc, impatient… Une douzaine de jours s’écouleront avant que les travaux de la seconde moisson nous réclament, et, si cela vous convient, nous en consacrerons la moitié à visiter la partie de l’île qui borde le rivage de l’est…

– Et alors, objecta Mme Wolston d’un ton peu approbateur, tandis que M. Zermatt, ses deux fils et M. Wolston seront en excursion, Mme Zermatt, Annah et moi, nous resterons seules à Felsenheim?…

– Non, madame Wolston, répondit M. Zermatt, et la pinasse prendra tout le monde à bord…

– Quand partons-nous?… s’écria Jack. Aujourd’hui…

– Pourquoi pas hier?… répliqua M. Zermatt en riant.

– Puisque nous avons déjà reconnu l’intérieur de la baie des Perles, dit Ernest, il vaut mieux, en effet, suivre le rivage du levant. La pinasse se rendrait directement à la baie de la Licorne, et continuerait sa route en descendant vers le sud. Peut-être découvririons-nous l’embouchure d’une rivière, dont on essaierait de remonter le cours…

– C’est une excellente idée, affirma M. Zermatt.

– A moins, fit observer M. Wolston, qu’il ne fût préférable de faire le tour de l’île…

– Le tour?… répondit Ernest. Eh! il faudrait plus de temps que nous n’en avons, car, lors de notre première excursion à la vallée de Grünthal, on ne distinguait que l’arête bleuâtre des montagnes à l’horizon…

– Voilà précisément sur quoi il importe d’avoir un renseignement précis… insista M. Wolston.

– Et ce que nous devrions savoir depuis longtemps! déclara Jack.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et peut-être ce littoral présente-t-il l’embouchure d’une rivière qu’il sera possible de remonter, sinon avec la pinasse, du moins avec le canot.»

Ce projet accepté, on fixa le départ au surlendemain.

Trente-six heures, du reste, ce n’était pas trop demander pour les préparatifs. D’abord il convenait de mettre l’Elisabeth en état de faire le voyage, et, en même temps, il fallait pourvoir à la nourriture des animaux domestiques pendant une absence que des circonstances imprévues prolongeraient peut-être.

Donc, besogne assez longue pour les uns comme pour les autres.

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M. Wolston et Jack s’occupèrent de visiter la pinasse, qui était mouillée au fond de la crique. Elle n’avait pas pris la mer depuis son voyage à la baie de la Licorne. Certaines réparations durent être faites, et M. Wolston s’y entendait. La navigation ne lui serait pas non plus chose nouvelle, et ne pouvait-on compter sur Jack, l’intrépide successeur de Fritz, qui manœuvrait l’Elisabeth comme le kaïak?… Et même il y aurait lieu de réprimer son ardeur: elle risquait de le pousser à quelque imprudence.

M. Zermatt et Ernest, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah, chargés d’approvisionner les étables et la basse-cour, s’en acquittèrent avec soin. Il restait grande quantité des récoltes précédentes. En leur qualité d’herbivores, ni les buffles, ni l’onagre, ni les ânons, ni les vaches, ni l’autruche, ne manqueraient de rien. On assurerait également la nourriture des poules, oies, canards, du cormoran de Jenny, des deux chacals, du singe et des chiens. Seraient emmenés seulement Braun et Falb, car, au cours de cette excursion, il y aurait occasion de chasser, si la pinasse relâchait sur un point de la côte.

Il va de soi que ces dispositions nécessitèrent une visite aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Prospect-Hill, où étaient répartis les divers animaux. On tenait à ce qu’elles fussent toujours disposées à recevoir les visiteurs pour quelques jours. Le chariot aidant, ce délai de trente-six heures, demandé par M. Zermatt, ne fut pas dépassé.

Au vrai, il n’y avait pas de temps à perdre. Les récoltes jaunissantes touchaient à leur maturité. La moisson n’aurait pu être retardée de plus d’une douzaine de jours, et nul doute que la pinasse fût de retour avant ce délai.

Enfin, dans la soirée du 14 mars, une caisse de viande conservée, un sac de farine de manioc, un baril d’hydromel, un tonnelet de vin de palme, quatre fusils, quatre pistolets, de la poudre, du plomb, des projectiles en quantité suffisante même pour les deux petites pièces de l’Elisabeth, des couvertures, du linge, des vêtements de rechange, des vareuses de toile cirée, des ustensiles de cuisine étaient mis à bord.

Tout étant prêt pour le départ, il n’y avait plus qu’à profiter, aux premières lueurs de l’aube, de la brise qui soufflerait de terre afin de remonter jusqu’au cap de l’Est.

Après une nuit tranquille, dès cinq heures du matin, les familles s’embarquèrent, accompagnées des deux jeunes chiens qui se livraient à mille gambades.

Lorsque les passagers eurent pris place sur le pont, le canot fut hissé à l’arrière. Puis, la brigantine, la misaine et le foc parés, M. Zermatt à la barre, M. Wolston et Jack aux écoutes, la pinasse chercha le vent, et, au-delà de l’îlot du Requin, ne tarda pas à perdre de vue les hauteurs de Felsenheim.

 

 

Chapitre VIII

Navigation – Le tour de l’écueil du Landlord. – La baie de la Licorne. 
– L’Elisabeth au mouillage. – Au sommet de la falaise. – Contrée aride. 
– La région au sud. – Projets pour le lendemain.

 

ès qu’elle eut franchi le goulet, la pinasse glissa à la surface de cette large étendue de mer comprise entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est. Il faisait beau temps. Le ciel, d’un bleu gris, était tendu de quelques nuages qui tamisaient les rayons du soleil.

Le vent soufflait de terre à cette heure matinale et favorisait la marche de l’Elisabeth. Ce ne serait qu’après avoir doublé le cap de l’Est qu’elle sentirait la brise du large.

Le léger bâtiment avait déployé toute sa voilure de brigantin, même un foc volant et les voiles de flèche de ses deux mâts. A l’allure du grand largue, bon plein, un peu incliné sur sa hanche de tribord, son étrave fendait ces eaux aussi calmes que celles d’un lac et il filait ses huit nœuds, laissant en arrière un long sillage d’écume clapotante.

Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille, assises sur le petit tillac, se retournaient parfois. Leurs regards parcouraient le littoral depuis Falkenhorst jusqu’à la pointe de l’Espoir-Trompé, très abaissée par l’éloignement. Tous goûtaient le charme berceur de cette rapide navigation, avec les derniers souffles chargés des fraîches senteurs de la terre.

Et quelles réflexions venaient à Betsie, et quels souvenirs rappelaient à sa mémoire ces douze ans écoulés! Elle revoyait le bateau de cuves, improvisé pour le sauvetage, que le moindre faux coup eût fait chavirer… puis ce fragile appareil se dirigeant vers une côte inconnue avec tout ce qu’elle aimait, son mari, ses quatre fils dont le plus jeune avait cinq ans à peine… enfin elle débarquait à l’embouchure du ruisseau des Chacals, et la première tente était dressée à l’endroit qui fut Zeltheim avant d’être Felsenheim. Et quelles mortelles appréhensions, lorsque M. Zermatt et Fritz retournaient au vaisseau naufragé! Et, voici qu’à présent, sur cette pinasse bien gréée, bien gouvernée, tenant bien la mer, c’était sans aucune crainte qu’elle prenait part à ce voyage de découverte sur la côte orientale de l’île. D’ailleurs, quels changements depuis cinq mois, et quels autres, plus importants peut-être, se laissaient entrevoir dans un très prochain avenir!

M. Zermatt manœuvrait de manière à utiliser le vent qui tendait à calmir, à mesure que l’Elisabeth s’éloignait de la terre. M. Wolston, Ernest et Jack se tenaient aux écoutes, afin de les raidir ou de les mollir suivant le besoin. 11 eût été dommage de se voir encalminé avant d’être à la hauteur du cap de l’Est, où la pinasse recevrait la brise du large.

Aussi M. Wolston de dire:

«Je crains que le vent refuse, et voici que nos voiles se dégonflent…

– En effet, répondit M. Zermatt, le vent faiblit, mais, puisqu’il vient de l’arrière, mettons la misaine d’un bord, la brigantine de l’autre!… Nous y gagnerons sans doute un peu de vitesse…

– Et dire qu’il ne faudrait pas plus d’une demi-heure pour doubler la pointe… fit observer Ernest.

– Si la brise tombe tout à fait, proposa Jack, il n’y a qu’à garnir les avirons, puis „nager” jusqu’au cap. Lorsque nous serons quatre à le faire, M. Wolston, mon père, Ernest et moi, la pinasse ne restera pas stationnaire, j’imagine…

– Et qui tiendra le gouvernail, quand vous serez tous aux avirons?… demanda Mme Zermatt.

– Toi… mère… ou Mme Wolston… ou même Annah, répliqua Jack. Eh! pourquoi pas Annah?… Je suis sûr qu’elle ne serait pas embarrassée de pousser la barre à tribord ou à bâbord comme un vieux loup de mer!…

– Pourquoi pas… répondit en riant la jeune fille, surtout si je n’ai qu’à suivre vos conseils, Jack…

– Bon! diriger un bateau, ce n’est pas plus difficile que diriger un ménage, et comme toutes les femmes s’y entendent de naissance…» répliqua Jack.

Il ne fut pas nécessaire de recourir aux avirons, ni – ce qui eût été plus simple, – de se faire remorquer par le canot. Lorsque les deux voiles eurent été disposées en ciseaux, la pinasse reçut plus docilement l’action de la brise, et elle gagna sensiblement vers le cap de l’Est.

Au surplus, à de certains indices, nul doute que le vent d’ouest ne se fît sentir au delà. De ce côté, la mer verdissait à moins d’une lieue. Parfois, de petites lames, échelonnant leurs blanches rayures, s’éclairaient de reflets luminescents. La navigation se poursuivit donc sous une allure favorable, et il était à peine huit heures et demie, lorsque l’Elisabeth se trouva par le travers du cap.

La voilure ayant été modifiée, le petit bâtiment prit une marche plus rapide, balancé par un léger tangage qui n’incommoda d’ailleurs ni les passagers ni les passagères.

La brise étant franchement établie, M. Zermatt proposa de remonter vers le nord-est, afin de contourner la masse rocheuse sur laquelle s’était brisé le Landlord.

«Nous le pouvons sans peine, répondit M. Wolston. et, pour mon compte, je serais assez curieux de voir l’écueil sur lequel la tempête vous avait jetés si en dehors de la route entre le cap de Bonne-Espérance et Batavia.

– Un naufrage qui a fait de nombreuses victimes, ajouta Mme Zermatt, dont la figure s’assombrit à ce souvenir. Seuls, mon mari, mes enfants et moi, nous avons échappé à la mort…

– Ainsi, demanda M. Wolston, on n’a jamais appris que personne de l’équipage eût été recueilli en mer ou se fût réfugié sur les terres voisines?…

– Personne, d’après ce qu’a déclaré le lieutenant Littlestone, répondit M. Zermatt, et, depuis longtemps, le Landlord était considéré comme perdu corps et biens.

– A ce propos, dit Ernest, il faut remarquer que l’équipage de la Dorcas, sur laquelle Jenny avait pris passage, s’est vu plus favorisé que le nôtre, puisque le bosseman et deux matelots ont été conduits à Sydney…

– C’est juste, répondit M. Zermatt. Mais peut-on affirmer que quelques survivants du Landlord n’aient pu trouver refuge sur une des côtes de l’océan Indien, et que même, après tant d’années, ils n’y seraient pas encore comme nous sommes à la Nouvelle-Suisse?…

– A cela rien d’impossible, déclara Ernest, car notre île n’est située qu’à trois cents lieues de l’Australie. Or, comme le littoral australien de l’ouest est peu fréquenté des navires européens, les naufragés n’auraient eu aucune chance d’être arrachés aux mains des indigènes.

– Ce qu’il faut conclure de tout cela, affirma M. Wolston, c’est que ces parages sont dangereux, et les tempêtes s’y déchaînent fréquemment… En quelques années, la perte du Landlord… la perte de la Dorcas

– Sans doute, répondit Ernest. Toutefois, tenons compte qu’à l’époque de ces naufrages, le gisement de notre île n’était pas porté sur les cartes, et il n’est pas étonnant que plusieurs bâtiments se soient perdus sur les récifs qui l’entourent. Mais, très prochainement, son relèvement sera établi avec une précision aussi absolue que celui des autres îles de la mer des Indes…

– C’est tant pis… s’écria Jack, oui… tant pis que la Nouvelle-Suisse tombe dans le domaine public!»

L’Elisabeth évoluait alors par l’ouest de l’écueil, et comme elle avait dû serrer le vent afin de contourner les roches extrêmes, elle n’eut plus qu’à laisser porter en cette direction.

Sur le flanc opposé de cet écueil, M. Zermatt montra à M. Wolston l’étroite coupure dans laquelle une énorme lame avait introduit le Landlord. La brèche, ouverte sous les façons du navire par la hache d’abord, par une première explosion ensuite, avait permis de retirer les objets qu’il contenait, en attendant le jour où la destruction totale s’était accomplie au moyen d’une dernière charge de poudre. Des débris du navire, il ne resta plus rien sur l’écueil, le flot ayant tout porté à la côte, aussi bien les objets susceptibles de surnager que ceux dont le flottement avait été préalablement assuré à l’aide de tonnes vides, tels que des chaudières, des pièces de fer, de cuivre, de plomb, les caronades de quatre dont les deux de l’îlot du Requin et les autres de la batterie de Felsenheim.

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En rasant les roches, les passagers de la pinasse cherchèrent à voir si quelques épaves n’apparaissaient pas sous ces eaux claires et calmes. Deux ans et demi auparavant, Fritz, embarqué sur son kaïak pour cette excursion à la baie des Perles, avait encore distingué au fond de la mer nombre de gros canons, des affûts, des boulets, des masses de fer, des fragments de quille et de cabestan, dont le repêchage eût exigé l’emploi d’une cloche à plongeur. Il est vrai, au cas même qu’il eût pu disposer de cet appareil, M. Zermatt n’y aurait pas trouvé grand profit. Actuellement, aucun de ces objets n’était visible sur le fond sous-marin, et une couche de sable, entremêlée de longues algues, recouvrait les derniers débris du Landlord.

Le tour de l’écueil achevé. Y Elisabeth obliqua vers le sud, de manière à ranger d’assez près le cap de l’Est. M. Zermatt manœuvra prudemment toutefois, car une des pointes se projetait vers le large au milieu des récifs.

Trois quarts d’heure après, au delà de cette pointe, qui marquait très probablement l’extrémité orientale de la Nouvelle-Suisse, la pinasse put suivre les contours du littoral à la distance d’une demi-lieue, en recevant le vent du nord-ouest par-dessus la terre.

Au cours de cette navigation, M. Zermatt eut à constater de nouveau quel aride aspect présentait la côte orientale de l’île. Pas un arbre sur les falaises, pas trace de végétation à leur base, pas un ruisseau affluant entre les grèves nues et désertes. Rien que des roches uniformément calcinées par le soleil. Quel contraste avec les verdoyants rivages de la baie du Salut, et leur prolongement jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé!

Et M. Zermatt de dire:

«Si, après le naufrage du Landlord, nous étions arrivés sur cette côte de l’est, que serions-nous devenus, et comment aurions-nous trouvé à vivre?…

– La nécessité, répondit M. Wolston, vous eût obligés à gagner l’intérieur… En contournant la baie du Salut, vous auriez certainement atteint l’emplacement où fut plantée la tente de Zeltheim…

– C’est à croire, mon cher Wolston, répliqua M. Zermatt, mais au prix de quelles fatigues, et à quel désespoir aurions-nous été en proie pendant ces premiers jours…

– Et qui sait même, ajouta Ernest, si notre bateau de cuves ne se fût pas brisé sur ces roches!… Quelle différence avec l’embouchure du ruisseau des Chacals, où le débarquement a pu s’effectuer sans danger ni peine!

– Le ciel vous a visiblement protégés, mes amis, affirma Mme Wolston.

– Visiblement, ma chère Merry, répondit Mme Zermatt, et je n’oublie pas de l’en remercier chaque jour.»

Vers onze heures, l’Elisabeth atteignit la baie de la Licorne, et, une demi-heure plus tard, elle jeta l’ancre au pied d’une roche, près de l’endroit où la corvette anglaise avait pris sa relâche.

L’intention de M. Zermatt, d’accord avec ses compagnons, était de débarquer sur ce coin de la baie, d’y passer le reste de la journée, puis d’en repartir le lendemain, au lever du jour, en continuant de longer le littoral.

Lorsque l’ancre eut été envoyée par le fond, une amarre rapprocha l’arrière de la pinasse et le débarquement s’effectua sur un sable fin et dur.

Autour de la baie se dressait une falaise calcaire qui mesurait une centaine de pieds de sa base à sa crête, à laquelle on ne pouvait accéder que par une étroite coupure ménagée en son milieu.

Les deux familles parcoururent d’abord cette grève sur laquelle se distinguaient encore les traces de campement. Çà et là, quelques empreintes conservées dans le sable au-dessus du relais de la mer, des débris de bois provenant des réparations faites à la corvette, les trous de pieux qui fixaient les tentes au sol, des morceaux de houille épars entre les galets, et les cendres des foyers.

Cet état de choses amena M. Zermatt à émettre les réflexions suivantes, très justifiées par les circonstances:

«Supposons, dit-il, que cette visite à la côte orientale de l’île, nous la fassions aujourd’hui pour la première fois. Devant ces preuves indiscutables d’un débarquement dont les traces eussent été récentes, de quels regrets, de quel chagrin aurions-nous été saisis!… Ainsi donc un navire était venu mouiller à cette place, son équipage avait campé au fond de cette baie, et nous n’en avions pas eu connaissance!… Et, après avoir quitté ce littoral si aride, pouvait-on espérer qu’il y voudrait jamais revenir?…

– Ce n’est que trop vrai, répondit Betsie. A quoi a-t-il tenu que nous ayons appris l’arrivée de la Licorne’?…

– A un hasard… dit Jack, un pur hasard!

– Non, mon fils, répondit M. Zermatt, et, quoi qu’en ait dit Ernest, c’est à cette habitude que nous avions de tirer à cette époque, chaque année, nos caronades de l’îlot du Requin, auxquelles ont répondu les trois détonations de la corvette.

– Je suis bien obligé de me rendre… avoua Ernest.

– Et quelles ont été nos incertitudes, nos angoisses, reprit M. Zermatt, pendant les trois jours qui ont suivi, alors que la tempête nous empêchait de retourner à l’îlot renouveler nos signaux, et quelle crainte que le bâtiment ne fût reparti avant que nous eussions pu le rejoindre!…

– Oui, mes amis, observa M. Wolston, c’eût été pour vous une affreuse déception! Constater qu’un navire avait relâché dans cette baie, sans que vous eussiez communiqué avec lui!… A mon avis, toutefois, vos chances d’être rapatriés n’en étaient pas moins très augmentées…

– Cela n’est pas douteux, déclara Ernest, puisque notre île n’était plus inconnue, puisque ce navire devait en avoir relevé le gisement qui eût figuré sur les cartes marines… Quelque bâtiment fût venu un jour ou l’autre prendre possession de cette terre…

– Enfin, et pour conclure, dit Jack, la Licorne est arrivée, la Licorne a été signalée, la Licorne a été visitée, la Licorne est partie, la Licorne reviendra, et, ce qui nous reste à faire, je pense, c’est…

– De déjeuner?… demanda en riant Annah Wolston.

– Précisément, répliqua Ernest.

– A table donc, s’écria Jack, car j’ai une faim à dévorer mon assiette… et un estomac à la digérer!»

Tout le monde fut d’accord pour s’installer au fond de la grève, près de la coupure, à l’abri des rayons du soleil. On alla chercher les provisions de la pinasse, conserves de viandes, jambons fumés, volailles froides, gâteaux de cassave, pain cuit de la veille. En fait de boisson, la cambuse de la pinasse possédait plusieurs fûts d’hydromel, et même quelques bouteilles du vin de Falkenhorst qui seraient débouchées au dessert.

Après le débarquement des vivres et des ustensiles, Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah mirent le couvert sur un tapis de sable fin doublé d’épaisses touffes d’un varech très sec. Puis, chacun prit sa part d’un déjeuner copieux qui permettrait d’attendre le dîner de six heures du soir.

Assurément, débarquer sur cette grève, se rembarquer, relâcher en un autre point du littoral, puis le quitter dans les mêmes conditions, cela n’aurait point valu la peine d’avoir entrepris ce voyage. Le district de la Terre-Promise ne devait comprendre, en somme, qu’une minime portion de la Nouvelle-Suisse.

Aussi, dès que le repas fut achevé, M. Wolston de dire:

«Cet après-midi, je propose de l’employer à pousser une pointe vers l’intérieur…

– Et sans perdre de temps!… s’écria Jack. Nous devrions déjà être à une bonne lieue d’ici…

– Vous n’auriez pas parlé de la sorte avant le déjeuner, lui fit observer Annah en souriant, car vous avez mangé autant que quatre…

– Et je suis prêt à faire quatre fois plus de chemin… répondit Jack, et même à aller jusqu’au bout du monde… de notre petit monde, s’entend!

– Mais si tu vas si loin, si loin, mon cher enfant, dit Mme Zermatt, il nous sera impossible de te suivre… Ni Mme Wolston, ni Annah, ni ta mère ne se risqueraient à t’accompagner…

– Décidément, déclara M. Zermatt, en frappant sur l’épaule de son fils, je ne sais plus comment m’y prendre pour calmer les impatiences de notre Jack!… Il n’y a aucun moyen de le retenir… Je crois même que jamais Fritz n’a montré tant de…

– Fritz?… riposta Jack. Eh! ne faut-il pas que je cherche à le remplacer en toutes choses?… Au retour, il ne sera plus ce qu’il était avant de partir…

– Et pourquoi?… demanda Annah.

– Parce qu’il sera marié, père de famille, papa et même grand-papa… pour peu qu’il tarde à revenir…

– Y pensez-vous, Jack?… repartit Mme Wolston. Fritz grand-père après un an d’absence!…

– Enfin… grand-père ou non, il sera marié…

– Et pourquoi ne serait-il plus le même?… reprit Annah Wolston.

– Laissez dire Jack, ma chère Annah, répondit Ernest. Son tour de faire un excellent mari arrivera comme à Fritz!…

– Comme à toi, frère, repartit Jack, en regardant Ernest et la jeune fille. Quant à moi, cela m’étonnerait, et je crois que la nature m’a spécialement créé pour être oncle… le meilleur des oncles… un oncle de la Nouvelle-Suisse!… Mais il ne s’agit pas, que je sache, d’aller se prélasser aujourd’hui en habit de noces devant le syndic de Felsenheim… Il s’agit de pousser une reconnaissance au-delà de cette falaise…

– Je pense, observa alors Mme Wolston, que Mme Zermatt, Annah et moi, nous ferons mieux de rester ici pendant votre excursion, qui sera très fatigante, si elle se prolonge jusqu’au soir. Cette grève est absolument déserte, et nous n’avons aucune mauvaise visite à craindre. D’ailleurs, il nous serait toujours facile de retourner à bord de la pinasse… De cette façon, en nous laissant au campement, vous ne risquerez ni d’être retardés ni d’être arrêtés…

– Ma chère Merry, dit M. Zermatt, je crois, en effet, que vous seriez ici en parfaite sûreté… Et, pourtant, je ne serais pas tranquille en vous quittant…

– Bon! proposa Ernest, je ne demande pas mieux que de rester… pendant que…

– Ah! s’écria Jack, voilà bien notre savant!… Rester… sans doute pour remettre le nez dans ses bouquins!… Je suis sûr qu’il a fourré un ou deux volumes à fond de cale!… Eh bien! qu’il reste, mais à la condition qu’Annah vienne avec nous…

– Et Mme Wolston et ta mère également, ajouta M. Zermatt. Toute réflexion faite, cela vaut mieux. Elles s’arrêteront, lorsqu’elles seront fatiguées…

– Et alors Ernest pourra leur tenir compagnie… s’écria Jack en riant de plus belle.

– Ne perdons pas de temps, dit M. Wolston. Le difficile eût été de gravir cette falaise, dont j’estime la hauteur à cent ou cent cinquante pieds. Par bonheur, les pentes de cette coupure ne sont pas raides, et celle-ci donne accès au plateau supérieur. Une fois sur la crête, nous déciderons ce qu’il conviendra de faire…

– En route… en route!…» répéta Jack.

Avant de partir, M. Zermatt alla vérifier l’amarrage de l’Elisabeth. Il s’assura que même à marée basse elle n’était point exposée à toucher, et qu’à marée haute, elle ne risquait pas de heurter les roches.

La petite troupe se dirigea donc vers la coupure. Il va sans dire que les hommes portaient chacun un fusil, un sac à plomb, une poire à poudre et les cartouches à balles préparées par Jack. En somme, le jeune chasseur comptait bien abattre quelque gibier, peut-être quelque fauve, d’espèce connue ou inconnue, en cette partie de la Nouvelle-Suisse.

Braun et Falb quêtaient en avant. On les suivit par une sorte de sentier oblique, dont les sinuosités rachetaient la raideur. A la saison des pluies, la coupure devait servir de déversoir aux eaux du plateau, transformées en torrent. Mais, à cette époque, en plein été, le lit était à sec. Comme on marchait entre des roches prêtes à se précipiter en avalanches pour peu qu’un choc dérangeât leur équilibre, il y eut quelques précautions à prendre.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure, étant donnés les détours, pour atteindre le sommet de la falaise. Le premier qui déboucha sur la crête, – on ne saurait s’en étonner, – fut l’impatient Jack.

Devant ses yeux, vers l’ouest, une vaste plaine se développait à perte de vue.

Jack demeurait là stupéfait. Il se tournait et se retournait. Puis, lorsqu’il eut été rejoint par M. Wolston:

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«En voilà un pays!… s’écria-t-il. Quelle surprise et aussi quelle déception!»

Cette déconvenue devint générale, lorsque M. Zermatt et ses compagnons eurent paru sur le plateau. Mmes Wolston et Zermatt, Annah près d’elles, s’étaient assises au pied d’un quartier de roche. Pas un arbre qui eût pu fournir un abri contre un soleil dévorant, pas un tapis de verdure pour s’étendre. Le sol pierreux, semé de blocs erratiques, impropre à toute végétation, était tapissé, par places, de ces mousses sauvages auxquelles l’humus n’est point nécessaire. On aurait dit, ainsi que le déclara M. Zermatt, un désert de l’Arabie Pétrée confinant au fertile district de la Terre-Promise.

Oui! surprenant contraste avec cette région qui se développait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, cette campagne qui s’étendait au delà du défilé de Cluse, la vallée de Grünthal, les territoires limitrophes de la baie des Perles! Et, il convient de le répéter après Mme Zermatt, quelle eût été la situation de la famille naufragée, si le bateau de cuves l’avait déposée sur la côte orientale de l’île?…

Ainsi donc, depuis cette falaise jusqu’à la baie du Salut qui se dessinait à deux lieues dans l’ouest, le regard n’embrassait qu’une contrée désolée, sans verdure, sans arbres, sans un cours d’eau. Aucun quadrupède ne se montrait à sa surface. Il semblait qu’elle fût abandonnée même des oiseaux de terre et de mer.

«Voici l’excursion terminée, dit M. Zermatt, du moins dans cette partie de notre île…

– Assurément, répondit M. Wolston, et il me paraît inutile de braver cette chaleur torride pour reconnaître un pays pierreux, dont il n’y a rien à faire.

– Combien la nature est capricieuse et fantaisiste!… observa Ernest. Elle ne procède que par contrastes!… Là-bas, toutes ses forces productrices en action… Ici, la plus effroyable stérilité…

– Je pense, dit alors Mme Zermatt, que le mieux est de redescendre sur la grève et de nous rembarquer…

– C’est mon avis, ajouta Mme Wolston.

– Soit, dit Jack, mais pas avant d’avoir grimpé à la pointe des dernières roches!»

Et il montrait un entassement qui s’élevait sur la gauche d’une soixantaine de pieds au-dessus du sol. En moins de cinq minutes, il en eut atteint le sommet. Puis, après avoir promené son regard sur l’horizon environnant, il cria à M. Wolston, à son père et à son frère de venir le rejoindre.

Fallait-il en conclure qu’il avait fait une découverte dans la direction du sud-est que sa main indiquait?…

MM. Wolston et Zermatt, non sans quelque peine, se furent bientôt hissés près de lui. En cette direction, en effet, le littoral présentait un aspect tout différent.

A deux lieues de la baie de la Licorne, la falaise, se rabaissant par un angle brusque, aboutissait à une large vallée, vraisemblablement arrosée par une des principales rivières de l’île. Sur le revers opposé de cette dépression se déroulait la masse verdoyante de bois épais. Entre les intervalles et au delà, la campagne développait une végétation puissante jusqu’aux extrêmes lointains du sud et du sud-ouest.

La portion stérile paraissait se réduire à cette aire de cinq à six lieues superficielles comprise entre le cap de l’Est et la baie du Salut.

Si jamais région demandait à être explorée, c’était bien celle qui se montrait pour la première fois aux regards. Que de surprises, que d’avantages elle ménageait peut-être, bien qu’elle ne pût jamais faire oublier la Terre-Promise!

«Partons… dit Jack.

– Partons», répéta M. Wolston, prêt à s’élancer dans la direction de la nouvelle vallée.

Mais deux grandes lieues sur un sol semé de blocs, en se frayant un passage entre les roches, que de temps il aurait fallu pour les franchir, que de fatigues aussi, sans parler des risques d’insolation sur ce plateau dénudé!

Aussi M. Zermatt dut-il modérer l’impatience de M. Wolston et de Jack en disant:

«Pas aujourd’hui… La journée est trop avancée… Attendons à demain… Au lieu de traverser cette région à pied, nous nous y rendrons par mer… La vallée que nous apercevons aboutit certainement à une coupée du littoral… à une crique où se jette quelque rivière… Si la pinasse peut y trouver un bon mouillage, nous consacrerons un ou deux jours à une sérieuse reconnaissance de l’intérieur.»

C’était le parti le plus sage, et personne n’y voulut faire d’objection.

Après un dernier coup d’œil, MM. Zermatt, Wolston et Jack descendirent et firent connaître ce qui avait été résolu. L’exploration, remise au lendemain, s’effectuerait dans des conditions qui permettraient à tout le monde d’y prendre part sans dangers et sans fatigues.

Il ne restait plus qu’à dévaler le sentier à travers la coupure, et il ne fallut que quelques minutes pour atteindre le pied de la falaise.

Si le gibier manquait aux grèves de la baie de la Licorne, – ce qui motiva les plaintes de Jack, – les poissons fourmillaient dans ses eaux et les crustacés entre ses roches, – ce dont Ernest se déclara fort satisfait. Avec l’aide d’Annah, il tendit des filets et fit bonne pêche. Il y eut donc au dîner un plat supplémentaire de gros crabes à chair très fine, et une friture de petites soles de bonne qualité.

Le dîner achevé, une dernière promenade conduisit jusqu’à l’extrémité de la grève et, vers neuf heures, les passagers étaient rentrés à bord de l’Elisabeth.

 

 

Chapitre IX

Vue de la côte. – Les manchots. – Un nouveau cours d’eau. – Territoires inconnus. – La chaîne de montagnes au sud. – Projet pour le lendemain.
– La rivière Montrose.

 

e lendemain, le premier soin de M. Zermatt fut d’interroger l’horizon du côté de l’est. Derrière quelques brumes, qui ne tarderaient pas à se dissoudre, s’arrondissait le disque solaire, élargi par la réfraction. Une magnifique journée s’annonçait. Rien ne permettait de pronostiquer un changement de temps, un trouble atmosphérique quelconque. Depuis trois ou quatre jours, la colonne du baromètre oscillait autour du beau fixe. L’air était rendu un peu opaque par les poussières, non alourdies par l’humidité, qu’il tenait en suspension. En outre, la brise, assez fraîche, semblait bien établie au nord-ouest. La mer serait calme jusqu’à une lieue de terre. La pinasse pouvait donc continuer en pleine sécurité sa navigation le long du littoral.

A six heures, tout le monde sur le pont, les amarres furent larguées. Avec sa misaine, sa brigantine, ses focs amures et bordés, le petit bâtiment, dès qu’il eut dépassé la pointe, prit le large où le vent se faisait mieux sentir. Une demi-heure après, cap au sud, M. Wolston à la barre, l’Elisabeth suivait les méandres de la côte à la distance d’une dizaine d’encablures, de manière que le regard pût en observer les moindres détails depuis la dentelure des grèves jusqu’à l’arête des falaises rocheuses.

A l’estime, quatre à cinq lieues devaient séparer la baie de la Licorne de la vallée relevée en direction du sud. Deux ou trois heures suffiraient à franchir cette distance. La marée, qui montait depuis le lever du soleil, portait en ce sens et serait probablement étale lorsque l’Elisabeth arriverait à destination. On verrait alors, d’après la nature des lieux et selon les éventualités, ce qu’il conviendrait de faire.

De chaque côté de l’Elisabeth, par bandes rapides, filaient en se jouant de superbes esturgeons, dont quelques-uns mesuraient de sept à huit pieds. Bien que Jack et Ernest eussent le vif désir de les harponner, M. Zermatt ne put leur accorder cette permission. D’ailleurs, à quoi bon s’attarder dans cette pêche? Des maquereaux et des vives qui se prennent en marche, soit. Aussi, les lignes, mises à la traîne, ramenèrent-elles plusieurs douzaines de ces excellents poissons qui, bouillis à l’eau salée, figureraient au déjeuner de la première relâche.

L’aspect de la côte ne se modifiait pas. Toujours une succession ininterrompue de parements calcaires ou granitiques, une haute bordure, le pied dans le sable, percée de cavernes, dans lesquelles les mugissements de la mer devaient être effroyables, lorsque les lames s’y engouffraient sous la poussée des vents du large. De ce littoral se dégageait une profonde impression de tristesse.

Cependant, à mesure que l’on descendait plus au sud, se manifestait une certaine animation, grâce au vol incessant des frégates, des fous, des mouettes, des albatros, dont les cris assourdissaient. Ils s’approchaient parfois à portée de fusil. Quelle démangeaison pour Jack, et eût-il résisté à ses instincts de chasseur, si Annah n’eût demandé grâce pour ces inoffensifs volatiles?…

«Et puis, fit-elle observer, parmi ces albatros se trouve peut-être celui de Jenny… Quel chagrin, Jack, si vous donniez la mort à ce pauvre animal!…

– Annah a raison… ajouta Ernest.

– Toujours raison, répliqua Jack, et je promets de ne plus tirer un seul albatros tant qu’on n’aura pas retrouvé le messager de la Roche-Fumante.

– Eh bien, reprit Annah, voulez-vous que je vous dise ma pensée?…

– Si je le veux!… répondit Jack.

– C’est qu’un jour ou l’autre on le reverra cet albatros…

– Évidemment, puisque je ne l’aurai pas tué!»

Vers neuf heures, la pinasse était presque par le travers de la dépression formée par un brusque retour de la falaise vers l’intérieur. La crête littorale commençait à s’abaisser. De larges talus moins rudes la raccordaient avec les grèves sablonneuses, accidentées de tumescences noirâtres. Autant de récifs que recouvrait le plein de la mer, et qui se projetaient parfois de plusieurs encablures au large. L’Elisabeth s’en rapprocha avec prudence. M. Wolston, penché à l’avant, observait attentivement les eaux, leur bouillonnement suspect, leur changement de couleur, tout ce qui eût signalé la présence d’un écueil.

«Ah! par exemple, s’écria Jack en ce moment, on ne dira pas, du moins, que cette côte est déserte!… Il y a du monde là-bas… et du beau monde!»

Tous les regards se portèrent vers les grèves et les roches, où les yeux perçants de Jack apercevaient des êtres vivants en grand nombre.

«Explique-toi, mon fils, lui dit sa mère. Tu vois là des hommes… des sauvages… peut-être…»

Et, des sauvages de cette cruelle race indo-malaise, c’était bien ce que Mme Zermatt, non sans raison, redoutait le plus!

«Voyons… Jack… réponds donc… lui dit son père.

– Rassurez-vous… rassurez-vous! s’écria Jack. Je n’ai point parlé d’êtres humains, et, si ceux-ci ont deux pieds, ils ont aussi des plumes…

– Alors ce sont des manchots?… demanda Ernest.

– Ou des pingouins, à ton choix.

– On peut s’y tromper, Jack, répondit Ernest, puisque ces volatiles sont très voisins dans l’ordre des palmipèdes.

– Disons des espèces d’oies… pour vous mettre d’accord… répliqua M. Zermatt, et ce nom est bien celui qui convient à ces stupides oiseaux.

– C’est peut-être cela qui les a fait prendre quelquefois pour des hommes… insinua Jack.

– Le moqueur! s’écria Annah Wolston.

– Oh! de loin, seulement… ajouta M. Zermatt. Et, en effet, regardez leurs cous entourés de plumes blanches, leurs ailerons qui pendent comme deux petits bras, leurs têtes droites, leurs pieds noirs, les rangs bien alignés qu’ils présentent!… On dirait une troupe en uniforme!… Vous souvenez-vous, mes enfants, combien ces manchots étaient nombreux, autrefois, sur les rochers, à l’embouchure du ruisseau des Chacals?…

– Et même, rappela Ernest, je vois encore Jack se jeter au milieu de la troupe, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et s’escrimer si vaillamment qu’il abattit une demi-douzaine de ces manchots à coups de bâton!

– Rien de plus exact, avoua Jack. Or, comme je n’avais que dix ans à cette époque, n’est-ce pas que je promettais?…

– Et tu as tenu ta promesse! ajouta M. Zermatt en souriant. Quant à ces pauvres bêtes que nous avions si maltraitées, elles n’ont pas tardé à fuir les grèves de la baie du Salut, et c’est sur cette côte qu’elles sont venues chercher refuge.»

Que ce fût pour cette raison ou pour une autre, la vérité est que pingouins ou manchots avaient absolument déserté les rivages de la baie dès les premiers mois de l’installation à Felsenheim.

A continuer de suivre le rivage, l’Elisabeth rangea d’assez près de vastes espaces sur lesquels la mer basse devait laisser à sec des nappes d’efflorescences salines. Il y aurait là, sans doute, de quoi occuper une centaine de sauniers, et la future colonie y pourrait récolter tout le sel nécessaire à ses besoins.

Au pied de la falaise, qui se terminait par un angle brusque, se prolongeait un promontoire sous-marin. Aussi la pinasse dut-elle s’écarter d’une demi-lieue au large. Puis, lorsqu’elle piqua de nouveau sur la côte, ce fut pour se diriger vers la crique où débouchait la vallée observée des hauteurs de la baie de la Licorne.

«Une rivière… il y a une rivière!…» s’écria Jack, qui s’était hissé au capelage du mât de misaine.

M. Zermatt, sa lunette aux yeux, examinait cette partie du littoral, et voici ce qui s’offrait à la vue:

A droite, – après s’être coudé brusquement, le parement de la falaise remontait les pentes de l’intérieur. A gauche, la côte se terminait par un cap très éloigné, – trois ou quatre lieues au moins, – mais la campagne était toute verdoyante de prairies et bois, étages jusqu’à l’extrême horizon. Entre ces deux points s’arrondissait la crique qui formait un port naturel, couvert par des courtines rocheuses contre les mauvais vents de l’est, et dont les passes semblaient être aisément praticables.

A travers cette crique se jetait une rivière ombragée de beaux arbres, aux eaux limpides et calmes. Elle paraissait navigable et son cours s’infléchissait vers le sud-ouest, autant qu’on en pouvait juger de cette distance.

Il était tout indiqué que la pinasse vînt relâcher en cet endroit, où s’offrait un bon mouillage. Après avoir mis le cap en ligne sur la passe qui y donnait accès, sa voilure réduite à la brigantine et au foc, elle serra le vent, amures à tribord. Le flot, ayant encore une heure à monter, l’y aidait. La mer ne se brisait nulle part. Il est vrai, peut-être au plus bas du jusant, des récifs surgissaient-ils ça et là entre les clapotis du ressac.

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Du reste, aucune mesure de prudence ne fut négligée. M. Zermatt, au gouvernail, M. Wolston et Ernest, postés à l’avant, Jack, achevalé sur les barres, observaient la passe dont l’Elisabeth tenait le milieu. Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille étaient assises sur le tillac. Personne ne parlait sous la double impression de la curiosité et d’une vague inquiétude à l’approche de cette contrée nouvelle, où, pour la première fois sans doute, des humains allaient mettre le pied. Le silence n’était troublé que par le murmure de l’eau le long de la coque, auquel se mêlaient le battement des voiles qui faséyaient, les indications envoyées par Jack, le cri des goélands et des mouettes, fuyant d’un vol effarouché vers les rochers de la crique.

Il était onze heures lorsque l’ancre tomba près d’une sorte de quai naturel, à gauche de l’embouchure, et qui se prêtait à un facile débarquement. Un peu en arrière, de grands palmiers offraient un abri suffisant contre les rayons du soleil arrivé presque à sa culmination méridienne. Après avoir déjeuné, on verrait à organiser une reconnaissance vers l’intérieur.

Inutile de dire que l’embouchure de cette rivière paraissait être aussi déserte que l’était celle du ruisseau des Chacals, la première fois que les naufragés y abordèrent. Il ne semblait pas que jamais être humain y eût imprimé son pas. Seulement, au lieu d’un rio, étroit, sinueux, innavigable, se développait un cours d’eau qui devait remonter profondément la partie médiane de l’île.

Jack sauta à terre, dès que l’Elisabeth eut mouillé, et la rangea le long des roches, en halant sur une amarre fixée à l’arrière. Il ne serait donc pas nécessaire d’employer le canot pour débarquer, et bientôt tout le monde eut pris pied sur la grève. Après avoir transporté les provisions à l’ombre du bouquet d’arbres, il ne fut d’abord question que de satisfaire un appétit formidable, aiguisé par le grand air d’une navigation de plusieurs heures.

Manger, – et même dévorer, – n’empêchait pas d’ailleurs d’échanger demandes et réponses. Diverses observations furent alors présentées – entre autres celle-ci, qui vint de M. Wolston:

«Peut-être est-il regrettable que nous n’ayons pas relâché de préférence sur la rive gauche de la rivière?… De ce côté-ci, la berge est basse, tandis que de l’autre elle est dominée d’une centaine de pieds par le contrefort de la falaise…

– Et je n’aurais pas été embarrassé de grimper jusqu’à la crête… affirma Jack. De là, au moins, nous aurions pu avoir une première vue du pays…

– Rien de plus facile que de traverser la crique avec notre canot, répondit M. Zermatt. Mais y a-t-il lieu de le regretter?… Sur l’autre rive, je n’aperçois que pierre et sable, à la limite de cette région aride qui s’étend depuis le cap de l’Est jusqu’à cette baie. De ce côté, au contraire, voici de la verdure, des arbres, de l’ombrage, et, au delà, s’étend cette campagne que nous avons aperçue du large et qu’il sera facile d’explorer… A mon avis, nous ne pouvions mieux choisir…

– Et nous approuvons le choix, n’est-il pas vrai, monsieur Wolston?… dit Betsie.

– En effet, madame Zermatt, et nous pouvons passer sur l’autre rive comme il nous plaira.

– J’ajoute même que nous sommes si agréablement en cet endroit… déclara Mme Wolston.

– Que vous ne voudriez plus le quitter!… repartit Jack. Allons, c’est convenu!… Abandonnons Felsenheim… Falkenhorst… le district de la Terre-Promise, et venons fonder, à l’embouchure de ce superbe fleuve, la capitale définitive de la Nouvelle-Suisse.

– Voilà Jack parti!… répondit Ernest. Mais, malgré ses plaisanteries, il est certain que l’importance de ce cours d’eau, la profondeur de la crique où il se jette, présentent plus d’avantages pour l’établissement d’une colonie que l’embouchure du ruisseau des Chacals… Encore faut-il explorer cette région sur une étendue suffisante, étudier ses ressources, et s’assurer si elle n’est pas fréquentée par des carnassiers d’espèces aussi variées que redoutables.

– C’est parler en sage, dit Annah Wolston.

– Comme parle toujours Ernest, repartit son frère.

– Dans tous les cas, ajouta M. Zermatt, si magnifique, si riche que soit le pays, l’idée ne viendra à personne de nous d’abandonner la Terre-Promise…

– Non, certes, affirma Mme Zermatt. Un tel abandon me briserait le cœur…

– Je vous comprends, ma chère Betsie, répondit Mme Wolston, et je ne consentirais jamais à me séparer de vous pour habiter en cet endroit…

– Eh! fit M. Wolston, il n’est pas question de cela, mais uniquement de parcourir les environs après le déjeuner!»

La question ainsi posée, tous furent d’accord pour faire le meilleur accueil à la proposition de M. Wolston. Toutefois, sa femme, sa fille et Mme Zermatt se fussent dispensées de prendre part à une excursion qui serait assez fatigante, si, après réflexion, M. Zermatt n’eût dit:

«Je n’aimerais pas vous savoir seules en cet endroit, ne fût-ce même que pour quelques heures, et, tu le sais, Betsie, je ne me suis jamais décidé à quitter Felsenheim sans t’avoir confiée à l’un de tes fils… Pendant notre absence, en cas de danger, que deviendriez-vous?… Je ne serais pas tranquille un instant… Mais tout peut s’arranger, et puisque la rivière est navigable, pourquoi ne pas la remonter ensemble?…

– Avec le canot?… dit Ernest.

– Non… avec la pinasse, que je préfère, d’ailleurs, ne pas abandonner à ce mouillage.

– C’est convenu, répondit Betsie, et nous sommes prêtes à vous accompagner toutes les trois.

– L’Elisabeth pourra-t-elle refouler le courant?… demanda M. Wolston.

– Le courant sera pour nous, répliqua M. Zermatt, si nous attendons la montée du flot. La marée va bientôt renverser, et dans six heures nous pourrons en tirer profit…

– Ne sera-t-il pas trop tard pour partir alors?… observa Mme Wolston.

– Trop tard en effet, répondit M. Zermatt. Aussi me paraît-il plus sage de finir ici cette journée, de passer la nuit à bord, et d’appareiller demain avec le flot dès le point du jour.

– Et jusque-là?… demanda Jack.

– Jusque-là, répondit M. Zermatt, nous aurons le temps de visiter la crique et ses environs. Cependant, comme la chaleur est excessive, je conseille à nos dames d’attendre au campement notre retour…

– Très volontiers, répondit Mme Wolston, à la condition que vous ne vous éloigniez pas…

– Il ne s’agit que d’une promenade sur la rive droite de la rivière, dont nous ne nous écarterons pas», promit M. Zermatt, qui tenait à toujours être dans le voisinage du campement.

Ainsi, grâce à ce projet, une reconnaissance de la basse vallée aurait été faite avant que l’on eût pénétré à l’intérieur.

Il résulta de cet arrangement que MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack, après avoir remonté la berge, gagnèrent de légères tumescences, qui, du côté de l’ouest, raccordaient le cours d’eau avec la campagne.

Ainsi que cela avait été reconnu du large, ce territoire présentait un aspect très fertile, – des bois dont les masses touffues se succédaient à perte de vue, des plaines tapissées d’une herbe épaisse où des milliers de ruminants eussent trouvé à se nourrir, tout un réseau de rios, dont les eaux couraient vers la rivière, et, enfin, comme une barrière à l’horizon du sud-ouest, la chaîne de montagnes déjà relevée en cette direction.

«Et, à ce propos, dit M. Zermatt, je dois reconnaître que cette chaîne est moins éloignée que nous ne l’avions cru, lorsque, pour la première fois, nous l’avons aperçue des hauteurs de la vallée de Grünthal. Un rideau de brume, sans doute, la rendait bleuâtre, et j’avais estimé sa distance à une quinzaine de lieues. Il y a eu là une illusion d’optique. Ernest s’en rend compte, j’imagine…

– En effet, père, et, ce jour-là, nous avons vu l’éloignement double de ce qu’il est. Estimer la distance de ces montagnes à sept ou huit lieues de Grünthal, c’est, je crois, être très près de la réalité…

– Je partage cet avis, déclara M. Wolston. Mais, est-ce bien la même chaîne?…

– C’est la même, répondit Ernest, et je ne pense pas que la Nouvelle-Suisse soit assez vaste pour en renfermer une autre de cette importance.

– Et pourquoi pas?… répliqua Jack. Pourquoi notre île n’égalerait-elle pas en étendue une Sicile, une Madagascar, une Nouvelle-Zélande, une Nouvelle-Hollande?…

– Et pourquoi pas un continent?… s’écria M. Wolston en riant.

– Vous semblez dire, reprit Jack, que j’ai une propension tout exagérer…

– Ne t’en défends pas, mon cher enfant, dit M. Zermatt, et, après tout, cela dénote chez toi une imagination très surexcitable… Cependant, réfléchis à ceci, c’est que si notre île avait les dimensions que tu lui supposes et que probablement tu lui souhaites, elle eût difficilement échappé jusqu’ici aux regards des navigateurs…

–… De l’Ancien ou du Nouveau Continent!… ajouta Ernest. Sa position en cette partie de l’océan Indien est trop précieuse, et, si elle eût été connue, soyez sûrs que l’Angleterre, par exemple…

– Ne vous gênez pas, mon chez Ernest, dit M. Wolston d’un ton de bonne humeur. Nous autres Anglais, nous sommes des colonisateurs, et nous avons la prétention de coloniser tout ce qui se rencontre…

– Donc, pour achever, reprit M. Zermatt, du jour où notre île aurait été découverte, elle eût figuré sur les cartes de l’Amirauté et se fût sans doute appelée Nouvelle-Angleterre au lieu de Nouvelle-Suisse.

– Dans tous les cas, déclara M. Wolston, elle n’aura rien perdu pour attendre, puisque vous, le premier occupant, vous en avez fait l’abandon à la Grande-Bretagne…

– Et que la Licorne, déclara Jack, va lui apporter son acte d’adoption!»

En somme, M. Zermatt avait raison de rectifier la distance primitivement assignée à la chaîne qui se déroulait vers le sud-ouest. De l’embouchure de la rivière, cette distance, à peu près égale à celle qui la séparait de la vallée de Grünthal, ne devait pas dépasser sept ou huit lieues. Restait à savoir si ladite chaîne s’élevait au centre de l’île ou à la limite de sa côte méridionale.

Ce point déterminé, Ernest aurait été à même de compléter la carte de la Nouvelle-Suisse. Ce désir si naturel justifiait donc la proposition de M. Wolston d’explorer le pays jusqu’au pied des montagnes, même d’en faire l’ascension. Mais ce projet ne pourrait être exécuté qu’au retour de la saison d’été.

Il va sans dire que les portions de l’île déjà visitées avaient été relevées par Ernest, d’après des mesures assez exactes. Le littoral septentrional se développait sur une douzaine de lieues: au levant, il dessinait une ligne presque régulière du cap de l’Est à l’ouvert de la baie du Salut; puis, ladite baie se creusait en forme d’outre pour se relier à la côte rocheuse entre la grève de Falkenhorst et les récifs du cap de l’Espoir-Trompé; à partir de ce point, en allant vers l’ouest, s’évidait la baie des Nautiles, terminée par le cap Camus, dans laquelle se jetait la rivière Orientale; enfin, largement arrondie, se découpait la grande baie des Perles, entre l’arche et le promontoire opposé, en retour duquel, à quatre lieues au large dans le sud-ouest, gisait la Roche-Fumante. Ainsi la Terre-Promise, contenue entre la mer d’un côté, la baie des Nautiles de l’autre, fermée par une longue circonvallation, qui s’étendait du goulet de la baie du Salut au fond de la baie des Nautiles, était impénétrable, si ce n’est par le défilé de Cluse sur sa limite méridionale. Cette aire de quatre lieues carrées environ renfermait le ruisseau des Chacals, le rio de Falkenhorst, le lac des Cygnes, les habitations de Felsenheim et de Falkenhorst, les métairies de Waldegg, de Zuckertop et de l’ermitage d’Eberfurt.

L’exploration se poursuivit en suivant les berges du cours d’eau, dont M. Zermatt ne voulait pas s’éloigner. Cela d’ailleurs satisfaisait Ernest, qui lui dit:

«Au retour de notre excursion, je pourrai tracer le cours d’une partie de cette rivière et de la vallée qu’elle arrose. Or, étant donnée la fertilité de ce nouveau territoire, il n’est pas douteux que notre île suffirait à nourrir plusieurs milliers de colons…

– Tant que cela!… s’écria Jack en ne dissimulant pas son dépit que «sa seconde patrie» pût être si peuplée dans l’avenir.

– J’ajoute, continua Ernest, que, puisqu’une ville trouve de grands avantages à se fonder près de l’embouchure d’une rivière, c’est probablement au fond de cette crique que les futurs habitants voudront se fixer…

– Et nous ne la leur disputerons pas, ajouta M. Zermatt. Jamais aucun de nous ne pourrait se résoudre à abandonner la Terre-Promise…

– D’autant plus que Mme Zermatt n’y consentirait pas… elle l’a formellement déclaré… fît observer M. Wolston.

– Mère a raison!… s’écria Jack. Et demandez à nos braves serviteurs empoilés et emplumés, demandez à Sturm, à Brummer, à Rash, à Blass, à Brull, à Pfeil, à Flink, à Knips II, à Leitchfus, à Brausewind, à Turc, puis à Braun et Falb, ici présents, s’ils consentiraient à déménager!… Qu’on leur donne le droit de vote, qu’on ouvre un scrutin sur la question, et, comme ils sont en majorité, je sais bien quelle décision sortira de l’urne populaire… oui! populaire!

– Sois tranquille, Jack, répondit M. Zermatt, nous n’aurons pas besoin de consulter nos bêtes…

– Qui ne sont pas si bêtes que leur nom pourrait le donner à croire!» riposta Jack, en excitant de la voix et du geste les gambades des deux jeunes chiens.

Vers six heures, M. Zermatt et ses compagnons étaient revenus au campement, après avoir suivi la côte que bordaient de longues grèves avec un arrière-plan d’arbres résineux. Le dîner fut pris sur l’herbe, et les convives s’y régalèrent d’une friture de goujons, péchés dans les eaux douces de la rivière avec les lignes qu’Ernest avait préparées pour Annah. Cette rivière paraissait très poissonneuse, et, dans les nombreux nos qui s’y jetaient en amont, fourmillaient des écrevisses, dont on se promit de recueillir quelques douzaines avant de partir.

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Après le dîner, personne ne se montra pressé de rentrer à bord de la pinasse, et ce fut même faute de tente qu’on résista au désir de coucher sur la grève. Quelle soirée magnifique! Une légère brise, toute chargée des senteurs de la campagne, comme les souffles échappés d’une cassolette, parfumait et rafraîchissait l’atmosphère. A la suite de cette journée incendiée par le soleil des tropiques, quelle jouissance de respirer à pleins poumons cet air vivifiant et réparateur!

Il y avait assurance de beau temps. Une fine brume estompait l’horizon du large. Les poussières de l’espace, se tenant dans les hautes zones, adoucissaient l’étincellement des étoiles. On se promena, on causa des projets du lendemain… Puis, vers dix heures, tous revinrent à bord de l’Elisabeth, et chacun se disposa à regagner son cadre, sauf Ernest, qui devait prendre le premier quart.

Mais, au moment de descendre, une observation fut faite par Mme Zermatt.

«Il y a une chose que vous avez oubliée… dit-elle.

– Oubliée, Betsie?… répondit M. Zermatt.

– Oui… c’est de donner un nom à cette rivière…

– Rien de plus juste, avoua M. Zermatt, et cet oubli ne laisserait pas de gêner Ernest pour sa nomenclature géographique…

– Eh bien, répondit Ernest, il y a un nom tout indiqué… Appelons-la rivière Annah…

– Parfait, dit Jack… Voilà qui va vous faire plaisir, Annah!…

– Sans doute, répondit la jeune fille, mais j’ai un autre nom à vous proposer, et il mérite bien cet honneur…

– Lequel?… demanda Mme Zermatt.

– Celui de la famille de notre chère Jenny…»

Tous furent d’accord, et, à partir de ce jour, la rivière Montrose figura sur la carte de la Nouvelle-Suisse.

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