Jules Verne
SECONDE PATRIE
(Chapitre X-XII)
illustrations par George Roux
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Navigation du canot sur la Montrose. – Contrée aride. – Les cailloux du ravin. – Le barrage. – Retour au mouillage de l’Elisabeth. – Descente de la rivière.
– Une vapeur dans le sud-est. – Rentrée à Felsenheim.
e lendemain, vers six heures, à mer basse, sur les bords de la crique, quelques têtes de roche découvrirent qui n’émergeaient pas la veille. On le constata, d’ailleurs, même au plus bas du jusant, les passes restaient praticables sur une largeur de quarante à cinquante toises. Donc la rivière Montrose demeurait navigable à tout instant des marées. Il en résultait que, si ce cours d’eau s’enfonçait de quelques lieues à l’intérieur du territoire, son embouchure serait assurément choisie pour un premier établissement dont l’avenir ferait peut-être une importante cité maritime. Et telle était la profondeur de l’eau au mouillage de l’Elisabeth près des roches, qu’elle flottait encore par cinq ou six pieds au-dessus d’un fond de sable.
Vers sept heures, des clapotements, avant-coureurs du flux, bruirent le long des roches, et la pinasse n’aurait pas tardé à éviter sur son ancre, si elle n’eût été retenue par l’amarre d’arrière.
M. Wolston et Ernest, débarqués depuis le lever du jour, revenaient en ce moment, après avoir observé l’état de la crique en aval. Ils n’eurent qu’à sauter sur le pont pour rejoindre M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille. Manquait Jack, qui, suivi de ses deux chiens, s’était mis en chasse. Quelques détonations signalaient à la fois sa présence aux environs et ses succès de chasseur. Il ne tarda pas à reparaître, la gibecière gonflée de deux couples de perdrix et d’une demi-douzaine de cailles.
«Je n’ai perdu ni mon temps ni ma poudre, dit-il en jetant sur l’avant son gibier au plumage agrémenté de vives couleurs.
– Nos compliments, lui répondit son père, et maintenant ne perdons rien non plus de la marée montante… Largue l’amarre et embarque.»
Jack, ayant exécuté cet ordre, s’élança sur le pont avec ses chiens. L’ancre étant à pic déjà, il n’y eut qu’à la relever au bossoir. La pinasse fut aussitôt saisie par le flot, et, sous la poussée d’une légère brise qui soufflait du large, elle gagna l’embouchure de la rivière Montrose. Puis elle commença à remonter, vent arrière, en tenant le milieu du chenal.
La distance d’un bord à l’autre ne mesurait pas moins de deux cent cinquante à trois cents pieds. Si loin que le regard pût suivre les rives, il ne paraissait pas qu’elles tendissent à se rapprocher. A droite se continuait le parement de la falaise, qui s’abaissait, tandis que le sol haussait graduellement par une pente insensible. A gauche, au-dessus de la berge assez basse, la vue s’étendait sur des plaines coupées de bois et de bouquets aux cimes un peu jaunies à cette époque de l’année.
Après une demi-heure de navigation assez rapide, l’Elisabeth atteignit le premier tournant de la Montrose, qui, se coudant d’une trentaine de degrés, sinuait vers le sud-ouest.
A partir de ce tournant, les berges ne dépassaient pas une hauteur de dix à douze pieds, – qui était celle des plus fortes marées. Cela se reconnaissait aux relais d’herbes laissés entre le fouillis des roseaux acérés comme des baïonnettes. Or, à cette date du 19 mars, les marées d’équinoxe atteignaient leur maximum d’élévation. On en pouvait conclure que le lit de la rivière suffisait à contenir ses eaux, et il ne semblait pas qu’elle eût jamais à se décharger de son trop-plein sur la campagne environnante.
La pinasse filait avec une vitesse de trois à quatre lieues à l’heure, ce qui lui permettrait d’en parcourir sept à huit pendant la durée du flot.
Et Ernest, qui avait relevé cette vitesse, de faire cette observation:
«Ce serait à peu près la distance à laquelle nous estimons que se dressent les montagnes du sud.
– La remarque est juste, répondit M. Wolston, et si la rivière baigne la base de cette chaîne, il sera facile d’y arriver. Dans ce cas, nous n’aurions pas à remettre de trois ou quatre mois l’excursion projetée…
– Cela nous prendrait toujours plus de temps que nous n’en pouvons disposer actuellement, répondit M. Zermatt. Même en admettant que la Montrose nous conduisît au pied de la chaîne, nous n’aurions pas atteint notre but. Il faudrait encore la gravir jusqu’à son sommet, et il est probable que nous n’y parviendrions pas sans de longs efforts.
– Et puis, ajouta Ernest, après la question de savoir si la rivière continue à se diriger vers le sud-ouest, il y a la question de savoir si son cours n’est pas interrompu par des rapides ou barré d’obstacles infranchissables.
– Nous le verrons bien, reprit M. Zermatt. Allons tant que le flot nous poussera, et, dans quelques heures, nous prendrons une décision à cet égard.»
Au delà du coude, les deux rives, moins encaissées, laissaient observer sur une assez vaste étendue la région traversée par la Montrose. Cette région était absolument déserte. Le gibier de toute espèce foisonnait entre les herbes, entre les roseaux des berges, des outardes, des coqs de bruyère, des perdrix, des cailles. Si Jack eût envoyé ses chiens fourrager le long des rives et dans les terres voisines, ils n’eussent pas fait cent pas sans poursuivre des lapins, des lièvres, des agoutis, des pécaris, des cabiais. A ce point de vue, ce territoire valait les alentours de Falkenhorst et des métairies, – même pour l’engeance simienne qui cabriolait d’un arbre à l’autre. A quelque distance filaient aussi des bandes d’antilopes, de la même espèce que celles qui étaient parquées à l’îlot du Requin. Des troupeaux de buffles se montraient également à plus d’une lieue dans la direction de la chaîne, et, parfois, on voyait bondir au loin des troupes d’autruches, moitié courant, moitié volant. Ce jour-là, M. Zermatt et ses deux fils ne les prirent pas pour des Arabes comme les premières qu’ils avaient aperçues des hauteurs de l’ermitage d’Eberfurt.
Jack, on l’imagine sans peine, enrageait d’être cloué sur le pont de l’Elisabeth, de ne pouvoir sauter à terre, d’assister au passage de ces quadrupèdes et de ces volatiles sans les saluer d’un coup de fusil. Il est vrai, à quoi eût servi d’abattre ce gibier, puisque la nécessité ne le commandait pas?…
«Aujourd’hui nous ne sommes pas des chasseurs, lui répétait son père, nous sommes des explorateurs, et plus spécialement des géographes, des hydrographes en mission dans cette partie de la Nouvelle-Suisse.»
Le jeune Nemrod ne voulait pas entendre de cette oreille et il se promettait bien, dès que la pinasse serait au prochain mouillage, d’aller battre les environs avec ses chiens. Il ferait de la géographie à sa manière: il lèverait des perdrix et des lièvres au lieu de lever des points d’orientation. Ceci, c’était la besogne du savant Ernest, désireux d’ajouter sur sa carte les nouveaux territoires situés dans le sud de la Terre-Promise.
Quant aux carnassiers, à ces fauves, qui, on le sait, fréquentaient les bois et les plaines à l’extrémité de la baie des Perles et aux approches de la vallée de Grünthal, aucun ne fut signalé sur les rives de la Montrose pendant le cours de cette navigation. Fort heureusement, ni lions, ni tigres, ni panthères, ni léopards ne se montrèrent. Par exemple, les hurlements des chacals ne firent pas défaut à la lisière des bois du voisinage. On en devait conclure que ces animaux, qui appartiennent au sous-genre chien, compris entre le loup et le renard, formaient majorité dans la faune de l’île.
Ce serait un oubli que de ne pas mentionner également la présence de nombreux oiseaux aquatiques, des pilets, des canards, des sarcelles, des bécassines, qui volaient d’une berge à l’autre ou se blottissaient parmi les roseaux. De telles occasions de satisfaire ses goûts et d’exercer son adresse, jamais Jack n’eût consenti à les perdre de bon gré. Aussi tira-t-il quelques coups très heureux, et personne ne les lui reprocha, si ce n’est peut-être Annah, qui demandait toujours grâce pour les bêtes inoffensives.
«Inoffensives… mais excellentes… lorsqu’elles sont cuites à point!» répondait Jack.
Et de fait, on ne put que se féliciter de ce que le menu du déjeuner et du dîner se compléterait d’une couple de pilets et de canards sauvages que Falb alla ramasser dans le courant de la Montrose.
Il était un peu plus de onze heures, lorsque l’Elisabeth atteignit un second coude de la rivière, qui revenait plus à l’ouest, ainsi qu’Ernest le constata. De sa direction générale, on put déduire avec assez de probabilité qu’elle descendait de la chaîne, encore éloignée de six à sept lieues, laquelle devait lui fournir un apport considérable.
«Il est fâcheux, dit Ernest, que la marée touche à son terme, et que nous ne puissions pousser plus loin…
– Fâcheux, en effet, répondit M. Zermatt, mais voici qu’elle est étale, et le jusant ne tardera pas à se faire sentir. Or, comme nous sommes à l’époque des plus hautes mers, il est certain que le flot ne dépassera guère ce tournant de la Montrose.
– Rien de plus évident, affirma M. Wolston. Il reste donc à décider si nous mouillerons en cet endroit, ou si nous allons profiter du jusant pour revenir à la crique que la pinasse pourrait atteindre en moins de deux heures.»
L’endroit était charmant, et chacun, il faut le dire, éprouvait grande envie d’y demeurer toute la journée. La berge de gauche formait une anse, dans laquelle venait se jeter un petit affluent d’eau vive et fraîche. Au-dessus se penchaient de grands arbres, à feuillage épais, remplis de pépiements et de coups d’ailes. C’était un bouquet de ces puissants figuiers d’Inde, presque semblables aux mangliers de Falkenhorst. En arrière, des groupes de chênes verts étalaient leur large parasol que le soleil ne pouvait percer. Puis, au fond, sous le dôme des goyaviers et des cannelliers, le long du rio tributaire, se glissait une fraîche brise qui balançait les basses branches comme des éventails.
«En vérité, dit Mme Zermatt, voilà un coin délicieux, tout indiqué pour y bâtir une villa!… Il est dommage que ce soit si loin de Felsenheim…
– Oui… trop loin, ma chère amie, répondit M. Zermatt. Mais cet emplacement ne sera pas perdu, crois-le bien, et il ne faut pas tout prendre pour soi!… Ne veux-tu donc rien laisser à nos futurs concitoyens?…
– Soyez certaine, Betsie, dit Mme Wolston, que cette partie de l’île, arrosée par la rivière Montrose, sera très recherchée des nouveaux colons…
– Et, en attendant, dit Jack, je propose d’y camper jusqu’à ce soir et même jusqu’au matin…
– C’est la question à résoudre, déclara M. Zermatt. N’oublions pas que le jusant peut nous ramener à la crique en deux heures, et que nous serions rentrés demain soir à Felsenheim.
– Qu’en pensez-vous, Annah?… demanda Ernest.
– Que votre père décide, répondit la jeune fille. Cependant, je conviens volontiers que l’endroit est agréable et mérite qu’on y reste un après-midi.
– D’ailleurs, reprit Ernest, je ne serais pas fâché de prendre encore quelques relèvements…
– Et nous de prendre quelque nourriture!… s’écria Jack. Déjeunons, de grâce, déjeunons!»
Ce fut chose convenue, on resterait à ce coude de la Montrose l’après-midi et la soirée. Puis, au prochain jusant, vers une heure du matin, la nuit étant claire, – une nuit de pleine lune – la pinasse descendrait sans aucun risque le courant de la rivière. A partir de la crique, selon l’état de la mer et la direction du vent, ou elle irait relâcher à la baie de la Licorne, ou elle doublerait le cap de l’Est pour gagner Felsenheim.
La pinasse ayant été amarrée par l’avant au pied d’un arbre, son arrière se rabattit presque aussitôt vers l’aval, – preuve que le jusant commençait à s’établir.
Après le déjeuner, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah acceptèrent de s’installer au campement, tandis que des reconnaissances seraient poussées sur la campagne environnante. En effet, il importait d’obtenir un aperçu plus complet de cette région. Voici donc ce qui fut décidé: d’un côté, M. Zermatt et Jack iraient en chasseurs le long du petit affluent sans trop s’éloigner de son embouchure, et, de l’autre, M. Wolston et Ernest, embarqués dans le canot, remonteraient la rivière aussi loin qu’ils le pourraient, de manière à être de retour à l’heure du dîner.
On ne voyait aucun danger à laisser Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah au campement. D’ailleurs, elles ne firent point d’observation à ce sujet. Dans tous les cas, si besoin était, il leur serait facile de rappeler les deux chasseurs en tirant une des petites pièces de la pinasse, chargées à poudre seulement. Et Jack ayant demandé à la jeune fille si elle n’aurait pas peur de faire tonner l’artillerie du bord, celle-ci répondit qu’elle n’en était pas à s’effrayer d’un coup de canon, et ferait feu dès que Betsie lui en donnerait l’ordre.
Au surplus, M. Zermatt et son fils ne devaient pas s’éloigner de ce tournant de la Montrose. Sous ces taillis giboyeux, l’occasion ne leur manquerait pas d’utiliser leur poudre et leur plomb dans un rayon d’une demi-lieue et les fusils seraient certainement entendus du campement.
Le canot, manœuvré à l’aviron par M. Wolston et Ernest, partit dans une direction opposée en remontant la rivière, tandis que M. Zermatt et Jack suivaient la berge du rio sinueux qui descendait du nord.
Au delà de ce coude, la Montrose obliquait vers le sud-ouest. Le canot continua de naviguer le long des rives bordées de futaies touffues, presque inabordables, tant les herbes enchevêtrées, les roseaux entrecroisés en garnissaient les talus. Il eût été impossible d’y débarquer, et ce n’était pas nécessaire. L’important était de relever la direction générale de la rivière en gagnant sur l’amont aussi loin que possible. D’autre part, le champ de vue ne tarda pas à s’élargir. A une demi-lieue de là, entre les massifs moins épais, les arbres isolés projetaient une ombre que les rayons verticaux du soleil arrondissaient à leur pied. Puis ce fut une succession de larges plaines, bossuées çà et là de tumescences rocheuses, qui semblaient se développer sans interruption jusqu’à la base des montagnes.
La surface de la Montrose, pour ainsi dire imbibée de lumière, resplendissait comme un miroir. Il y eut lieu de regretter l’abri des arbres qui la bordaient vers l’aval. En outre, au milieu d’une atmosphère embrasée, presque sans brise alors, le maniement des avirons devint pénible. Très heureusement, la force du courant n’était pas accrue de la marée descendante, puisque le flot s’arrêtait au dernier coude. Il n’y avait à refouler que l’écoulement normal des eaux, plutôt basses à cette époque de l’année. Il n’en serait pas ainsi dans quelques semaines, à la saison des pluies, lorsque la chaîne enverrait son tribut à travers l’exutoire naturel de la Montrose.
Cependant, malgré la chaleur, M. Wolston et Ernest nageaient sans se rebuter. Entre les berges assez capricieuses de la rivière au revers des pointes se produisaient des remous qu’ils choisissaient de préférence, afin d’économiser leurs efforts.
«Il ne serait pas impossible, dit M. Wolston, que nous pussions gagner le pied de la chaîne dans laquelle la Montrose doit prendre sa source.
– Vous tenez à votre idée, monsieur Wolston?… répondit Ernest en hochant la tête.
– J’y tiens, et il est à désirer qu’il en soit ainsi, mon cher enfant. Vous ne connaîtrez véritablement votre île qu’après l’avoir observée sur toute son étendue du haut de ces montagnes, qui, d’ailleurs, ne paraissent pas très élevées.
– J’estime leur hauteur à douze ou quinze cents pieds, monsieur Wolston, et de leur sommet, je le crois comme vous, le regard embrassera la Nouvelle-Suisse tout entière, à moins qu’elle ne soit plus vaste que nous ne le supposons. Au delà de cette chaîne, qu’y a-t-il?… Si nous ne le savons pas encore, c’est que, depuis douze ans, nous ne nous sommes jamais sentis à l’étroit dans la Terre-Promise…
– D’accord, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, mais, à présent, il y a un réel intérêt à être fixé sur l’importance d’une île destinée à recevoir des colons…
– Ce sera fait, monsieur Wolston, ce sera fait au retour de la belle saison, et, n’en doutez pas, avant l’arrivée de la Licorne. Aujourd’hui, il me paraît sage de nous borner à cette exploration de quelques heures, qui aura suffi pour relever la direction générale de la rivière…
– Et cependant, avec un peu de persévérance, Ernest, il serait peut-être possible d’atteindre la chaîne… d’en gravir le revers septentrional…
– A la condition que les rampes ne fussent pas trop raides, monsieur Wolston…
– Oh! avec de bonnes jambes!…
– Décidément, vous auriez mieux fait d’emmener Jack à ma place, ajouta Ernest en souriant. Il ne vous aurait pas contredit, lui… Il vous aurait engagé à pousser jusqu’aux montagnes… quitte à ne revenir que demain ou après-demain… et dans quelle inquiétude ce retard eût plongé tout notre monde!
– En somme, vous avez raison, mon cher Ernest, déclara M. Wolston. Puisque nous avons promis, il faut tenir notre promesse. Encore une heure de navigation, et notre canot reviendra en s’abandonnant au courant… N’importe! je n’aurai pas de cesse que nous n’ayons planté le pavillon de la vieille Angleterre sur la plus haute cime de la Nouvelle-Suisse!»
On ne s’étonnera pas du désir exprimé en ces termes par M. Wolston. Il parlait en bon Anglais, et précisément à une époque où la Grande-Bretagne envoyait ses marins par toutes les mers du globe, afin d’accroître son domaine colonial. Mais il sentit que mieux valait remettre à plus tard cette prise de possession de l’île, et n’insista pas davantage.
La navigation continua. Toujours cette campagne largement découverte, dépourvue d’arbres, et moins fertile, à mesure qu’elle se développait vers le sud-ouest. Aux prairies succédaient peu à peu des surfaces arides, semées de pierres sèches. A peine quelques oiseaux voletaient-ils au-dessus de ce sol dénudé. Des animaux entrevus dans la matinée, buffles, antilopes, autruches, on ne voyait plus un seul. Rien que des bandes de chacals, qui ne se montraient pas, mais dont les hurlements traversaient l’air sans éveiller aucun écho.
«Jack a été bien inspiré en ne nous accompagnant pas de ce côté, fit observer Ernest.
– Assurément, répondit M. Wolston, car il n’aurait pas eu l’occasion de tirer un coup de fusil. Il a dû être plus favorisé au milieu de la futaie qu’arrosé le petit affluent de la Montrose…
– En tout cas, ce que nous rapporterons de notre excursion, monsieur Wolston, dit Ernest, c’est que cette partie de l’île ressemble à celle qui s’étend au-dessus de la baie de la Licorne… Qui sait même s’il n’en est pas ainsi au delà de la chaîne?… Très probablement, elle n’est fertile que dans le nord et le centre, depuis la baie des Perles jusqu’à la vallée de Grünthal.
– Aussi, lorsque nous entreprendrons notre grande excursion, répondit M. Wolston, le mieux, je pense, sera de marcher directement vers le sud, au lieu de suivre par l’ouest ou par l’est les contours de la côte…
– Je le pense également, monsieur Wolston, et il sera préférable de gagner la campagne en franchissant le défilé de Cluse.»
Il allait être quatre heures. Le canot se trouvait à peu près à deux lieues et demie du campement, lorsqu’un bruit d’eaux tumultueuses se fit entendre en amont. Était-ce un torrent qui se précipitait dans le lit de la Montrose?… Était-ce la rivière elle-même changée en rapide?… Un barrage de rochers la rendait-il innavigable sur son haut cours?…
A ce moment, M. Wolston et Ernest, immobilisés au milieu d’un remous, à l’abri d’une pointe, se préparaient à virer de bord. Comme le talus de la berge les empêchait de voir au delà:
«Encore quelques coups d’avirons, dit M. Wolston, et contournons la pointe…
– Décidément, répondit Ernest, il est à craindre que la Montrose ne puisse permettre à une embarcation de gagner le pied des montagnes.»
M. Wolston et Ernest se remirent à nager et déployèrent tout ce qu’il leur restait de vigueur après ces quatre heures de navigation sous un ciel de feu.
La rivière se rabattait alors vers le sud-ouest, et ce devait être sa direction générale. Quelques instants après, à plusieurs centaines de pieds en amont, son cours apparut sur une plus longue étendue. Il était barré par un entassement de roches, semées d’une rive à l’autre, qui ne laissaient entre elles que d’étroites fissures, et ses eaux se déversaient en cascades bruyantes, dont le trouble se sentait à vingt toises en aval.
«Voilà qui nous aurait arrêtés, dit Ernest, si nous avions eu l’intention de continuer…
– Peut-être eût-il été possible, répondit M. Wolston, de transporter notre canot au delà de ce barrage…
– Si ce n’est qu’un barrage, monsieur Wolston…
– Nous le saurons, mon cher Ernest, car il importe de le savoir… Débarquons.»
A gauche s’ouvrait un étroit ravin, très sec à cette époque de l’année, et qui sinuait à travers le plateau. Dans quelques semaines, sans doute, lorsque viendrait la saison des pluies, il servirait de lit à un torrent dont les eaux bruyantes se mêleraient à celles de la Montrose.
M. Wolston jeta le grappin à terre. Puis, Ernest et lui prirent pied sur la berge qu’ils remontèrent de manière à revenir obliquement vers le barrage.
Ce cheminement, qui dura un quart d’heure, se fit au milieu d’un semis de pierres, à peine fixées dans le sable par de rudes touffes d’herbes.
Ça et là s’éparpillaient aussi des cailloux de teinte brunâtre, très arrondis à leurs angles, presque semblables à des galets gros comme des noix.
Lorsque M. Wolston et Ernest furent arrivés à la hauteur du barrage, ils observèrent que la Montrose n’était plus navigable pendant une bonne demi-lieue. Son lit s’encombrait de roches, entre lesquelles bouillonnaient les eaux, et le portage d’un canot en amont n’eût pas laissé d’être très pénible.
Quant à la campagne, elle paraissait être absolument stérile jusqu’à la base de la chaîne. Pour apercevoir quelque verdure, il fallait regarder vers le nord-ouest et le nord, précisément dans la direction de la vallée de Grünthal, dont on distinguait les lointains massifs sur la limite de la Terre-Promise.
M. Wolston et Ernest n’avaient donc plus qu’à revenir sur leurs pas avec le regret que la Montrose fût obstruée dans cette partie de son cours.
Chemin faisant, en suivant les détours du ravin, Ernest ramassa quelques-uns de ces cailloux brunâtres, plus lourds que ne semblait le comporter leur volume. Aussi mit-il dans sa poche deux de ces petites pierres, en se promettant de les examiner à son retour à Felsenheim.
Ce n’était pas sans quelque ennui que M. Wolston avait dû tourner le dos à l’horizon du sud-ouest. Mais le soleil étant sur son déclin, il ne fallait pas s’attarder à cette distance du campement. Le canot reprit donc le fil de l’eau, et, sous la poussée des avirons, descendit rapidement entre les deux rives.
A six heures, tout le monde était réuni au pied du bouquet de chênes verts. M. Zermatt et Jack, très satisfaits de leur chasse, avaient rapporté une antilope, une couple de lapins, un agouti, plusieurs volatiles de diverses sortes.
Quant au petit affluent de la Montrose, il arrosait une campagne très fertile, tantôt à travers des plaines qui se prêteraient à la culture des céréales, tantôt à travers des bois très épais, aux essences variées. C’étaient aussi des territoires giboyeux, sur lesquels, sans doute, la détonation du fusil des chasseurs venait de retentir pour la première fois.
Après le récit de M. Zermatt vint celui de M. Wolston. Ce dernier raconta par le menu ce qu’avait été cette navigation de deux lieues environ en amont de la rivière. Il dit combien la région était stérile dans la partie qui s’étendait vers le sud. Il exprima quelle déconvenue Ernest et lui avaient éprouvée devant un barrage infranchissable du cours d’eau, ajoutant que, pour gagner la chaîne du sud-ouest, il faudrait choisir un autre chemin que celui de la Montrose.
Un bon dîner, préparé par Betsie, Merry et Annah attendait les excursionnistes. Il fut servi sous l’ombre des arbres, au bord du rio, dont les eaux vives murmuraient sur un lit sablonneux semé de plantes aquatiques. On fit honneur à ce repas que la conversation prolongea jusqu’à neuf heures du soir.
Puis chacun regagna son cadre à bord de l’Elisabeth, et là, du côté des hommes, retentit bientôt un concert de ronflements sonores à rivaliser avec les hurlements des chacals.
Il avait été décidé que la pinasse partirait dès le commencement du jusant, c’est-à-dire vers une heure du matin, afin de mettre à profit toute la durée de la marée descendante. Le temps du sommeil serait donc limité. Mais les passagers se rattraperaient la nuit prochaine, soit pendant une relâche à la baie de la Licorne, soit à Felsenheim, si l’Elisabeth y arrivait dans les vingt-quatre heures.
Malgré les instances de ses fils et de M. Wolston, M. Zermatt avait voulu rester sur le pont, s’engageant à les réveiller à l’heure dite. Il ne fallait jamais se départir d’une certaine prudence. La nuit venue, les fauves, qui ne se sont pas montrés durant le jour, quittent volontiers leurs tanières, attirés vers les cours d’eau par le besoin de se désaltérer.
A une heure, M. Zermatt appela M. Wolston, Jack et Ernest. En ce moment, le premier clapotis du jusant commençait à se faire entendre. Une légère brise soufflait de terre. Les voiles furent hissées, amurées, bordées, et la pinasse s’abandonna à la double action du courant et du vent.
La nuit, très claire, fourmillait d’étoiles qui semblaient suspendues comme une neige dans l’espace. La lune, presque en pleine syzygie, retombait lentement vers l’horizon du nord.
Le cours de la Montrose n’offrant aucun obstacle, il n’y avait qu’à tenir le milieu de son lit. Aussi, l’appareillage terminé, la voilure en place, suffirait-il d’être à deux pour la manœuvre. M. Wolston se mit à la barre, tandis que Jack se postait à l’avant. M. Zermatt et Ernest purent donc, l’un aller prendre, l’autre reprendre un peu de repos.
Au total, ce repos ne serait pas de longue durée. En effet, dès quatre heures du matin, alors que l’est se nuançait des premières lueurs de l’aube, l’Elisabeth vint retrouver près de l’embouchure de la Montrose son mouillage de la veille.
Rien n’avait troublé cette navigation nocturne, bien que des grognements d’hippopotames fussent entendus à mi-route. On sait, d’après le récit du voyage de Fritz sur la rivière Orientale, que la présence de ces monstrueux amphibies s’était déjà signalée dans les cours d’eau de l’île.
Comme le temps était superbe, la mer belle, il fut décidé que la pinasse profiterait immédiatement de la brise matinale qui se levait au large. M. Zermatt jugea, non sans une certaine satisfaction, qu’il serait possible d’être de retour à Felsenheim en une quinzaine d’heures, c’est-à-dire avant la nuit.
Afin d’aller au plus court et de rallier directement le cap de l’Est, l’Elisabeth s’éloigna du littoral d’une bonne demi-lieue. Ses passagers eurent alors une plus complète vue de la côte qui se développait jusqu’à trois ou quatre lieues en direction du sud.
M. Zermatt ayant donné l’ordre de raidir les écoutes, afin de serrer le vent de plus près, la pinasse, tribord amures, fit route vers le cap de l’Est.
A ce moment, M. Wolston, qui se tenait à l’avant, porta la lunette à ses yeux. Après en avoir essuyé le verre, il sembla regarder avec une extrême attention un des points du littoral.
A plusieurs reprises, l’instrument s’abaissa et remonta entre ses mains. Aussi chacun fut-il frappé de l’obstination qu’il mettait à observer l’horizon vers le sud-est.
M. Zermatt, abandonnant la barre à Jack, vint à l’avant de la pinasse dans l’intention de questionner M. Wolston, lorsque celui-ci, retirant la longue-vue de ses yeux, dit:
«Non… je me suis trompé…
– En quoi vous êtes-vous trompé, Wolston… demanda M. Zermatt, et qu’aviez-vous cru voir en cette direction?…
– Une fumée…
– Une fumée?…» répéta Ernest, qui s’était approché, inquiet de cette réponse.
En effet, cette fumée n’aurait pu provenir que d’un campement établi sur cette partie du littoral. De là, ces conséquences inquiétantes: l’île était-elle donc habitée par des indigènes ou des sauvages… Venus de la côte australienne sur leurs pirogues, avaient-ils débarqué, et ne chercheraient-ils pas à gagner l’intérieur?… A quels dangers eussent été exposés les hôtes de Felsenheim, si ces naturels mettaient jamais le pied sur la Terre-Promise…
«A quel endroit auriez-vous aperçu cette fumée?… demanda vivement M. Zermatt.
– Là… au-dessus de la dernière pointe que projette le littoral de ce côté.»
Et M. Wolston indiquait l’extrême limite de la terre, à trois lieues environ, laquelle, à partir de cette pointe, disparaissait en se recourbant vers le sud-ouest.
M. Zermatt et Ernest, saisissant la longue-vue l’un après l’autre, regardèrent très attentivement l’endroit signalé.
«Je ne vois rien… dit M. Zermatt.
– Rien…» ajouta Ernest.
Pendant quelques instants encore M. Wolston observa avec une extrême attention.
«Non… je ne distingue plus cette fumée… dit-il. Ce devait être une légère vapeur grisâtre… un petit nuage très bas, qui vient de se dissiper.»
Cette réponse fut rassurante. Toutefois, tant que cette pointe fut en vue, M. Zermatt et ses compagnons ne la quittèrent point des yeux, mais ils ne remarquèrent rien dont ils dussent prendre inquiétude.
L’Elisabeth, couverte de toile, filait avec rapidité sur une mer un peu clapoteuse, qui ne gênait point sa marche. A une heure de l’après-midi, elle se trouvait devant la baie de la Licorne, qui fut laissée à une lieue sur bâbord; puis, ralliant la côte, elle se dirigea en droite ligne vers le cap de l’Est.
Ce cap fut tourné à quatre heures, et comme la marée montante portait à l’ouest de la baie du Salut, une heure suffit à franchir cette distance. L’îlot du Requin doublé, l’Elisabeth piqua vers le ruisseau des Chacals et, trente-cinq minutes après, ses passagers débarquèrent sur la grève de Felsenheim.
Avant la saison des pluies. – Visite aux métairies et aux îlots. – Premières bourrasques. – Les soirées à Felsenheim. – La chapelle. – La découverte d’Ernest et l’accueil qui lui est fait. – Prolongation du mauvais temps.
– Deux coups de canon. – A l’îlot du Requin.
uatre jours et demi, soit cent huit heures, telle avait été la durée de l’absence des hôtes de Felsenheim. Elle aurait pu se prolonger encore d’autant sans que les animaux domestiques en eussent souffert, leurs étables étant approvisionnées pour une longue période. Pendant cette excursion. M. Wolston aurait eu le temps de conduire l’exploration à la base de la chaîne dont il n’était plus très éloigné à la hauteur du barrage de la rivière. Très probablement même, il aurait proposé à M. Zermatt de séjourner trois ou quatre jours de plus au mouillage de la Montrose, si le canot n’eût trouvé obstacle à remonter son cours.
Au total, cette exploration ne laissait pas d’avoir eu quelque résultat. La pinasse avait pu reconnaître la côte orientale sur une dizaine de lieues à partir du cap de l’Est. En y ajoutant une égale étendue du littoral visité dans le nord jusqu’à la baie des Perles, voilà ce que l’on connaissait du contour de l’île. Quant à son périmètre à l’ouest et au sud, quel aspect il présentait, s’il limitait des régions arides ou fertiles, les deux familles ne seraient fixées à cet égard qu’après un voyage de circumnavigation, à moins que l’ascension des montagnes ne permît au regard d’embrasser la Nouvelle-Suisse entière.
Il est vrai, les probabilités étaient que la Licorne, en reprenant la mer, en eût relevé les dimensions et la forme. Donc, en cas que l’expédition projetée par M. Wolston ne donnât pas complète connaissance de l’île, il n’y aurait qu’à attendre le retour de la corvette anglaise pour être fixé à cet égard.
Maintenant, pendant sept à huit semaines, les travaux de fenaison et de moisson, le battage des grains, la vendange, l’engrangement des récoltes allaient occuper toutes les heures. M. Zermatt et ses compagnons ne devaient pas s’accorder un seul jour de chômage, s’ils voulaient que les métairies fussent en état avant la période assez troublée qui constituait l’hiver sous cette latitude de l’hémisphère austral.
Chacun se mit donc à l’œuvre, et, en premier lieu, les familles se transportèrent à Falkenhorst. Ce déplacement les rapprochait de Waldegg, de Zuckertop et de Prospect-Hill. L’habitation d’été ne manquait ni d’espace ni de confort, depuis que de nouvelles chambres avaient été installées entre les gigantesques racines du manglier, sans parler de l’étage aérien, si agréable au milieu de la verdure. A la base de l’arbre, une cour spacieuse était destinée aux animaux, avec étables et hangars, qu’entourait une impénétrable palissade de bambous et d’arbustes épineux.
Il est inutile d’indiquer par le détail les travaux qui furent entrepris et menés à bonne fin durant ces deux mois. Il fallut se rendre d’une métairie à l’autre, emmagasiner les céréales et les fourrages, cueillir les fruits en pleine maturité, tout disposer pour que la gent emplumée des basses-cours n’eût rien à redouter des intempéries de la mauvaise saison.
A noter que, grâce aux irrigations du lac des Cygnes abondamment alimenté par le canal, le rendement cultural s’était sensiblement accru. Ce district de la Terre-Promise aurait pu assurer l’existence d’une centaine de colons, et l’on comprend que ses hôtes fussent accablés de besogne, s’ils n’en voulaient rien perdre.
En prévision des troubles atmosphériques qui allaient durer de huit à neuf semaines, il y eut lieu d’aviser à préserver les métairies des dégâts de la pluie ou du vent. Les barrières des enclos, les portes et les fenêtres des habitations furent hermétiquement fermées, calfeutrées, consolidées au moyen d’arcs-boutants; les toitures, chargées de blocs pesants, pourraient résister aux violentes rafales de l’est. Mêmes précautions furent prises en ce qui concernait les hangars, les granges, les étables, les poulaillers, dont les occupants à quatre ou deux pattes étaient trop nombreux pour être ramenés dans les communs de Felsenheim.
Il va sans dire également que les aménagements des îlots de la Baleine et du Requin furent mis en état de résister à ces redoutables bourrasques, auxquelles leur situation près du littoral les exposait plus directement.
Sur l’îlot de la Baleine, les arbres résineux, les pins maritimes à verdure persistante, formaient maintenant d’épais massifs. Les pépinières de cocotiers et autres essences, depuis que des haies d’épines les défendaient, avaient prospéré. Plus rien à redouter désormais de ces centaines de lapins qui, dans les premiers temps, dévoraient tous les germes. Les herbes marines fournissaient assez de nourriture à ces voraces rongeurs, – entre autres le fucus saccharinus, dont ils se montraient très friands. Assurément, Jenny ne pourrait que trouver parfaite la tenue de l’îlot dont M. Zermatt lui avait octroyé l’entière possession.
Quant à l’îlot du Requin, les plantations de mangliers, de cocotiers et de pins n’y laissaient rien à désirer. Il convint de consolider les enclos réservés aux antilopes en train de se domestiquer. Herbes et feuilles, qui forment la nourriture de ces ruminants, ne manqueraient pas durant l’hiver, – l’eau douce non plus, grâce à la source intarissable découverte à l’extrémité de l’îlot. M. Zermatt avait fait construire un hangar central en fortes planches, dans lequel étaient emmagasinées des provisions de toutes sortes. Enfin la batterie, établie sur le plateau du monticule, était abritée par une solide toiture, protégée par les arbres verts et que dominait le mât de pavillon.
Le jour de cette visite, suivant les habitudes prises au début comme au terme de la saison pluvieuse, Ernest et Jack tirèrent les deux coups de canon réglementaires. Et, cette fois, aucune détonation ne se fit entendre du large, contrairement à ce qui avait eu lieu six mois avant, après l’arrivée de la corvette anglaise.
Lorsque les deux pièces eurent reçu de nouvelles gargousses avec leurs étoupilles, Jack s’écria:
«Maintenant, ce sera notre tour de répondre à la Licorne, quand elle saluera la Nouvelle-Suisse, et avec quelle joie nous lui enverrons notre réponse!»
Bref, les dernières récoltes, froment, orge, seigle, riz, maïs, avoine, millet, manioc, sagou, patates, ne tardèrent pas à être rentrées dans les granges et magasins de Felsenheim. Pois, haricots, fèves, carottes, navets, poireaux, laitues, chicorées seraient fournis avec abondance par le potager, car l’assolement l’avait rendu extraordinairement productif. Pour les cannes à sucre et les arbres fruitiers, champs et plantations étaient à portée de l’habitation sur les deux rives du cours d’eau. La vendange du vignoble de Falkenhorst fut faite en temps voulu, et, en ce qui concernait l’hydromel, le miel ne manquait pas ni les épices et les gâteaux de seigle destinés à aider sa fermentation. On avait aussi abondance du vin de palmier, sans parler de la réserve du vin des Canaries. Quant à l’eau-de-vie laissée par le lieutenant Littlestone, plusieurs fûts occupaient le frais sous-sol de la cave rocheuse. Le combustible du fourneau de la cuisine était fourni par le bois sec entassé dans les bûchers, et, d’ailleurs, les bourrasques se chargeraient de semer les branches sur les grèves de Felsenheim, en outre de celles que la marée montante poussait aux plages de la baie du Salut. Au surplus, il n’était pas question d’employer ce combustible au chauffage du salon et des chambres. Entre les tropiques, sous le dix-neuvième parallèle, le froid n’est jamais à redouter. Le feu, c’était pour la cuisson, les lessives et autres opérations de ménage.
La seconde quinzaine de mai arriva, et il était temps que ces travaux fussent terminés. Aucune illusion à se faire sur les indices avant-coureurs du prochain mauvais temps. Au coucher du soleil, le ciel commençait à se couvrir de brumes qui s’épaississaient de jour en jour. Le vent tendait à s’établir dans l’est, et, lorsqu’il soufflait de cette direction, toutes les tempêtes du large se précipitaient violemment sur l’île.
Avant de venir s’enfermer à Felsenheim, M. Zermatt voulut consacrer la journée du 24 à une excursion à l’ermitage d’Eberfurt, à laquelle M. Wolston et Jack prendraient part.
Il convenait de s’assurer si le défilé de Cluse était assez solidement clos pour que les fauves ne pussent le franchir. Rien de plus indispensable que de prévenir une irruption dont le résultat eût été le ravage complet des plantations.
Cette métairie, la plus éloignée sur la limite du district, se trouvait environ à trois lieues de Felsenheim.
Les visiteurs, montés sur le buffle, l’onagre et l’autruche, arrivèrent à l’ermitage d’Eberfurt en moins de deux heures. Les clôtures furent trouvées en bon état; mais il parut prudent de renforcer de quelques épaisses traverses l’entrée de Cluse. Aucune invasion de carnassiers ou de pachydermes ne serait à redouter, tant qu’ils ne pourraient pas franchir le défilé.
On ne vit, d’ailleurs, nulle trace suspecte, et, il faut l’avouer, au vif regret de Jack. L’ardent chasseur se promettait toujours de capturer au moins un jeune éléphant. Après l’avoir apprivoisé, domestiqué, employé aux gros charrois, il saurait bien l’assujettir au transport de sa propre personne.
Enfin, à la date du 25, dès que les premières pluies commencèrent à s’abattre sur l’île, les familles, ayant définitivement quitté Falkenhorst, s’étaient installées à Felsenheim.
Aucun pays n’eût offert une demeure plus sûre, à l’abri de toutes les intempéries, et aussi d’une disposition plus agréable. Que d’embellissements depuis le jour où le marteau de Jack avait «percé la montagne»! La grotte de sel était devenue une confortable habitation. A la partie antérieure du massif rocheux, toujours même arrangement des chambres en enfilade, percées de portes et de fenêtres. La bibliothèque, chère à Ernest, avec ses deux baies ouvertes vers le levant du côté du ruisseau des Chacals, était dominée par un élégant pigeonnier. Le vaste salon aux fenêtres tendues d’étoffe verte enduite d’une légère couche de caoutchouc, meublé des principaux objets, tables, chaises, fauteuils, canapés, retirés de la dunette du Landlord, continuait à servir d’oratoire en attendant que M. Wolston eût bâti sa chapelle.
Au-dessus des chambres régnait une terrasse, à laquelle accédaient deux sentiers, et par-devant se développait une galerie couverte d’un toit en appentis, que supportaient quatorze piliers de bambou. Le long de ces piliers serpentaient des rejetons de poivriers et autres arbustes, qui répandaient une suave odeur de vanille, entremêlés de lianes et de plantes grimpantes alors en pleine verdure.
De l’autre côté de la grotte, en remontant le cours du ruisseau, s’étendaient les jardins particuliers de Felsenheim. Entourés de haies épineuses, ils se divisaient en carrés de légumes, en corbeilles de fleurs, en plantations d’arbres à fruits, pistachiers, amandiers, noyers, orangers, citronniers, bananiers, goyaviers, toutes les essences des pays chauds. Quant aux arbres des climats tempérés de l’Europe, les cerisiers, les poiriers, les merisiers, les figuiers, il suffisait de se rendre à la grande allée pour les trouver en bordure jusqu’à Falkenhorst.
Depuis treize ans, bien des saisons pluvieuses s’étaient passées dans cette habitation, qui jamais n’avait eu à souffrir ni du vent ni de la mer. Quelques semaines allaient s’y écouler en les mêmes conditions, mais avec de nouveaux hôtes. Manqueraient, il est vrai, Fritz, François et cette aimable Jenny, la joie et l’animation de ce petit monde.
A partir du 25, les pluies ne cessèrent plus. En même temps s’abattaient les rafales cinglantes et sifflantes qui chassaient du large par-dessus les plateaux du cap de l’Est. Toute excursion fut alors interdite, et il n’y eut plus qu’à poursuivre les divers travaux de l’intérieur. Besogne importante, ces soins à donner aux animaux, buffles, onagres, vaches, veaux, ânons, aux bêtes admises dans l’intimité, le singe Knips II, le chacal Jager, puis le chacal et le cormoran de Jenny, toujours très choyés à cause d’elle. Enfin, c’étaient les détails du ménage, la confection des conserves, puis, lorsqu’une éclaircie rare et courte le permettait, la pêche à l’embouchure du ruisseau des Chacals et au pied des roches de Felsenheim.
Dans la première semaine de juin, il y eut redoublement de bourrasques, pluies fines qui se tendaient sur le ciel en mailles serrées, et aussi pluies d’orage qui tombaient en multiples clochettes sur le sol. Impossible de sortir sans s’être revêtu de capotes imperméables.
Tous les environs, le potager, les plants, les champs, étaient accablés sous ces torrentielles averses, et du haut des parements du massif de Felsenheim se dégorgeaient mille filets liquides avec un bruit de cascades.
Bien que personne ne mît le pied dehors, à moins que ce ne fût absolument nécessaire, les heures s’écoulaient sans ennui. Il régnait entre les familles une parfaite entente, une identité de vues qui n’occasionnait jamais de discussions. Inutile d’insister sur l’amitié sincère qu’éprouvaient l’un pour l’autre MM. Zermatt et Wolston et affirmée depuis six mois déjà dans toutes les relations de la vie commune. Il en était de même des deux mères dont les qualités et les aptitudes se complétaient. Enfin, il y avait ce boute-en-train de Jack. Toujours gai, toujours en éveil, toujours en quête d’aventures, il ne maugréait que contre l’impossibilité de satisfaire ses instincts de chasseur.
En ce qui concerne Ernest et Annah, leurs parents n’en étaient point à observer qu’un sentiment plus vif que celui de l’amitié les attirait l’un vers l’autre. La jeune fille, alors âgée de dix-sept ans, un peu sérieuse et réfléchie, devait nécessairement plaire au sérieux et réfléchi jeune homme, lequel n’aurait su lui déplaire, étant fort agréable de sa personne. Les Zermatt et les Wolston ne pouvaient envisager qu’avec plaisir cette éventualité d’une union dans un avenir plus ou moins rapproché, – union qui resserrerait les liens des deux familles. Du reste, il n’était question de rien. On laissait aller les choses. Tout cela s’arrangerait au retour de la Licorne, qui ramènerait Fritz et Jenny mari et femme. Si quelques malicieuses allusions se produisaient, elles venaient de ce coquin de Jack. D’ailleurs, entêté dans ses idées de célibataire, il ne se montrait point jaloux d’Ernest.
Pendant les repas, pendant les soirées, c’étaient invariablement les absents qui faisaient l’objet de la conversation. On n’oubliait ni le colonel Montrose, ni James et Suzan Wolston, ni Doll, ni François, ni aucun de ceux qui allaient faire de la Nouvelle-Suisse leur Seconde Patrie.
Un soir, M. Zermatt établit le calcul suivant:
«Mes amis, nous voici au 15 juin. Puisque la Licorne est partie depuis le 20 octobre de l’année dernière, cela donne huit mois bien comptés… Elle doit donc être sur le point de quitter les mers d’Europe pour l’océan Indien.
– Qu’en penses-tu, Ernest?… demanda Mme Zermatt.
– Je pense, répondit celui-ci, en tenant compte de sa relâche au Cap, que la corvette a pu arriver en trois mois dans un port d’Angleterre. Or, elle devra employer le même temps à revenir, et puisqu’il était convenu qu’elle serait de retour dans un an, c’est qu’elle aura dû rester une demi-année en Europe. J’en conclus donc qu’elle s’y trouve encore…
– Mais sans doute sur le point de prendre la mer… fit observer Annah.
– C’est probable, ma chère Annah, répondit Ernest.
– Après tout, il serait possible qu’elle eût abrégé son séjour en Angleterre… dit Mme Wolston.
– Possible, assurément, répliqua M. Wolston, bien que six mois ne soient pas un trop long délai pour ce qu’elle avait à faire… Nos lords de l’Amirauté ne sont pas très expéditifs…
– Cependant, dit M. Zermatt, lorsqu’il s’agit d’une prise de possession…
– Ça va vite!… s’écria Jack. En somme, savez-vous que c’est un beau cadeau que nous faisons à votre pays, monsieur Wolston…
– J’en conviens, mon cher Jack.
– Et pourtant, reprit le jeune homme, quelle occasion c’était pour notre vieille Helvétie de débuter dans la carrière de l’expansion coloniale… une île qui possède toutes les richesses animales et végétales de la zone torride… une île si admirablement placée en pleine mer des Indes pour le commerce avec l’extrême Asie et le Pacifique…
– Voilà notre Jack qui s’emballe comme s’il était monté sur Brummer ou Leichtfus!… dit M. Wolston.
– Voyons, Ernest, demanda Annah, que doit-on déduire de vos calculs relativement à la Licorne?…
– C’est que, dans les premiers jours de juillet au plus tard, la corvette mettra à la voile pour revenir avec nos regrettés absents et les colons qui se seront décidés à les suivre. Comme elle fera relâche au Cap, ma chère Annah, cette relâche la retiendra vraisemblablement jusque vers la moitié du mois d’août. Aussi je ne m’attends pas à la voir paraître à la hauteur du cap de l’Espoir-Trompé avant la mi-octobre…
– Encore quatre interminables mois!… murmura Mme Zermatt. Que de patience quand on songe qu’ils sont sur mer, tous ceux que l’on aime!… Dieu les protège!»
Si les femmes ne perdaient pas une heure, occupées des travaux du ménage, il n’en faudrait pas conclure que les hommes fussent oisifs. Le plus souvent on entendait les grondements de la forge et les ronronnements du tour. Mécanicien fort habile, M. Wolston, aidé de M. Zermatt, parfois d’Ernest, moins souvent de Jack, qui était toujours dehors à la moindre éclaircie, fabriquait nombre d’objets d’utilité courante destinés à compléter le matériel de Felsenheim.
Un projet, discuté à fond et finalement arrêté, ce fut celui qui concernait l’érection d’une chapelle. La question de l’emplacement donna lieu à quelques débats. Pour les uns, il devait être choisi face à la mer, sur une des falaises du littoral, à moitié chemin de Felsenheim et de Falkenhorst, de manière que l’on pût s’y rendre de chacune de ces habitations sans avoir une longue route à faire. Pour les autres, la chapelle eût été trop exposée, en cet endroit, aux bourrasques du large, et il semblait préférable de l’ériger près du ruisseau des Chacals, en aval de la cascade. Mais Mmes Zermatt et Wolston trouvèrent, non sans raison, que cette place serait trop éloignée. Aussi fut-il décidé de construire la chapelle à l’extrémité du potager, sur un emplacement très abrité par la hauteur des roches.
M. Wolston émit alors l’idée d’employer des matériaux plus solides et plus durables que le bois et les bambous. Pourquoi ne pas se servir de blocs de calcaire, ou même des galets de la plage, ainsi que cela se voit dans les villages maritimes? Quant aux coquillages, aux madrépores, très nombreux sur les grèves, après avoir été portés au rouge, afin d’en chasser l’acide carbonique, ils se transformeraient en chaux. Donc, lorsque le temps le permettrait, on s’occuperait de ce travail, et deux à trois mois suffiraient pour qu’il fût terminé à la satisfaction générale.
Avec le mois de juillet, au cœur de la saison pluvieuse sous cette latitude, les troubles atmosphériques redoublèrent d’intensité. Le plus souvent, il devint impossible de se hasarder au dehors. Les grains, les rafales, fouettaient le littoral avec une impétuosité dont on ne saurait avoir l’idée. C’était comme un acharnement de mitraille, lorsque la grêle s’y mêlait. La houle se soulevait en énormes lames déferlantes, dont le fracas se répercutait dans les creux de la côte. Que de fois leurs embruns, passant par-dessus la falaise, retombèrent en épaisses nappes au pied des arbres! Il y eut certaines heures où, par la concordance du vent et de la marée, une sorte de mascaret se produisit, qui refoulait les eaux du ruisseau des Chacals jusqu’au pied de la chute. M. Zermatt ne fut pas sans inquiétude pour les champs voisins. Il fallut même couper la conduite qui reliait le ruisseau au lac des Cygnes, dont le trop-plein eût noyé les environs de Waldegg. La situation de la pinasse et de la chaloupe, au fond de la crique, inspira aussi des craintes. Maintes fois on dut s’assurer que les ancres tenaient bon et doubler les amarres, afin d’éviter tout choc avec les roches. De ce chef, il n’y eut en somme aucun dommage. Mais en quel état devaient être les métairies, principalement Waldegg, Prospect-Hill, plus exposées que les autres, eu égard à leur proximité de ce littoral que l’ouragan battait avec une effroyable fureur?
Aussi M. Zermatt, Ernest, Jack et M. Wolston voulurent-ils profiter d’un jour de répit afin de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé.
Les craintes n’étaient que trop justifiées. Les deux métairies avaient déjà souffert, et elles exigeraient des travaux confortatifs qui ne pouvaient être entrepris à cette époque et furent remis à la fin de la mauvaise saison.
C’était dans la salle de la bibliothèque que les familles passaient d’ordinaire leurs soirées. On sait que les livres n’y manquaient pas, ni ceux qui provenaient du Landlord, ni les ouvrages plus modernes offerts par le lieutenant Littlestone, récits de voyages, ouvrages d’histoire naturelle, zoologie et botanique, lus et relus par Ernest, ni enfin ceux qui appartenaient à M. Wolston, manuels de mécanique, de météorologie, de physique, de chimie. Il y avait jusqu’à des histoires de chasse aux Indes et en Afrique, qui donnaient à Jack une irrésistible envie de partir pour ces pays-là!
Tandis que la tempête mugissait au dehors, la lecture se faisait à haute voix. On causait, tantôt en anglais, tantôt en allemand, – deux langues que les uns et les autres parlaient à présent d’une manière courante, non sans que les dictionnaires fussent quelquefois feuilletés. Il y avait des soirées où l’on employait uniquement soit le langage de la Grande-Bretagne, soit celui de la Suisse allemande, et aussi, mais avec moins de facilité, celui de la Suisse française. Ernest et Annah avaient fait seuls de grands progrès dans l’étude de cette belle langue, si nette, si précise, si souple, si propice à l’inspiration des poètes, et qui s’approprie avec tant de justesse à tout ce qui concerne les sciences et les arts. C’était même un plaisir d’entendre parler le français au jeune homme et à la jeune fille, bien qu’on ne les comprît pas toujours.
Il a été dit que le mois de juillet était le plus éprouvé en cette partie de l’océan Indien. Lorsque les tourmentes se modéraient, survenaient d’épais brouillards qui enveloppaient l’île entière. Un navire, passant à quelques encablures seulement, n’aurait pu apercevoir ni les hauteurs du centre ni les caps du littoral. Ces brumes devaient s’étendre bien au-delà en direction de l’est. Aussi pouvait-on craindre que quelque bâtiment vînt se perdre au milieu de ces parages, comme le Landlord et la Dorcas… L’avenir imposerait certainement aux nouveaux colons la nécessité d’éclairer les côtes de la Nouvelle-Suisse, dont l’atterrissement serait très facilité, au moins par le nord.
«Et pourquoi ne construirions-nous pas un phare?… dit Jack. Voyons… un phare sur le cap de l’Espoir-Trompé, par exemple, et un autre sur le cap de l’Est?… Avec le feu de l’îlot du Requin, les navires rallieraient sans peine la baie du Salut…
– Cela se fera, mon cher enfant, répondit M. Zermatt, car tout se fait avec le temps. Par bonheur, le lieutenant Littlestone n’a besoin ni de phares pour reconnaître notre île, ni de feux pour venir mouiller en face de Felsenheim.
– Enfin, reprit Jack, nous serions bien capables, j’imagine, d’éclairer le littoral…
– Décidément, il ne doute de rien, notre ami Jack!… ne put s’empêcher de dire M. Wolston.
– Et pourquoi douterais-je, monsieur Wolston, après tout ce que nous avons fait jusqu’ici et tout ce que nous pourrions faire encore sous votre direction?…
– Vous entendez le compliment, mon cher ami?… dit M. Zermatt.
– Et je n’oublie ni Mme Wolston, ajouta Jack, ni même Annah…
– Dans tous les cas, répondit la jeune fille, à défaut de savoir, je ne pécherais pas par manque de bonne volonté.
– Et avec de la bonne volonté… continua Ernest.
– On élève des phares de deux cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan!… riposta Jack. Aussi je compte bien sur pour poser la première pierre…
– Quand vous voudrez, mon cher Jack!…» répondit en riant la jeune fille.
Il est opportun de rapporter ici une conversation qui fut tenue dans la matinée du 25 juillet.
M. et Mme Zermatt se trouvaient dans leur chambre, lorsque Ernest vint les y rejoindre, l’air plus sérieux encore que d’habitude, et son œil brillant d’un vif éclat.
Il désirait faire part à son père d’une découverte dont, à son avis, l’exploitation pouvait avoir dans l’avenir des résultats de la plus haute importance.
Ernest tenait à la main un objet qu’il remit à M. Zermatt, après l’avoir regardé une dernière fois.
C’était un de ces cailloux ramassés dans le ravin, lors de l’excursion entreprise avec le canot, en compagnie de M. Wolston, sur le haut cours de la rivière Montrose.
M. Zermatt prit ce caillou, dont la pesanteur l’étonna tout d’abord. Puis il demanda à son fils pour quel motif il le lui apportait avec tant de mystère.
«C’est qu’il vaut la peine qu’on ait pour lui quelques égards, répondit Ernest.
– Et à quel propos?…
– Parce que ce caillou est une pépite…
– Une pépite?…» répliqua M. Zermatt.
Et, s’approchant de la fenêtre, il se mit à la regarder en meilleur jour.
«Je suis certain de ce que j’avance, affirma Ernest. Je l’ai étudié, ce caillou, j’en ai analysé quelques parcelles, et je puis certifier qu’il est en grande partie composé d’or à l’état natif…
– Es-tu certain de ne pas te tromper, mon fils?… demanda M. Zermatt.
– Oui… père… oui!»
Mme Zermatt avait écouté ce dialogue sans prononcer une parole, sans même tendre la main pour prendre le précieux objet, dont la découverte ne semblait lui inspirer que de l’indifférence.
«Or, continua Ernest, en remontant comme en redescendant le ravin de la Montrose, j’ai remarqué nombre de cailloux de cette espèce. Il est donc constaté que les pépites abondent dans ce coin de l’île…
– Et que nous importe?…» dit Mme Zermatt.
M. Zermatt regarda sa femme, sentant tout le dédain de cette réponse.
«Mon cher Ernest, dit-il alors, tu n’as parlé à personne de ta découverte?…
– A personne.
– Je t’approuve… non pas que je n’aie confiance en ton frère en M. Wolston… Mais ce secret mérite que l’on réfléchisse de le divulguer…
– Qu’y a-t-il donc à craindre, père?… dit Ernest.
– Rien pour le présent, mais pour l’avenir de la future colonie!… Que l’on apprenne l’existence de ces terrains aurifères, que l’on sache la Nouvelle-Suisse riche de pépites, les chercheurs d’or accourront en foule et, à leur suite, se déclareront tous les maux, tous les désordres, tous les crimes qu’entraîne la conquête de ce métal!… Assurément, il est à croire que ce qui ne t’a pas échappé, Ernest, n’échappera pas à d’autres, et que les gisements de la Montrose seront un jour reconnus… Eh bien, que ce soit le plus tard possible… Tu as bien fait de garder ce secret, mon fils, et nous le garderons aussi…
– C’est sagement parler, mon ami, ajouta Mme Zermatt, et je ne puis qu’approuver tes paroles… Non! ne disons rien, et ne retournons pas à ce ravin de la Montrose… Laissons faire le hasard, ou plutôt Dieu qui dispose des trésors de ce monde et les distribue à son gré!»
Le père, la mère, le fils restèrent pensifs quelques instants, fermement résolus d’ailleurs à ne point mettre à profit cette découverte, à laisser ces cailloux sur le sol où ils gisaient. L’aride région, comprise entre l’amont de la rivière et la base de la chaîne, n’attirerait pas de longtemps les nouveaux habitants de l’île, et bien des malheurs seraient évités sans aucun doute.
La mauvaise saison battait son plein. Il fallut patienter pendant trois semaines encore. Il semblait que les beaux jours dussent être tardifs cette année. Après vingt-quatre heures de répit, les bourrasques reprenaient avec plus de force, sous l’influence des troubles atmosphériques qui bouleversaient le nord de l’océan Indien. On était maintenant en août. Si ce mois n’est que le février de l’hémisphère septentrional, à cette époque du moins, entre les tropiques et l’équateur, les pluies et les vents commencent d’ordinaire à faiblir, l’espace à se dégager des épaisses vapeurs.
«Depuis douze ans, dit un jour M. Zermatt, nous n’avons jamais éprouvé une si longue série de rafales… Et même, de mai à juillet, il y avait des semaines d’accalmie… Quant au vent d’ouest, il se rétablissait dès le début du mois d’août…
– Ma chère Merry, ajouta Mme Zermatt, vous allez prendre une fâcheuse idée de notre île…
– Rassurez-vous, Betsie, répondit Mme Wolston. En notre pays d’Angleterre, est-ce que nous ne sommes pas habitués au mauvais temps pendant la moitié de l’année?…
– N’importe, déclara Jack, c’est abominable… un mois d’août pareil dans la Nouvelle-Suisse!… Depuis trois semaines, je devrais être en chasse, et tous les matins mes chiens nie demandent ce que cela signifie!
– Cette période va bientôt prendre fin, affirma Ernest. Si j’en crois le baromètre et le thermomètre, nous ne tarderons pas à entrer dans la période des orages qui termine habituellement la saison pluvieuse.
– Quoi qu’il en soit, reprit Jack, cet abominable temps se prolonge trop… Ce n’est pas ce que nous avions promis à M. et Mme Wolston, et je suis sûr qu’Annah nous reproche de l’avoir trompée…
– Non… Jack… non…
– Et qu’elle voudrait s’en aller!»
Les yeux de la jeune fille répondirent pour elle. Ils disaient combien elle se trouvait heureuse de cette cordiale hospitalité de la famille Zermatt. Son espoir était que jamais rien ne les en séparerait, ses parents et elle!…
Ainsi que l’avait observé Ernest, cette saison des pluies s’achevait généralement par de violents orages qui duraient de cinq à six jours. Le ciel était alors tout incendié d’éclairs, suivis de coups de foudre, à faire croire que s’effondrait la voûte étoilée, et répercutés par les multiples échos du littoral.
Ce fut le 17 août que ces orages s’annoncèrent avec un relèvement de la température, un alourdissement de l’atmosphère, un amoncellement de gros nuages dans le nord-ouest, nuages livides qui dénotaient une haute tension électrique.
Felsenheim, abrité sous sa carapace rocheuse, défiait le vent et la pluie. On n’avait pas à y craindre ces chutes de foudre, si redoutables en pleine campagne ou au milieu de bois qui attirent si facilement le fluide. Sans doute, Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah n’échappaient pas à l’impression toute physique que produisent les orages, même quand on peut impunément les braver, mais elles ne s’en effrayaient pas outre mesure.
Le surlendemain, dans la soirée, l’espace fut troublé par le plus terrible de ces météores qui eût éclaté jusque-là. Tous, réunis dans la salle de la bibliothèque, se redressèrent au fracas d’un coup de tonnerre sec et déchirant qui se prolongea en longs roulements à travers les hautes zones du ciel.
Puis, après l’intervalle d’une minute, un profond silence régna au dehors.
A n’en pas douter, la foudre venait de tomber non loin de Felsenheim.
En cet instant, une détonation se fit entendre.
«Qu’est-ce donc?… s’écria Jack.
– Ce n’est pas le tonnerre… dit M. Zermatt.
– Assurément non, répondit M. Wolston, qui s’approcha de la fenêtre.
– Est-ce un coup de canon qui vient d’être tiré au large de la baie?…» demanda Ernest.
On écouta, le cœur haletant. Peut-être y avait-il erreur… une illusion d’acoustique… quelque dernier éclat de la foudre à travers l’espace?… Mais si c’était la décharge d’une bouche à feu, c’est qu’un bâtiment se trouvait en vue de l’île, poussé par la tempête, peut-être en perdition.
Un second coup retentit. C’était le même bruit, donc à la même distance, et, cette fois, aucun éclair ne l’avait précédé…
«Encore un… répéta Jack, et, pour celui-là, aucun doute, je pense…
– En effet, affirma M. Wolston, c’est un coup de canon que nous venons d’entendre!»
Aussitôt, Annah de courir vers la porte, en s’écriant, comme malgré elle:
«La Licorne… ce ne peut être que la Licorne!»
Il y eut quelques secondes d’une silencieuse stupeur. La Licorne en vue de l’île… demandant du secours?… Non… non!… Qu’un navire eût été poussé dans le nord-est, un navire désemparé, drossé contre les récifs du cap de l’Espoir-Trompé ou du cap de l’Est, on pouvait le supposer. Mais que ce fût la corvette anglaise, c’était inadmissible. Il aurait fallu que son départ d’Europe remontât à trois mois déjà et qu’elle eût considérablement abrégé son séjour en Angleterre… Non… non!… Et M. Zermatt l’affirmait avec tant de conviction que tous se rangèrent à son opinion: ce ne pouvait être la Licorne!
Toutefois il n’en était pas moins affreux de penser qu’un bâtiment était en détresse à peu de distance de l’île… que la bourrasque le chassait sur l’écueil où s’était brisé le Landlord… qu’il demandait vainement du secours…
MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack sortirent sous la pluie et gravirent l’épaulement au revers de Felsenheim.
Tel était l’obscurcissement de l’espace que le rayon de vue se bornait à quelques toises du côté de la mer. Tous quatre durent rentrer presque aussitôt sans avoir rien aperçu à la surface de la baie du Salut.
«Et d’ailleurs, que pourrions-nous faire pour ce bâtiment?… demanda Jack.
– Rien, répondit M. Zermatt.
– Prions pour les malheureux qui sont en péril, dit Mme Wolston, et que le Tout-Puissant les protège!»
Les trois femmes s’agenouillèrent près de la fenêtre, et les hommes demeurèrent courbés près d’elles.
Comme aucune autre décharge d’artillerie ne se fit entendre, il fallut en conclure ou que le navire s’était perdu corps et biens, ou qu’il avait passé au large de l’île.
Personne, cette nuit-là, ne quitta la grande salle, et, dès que le jour reparut, l’orage ayant cessé, tous se précipitèrent hors de l’enclos de Felsenheim.
Il n’y avait aucune voile en vue, ni dans la baie du Salut, ni dans le bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est.
On n’apercevait rien non plus d’un navire qui se fût fracassé contre l’écueil du Landlord, à trois lieues de là.
«Allons à l’îlot du Requin… dit Jack.
– Tu as raison, répondit M. Zermatt. Du haut de la batterie, nos regards porteront plus loin…
– D’ailleurs, ajouta Jack, c’est ou jamais le cas de tirer quelques coups de canon!… Qui sait s’ils ne seront pas entendus au large et suivis d’une réponse?…»
La difficulté serait évidemment de gagner l’îlot du Requin, car la baie devait encore être profondément troublée. Mais, en somme, la distance n’était que d’une lieue environ, et la chaloupe pouvait s’y risquer.
Mmes Wolston et Zermatt, dévorant leurs inquiétudes, ne voulurent point s’opposer à ce projet. Il y allait, peut-être, du salut de leurs semblables.
A sept heures, la chaloupe quitta la petite crique. MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack nageaient avec vigueur, aidés par le jusant. Quelques paquets de mer qu’ils reçurent par l’avant ne leur firent point rebrousser chemin.
Dès que l’îlot eut été atteint, tous les quatre prirent pied sur les basses roches.
Quel changement, quels dégâts!… Ça et là, des arbres déracinés par le vent, les enclos des antilopes renversés, les animaux effarés accourant de toutes parts!
M. Zermatt et ses compagnons arrivèrent à la base du monticule de la batterie, et Jack, naturellement, fut le premier à paraître au sommet.
«Venez… venez!…» criait-il d’une voix impatiente.
M. Zermatt, M. Wolston et Ernest se hâtèrent de le rejoindre.
Le hangar sous lequel s’allongeaient les deux pièces avait été incendié pendant la nuit, et n’offrait plus que des débris qui fumaient encore. Le mât de pavillon, fendu sur toute sa longueur, gisait au milieu d’un amas d’herbes et de broussailles à demi consumées. Quant aux arbres, dont les branchages s’entrecroisaient au-dessus de la batterie, ils étaient fracassés jusqu’aux racines, et l’on voyait la trace des flammes qui avaient dévoré leurs hautes branches.
Les deux caronades étaient sur les affûts, trop lourdes pour que la bourrasque eût pu les renverser.
Ernest et Jack avaient apporté des étoupilles, et s’étaient même munis de plusieurs gargousses, afin de pouvoir continuer à tirer, si des détonations venaient du large.
Jack, posté près de la première pièce, y mit le feu.
L’étoupille brûla jusqu’à l’orifice de la lumière, mais le coup ne partit pas.
«La charge était éventée, fît observer M. Wolston, et elle n’a pu s’enflammer…
– Changeons-la, répondit M. Zermatt. Jack, prends l’écouvillon, et tâche de débourrer la pièce… Puis tu y placeras une nouvelle gargousse.»
Mais lorsque l’écouvillon eut été introduit dans la pièce, il en atteignit le fond, à la grande surprise de Jack. L’ancienne gargousse, qui avait été placée à la fin de la belle saison, ne s’y trouvait plus. Il en était de même pour la seconde pièce.
«Elles ont donc été tirées?… s’écria M. Wolston.
– Tirées?… répéta M. Zermatt.
– Oui… toutes les deux… reprit Jack.
– Mais par qui?…
– Par qui?… répondit Ernest, après une rapide réflexion, mais par le tonnerre en personne.
– Le tonnerre?… répliqua M. Zermatt.
– Sans doute, père… Le dernier coup de foudre que nous avons entendu hier est tombé sur le monticule… Le hangar a brûlé et, quand le feu a atteint les deux pièces, les deux coups sont partis l’un après l’autre…»
Cette explication s’imposait, en présence des débris incendiés qui jonchaient le sol. Mais par quelles heures d’anxiété avaient passé les hôtes de Felsenheim pendant cette interminable nuit d’orage!
«Voyez-vous ce tonnerre qui se fait artilleur… s’écria Jack, ce Jupiter tonnant qui se mêle de ce qui ne le regarde pas!»
Les caronades ayant été rechargées, la chaloupe quitta l’îlot du Requin, où M. Zermatt aurait à reconstruire le hangar, dès que le temps le permettrait.
Ainsi donc, aucun navire n’avait paru sur les parages de l’île pendant la nuit précédente, aucun bâtiment n’était venu se perdre contre les récifs de la Nouvelle-Suisse.
A Falkenhorst. – A Waldegg. – A Zuckertop. – A Prospect-Hill. – La mer déserte. – Préparatifs de voyage à l’intérieur. – Ceux qui partent et ceux qui
ne partent pas. – Conduite au défilé de Cluse. – Adieux.
a saison des pluies, qui s’était prolongée cette année-là, prit fin dans la dernière semaine d’août. En prévision du voyage projeté à l’intérieur de l’île, on se mit immédiatement aux travaux de labours et d’ensemencements. M. Zermatt ne comptant pas commencer l’excursion avant la seconde quinzaine de septembre, ce temps suffirait largement aux premières besognes.
Cette fois, les deux familles décidèrent de ne point s’installer à Falkenhorst. Le château aérien avait d’ailleurs subi quelques dégâts pendant les dernières tourmentes, et il serait nécessaire d’y faire des réparations. On se contenterait d’y passer quelques jours pour les semailles, la taille du vignoble, les soins à donner aux animaux, et on ne s’attarderait pas davantage à Waldegg, à Zuckertop et à Prospect-Hill.
«Considérons, fit observer M. Zermatt, qu’au retour de nos absents, à l’arrivée des nouveaux amis qu’ils nous amèneront, le colonel Montrose, votre fils James et sa femme, mon cher Wolston, et peut-être un certain nombre de colons, des agrandissements s’imposeront à Falkenhorst comme aux autres métairies. Or, des bras supplémentaires ne seront pas à dédaigner pour ces travaux qui ne laisseront pas d’être importants. Donc, aujourd’hui, ne nous occupons que de nos champs, de nos étables, de nos basses-cours. Nous aurons assez à faire, durant ces deux mois, en attendant la Licorne.»
Comme la présence de Mmes Zermatt et Wolston à Felsenheim était indispensable, les deux ménagères déclarèrent qu’elles se chargeaient de tout ce qui concernait l’intérieur et l’extérieur, les bestiaux, les volatiles de la mare aux Oies, les léguées du potager. Elles permirent toutefois à Annah d’accompagner son père lors de la visite des métairies, et, si la jeune fille se montra satisfaite, Ernest ne le fut pas moins. Au surplus, ce déplacement n’entraînerait pas grande fatigue, puisque le chariot, attelé des deux buffles, et les trois ânons, serviraient au transport à travers le district de la Terre-Promise. C’est dans ce véhicule que M. Zermatt, Ernest, M. Wolston et Annah prendraient place, tandis que Jack, toujours enclin à jouer le rôle d’éclaireur, les devancerait sur l’onagre Leichtfus, l’une de ses montures favorites. S’il hésita entre le taureau Brummer et l’autruche Brausewind, il finit par donner la préférence à l’onagre. Brummer et Brausewind durent se résigner à ne point quitter Felsenheim.
A la date du 25 août, la première halte se fit à Falkenhorst, dont l’enclos renfermait un certain nombre d’animaux domestiques. Il faisait beau temps avec petite brise venant de la baie du Salut. La chaleur n’était pas encore excessive. Suivre l’ombreuse allée d’arbres qui longeait le rivage, cela ressemblait plutôt à une promenade, et non des moins agréables.
Et puis, à cette époque de l’année, M. Zermatt et ses fils éprouvaient cette vive impression que leur avait toujours donnée le retour du printemps, cette influence salutaire de la nature aux premiers beaux jours, qui, ainsi que le disait le chef de la famille dans le récit de ses aventures, «revenait, comme un ami, après quelques mois d’absence, leur apporter plaisir et bénédictions».
Il n’y eut pas à s’occuper des travaux de culture pendant le séjour à Falkenhorst. Les champs à ensemencer dépendaient des autres métairies plus éloignées. Toutes les heures furent consacrées à soigner les animaux, à renouveler leur nourriture, à exécuter quelques réparations indispensables aux étables, à nettoyer et à curer le petit ruisseau qui arrosait ce domaine.
Quant aux magnifiques arbres du bois voisin, ils avaient résisté aux rudes assauts de la tourmente, non sans y avoir cependant perdu quelques branches. Il y eut donc lieu de ramasser tout ce bois mort et de l’emmagasiner dans les bûchers de l’enclos.
Il fut également constaté que l’un des plus grands mangliers avait été frappé de la foudre. Bien que celui qui supportait la demeure aérienne n’eût pas subi le même sort, l’idée vint à Ernest qu’il serait prudent de le protéger au moyen d’un paratonnerre dont la tige dépasserait ses plus hautes frondaisons et qu’un fil métallique raccorderait avec le sol. Il se proposa d’étudier cette installation, car des orages fréquents troublaient la saison d’été, et le fluide électrique aurait pu causer de graves dommages à Falkenhorst.
Ces travaux exigèrent trois jours pleins, et M. Zermatt ne revint à Felsenheim que le quatrième. Ses compagnons et lui en repartirent vingt-quatre heures après, et leurs montures, leurs attelages prirent la direction de Waldegg.
La distance qui sépare Felsenheim de cette métairie fut franchie dans la matinée. Dès l’arrivée, chacun se mit à l’ouvrage. Là se trouvait la bergerie comprenant les moutons et les chèvres, dont le nombre s’accroissait d’année en année; là, aussi, était établi un poulailler qui comptait ses hôtes par centaines. Certaines avaries durent être réparées au fenil, où les fourrages de la dernière récolte avaient été rentrés. Quant à l’habitation, on ne remarqua pas qu’elle eût souffert des mauvais temps. Ce n’était plus, il est vrai, la cabane en roseaux pliants, en perches minces et souples des premiers jours. La maisonnette, maçonnée à présent, se doublait au dehors d’un parement de sable et de terre grasse, à l’intérieur d’un enduit de plâtre, de telle sorte que l’humidité ne pouvait s’y introduire. M. Zermatt observa, d’autre part, non sans satisfaction, que les plantations de cotonniers, qui confinaient à Waldegg, présentaient bonne apparence. Il en était ainsi du marécage, transformé en une véritable rizière dont les eaux pluviales n’avaient point affouillé le sol. Du côté opposé, si le lac des Cygnes se maintenait à un étiage assez élevé, presque au niveau des rives, nulle inondation ne menaçait les champs du voisinage. D’innombrables oiseaux aquatiques animaient alors ce petit lac, des hérons, des pélicans, des bécassines, des pilets, des poules d’eau, et, les plus gracieux de tous, des cygnes au plumage entièrement noir, qui se promenaient par couples à sa surface.
Il n’y avait aucune raison pour que Jack ne choisît pas parmi ces volatiles ceux qui figuraient d’ordinaire sur la table de la ferme de Waldegg. Il abattit quelques douzaines de canards, sans parler d’un magnifique cabiai, tué sous bois, et que le chariot rapporterait à Felsenheim.
En ce qui concernait les bandes de singes, il y eut lieu d’être rassuré. On n’apercevait plus un seul de ces malfaisants quadrumanes très habiles à lancer des pommes de pin en guise de projectiles, qui infestaient autrefois les bois d’alentours, et dont les dévastations étaient si dommageables. Depuis les grandes exterminations organisées contre eux, ils avaient sagement pris le parti de déguerpir.
Ces premiers travaux terminés, on s’occupa d’ensemencer les champs de Waldegg. Cette terre si féconde ne demandait ni à être labourée ni à être ravivée par les fumures que la métairie aurait su fournir en abondance. Le passage de la herse, traînée par les ânons, suffisait à rafraîchir le sol. Cependant ces semailles exigèrent, avec un certain temps, le concours de tous, – même celui d’Annah, – et le retour à l’habitation de Felsenheim ne put s’effectuer avant le 6 septembre.
M. Zermatt et ses compagnons n’eurent qu’à féliciter Mme Wolston et Betsie du zèle et de l’activité qu’elles avaient déployés pendant leur absence. La basse-cour, les étables, étaient en parfait état; le potager avait été nettoyé, sarclé, les plants de légumes alignés d’une main sûre. Les deux ménagères avaient également procédé au complet lavage des chambres, salles et salons, au battage des literies, à tous les soins qu’exigé la bonne tenue d’une maison. Leur temps avait été bien occupé, mais elles ne cachèrent pas leur désir qu’on en finît avec ces visites aux métairies, dont elles n’étaient pas.
Il fut alors décidé qu’une dernière excursion serait faite les jours suivants aux établissements du district. Elle comprendrait à la fois les fermes de Zuckertop et de Prospect-Hill. Or, de s’élever jusqu’à la hauteur de l’Espoir-Trompé, cela demanderait certainement une huitaine de jours, et il ne fallait pas compter être de retour avant la mi-septembre.
«Quant à l’ermitage d’Eberfurt, fit observer M. Zermatt, nous aurons l’occasion de le visiter lors du voyage projeté à l’intérieur de l’île, car, pour sortir de la Terre-Promise, il n’existe pas d’autre issue que le défilé de Cluse, près de notre métairie…
– Cela va de soi, répondit M. Wolston. Toutefois, n’y a-t-il pas des travaux de culture à exécuter de ce côté, et qui souffriraient d’un retard?…
– Mon cher Wolston, déclara M. Zermatt, nous n’avons plus à attendre que l’époque où la fenaison et la moisson réclameront nos soins, et ce ne sera que dans quelques semaines. Donc finissons-en avec Zuckertop et Prospect-Hill.»
Ce projet admis, on décida qu’Annah n’accompagnerait pas son père, le voyage pouvant se prolonger au-delà d’une semaine. Mme Wolston eût trouvé trop longue cette absence. Sa fille, d’ailleurs, serait très utile à Felsenheim pour certains travaux de ménage, les grandes lessives, les grands raccommodages de vêtements et de linge. Le fer à repasser et l’aiguille prenaient alors le pas sur le râteau, la houe et la binette. Aussi Mme Wolston, sans parler de sa sollicitude maternelle, fit-elle valoir ces raisons très sérieuses, et auxquelles Annah dut se rendre à son vif regret.
Ernest, on le comprend, trouva ces raisons peu de son goût, et il en vint même à se demander si sa présence n’était pas indispensable à Felsenheim.
Eh bien, ce fut ce brave Jack qui lui donna aide avec sa bonne camaraderie habituelle. La veille du départ, lorsque tout le monde se trouvait réuni dans la salle commune, il n’hésita pas à émettre l’observation suivante:
«Père, je sais bien que Mme Wolston, sa fille et ma mère ne courent aucun risque à rester seules à Felsenheim… Mais, enfin, lorsqu’il s’agit de les y laisser toute une semaine et – qui sait?… – peut-être davantage…
– Assurément, Jack, répondit M. Zermatt, je ne serai pas une heure tranquille durant notre absence… bien qu’il n’y ait aucun danger à prévoir… Jusqu’ici nos séparations n’ont jamais duré plus de deux à trois jours, et, cette fois, ce sera la semaine entière… C’est bien long!… Pourtant, il y aurait gros embarras à partir tous ensemble…
– Si vous le voulez, dit M. Wolston, j’offre de rester a Felsenheim…
– Non, mon cher Wolston, vous moins qu’un autre, répondit M. Zermatt. Il est nécessaire que vous nous accompagniez à Zuckertop et à Prospect-Hill en prévision des travaux futurs… Mais si l’un de mes fils consent à demeurer près de sa mère, je n’aurai plus aucune inquiétude… Cela est arrivé plusieurs fois déjà… Jack, par exemple…»
Jack, qui ne se retenait guère de sourire, regarda Ernest en dessous.
«Comment, s’écria-t-il, c’est à moi que vous demandez de garder le logis!… C’est à un chasseur que vous voulez enlever cette occasion de chasser la grosse et la petite bête!… Si quelqu’un doit rester à Felsenheim, pourquoi moi plutôt qu’Ernest?…
– Ernest ou Jack, c’est tout un… répliqua M. Zermatt. N’est-il pas vrai, madame Wolston?…
– Certainement, monsieur Zermatt.
– Et, en compagnie d’Ernest, vous n’aurez pas peur, ni toi, Betsie, ni vous, ma chère Annah?…
– Pas la moindre peur, répondit la jeune fille, dont le visage se colora légèrement.
– Parle donc, Ernest, reprit Jack. Tu ne dis pas si cet arrangement te convient?…»
L’arrangement convenait à Ernest, et M. Zermatt pouvait avoir toute confiance en ce sérieux jeune homme aussi prudent que courageux.
Quant au départ, il avait été fixé au lendemain. Dès le jour levé, M. Zermatt, M. Wolston et Jack firent leurs adieux, en promettant d’abréger leur absence autant que possible.
La route la plus courte pour se rendre de Felsenheim à Zuckertop obliquait sur la gauche par rapport à celle de Waldegg, qui longeait le littoral.
Le chariot, où se placèrent MM. Zermatt et Wolston, était en outre chargé de sacs qui contenaient des semences, d’un certain nombre d’ustensiles et d’outils, de vivres et de munitions en quantité suffisante.
Jack, qui n’avait pas voulu se séparer de Leichtfus, marchait près du chariot, suivi de ses deux chiens Braun et Falb.
On prit d’abord la direction du nord-ouest, de manière à laisser le lac des Cygnes sur la droite. De vastes prairies, des pâturages naturels, s’étendaient jusqu’au canal de dérivation du ruisseau des Chacals, qui fut traversé à une lieue de Falkenhorst sur le ponceau établi dès l’origine.
En cette direction il n’existait pas de route carrossable dans le genre de celle qui conduisait à la métairie de Waldegg. Toutefois, les nombreux et pesants charrois avaient fini par aplanir le sol et détruire les herbes. Aussi, traîné par les deux robustes buffles, le véhicule avançait-il d’un bon train sans trop de peine.
La distance jusqu’à Zuckertop, qui était d’environ trois lieues, fut franchie en quatre heures.
M. Zermatt, M. Wolston et Jack arrivèrent donc à l’habitation pour le déjeuner. Après avoir mangé de grand appétit, ils se mirent aussitôt à l’ouvrage.
Il fallut d’abord relever plusieurs piquets de l’enclos dans lequel les porcs avaient passé la saison pluvieuse. Cet enclos avait été envahi par d’autres congénères de l’espèce porcine, ces tajams ou cochons musqués, déjà signalés à Zuckertop, et qui vivaient en parfaite amitié avec les autres. On se garda bien de les chasser, et pour cause. M. Zermatt savait par expérience qu’il y avait parti à tirer de la chair de ces quadrupèdes, à la condition d’enlever la poche odoriférante placée sur leur dos.
Les plantations de ce domaine, grâce à son éloignement de la mer, furent trouvées en bon état. On ne put que constater le bon état des goyaviers, des bananiers, des palmiers à choux, et principalement de ces ravendsaras, au tronc épais, à la tête pyramidale, dont l’écorce unit le goût de la cannelle à celui du girofle.
A l’époque où M. Zermatt et ses fils l’avaient visité, cet emplacement ne formait qu’un marais, qui fut alors nommé le Marais des cannes à sucre, et ils y étaient arrivés dès les premiers jours de leur débarquement sur l’île. Maintenant, de vastes champs de culture entouraient la ferme de Zuckertop, puis des herbages où paissaient quelques vaches. A la place de la simple hutte de branchages s’élevait une habitation abritée sous les arbres. Non loin se massait un épais taillis, uniquement composé de bambous dont les fortes épines pouvaient être employées en guise de clous, et quiconque l’eût traversé n’en fût sorti que les vêtements en lambeaux.
Le séjour à Zuckertop dura huit jours qui furent occupés aux semailles du millet, du froment, de l’avoine, du mais; les céréales profitaient vite dans ce sol qu’arrosait la dérivation du lac des Cygnes. De ce côté, en effet, M. Wolston avait pratiqué une saignée en entaillant la rive occidentale du lac, et, rien que par leur écoulement naturel, les eaux se dispersaient à la surface du territoire. Aussi, par suite de cette disposition, Zuckertop devait être considéré comme la plus riche des trois métairies fondées sur le district de la Terre-Promise.
Inutile de dire que, pendant le cours de cette semaine, Jack avait pu largement satisfaire ses goûts de chasseur. Dès que la besogne lui laissait quelque répit, il partait avec ses chiens. L’office fut abondamment garni de cailles, tétras, perdrix, outardes, pour la plume, de pécaris et d’agoutis, pour le poil. Quant aux hyènes déjà signalées aux environs, Jack n’en rencontra pas ni aucun autre carnassier. Décidément les fauves fuyaient devant l’homme.
En se portant du côté du lac, Jack, plus heureux que ne l’avait été son frère Fritz quelques années avant, eut l’occasion d’abattre un animal de la taille d’un gros âne, au pelage brun foncé, espèce de rhinocéros sans corne, de l’espèce des tapirs. C’était un anta, qui ne tomba pas sous la première décharge que lui envoya le jeune chasseur à vingt pas; mais, au moment où il fonçait sur Jack, une seconde balle lui traversa le cœur.
Enfin tout ce travail fut terminé à Zuckertop dans la soirée du 15 septembre. Le lendemain, après que la maison eut été hermétiquement close, l’enclos fermé d’une solide barrière, le chariot remonta vers le nord, afin de gagner Prospect-Hill, dans le voisinage du cap de l’Espoir-Trompé.
Deux lieues séparaient la métairie de cette pointe qui s’allonge comme un bec de vautour entre la baie des Nautiles et la haute mer. La plus grande partie du trajet s’effectua sur un terrain plat, d’un cheminement facile. Mais ce terrain accusa une pente assez sensible aux approches de la falaise.
Deux heures après le départ, au delà d’une verte et grasse campagne, toute rajeunie à la suite de la saison pluvieuse, M. Zermatt, M. Wolston et Jack atteignirent le bois des Singes qui ne méritait plus d’être ainsi désigné depuis la disparition de cette mauvaise engeance. Arrivés au pied de la colline, ils firent halte.
En somme, les pentes de Prospect-Hill n’étaient pas tellement raides que les buffles et l’onagre ne pussent les gravir, en suivant un lacet qui se déroulait sur ses flancs. Il y eut un fort coup de collier à donner, et le chariot atteignit le plateau.
La maison, très exposée aux vents de l’est et du nord qui battaient en plein le cap, avait souffert des dernières tourmentes. Sa toiture devrait subir des réparations immédiates, car les rafales l’avaient dégarnie en plusieurs endroits. Cependant, telle quelle, en pleine saison estivale, elle était habitable, – ce qui permit à ses hôtes de s’y installer pour quelques jours.
En ce qui concernait la basse-cour que les gallinacés animaient de leurs gloussements et de leurs ébats, il y eut à se préoccuper de divers dégâts dus aux mauvais temps; puis il fallut dégager l’orifice de la petite source fraîche qui s’épanchait presque au sommet de la colline.
A propos des plantations, et plus particulièrement des câpriers et des arbres à thé, le travail se réduisit au redressement de ceux que la violence des vents avait courbés, et dont les racines tenaient encore au sol.
Durant ce séjour, plusieurs promenades amenèrent les visiteurs à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé. De cet endroit, le regard embrassait une vaste étendue de mer en direction de l’est, et une partie de la baie des Nautiles vers l’ouest. Que de fois, depuis tant d’années, les naufragés avaient guetté vainement l’apparition d’un bâtiment au large du cap!
Aussi, lorsque M. Zermatt et ses deux compagnons s’y rendirent, Jack d’émettre cette réflexion:
«Il y a douze ans, désespérés de n’avoir retrouvé aucun de nos compagnons du Landlord, nous l’avions à juste titre appelé le cap de l’Espoir-Trompé… Eh bien, aujourd’hui, si la Licorne allait se montrer par le travers, est-ce qu’il ne conviendrait pas de lui donner le nom de cap de Bonne-Venue?…
– Assurément, mon cher Jack, répondit M. Wolston, mais le cas est improbable… La Licorne est encore en plein Atlantique, et il s’en faut de presque deux mois qu’elle puisse atteindre les parages de la Nouvelle-Suisse…
– On ne sait pas, monsieur Wolston, on ne sait pas… répétait Jack. Et d’ailleurs, à défaut de la Licorne, pourquoi un autre navire ne viendrait-il pas prendre connaissance, puis possession de l’île?… Il est vrai, son capitaine serait en droit de l’appeler l’île de l’Espoir-Trompé… puisque la possession est chose faite!…»
Du reste aucun navire n’apparaissait au large, et il n’y eut pas lieu de changer le nom de baptême du cap.
Le 21 septembre, la besogne étant achevée à la villa de Prospect-Hill, M. Zermatt décida que le départ s’effectuerait le lendemain dès la pointe du jour.
Ce soir-là, groupés en avant de la petite terrasse qui s’étendait devant l’habitation, les hôtes de Prospect-Hill purent assister à un splendide coucher de soleil sur un horizon dont aucune brume n’altérait la pureté. A quatre lieues de là, le cap de l’Est se fondait dans une ombre que ravivaient parfois les étincellements du ressac contre les basses roches de la pointe. La mer, d’une tranquillité parfaite, s’arrondissait jusqu’à la baie du Salut. Au-dessous de la colline, les prairies, ombragées de bouquets d’arbres, confondaient leur tapis verdoyant avec la tache jaunâtre des grèves. En arrière, à une huitaine de lieues, au sud, s’estompait la chaîne transversale vers laquelle s’attachaient obstinément les regards de M. Wolston, et dont les derniers rayons solaires festonnaient encore l’arête d’un liséré d’or.
Le lendemain, le chariot, après avoir redescendu les talus de Prospect-Hill, se remit en route, et, l’après-midi, il arrivait à l’enclos de Felsenheim. Avec quelle joie furent accueillis les absents dont l’exploration n’avait pas exigé moins de deux semaines! C’est peu, sans doute, mais les chagrins de la séparation ne se mesurent pas uniquement à sa durée.
Inutile d’ajouter que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’avaient point perdu leur temps pendant ces quinze jours. Les travaux de lessivage étaient très avancés. C’était plaisir de voir les draps, les nappes, les serviettes, raccommodés avec soin, et dont la blancheur tranchait sur la verdure du potager, se balancer sur les cordes tendues d’un arbre à l’autre.
De son côté, Ernest n’avait pas chômé. Lorsque les ménagères n’avaient pas eu besoin de lui, il s’était enfermé dans la bibliothèque, sans dire de quelle besogne il s’occupait. Peut-être, cependant, Annah était-elle dans le secret de son travail.
Bref, ce soir-là, lorsque les deux familles furent réunies dans la grande salle, après que M. Zermatt eut fait le récit de l’excursion aux métairies, Ernest déposa sur une table une feuille de papier sur laquelle figurait un dessin à lignes coloriées.
«Eh! qu’est-ce là?… demanda Jack. Serait-ce le plan de la future capitale de la Nouvelle-Suisse?…
– Pas encore, répondit Ernest.
– Alors je ne devine pas…
– Mais c’est le projet de décoration intérieure de notre petite chapelle… dit Annah.
– Sans doute, Jack, ajouta Ernest, et il fallait bien s’en occuper, puisque les murs sont déjà à moitié de leur hauteur.»
Cette déclaration causa un vif plaisir et Ernest fut chaleureusement loué de son travail, qui fut trouvé parfait autant pour son élégance que pour sa disposition.
«Y aura-t-il un clocher?… demanda Jack.
– Assurément… répondit Annah.
– Avec une cloche?…
– Oui… la cloche du Landlord…
– Et, dit Ernest, c’est Annah qui aura l’honneur de la sonner la première!»
On était au 24 septembre, c’est-à-dire à l’époque où le projet de M. Wolston devait être mis à exécution. Que résulterait-il de cette reconnaissance à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse?… Pendant une douzaine d’années, les naufragés s’étaient contentés de ce district de la Terre-Promise, et l’on sait s’il avait suffi à leur assurer l’existence et même le bien-être. Aussi, indépendamment de l’inquiétude que devait lui inspirer l’absence de quelques-uns des siens, Mme Zermatt, sans trop se l’expliquer, était-elle portée à croire que les conséquences de cette excursion seraient plutôt regrettables.
Et, ce soir-là, lorsque M. Zermatt l’eut rejointe dans leur chambre, elle s’en ouvrit à son mari, qui crut sage de lui répondre en ces termes:
«Chère amie, si nous étions encore dans les conditions où nous avons été depuis notre arrivée, je t’accorderais que cette exploration ne s’impose pas. Si même M. Wolston et sa famille avaient été jetés à la suite d’un naufrage sur notre île, je leur dirais: ce qui nous a suffi doit vous suffire, et il n’est pas nécessaire de se lancer à l’aventure, quand le profit n’est pas certain et lorsqu’il y a peut-être des dangers à courir… Mais la Nouvelle-Suisse possède à présent un statut géographique, et, dans l’intérêt de ses futurs colons, il importe que l’on connaisse son étendue, la disposition de ses côtes, quelles ressources elle peut offrir…
– Bien… mon ami… bien… répondit Mme Zermatt, mais cette exploration ne devrait-elle pas être faite par les nouveaux arrivants?
– Évidemment, répondit M. Zermatt, il n’y aurait aucun inconvénient à attendre, et l’opération pourrait être entreprise dans des conditions meilleures. Mais, tu le sais, Betsie, ce projet tient au cœur de M. Wolston, et, d’autre part, Ernest désire compléter la carte de la Nouvelle-Suisse… Je pense donc qu’il convient de satisfaire leurs désirs.
– Je ne dirais pas non, mon ami, répliqua Mme Zermatt, s’il ne s’agissait encore de se séparer…
– Une absence d’une quinzaine de jours au plus!…
– A moins que Mme Wolston, Annah et moi, ne soyons du voyage…
– Ce ne serait pas prudent, ma chère femme, déclara M. Zermatt. Cette excursion peut offrir, sinon des dangers, du moins des difficultés et de grandes fatigues… Il s’agira de cheminer à travers une région aride sous un soleil brûlant… L’ascension de cette chaîne sera pénible sans doute…
– Ainsi, Mme Wolston, Annah et moi, nous devrons rester à Felsenheim?…
– Oui, Betsie, mais je ne compte pas vous y laisser seules. Après avoir bien réfléchi, voici le parti auquel je me suis arrêté et qui recevra, je pense, l’approbation générale. C’est M. Wolston qui fera l’exploration avec nos deux fils, – Ernest chargé des relèvements, Jack qui ne consentirait jamais à sacrifier une pareille occasion d’aller à la découverte… Quant à moi, je resterai à Felsenheim… Cela te va-t-il, Betsie?…
– Quelle question, mon ami! répondit Mme Zermatt. Nous pouvons entièrement nous fier à M. Wolston. C’est un homme sérieux… qui ne se laissera pas entraîner à des imprudences… Nos deux fils ne courent aucun risque avec lui…
– J’imagine, reprit M. Zermatt, que cet arrangement satisfera Mme Wolston et Annah…
– Qui regrettera bien un peu l’absence de notre Ernest!… dit Mme Zermatt.
– Tout comme Ernest regrettera de partir sans elle, ajouta M. Zermatt. Oui! ces deux bons êtres sont attirés l’un vers l’autre, et, un jour, dans cette chapelle dont il a achevé le plan, Ernest sera uni à celle qu’il aime!… Mais nous reparlerons en temps voulu de ce mariage…
– Dont M. et Mme Wolston seront aussi heureux que nous!…» répondit Mme Zermatt.
Lorsque M. Zermatt fit connaître sa proposition, elle réunit tous les suffrages. Il fallut bien qu’Ernest et Annah se rendissent à ce projet très raisonnable. L’un admettait que des femmes ne devaient pas s’aventurer dans une expédition de ce genre, dont elles pourraient ou retarder ou même compromettre le succès, et l’autre comprenait que la présence d’Ernest était indispensable pour qu’elle fût menée à bonne fin.
La date du départ fut fixée au 25 septembre.
Dès ce jour, chacun s’occupa des préparatifs, qui allaient être promptement achevés. En effet, d’un commun accord, M. Wolston et les deux jeunes gens avaient résolu de faire ce voyage à pied. Il se pouvait, en effet, que la contrée qui confinait à la base des montagnes ne fût pas plus facile que celle que traversait le haut cours de la rivière Montrose.
On irait donc pédestrement, le bâton à la main, le fusil au dos, accompagnés de deux chiens. Que Jack fût un excellent tireur, aucun doute à ce sujet; mais ni M. Wolston ni Ernest n’étaient à dédaigner à ce point de vue, et les trois chasseurs étaient assurés de se procurer en route une nourriture abondante.
Cependant il y eut lieu de préparer le chariot et l’attelage de buffles en vue du transport des deux familles jusqu’à l’ermitage d’Eberfurt. On ne l’a pas oublié, M. Zermatt voulait profiter de l’occasion pour visiter cette métairie établie sur la limite du district de la Terre-Promise. Aussi est-ce avec satisfaction que fut accueillie l’idée d’accompagner M. Wolston, Jack et Ernest, jusqu’au delà du défilé de Cluse. Peut-être même conviendrait-il de prolonger pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures le séjour à Eberfurt, si l’habitation exigeait des travaux auxquels tous devraient prêter la main.
Le 25, de grand matin, le chariot quitta Felsenheim suivi des chiens Braun et Falb. Tous avaient pu y prendre place. L’étape mesurait trois bonnes lieues, et les buffles ne seraient pas gênés de la franchir avant midi.
Le temps était beau, le ciel bleu pommelé. Quelques légers flocons de nuages tamisaient les rayons solaires et en adoucissaient l’ardeur.
Vers onze heures, après avoir marché obliquement à travers une fertile et verdoyante campagne, le chariot atteignit l’ermitage d’Eberfurt.
Dans le petit bois qui le précédait, on aperçut encore une douzaine de singes. D’où nécessité de les en chasser, et ils décampèrent dès les premiers coups de feu.
Lorsque le chariot eut fait halte, les familles allèrent s’installer dans l’habitation. Convenablement abritée par les arbres qui l’entouraient, elle n’avait que peu souffert des mauvais temps. Tandis que Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah s’occupaient du déjeuner, les hommes s’éloignèrent d’une portée de fusil afin de visiter le défilé de Cluse, qui s’ouvrait sur l’intérieur de l’île.
Un important et dur travail s’imposait en cet endroit, car de puissants animaux avaient tenté de forcer la barrière, et il serait nécessaire de la consolider. Il y avait lieu de croire qu’une troupe d’éléphants avait tenté de franchir le défilé, et, s’ils y eussent réussi, que de ravages, non seulement à la métairie d’Eberfurt, mais aussi aux métairies de Zuckertop et de Waldegg! Qui sait même s’il n’y aurait pas eu à défendre Felsenheim contre les attaques de ces formidables pachydermes?…
La mise en place de nouvelles poutres et de nouveaux blocs occupa l’après-midi et la journée suivante. Ce ne fut pas trop de tous les bras pour la manœuvre de ces lourdes masses et leur solide assujettissement. Cette besogne finie, M. Zermatt eut l’assurance que la passe ne pourrait être forcée.
Inutile de dire que l’ermitage d’Eberfurt n’était plus la hutte à la mode kamtchadale, qui, prenant son point d’appui sur quatre arbres, s’élevait à vingt pieds au-dessus du sol. Non, on disposait là d’une habitation close et palissadée, qui renfermait plusieurs chambres suffisantes pour loger les deux familles. De chaque côté, de larges étables étaient ménagées sous les basses branches des mangliers et des chênes verts. C’est là que fut enfermé l’attelage des buffles auxquels le fourrage fut distribué en abondance. Ces animaux, si bien dressés, si vigoureux, pourraient donc y ruminer tout à leur aise.
Il faut mentionner en outre que le gibier pullulait aux environs, lièvres, lapins, perdrix, cabiais, agoutis, outardes, coqs de bruyère, antilopes. Il fut facile à Jack de satisfaire sa passion au profit de la table commune. D’ailleurs, une part de ce gibier, après avoir été rôtie devant la flamme pétillante du foyer, fut réservée pour les trois excursionnistes. La gibecière au côté, le sac au dos, munis d’amadou pour allumer du feu, se contentant de viandes grillées, de gâteaux de cassave, poudre et plomb en abondance, gourdes pleines d’eau-de-vie, ils ne devaient concevoir ni laisser concevoir aucune inquiétude à l’égard de la nourriture quotidienne. Et puis, à travers ces plaines fertiles, déjà entrevues soit au delà de la vallée de Grünthal, soit dans le sud de la baie des Perles, les racines comestibles ou les fruits demandaient-ils d’autre peine que de les déterrer ou de les cueillir?…
Le 27 septembre, dès la première heure, tout le monde se rendit au défilé de Cluse, où se firent les derniers adieux. Pendant une quinzaine de jours, on serait sans nouvelles des absents!… Combien le temps paraîtrait long!
«Sans nouvelles?… dit alors Ernest. Non, mère, non, ma chère Annah, et vous en recevrez…
– Par courrier?… demanda Jack.
– Oui… par courrier aérien, répondit Ernest. Ne voyez-vous pas ce pigeon que j’ai apporté dans sa petite cage?… Pensez-vous que c’était pour le laisser à Eberfurt?… Non, nous le lâcherons du haut de la chaîne, et il vous apportera des nouvelles de la caravane.»
Chacun applaudit à cette bonne idée, et Annah se promit bien de guetter chaque jour l’arrivée du messager d’Ernest.
M. Wolston et les deux frères franchirent une étroite issue ménagée entre les poutres du défilé de Cluse. Elle fut soigneusement refermée derrière eux; et ils disparurent bientôt au tournant de la barrière rocheuse.