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Jules Verne

 

SECONDE PATRIE

 

(Chapitre XVI-XVIII)

 

 

illustrations par George Roux

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

Récit de Jack. – Perdu dans la forêt. – Les sauvages sur l’île. – Inquiétudes croissantes. – Le retard de la Licorne. – Trois semaines d’attente. – A la petite chapelle de Felsenheim.

 

es deux familles rentrèrent dans la salle à manger, le cœur débordant de joie, en dépit de la très inquiétante nouvelle apportée par Jack!… On ne songeait qu’à ceci: Jack était de retour!

Et pourtant aurait-on pu imaginer un événement plus grave!… Des sauvages fréquentaient la côte de la Nouvelle-Suisse!… Et, ainsi qu’il y eut lieu de le reconnaître, cette légère vapeur entrevue par M. Wolston, lorsque la pinasse avait quitté l’embouchure de la rivière Montrose, puis, lorsqu’il se trouvait à la cime du pic, c’était la fumée d’un campement établi sur cette partie du littoral…

Jack tombait d’inanition. Il dut d’abord se refaire des forces en prenant place à la table où tous s’étaient assis, et voici en quels termes il raconta ses aventures:

«Mes chers parents, – je vous demande pardon du chagrin que je vous ai causé… je me suis laissé entraîner par l’envie de capturer un jeune éléphant… je n’ai écouté ni M. Wolston ni Ernest, qui me rappelaient, et c’est miracle que je sois revenu sain et sauf!… Mais mon imprudence aura eu cela de bon, du moins, qu’elle va nous permettre d’organiser une sérieuse défense pour le cas où ces sauvages s’avanceraient jusqu’à la Terre-Promise et découvriraient Felsenheim…

«Je m’étais donc enfoncé au plus épais de la sapinière à la poursuite des trois éléphants, sans trop savoir, je l’avoue, comment je parviendrais à m’emparer du plus petit. Le père et la mère marchaient tranquillement, s’ouvrant passage entre les buissons, et ne s’apercevaient pas que je les suivais. Il est vrai, nie dérobais du mieux possible à leur vue et j’allais, ne songeant guère à me demander en quelle direction ils m’entraînaient avec Falb, non moins fou que moi, ni comment s’effectuerait mon retour!… Une force irrésistible me poussait en avant, et je continuai ainsi de m’éloigner pendant plus de deux heures, cherchant en vain le moyen d’attirer l’éléphanteau à l’écart.

«En effet, si j’eusse essayé d’abattre le père et la mère, combien de balles m’aurait-il fallu user avant d’y parvenir, et le seul résultat n’eût-il pas été de mettre les deux bêtes en fureur… de les tourner contre moi?…

«Cependant je m’enfonçai de plus en plus dans les profondeurs de la sapinière, ne tenant compte ni du temps écoulé, ni de la distance parcourue, ni des difficultés que j’aurais pour rejoindre M. Wolston et Ernest, ni – qu’ils ne m’en veuillent pas trop – de l’embarras où je les mettais s’ils se lançaient à ma recherche.

«J’estime que je dus faire ainsi deux grandes lieues vers l’est et pour rien… Peut-être alors le sentiment de la situation me revint-il?… Cette sagesse me venait un peu tard; mais, puisque les éléphants ne manifestaient point l’intention de s’arrêter, je me dis que le mieux serait de rebrousser chemin.

«Il était quatre heures environ. Autour de moi, la forêt était moins épaisse… les arbres s’espaçaient, ménageant entre eux de larges clairières. Et, pour le noter en passant, mon opinion est qu’il convient de se diriger franchement vers le sud-est, lorsqu’il s’agit d’atteindre le pic Jean-Zermatt…

– Oui… le billet d’Ernest nous l’a appris… vous lui avez donné mon nom… dit M. Zermatt.

– Père, répondit Ernest, c’est sur la proposition de M. Wolston que nous l’avons fait…

– N’est-il pas naturel, mon ami, ajouta M. Wolston, que le plus haut sommet de la Nouvelle-Suisse ait reçu le nom du chef de la famille?…

– Va donc pour le pic Jean-Zermatt, répondit M. Zermatt, en serrant la main de M. Wolston. Mais que Jack continue son récit et nous parle des sauvages…

– Ils ne sont pas loin… affirma Jack.

– Pas loin?… s’écria Mme Wolston.

– Dans mon histoire… dans mon histoire, chère mère, car, en réalité, ils doivent encore être éloignés de Felsenheim d’une bonne dizaine de lieues.»

Cette réponse était rassurante dans une certaine mesure, et Jack reprit en ces termes:

«Je me trouvais alors devant une assez vaste éclaircie de la sapinière, et j’allais faire halte, bien résolu à ne pas aller au delà, lorsque les éléphants s’arrêtèrent également. Aussitôt je retins Falb qui voulait s’élancer sur eux.

«Était-ce donc là, en cette partie de la futaie, que ces animaux gîtaient d’habitude? Justement en cet endroit, un rio coulait entre les hautes herbes… Les miens… – je dis les miens! – commencèrent à s’y désaltérer en puisant l’eau avec leurs trompes.

«Que voulez-vous, lorsque je les vis immobiles et sans défiance, mes instincts reprirent le dessus… Une irrésistible envie me vint d’isoler le petit, après avoir abattu les deux autres, dusse-je brûler jusqu’à ma dernière cartouche… D’ailleurs peut-être suffirait-il de deux balles, si elles frappaient au bon endroit, et quel est le chasseur qui ne croit pas aux coups heureux?… Quant à la question de capturer l’éléphanteau, après la mort du mâle et de la femelle, quant à me demander comment je parviendrais à le conduire à Felsenheim, je n’y songeais même pas… J’armai mon fusil qui était chargé à balles… Une double détonation retentit, et, si les éléphants furent touchés ce ne fut pas grièvement, paraît-il, car ils se contentèrent de secouer leurs oreilles, et de se verser une dernière gorgée d’eau dans le gosier…

«Bref, ils ne se détournèrent même pas pour voir de quel côté le coup était parti, et ne s’inquiétèrent aucunement des aboiements de Falb… Avant que j’eusse pu tirer une seconde fois, ils s’étaient remis en marche, et, cette fois, d’un pas si rapide, presque le galop d’un cheval, que je dus renoncer à les suivre…

«Pendant une minute, ces masses se montrèrent entre les arbres, par-dessus les broussailles, leurs trompes redressées brisant les basses branches, puis ils disparurent.

«Il s’agissait, à présent, de revenir sur mes pas, et, tout d’abord, de déterminer quelle direction il convenait de prendre. Le soleil déclinait rapidement, et l’obscurité ne tarderait pas à envelopper la sapinière. Qu’il fallût marcher vers le couchant, cela allait de soi, mais que ce fût plutôt à gauche qu’à droite, rien ne pouvait me l’indiquer… Je n’avais point la boussole d’Ernest ni cette sorte de sens de l’orientation dont il est doué… comme un véritable Chinois… Donc, grand embarras…

«Enfin peut-être ne me serait-il pas impossible de découvrir quelques traces de mon passage, ou plutôt celles des éléphants. Il est vrai, ce qui devait rendre cette reconnaissance très difficile, c’est que la forêt s’assombrissait peu à peu. D’ailleurs, de nombreuses foulées se croisaient de toutes parts. En outre, j’entendais au loin certains appels de clairon, et, sans doute, c était sur les bords de ce ruisseau que le troupeau des éléphants se réunissait chaque soir.

«Je compris que je ne parviendrais point à retrouver mon chemin avant le retour du soleil, et Falb lui-même, malgré son instinct, ne s’y reconnaissait plus.

«Pendant une heure, j’errai ainsi au hasard, ne sachant pas si je me rapprochais du littoral ou si je m’en éloignais… Oh! chère mère, crois-le bien, je me blâmais de mon imprudence, et, ce qui me causait grande peine, c’était de penser que M. Wolston et Ernest, n’ayant pu se résoudre à m’abandonner, me cherchaient en vain!… Ce serait moi qui aurais retardé leur rentrée à Felsenheim, et que penseriez-vous de ce retard?… Quelles inquiétudes vous éprouveriez, en ne nous voyant pas revenir dans les délais indiqués par le billet d’Ernest?… Enfin il y aurait encore de nouvelles fatigues pour M. Wolston et lui, et tout cela par ma faute…

– Oui… ta faute, mon enfant, dit M. Zermatt, et si tu n’avais pas songé à toi, en les quittant, tu aurais dû songer à eux… et à nous…

– C’est entendu, répondit Mme Zermatt en embrassant son fils, il a commis une grosse imprudence… elle aurait pu lui coûter la vie… Mais puisqu’il est là, pardonnons-lui…

– J’arrive maintenant, reprit Jack, à la partie de mes aventures, où la situation s’est aggravée.

«Certainement, jusqu’alors, je n’avais couru aucun danger sérieux… Avec mon fusil, j’étais certain de pourvoir à ma nourriture, dusse-je mettre une semaine à retrouver le chemin de Felsenheim… Rien qu’en suivant la côte, j’y serais arrivé tôt ou tard… Quant aux fauves, qui doivent être nombreux dans cette partie de l’île, j’espérais, en cas d’attaque, avoir raison des plus redoutables, comme cela s’est fait en mainte occasion déjà…

«Non!… ce qui m’irritait contre moi-même, c’était de penser que M. Wolston et Ernest se désespéraient à chercher inutilement ma piste… Ils devaient, selon moi, avoir pris direction à travers cette portion orientale de la forêt qui était moins épaisse… En ce cas, il se pouvait qu’ils ne fussent point éloignés de l’endroit où je venais de m’arrêter… Le pire, c’est que la nuit ne tarderait pas à se faire. Je pensai alors que le mieux serait de camper à cette place, puis d’y allumer un feu, d’abord parce que M. Wolston et Ernest pourraient l’apercevoir, ensuite parce que sa clarté servirait à éloigner les animaux dont les hurlements retentissaient dans le voisinage…

«Mais, auparavant, j’appelai à plusieurs reprises, en me tournant en tous les sens…

«Aucune réponse.

«Restait la ressource de tirer quelques coups de fusil, et je le fis par deux fois…

«Aucune détonation ne me répondit.

«Toutefois, il me sembla entendre, sur la droite, une sorte de glissement qui se produisait entre les herbes… J’écoutais et fus sur le point de crier… Mais la réflexion me vint que ce n’étaient ni M. Wolston ni mon frère qui venaient de ce côté… Ils m’eussent appelé, et nous aurions été déjà dans les bras les uns des autres.

«Il y avait donc là des animaux qui s’approchaient… des carnassiers… peut-être quelque serpent…

«Je n’eus pas le temps de me mettre sur la défensive… Quatre corps surgirent dans l’ombre… quatre créatures humaines… non des singes, comme je le crus au premier instant… En bondissant sur moi, ils vociféraient en une langue que je ne pouvais comprendre, et il ne fut que trop certain que j’avais affaire à des sauvages.

«Des sauvages sur notre île!… En un instant, je fus renversé, et je sentis deux genoux s’appuyer sur ma poitrine… Puis, on me lia les mains, on me fit relever, on me tint par les épaules, on me poussa en avant, et il me fallut marcher d’un pas rapide.

«Un de ces hommes s’était emparé de mon fusil, l’autre de ma gibecière… Il ne semblait pas qu’on en voulût à ma vie… à cette heure du moins…

«Toute la nuit, nous allâmes ainsi… En quelle direction, je ne parvenais pas à m’en rendre compte… Ce que je remarquai seulement, c’est que la futaie s’éclaircissait de plus en plus… La lumière de la lune arrivait jusqu’au sol, et, assurément, nous devions nous rapprocher de la côte…

«Ah! je ne songeais guère à moi, mes chers parents, mes chers amis!… Je songeais à vous, aux dangers qui résultaient de la présence de ces naturels sur notre île!… Ils n’auraient qu’à remonter le littoral jusqu’à la rivière Montrose et à la franchir pour atteindre le cap de l’Est, et redescendre à Felsenheim!… S’ils y arrivaient avant que la Licorne fût de retour, vous ne seriez pas en force pour les repousser!…

– Mais ne viens-tu pas de dire, Jack, demanda M. Zermatt, que ces sauvages devaient être fort éloignés de la Terre-Promise?…

– En effet, mon père, à cinq ou six lieues dans le sud de la Montrose… donc à une dizaine d’ici…

– Eh bien, avant quinze jours, avant huit peut-être, la Licorne sera mouillée dans la baie du Salut, fit observer M. Zermatt, et nous n’aurons plus rien à craindre… Mais achève ton récit.»

Jack continua en ces termes:

«Ce fut dans la matinée seulement, après une longue étape, sans avoir pris un instant de repos, que nous arrivâmes aux ‘alaises qui dominent la côte.

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«Au pied était établi un campement occupé par une centaine de ces coquins d’un noir d’ébène… rien que des hommes à demi nus, blottis dans les grottes creusées au bas de la falaise… C’étaient des pêcheurs, – je l’imaginai, du moins, – qui avaient dû être entraînés vers notre île par les vents d’est, et dont les pirogues étaient tirées sur le sable… Tous accoururent au-devant de moi… Ils me considéraient avec autant de surprise que de curiosité, comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un homme blanc… D’ailleurs, il n’y a pas à s’en étonner, puisque les navires d’Europe ne traversent guère cette partie de l’océan Indien.

«Au surplus, après m’avoir examiné de très près, ils reprirent l’indifférence qui leur est naturelle… Je ne fus pas maltraité… On me donna quelques poissons grillés que je mangeai avidement, car je mourais de faim, et je calmai ma soif avec l’eau d’un rio qui descendait de la falaise.

«J’éprouvai une certaine satisfaction en voyant que mon fusil, dont ces sauvages ne connaissaient pas l’usage, et ma gibecière qu’ils avaient laissée intacte, avaient été déposés au pied d’une roche… Aussi, je me promis bien, si l’occasion s’en présentait, de régaler ces moricauds de quelques coups de feu… Une circonstance inattendue ne devait pas tarder à changer la situation.

«Vers neuf heures du soir, sur la lisière de la forêt, qui confinait aux falaises, se produisit un grand tumulte qui eut bientôt jeté l’épouvante parmi les naturels… Et quelle fut ma surprise en reconnaissant que ce tumulte était dû à l’arrivée d’une troupe d’éléphants, – une trentaine à tout le moins, – qui suivaient d’un pas tranquille le lit du rio vers la plage.

«Oui! ce fut de l’épouvante!… Il n’était pas douteux que les sauvages se trouvaient pour la première fois en présence de ces énormes animaux… des bêtes avec des nez d’une longueur… et une sorte de main au bout…

«Et lorsque les trompes se relevèrent, se recourbèrent, s’entrechoquèrent, lorsqu’il s’en échappa des éclats de trompette, il y eut un sauve-qui-peut général… Les uns détalèrent à travers les roches, les autres essayèrent de remettre à flot leurs pirogues, tandis que les éléphants assistaient bonassement à toute cette débandade…

«Moi, je ne vis là qu’une occasion dont il y avait urgence à profiter, et, sans demander mon reste, sans chercher à savoir ce qu’il adviendrait de cette rencontre entre les éléphants et les naturels, je courus vers la falaise, je remontai le ravin, et je me lançai sous bois, où je rencontrai mon brave Falb qui errait en m’attendant… Il va de soi que je m’étais emparé de mon fusil et de ma gibecière, qui devaient m’être de première utilité.

«Je marchai toute la nuit, toute la journée suivante, chassant pour vivre, ne m’arrêtant que pour préparer et dévorer mon gibier, et c’est après vingt-quatre heures que j’atteignis la rive droite de la rivière Montrose, non loin du barrage…

«Alors je savais où j’étais… je descendis jusqu’au ruisseau dont mon père et moi nous avions remonté le cours… Il y eut des plaines et des bois à franchir dans la direction de la vallée de Grünthal, où j’arrivai aujourd’hui même dans l’après-midi… Je passai le défilé de Cluse, et quel eût été mon chagrin, mes chers parents, mes chers amis, si vous eussiez été déjà partis à ma recherche en suivant le littoral… si je ne vous avais pas retrouvés à Felsenheim!»

Tel fut le récit assez circonstancié que fit Jack, – récit qui avait provoqué deux ou trois interruptions, dont il convenait de tenir compte.

Et, d’abord, quels étaient ces naturels?… D’où venaient-ils?… Évidemment de la côte occidentale de l’Australie, la plus rapprochée en ces parages, – à moins qu’il n’existât quelque groupe d’îles aussi inconnues en cette portion de l’océan Indien que l’était la Nouvelle-Suisse avant l’arrivée de la corvette anglaise… Si ces sauvages étaient des Australiens, s’ils appartenaient à cette race placée au dernier degré de l’échelle humaine, on s’expliquait difficilement qu’ils eussent accompli une traversée de trois cents lieues à bord de leurs pirogues… Il se pouvait, toutefois, que des mauvais temps les eussent entraînés à une telle distance…

Et, maintenant ils avaient rencontré Jack, ils savaient que l’île était habitée par des hommes d’une autre race que la leur… Que feraient-ils?… Devait-on craindre que leurs pirogues ne reprissent la mer en longeant le littoral, qu’ils finissent par découvrir la baie du Salut et la demeure de Felsenheim?…

Il est vrai, l’arrivée de la Licorne ne devait plus tarder… Dans une ou deux semaines au plus tard, ses canons se feraient entendre… Et, lorsqu’elle serait mouillée à quelques encablures, aucun danger à redouter…

En effet, à cette date du 5 octobre, près d’un an s’était écoulé depuis le départ de la corvette. Or, il avait été convenu que son absence ne se prolongerait pas au delà d’une année. Aussi, chaque jour, s’attendait-on à la voir apparaître au large, et la batterie de l’îlot du Requin se tenait prête à répondre aux saluts que le lieutenant Littlestone adresserait au pavillon arboré sur la pointe du pic Zermatt.

Il semblait donc que des préparatifs de défense contre une attaque des sauvages ne s’imposaient pas immédiatement. Il se pouvait, en outre, que, dans cet effroi causé par la vue des éléphants, ils se fussent rembarques, afin de regagner la côte australienne ou toute autre île de ces parages. Dans ces conditions, il n’y avait rien à changer aux habitudes des deux familles, et on se contenterait de surveiller la mer au large de Felsenheim.

Aussi, dès le lendemain, après cette alerte de quelques jours, les travaux furent-ils repris, et particulièrement ceux qui allaient achever la chapelle.

Tout le monde se mit à l’œuvre. Il importait qu’elle fût prête pour l’arrivée de la Licorne. Les quatre murs s’élevaient déjà à la hauteur du toit, et, au fond, une baie circulaire éclairait le chevet. M. Wolston s’occupa d’installer la charpente, et elle fut recouverte de bambous que les plus violentes averses ne pourraient percer. Quant à l’intérieur de la chapelle, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah s’étaient chargées de l’orner comme il convenait, et on pouvait s’en fier à leur bon goût.

Ces occupations se continuèrent jusqu’au 15 octobre, date à laquelle avait été fixé le retour de la Licorne. Étant donnée la longueur de la traversée, si cette date variait de huit ou quinze jours, il n’y aurait pas lieu d’en concevoir quelque inquiétude. De l’impatience, oui! mais rien que de l’impatience! Et, il faut l’avouer, elle ne fit que grandir à Felsenheim.

Vint le 19, et aucune détonation n’avait signalé la corvette. Aussi, Jack, montant l’onagre, se rendit-il à Prospect-Hill, puis de là au cap de l’Espoir-Trompé.

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Il en fut pour son déplacement. La mer était déserte jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Cette excursion, renouvelée le 27, ne donna aucun résultat…

Alors, – qu’on ne s’en étonne pas, – l’inquiétude commença de se substituer à l’impatience.

«Voyons… voyons… répétait M. Zermatt, qui voulait rassurer son petit monde, quinze jours, trois semaines même, ne constituent pas un retard sérieux…

– D’ailleurs, ajoutait M. Wolston, sommes-nous certains que la Licorne ait pu quitter l’Angleterre à l’époque convenue?…

– Cependant, remarqua assez ingénument Mme Zermatt, l’Amirauté devait avoir hâte de prendre possession de sa nouvelle colonie…»

Et M. Wolston de sourire à cette pensée que l’Amirauté pût jamais être pressée de faire quelque chose!

Néanmoins, tout en observant la mer du côté du cap de l’Espoir-Trompé, on ne négligeait pas de l’observer aussi du côté du cap de l’Est. Plusieurs fois par jour, les longues-vues étaient braquées dans la direction de la baie des Éléphants, – nom qui fut attribué à cette partie de la côte où campaient les sauvages.

Mais, jusqu’alors, aucune pirogue n’avait été aperçue. Si les naturels n’avaient point remis à la voile, il semblait, tout au moins, qu’ils ne s’étaient pas avisés de quitter leur campement. D’ailleurs, si, contrairement à tout espoir, ils se montraient à la pointe du cap de l’Est et se dirigeaient vers la baie du Salut, ne serait-il pas possible de les arrêter avec la batterie de l’îlot du Requin et les pièces établies sur les hauteurs de Felsenheim?… Dans tous les cas, mieux valait avoir à se défendre contre eux du côté de la mer que du côté de la terre. Et le plus grand danger était qu’ils vinssent de l’intérieur, après avoir forcé le défilé de Cluse.

En effet, l’envahissement d’une centaine de ces noirs, l’assaut qu’ils eussent donné à Felsenheim, n’auraient probablement pas pu être repoussés. Peut-être alors eût-il fallu se réfugier sur l’îlot du Requin, où la résistance pourrait être maintenue jusqu’à l’arrivée de la corvette anglaise.

Et la Licorne qui n’apparaissait pas, et la fin d’octobre qui approchait. Chaque matin, M. Zermatt, Ernest, Jack, s’attendaient à être réveillés par quelques salves d’artillerie. Le temps était superbe. Les transparentes brumes de l’horizon se fondaient dès le lever du soleil. Aussi loin que la vue pût s’étendre au large, les regards cherchaient la Licorne

Le 7 novembre, après une excursion à Prospect-Hill à laquelle tous prirent part, il fallut bien reconnaître que pas une voile ne passait au large de la baie… En vain le regard parcourut-il l’horizon à l’ouest, à l’est, au nord!… N’était-ce pas du côté du cap de l’Espoir-Trompé qu’on attendait la réalisation des plus vifs désirs, et du côté du cap de l’Est que pouvait venir le désastre?…

Aussi tous demeurèrent-ils silencieux, au sommet de la colline, sous l’empire d’un sentiment où se mélangeaient la crainte et l’espérance.

 

 

Chapitre XVII

La chaloupe encalminée. – Abandonnés depuis huit jours. – Ce que se disent 
le capitaine Harry Gould et le bosseman John Block. – Une trouée dans 
les brumes du sud. – Un cri: «Terre… terre!»

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l faisait nuit, – très noire. A peine eût-on distingué le ciel de l’eau. De ce ciel chargé de nuages bas, lourds, écrasés, déchirés, s’échappait parfois un éclair que suivaient des roulements étouffés, comme si l’espace eût été impropre à reproduire les sons. A ces rares intervalles, l’horizon s’illuminait un instant, toujours désert, toujours lugubre. Nulle lame ne déferlait à la surface de la mer. Rien que le balancement régulier et monotone de la houle avec les rides d’un clapotis qui scintillait alors. Aucun souffle ne passait au-dessus de cette immense plaine océanique, pas même l’haleine chaude des orages. Mais tant de fluide électrique s’était emmagasiné dans l’espace qu’il se déchargeait en lueurs phosphorescentes, accrochant des langues du feu Saint-Elme aux agrès de l’embarcation. Bien que le soleil fût couché depuis quatre ou cinq heures, la chaleur dévorante du jour se maintenait à son maximum d’intensité.

Deux hommes causaient à voix basse, à l’arrière d’une grande chaloupe, pontée jusqu’au pied du mât. Sa misaine et son foc battaient aux monotones secousses du roulis.

L’un de ces hommes, tenant la barre sous son bras, essayait d’éviter les brutales embardées qui se produisaient d’un bord à l’autre. C’était un marin, âgé d’une quarantaine d’années, trapu et vigoureux, corps de fer sur lequel ni la fatigue ni les privations ni surtout le découragement n’avaient jamais eu prise. De nationalité anglaise, ce bosseman s’appelait Block, – John Block.

L’autre, plus jeune, – il comptait à peine dix-huit ans, – ne semblait pas appartenir à la catégorie des gens de mer.

Au fond de la chaloupe, sous le tillac ou sous les bancs, n’ayant plus la force de manier les avirons, étaient couchées un certain nombre de créatures humaines, parmi elles, un enfant de cinq ans, – un pauvre petit, dont les gémissements se faisaient entendre, et que sa mère essayait de calmer par de vagues paroles entrecoupées de baisers.

A l’avant du mât, sur le tillac, près de l’étai de foc, deux personnes, immobiles, silencieuses, la main dans la main, s’abandonnaient aux plus tristes réflexions, et si profonde était l’obscurité qu’elles ne pouvaient s’entrevoir qu’à la lueur des éclairs.

Du fond de l’embarcation s’élevait quelquefois une tête qui se rabaissait aussitôt.

A ce moment, voici ce que le bosseman dit au jeune homme étendu près de lui:

«Non… non… j’ai observé l’horizon au coucher du soleil… il n’y avait en vue aucune terre, aucune voile… Mais ce que je n’ai pas aperçu ce soir se montrera peut-être au jour levant…

– Il faut pourtant, bosseman, répondit son compagnon, que nous ayons atterri quelque part avant quarante-huit heures, ou le dernier de nous aura succombé…

– D’accord… d’accord… il est nécessaire que la terre apparaisse… déclara John Block. C’est même pour donner asile aux braves gens que sont faits les continents et les îles, et l’on finit toujours par accoster.

– A la condition, bosseman, que le vent vous y aide…

– Il n’a même été inventé que pour cela, répliqua John Block. Aujourd’hui, par malheur, il était occupé autre part, dans le fond de l’Atlantique ou du Pacifique, car il n’en a pas soufflé de quoi remplir mon bonnet!… Oui! mieux vaudrait une bonne tempête, qui nous pousserait du bon côté…

– Ou qui nous engloutirait, Block…

– Pas de ça… non… pas de ça!… De toutes les façons de terminer la chose, ce serait la plus mauvaise…

– Qui sait, bosseman?…»

Les deux hommes restèrent quelques minutes sans échanger une parole. On n’entendait qu’un léger clapotis sur les flancs de l’embarcation.

«Et notre capitaine?… reprit le plus jeune.

– Harry Gould, le digne homme, il ne va pas bien… répondit John Block. Comme ces coquins l’ont arrangé!… Et cette blessure à la tête qui lui fait pousser des cris de douleur!… Et, quand j’y songe, c’est un officier dans lequel il avait toute confiance qui a excité ces malheureux!… Non! un beau matin, ou dans l’après-midi, ou encore au coucher du soleil, si ce gueux de Borupt ne va pas grimacer sa dernière grimace au bout d’une vergue…

– Le misérable… le misérable!… répéta le jeune homme, dont les poings se crispaient d’indignation. Mais le pauvre Harry Gould… c’est vous, Block, qui l’avez pansé ce soir…

– Justement, et lorsque je l’ai rentré sous le tillac, après avoir mis des compresses d’eau sur sa tête, il a pu me parler… Oh! d’une voix si faible!… „Merci, Block, merci”, m’a-t-il dit, comme si j’avais besoin de ses remerciements!… „Et la terre… la terre?…” a-t-il demandé… – „Soyez certain, mon capitaine, ai-je affirmé, qu’elle est quelque part, et peut-être pas très loin!…” Il m’a regardé, et ses yeux se sont fermés…»

Puis le bosseman de murmurer à part:

«La terre… la terre!… Ah!… Borupt et ses complices savaient bien ce qu’ils faisaient!… Pendant tout le temps que nous avons été tenus à fond de cale, ils ont changé la route… ils s’en sont éloignés de quelques centaines de lieues avant de nous abandonner dans cette chaloupe… au milieu de parages où il ne passe guère de navires, sans doute…»

Le jeune homme venait de se relever, le corps penché, l’oreille tournée du côté de bâbord.

«Vous n’avez rien entendu, Block?… demanda-t-il.

– Rien… rien… répondit le bosseman, et la houle ne fait pas plus de bruit que si on lui eût filé de l’huile!»

Le jeune homme n’ajouta pas un mot et se rassit, les deux bras ramenés sur sa poitrine.

En cet instant, un des passagers reprit place sur un des bancs, et, après un geste de désespoir, il s’écria:

«Oui, c’est à désirer que cette chaloupe soit défoncée d’un coup de mer… qu’elle nous engloutisse tous avec elle plutôt que d’être livrés aux horreurs de la faim!… Demain, nous aurons épuisé nos dernières provisions!… Il ne nous restera plus rien…

– Demain… c’est demain, monsieur Wolston… répliqua le bosseman. Si la chaloupe chavirait, il n’y aurait plus de demain… et tant qu’il y a demain…

– John Block a bien parlé, répondit son jeune compagnon… Il ne faut pas désespérer, James!… Quelques dangers qui nous menacent, nos jours appartiennent à Dieu, qui seul en dispose comme il lui convient… Sa main est dans tout ce qui arrive, et il ne nous est pas permis de dire qu’il l’a retirée de nous…

– Oui… murmura James en baissant la tête, mais on n’est pas toujours maître…»

A ce moment, un autre passager, âgé d’une trentaine d’années, – celui qui se tenait à l’avant de l’embarcation, – s’approcha de John Block et dit:

«Bosseman, depuis que notre infortuné capitaine a été embarqué avec nous dans cette chaloupe… et voilà huit jours déjà… c’est vous qui le remplacez… Notre salut est donc entre vos mains… Avez-vous quelque espoir?…

– Si j’en ai! répondit John Block. Oui… je vous assure!… J’espère que ces satanés calmes ne tarderont pas à prendre fin, et que le vent nous conduira à bon port…

– A bon port?… reprit le passager en cherchant à percer du regard cette nuit profonde.

– Eh! que diable! affirma John Block, il y en a un quelque part!… Il ne s’agit que de mettre le cap dessus, avec vent sous vergues!… Bon Dieu! si j’était le Créateur, comme je ferais pointer autour de nous quelques demi-douzaines d’îles à notre convenance!

– Nous ne lui en demandons pas tant, bosseman… répondit le passager qui ne put s’empêcher de sourire à cette réflexion.

– En effet, répliqua John Block, qu’il pousse notre chaloupe vers une de celles qui existent déjà, cela suffira, et il n’est pas nécessaire qu’il fabrique des îles exprès, quoique, à vrai dire, il s’en montre avare dans ces parages!…

– Mais où sommes-nous?…

– Je ne saurais le dire, même à quelques centaines de lieues près, répliqua John Block. Huit jours… huit longs jours, nous sommes restés renfermés dans la cale sans avoir pu observer quelle route suivait le navire, s’il allait au sud ou au nord… Dans tous les cas, il devait venter ferme, et la mer n’épargnait pas les coups de roulis et de tangage!

– Je le crois, John Block, et nous devons avoir fait longue route, il est vrai… en quelle direction?…

– De cela je ne puis rien savoir, déclara le bosseman. Le trois-mâts a-t-il été emporté vers les régions du Pacifique, au lieu de remonter vers la mer des Indes?… Le jour de la rébellion, nous étions par le travers de Madagascar… Mais, depuis, comme le vent a toujours soufflé de l’ouest, qui sait s’il ne nous a pas entraînés à des centaines de lieues de là, du côté des îles Saint-Paul et Amsterdam…

– Où ne se rencontrent que des sauvages de la pire espèce… repartit James Wolston. Après tout, ceux qui nous ont abandonnés ne valent pas mieux…

– Ce qui est certain, affirma John Block, c’est que ce misérable Borupt a dû changer la direction du Flag et s’aventurer vers les mers où il pourra plus facilement échapper au châtiment, y exercer le métier de pirate avec ses compagnons!… Je pense donc que nous étions déjà loin de notre itinéraire, lorsque cette chaloupe a été laissée en dérive… Mais, au moins, qu’il se rencontre une île sur ces parages… une île déserte… peu importe!… Avec la chasse, avec la pêche, on se nourrirait… on s’abriterait dans quelque caverne… Pourquoi ne ferions-nous pas de cette île ce que les naufragés du Landlord ont fait de la Nouvelle-Suisse?… Avec de bons bras… de l’intelligence… du courage…

– Sans doute, répondit James Wolston, mais le Landlord n’a pas manqué à ses passagers… Ils ont pu sauver sa cargaison… tandis que nous n’aurons jamais rien de la cargaison du Flag

La conversation fut interrompue. Une voix, empreinte de douleur, venait de se faire entendre, et ces mots étaient prononcés:

«A boire… à boire!

– C’est Harry Gould! s’écria l’un des passagers… La fièvre le dévore… Heureusement, l’eau ne manque pas… et…

– Cela me regarde, dit le bosseman. Que l’un de vous prenne la barre… Je sais où est le bidon, et quelques gorgées procureront un soulagement à notre capitaine.»

Aussitôt, quittant le banc d’arrière, John Block se dirigea vers l’avant de la chaloupe.

Les trois autres passagers demeurèrent silencieux en attendant le retour du bosseman.

Après une absence de deux à trois minutes, John Block vint reprendre sa place.

«Eh bien?… lui demanda-t-on.

– J’avais été devancé, répondit John Block. Un de nos bons anges était déjà auprès du malade… lui versait un peu d’eau fraîche entre les lèvres… et baignait son front trempé de sueur… M. Gould avait-il sa connaissance, je ne sais… oui et non… C’était comme du délire… Il parlait de la terre. „La terre, elle devrait être là!” répétait-il, et sa main vacillait comme la flamme d’un grand mât, lorsqu’elle tourne à tous les vents. Je lui ai répondu: „Oui, mon capitaine, oui!… La terre est quelque part!… Nous l’accosterons bientôt!… Je la sens… dans le nord!” Et c’est que c’est vrai… Nous autres, vieux marins, nous sentons ces choses-là… Et j’ai ajouté: „Ne craignez rien, mon capitaine, tout va bien!… Nous avons une solide chaloupe, et je la tiendrai en bonne route!… Il doit y avoir par ici des îles à n’en savoir que faire!… L’embarras du choix!… Nous en trouverons une à notre convenance, – une île habitée qui nous accueillera et d’où nous serons rapatriés!…” Il m’entendait, le pauvre homme, j’en suis sûr, et lorsque j’approchai le fanal de sa figure, il m’a souri… quel sourire triste!… et au bon ange aussi!… Puis, ses yeux se sont refermés, et il n’a pas tardé à s’assoupir!… Quant à moi, j’ai peut-être fait de gros mensonges en lui parlant de la terre comme si elle était à quelques milles de nous!… – Est-ce que j’ai eu tort?…

– Non, John Block, répondit le plus jeune des passagers, et ce sont des mensonges que Dieu permet…»

L’entretien finit là, le silence ne fut plus troublé que par les battements de la voile contre le mât, lorsque la chaloupe roulait d’un bord sur l’autre. La plupart de ceux qu’elle portait, écrasés de fatigue, affaiblis par les privations, oubliaient dans un lourd sommeil les menaces de l’avenir.

Et pouvait-on appeler avenir ce qui se réduisait peut-être à quelques jours? Si ces malheureux avaient de quoi étancher leur soif, ils ne sauraient plus, les jours suivants, comment apaiser leur faim… Des quelques livres de viande salée jetées au fond de la chaloupe au moment de la séparation, il ne restait rien… Ils en étaient réduits à un sac de biscuit de mer, pour onze personnes… Et comment faire, si le calme continuait!… Or, depuis quarante-huit heures, pas un souffle de brise n’avait traversé cette étouffante atmosphère, pas même une de ces risées intermittentes qui ressemblent aux derniers soupirs d’un agonisant!… C’était donc, à bref délai, la mort par la faim.

A cette époque, la navigation à vapeur n’existait pas encore. Il était donc probable que, faute de vent, aucun navire n’apparaîtrait sur ces parages, et, faute de vent, la chaloupe ne pourrait arriver en vue d’une terre quelconque, île ou continent.

Il fallait en vérité avoir une absolue confiance en Dieu pour résister au désespoir, ou posséder cette inaltérable philosophie du bosseman, qui consistait à ne voir les choses que par leur bon côté. Et l’on eût pu l’entendre se répéter à lui-même:

«Je sais bien… un moment viendra où le dernier biscuit aura été mangé… mais tant qu’on a gardé un estomac, il ne faut pas trop se plaindre, n’eût-on rien à mettre dedans!… Ah! si l’on n’avait plus d’estomac, eût-on de quoi le remplir, voilà qui serait véritablement grave!»

Tandis que John Block était à la barre, les passagers avaient repris leur place entre les bancs. Ils ne prononçaient plus une parole. Les gémissements de l’enfant, les plaintes inconscientes du capitaine Gould troublaient seuls le silence.

Deux heures s’écoulèrent. L’embarcation ne s’était pas déplacée d’une encablure, ne ressentant d’autre mouvement que celui de la houle. Or, la houle ne se déplace pas; elle ne fait qu’onduler la surface de la mer. Plusieurs petits morceaux de bois, jetés par-dessus le bord depuis la veille, flottaient toujours à proximité, et la voile ne s’était pas tendue une seule fois pour en écarter la chaloupe.

A naviguer dans ces conditions, il eût été bien inutile de demeurer au gouvernail, qui ne pouvait avoir aucun effet. Toutefois le bosseman n’avait pas voulu quitter son poste. La barre sous le bras, il essayait du moins de parer aux embardées qui menaçaient de rejeter l’embarcation sur tribord ou sur bâbord, et d’éviter à ses compagnons de trop violentes secousses.

Il était environ trois heures du matin, lorsque John Block sentit un léger souffle passer sur ses joues, si durcies qu’elles fussent par le hâle de la mer.

«Est-ce que le vent voudrait se lever?…» murmura-t-il en se redressant.

Aussitôt, après s’être tourné du côté du sud, il tendit son index mouillé de salive. Pas de doute, une certaine sensation de fraîcheur se produisit par évaporation, en même temps que se faisait entendre un clapotis lointain.

S’adressant alors au passager assis sur le banc du milieu près de l’une des passagères:

«Monsieur Fritz!…» dit-il.

Celui-ci releva la tête, et se penchant:

«Que me voulez-vous, bosseman?… demanda-t-il.

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– Regardez là-bas… dans la direction de l’est…

– Que voyez-vous donc?…

– Si je ne me trompe, il y a comme une bande d’éclaircie au ras de la mer…»

En effet, de ce côté, une ligne moins sombre s’étendait au-dessus de l’horizon. Le périmètre du ciel et de l’eau se dégageait avec une certaine netteté. On eût dit que la voûte des vapeurs venait de se fendre en cet endroit, et peut-être les courants atmosphériques pénétreraient-ils par cette fissure qui s’élargissait peu à peu.

«C’est du vent!…» affirma le bosseman.

Il est vrai, ne pouvait-il se faire que les vapeurs se fussent un instant écartées aux premières lueurs de l’aube?…

«N’est-ce pas seulement le jour qui va poindre?… observa le passager.

– Possible que ce soit le jour, qui serait bien matinal alors, répondit John Block, possible aussi que ce soit la brise!… J’en ai déjà senti quelque chose aux poils de ma barbe, et, tenez, ils en frétillent encore!… Sans doute, je sais bien que ce n’est point une brise à rentrer les perroquets, mais c’est plus que nous n’en avons eu depuis quarante-huit heures… Monsieur Fritz, prêtez l’oreille, écoutez bien… vous entendrez ce que j’ai cru entendre…

– Vous avez raison, répondit le passager, après s’être courbé sur le plat-bord, c’est la brise…

– Et nous sommes prêts à la recevoir, répliqua le bosseman. La misaine est à bloc… il n’y a plus qu’à raidir l’écoute pour ne rien perdre du vent qui se lève…

– Mais où nous conduira-t-il?…

– Où il voudra, répondit le bosseman, et je ne lui demande que de nous déhaler de ces maudits parages!»

Vingt minutes s’écoulèrent. Le souffle, presque insensible d’abord, ne tarda pas à s’accentuer. Le clapotis devint plus perceptible à l’arrière. La chaloupe éprouvait certains mouvements un peu rudes, qui n’étaient plus ceux d’une houle lente et affadissante. Quelques plis de la voile se détendirent, se refermèrent, se rouvrirent, et l’écoute battit contre son taquet. Il est vrai, le vent n’avait pas la force de gonfler les grosses toiles de la misaine et du foc. Il fallut patienter en orientant l’embarcation du mieux possible au moyen de la godille.

Un quart d’heure plus tard, la marche s’accusait par un léger sillage.

A ce moment, l’un des passagers couché à l’avant, après s’être levé, regarda la lézarde entre les nuages de l’est. Puis, passant de banc en banc, il rejoignit le bosseman.

«La brise?… dit-il.

– Oui, répondit John Block. Je crois que nous la tenons, cette fois, comme un oiseau que l’on tient dans la main… et nous ne la laisserons pas échapper!»

Le vent commençait à se propager régulièrement à travers la trouée, par laquelle devaient se glisser les premiers rayons du jour. Cependant, depuis le sud-est jusqu’au sud-ouest, sur les trois quarts du périmètre dans les profondeurs du zénith, les vapeurs accumulaient encore leurs masses épaisses. La vue se limitait à quelques encablures de l’embarcation, au-delà desquelles un navire n’aurait pu être aperçu.

La brise ayant fraîchi, il fallut raidir l’écoute, étarquer la misaine dont la drisse avait molli, et arriver de quelques points afin de donner prise au foc.

«Nous la tenons… nous la tenons!» répétait le bosseman, tandis que la chaloupe, légèrement inclinée sur tribord, piquait un peu du nez contre les premières lames.

Peu à peu, la déchirure des vapeurs s’agrandit en gagnant vers le zénith. Le fond du ciel prenait des teintes rougeâtres. On en devait induire que le vent se fixerait pour une certaine durée dans cette direction. De là aussi cette conclusion que la période des calmes avait cessé en cette région océanique.

L’espoir revint alors de rallier une terre plus ou moins rapprochée, ou de rencontrer un bâtiment qui, après avoir été encalminé pendant quelques jours, aurait pu reprendre sa route.

A cinq heures, la déchirure s’encadra d’un bourrelet de vapeurs d’une coloration très vive. C’était le jour qui se manifestait avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes de la zone intertropicale. Bientôt des lueurs pourpres émergèrent de l’horizon, comme les lamelles d’un éventail. Le bord du disque solaire, surélevé par la réfraction, effleura la ligne périmétrique, nettement tracée à la limite du ciel et de la mer. Presque aussitôt ces jets lumineux accrochèrent les petits nuages qui pendaient au zénith, nuancés de toute la gamme du rouge. Obstinément arrêtés par les épaisses vapeurs accumulées vers le nord, ils ne parvinrent pas à les percer. Aussi le rayon de vue, très étendu en arrière, était-il toujours très limité en avant. Quant à la chaloupe, elle laissait une traînée de sillage qui se détachait en blanc sur la surface verdâtre des eaux.

En ce moment, le soleil déborda tout entier, très élargi à son diamètre horizontal. Aucune vapeur n’en voilait l’éclat qui devenait insoutenable aux yeux. Ce ne fut donc pas vers lui que se tournèrent les regards. Les passagers ne cherchaient qu’à observer le nord où les portait le vent. Ce que cachait l’écran de brumes en cette direction, voilà ce qu’il importait de reconnaître. La force du soleil parviendrait-elle à les dissiper?…

Enfin, un peu avant six heures et demie, l’un des passagers, après avoir saisi la drisse de misaine, se hissa lestement jusqu’à la vergue, au moment où, du côté de l’est, le ciel venait de s’éclairer des premiers rayons du soleil.

Et alors d’une voix forte:

«Terre!…» cria-t-il.

 

 

Chapitre XVIII

Le départ de la Licorne. – Le cap de Bonne-Espérance. – James Wolston
et sa famille. – Adieux de Doll. – Portsmouth et Londres. – Séjour
en Angleterre. – Le mariage de Fritz Zermatt et de Jenny Montrose.
– Retour à Capetown.

 

’est à la date du 20 octobre que la Licorne avait quitté la Nouvelle-Suisse afin de rentrer en Angleterre. Au retour, après une courte relâche au cap de Bonne-Espérance, elle devait ramener Fritz et François Zermatt, Jenny Montrose et Doll Wolston, lorsque l’Amirauté enverrait prendre possession de cette nouvelle colonie de l’océan Indien. Les places, laissées à bord par la famille Wolston maintenant installée sur l’île, les deux frères les occupaient. Une cabine confortable avait été mise à la disposition de Jenny et de Doll, sa jeune compagne, qui allait rejoindre à Capetown James Wolston, sa femme et leur enfant.

Après avoir doublé le cap de l’Espoir-Trompé, la Licorne, cinglant vers l’ouest, redescendit au sud en laissant sur tribord l’îlot de la Roche-Fumante. Avant de perdre de vue la Nouvelle-Suisse, il entrait dans la pensée du lieutenant Littlestone d’en reconnaître la côte orientale, de s’assurer que c’était bien une île isolée sur ces parages, d’évaluer approximativement l’importance d’une colonie qui ne tarderait pas à prendre rang dans le domaine insulaire de la Grande-Bretagne. Cette reconnaissance effectuée, la corvette, servie par une bonne brise, laissa dans le nord-ouest l’île dont on n’avait que vaguement entrevu au milieu des brumes la partie méridionale.

Les premières semaines de navigation furent favorisées. Les passagers et les passagères de la Licorne n’eurent qu’à se féliciter des conditions atmosphériques, non moins que du bon accueil dont ils furent l’objet de la part du commandant et de ses officiers. Lorsqu’ils étaient réunis à la table du carré ou sous la tente de la dunette, la conversation portait d’ordinaire sur les merveilles de cette Nouvelle-Suisse. Et on la reverrait avant un an, si la corvette ne subissait aucun retard ni au cours de sa double traversée ni du fait des autorités anglaises.

Fritz et Jenny, dans leurs causeries quotidiennes, parlaient surtout du colonel Montrose, de l’immense joie qu’il aurait en pressant dans ses bras cette fille qu’il n’espérait plus revoir. Depuis trois années on était sans nouvelles de la Dorcas, dont les survivants, recueillis à Sydney, avaient confirmé la perte corps et biens. Et avec quel sentiment, plus vif que celui de la reconnaissance, Jenny présenterait à son père celui qui l’avait sauvée, avec quel bonheur elle lui demanderait de bénir leur union!

En ce qui concerne François et la fillette de quatorze ans qu’était Doll Wolston, ce serait un gros chagrin pour l’un de laisser l’autre à Capetown, et combien il lui tarderait de venir l’y rechercher!

Dès que la Licorne eut coupé le Tropique, à peu près à la hauteur de l’île de France, elle rencontra des vents moins favorables. Aussi ne lui permirent-ils pas d’atteindre sa relâche avant le 17 décembre, soit près de deux mois après son départ de la Nouvelle-Suisse.

La corvette, qui devait passer une huitaine de jours à Capetown, vint mouiller dans le port.

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L’un des premiers qui montèrent à bord fut James Wolston. Il savait que son père, sa mère et ses deux sœurs, en quittant l’Australie, avaient pris passage sur la Licorne. Quel désappointement lorsqu’il n’eut que sa sœur à recevoir! Doll lui présenta Fritz et François Zermatt, puis Jenny Montrose, et voici ce que Fritz dit à James Wolston:

«Votre père, votre mère et votre sœur Annah, monsieur James, habitent actuellement la Nouvelle-Suisse, – une île inconnue où notre famille fut jetée il y a douze ans, après le naufrage du Landlord. Ils ont décidé d’y rester et vous y attendent. En revenant d’Europe, la Licorne vous conduira avec votre femme et votre enfant dans notre île, si vous consentez à nous y accompagner…

– A quelle époque la corvette doit-elle revenir au Cap?… demanda James Wolston.

– Dans huit ou neuf mois, répondit Fritz, et de là elle regagnera la Nouvelle-Suisse où flottera le pavillon britannique. Mon frère François et moi, nous avons profité de cette occasion pour ramener à Londres la fille du colonel Montrose, lequel ne refusera pas, nous l’espérons, de venir se fixer avec elle dans notre seconde patrie.

– Et avec vous, mon cher Fritz, qui serez devenu son fils… ajouta Jenny en tendant la main au jeune homme.

– Ce sera la réalisation de mon vœu le plus ardent, ma chère Jenny… dit Fritz.

– Comme le nôtre, James, et celui de nos parents, ajouta Doll Wolston, est que ta famille et toi veniez vous établir à la Nouvelle-Suisse.

– Et insistez bien sur ce point, Doll, déclara François, que notre île est la plus merveilleuse des îles qui aient jamais paru à la surface des mers…

– James sera le premier à en convenir, lorsqu’il l’aura vue, répondit Doll. Une fois qu’on a mis le pied sur la Nouvelle-Suisse… qu’on a habité Felsenheim…

– Et perché à Falkenhorst, n’est-ce pas, Doll?… dit Jenny en riant.

– Oui… perché, reprit la fillette, eh bien, on ne voudrait plus la quitter, cette Nouvelle-Suisse, et, si on la quitte, c’est dans la ferme intention d’y revenir…

– Vous entendez, monsieur James?… dit Fritz.

– J’entends, monsieur Zermatt, répondit James Wolston. M’installer sur votre île, y créer les premières relations commerciales avec la Grande-Bretagne, cette proposition est bien faite pour me séduire. Ma femme et moi nous causerons à ce sujet, et, s’il y a lieu, nos affaires réglées, nous nous tiendrons prêts à embarquer sur la Licorne dès son retour à Capetown. Suzan, j’en suis sûr, n’hésitera pas…

– Je ferai ce que voudra mon mari, ajouta Mme Wolston, et il ne me trouvera jamais opposée à ses desseins. Partout où il voudra aller, je le suivrai avec la plus entière confiance.»

Fritz et François pressèrent cordialement la main de James Wolston, tandis que Doll donnait deux baisers à sa belle-sœur, à laquelle Jenny Montrose n’épargna ni les compliments ni les caresses.

«Pendant la relâche de la corvette, dit alors James Wolston, nous comptons bien que la fille du colonel Montrose, Fritz et François Zermatt recevront l’hospitalité dans notre maison. Ce sera la meilleure façon de nouer connaissance, et tout ce temps, nous l’emploierons à causer de la Nouvelle-Suisse.»

Il va de soi que les passagers de la Licorne acceptèrent cette agréable invitation avec autant d’empressement qu’elle leur avait été faite.

Une heure après, M. et Mme James Wolston accueillirent leurs hôtes. Fritz et François furent logés dans la même chambre. Jenny partagea celle qui était destinée à Doll, comme elle avait partagé sa cabine pendant la traversée.

Mme James Wolston était une jeune femme de vingt-quatre ans, douce, bonne, intelligente, dont toute l’existence se concentrait en une ardente affection pour son mari. Celui-ci, travailleur sérieux et actif, rappelait volontiers son père par ses traits physiques et ses qualités morales. Les deux époux avaient un enfant de cinq ans, Bob, qu’ils adoraient. Mme Wolston, d’origine anglaise, appartenait à une famille de commerçants établie depuis longtemps déjà dans la colonie. Orpheline, elle n’avait plus aucun parent lors de son mariage avec James Wolston, actuellement âgé de vingt-sept ans.

Le comptoir Wolston, fondé cinq années auparavant à Capetown, était prospère. Anglais très méthodique, très pratique. James devait réussir dans la capitale de cette colonie, devenue possession britannique en 1805, – cent soixante-quatre ans après sa découverte par les Hollandais, et dont la possession fut définitivement confirmée en 1815 à la Grande-Bretagne.

Du 17 au 27 décembre, pendant les dix jours que dura la relâche de la Licorne, il ne fut question que de la Nouvelle-Suisse, des événements dont elle avait été le théâtre, des divers travaux entrepris, des multiples installations faites durant onze années par la famille Zermatt, ensuite avec le concours de la famille Wolston. On ne tarissait pas sur ce sujet. Il fallait entendre Doll raconter toutes ces belles choses, et François l’y encourager, lui reprochant même de ne pas dire assez de bien de leur merveilleuse île. Puis, Jenny Montrose renchérissait au vif plaisir de Fritz. Quelle satisfaction pour elle, après avoir revu son père, si elle le décidait, – et elle n’en doutait pas, – à venir habiter l’une des métairies de la la Terre-Promise! Quel bonheur de se joindre aux fondateurs de cette colonie, assurée d’un si magnifique avenir!

Bref, le temps s’écoula rapidement, et il suffira de mentionner sans y insister autrement, que James Wolston, après entente avec sa femme, avait résolu de quitter Le Cap pour la Nouvelle-Suisse. Durant le voyage d’aller et de retour de la corvette, il s’occuperait de liquider ses affaires, et réaliserait sa fortune; il serait prêt à partir dès que reparaîtrait la Licorne; il figurerait parmi les premiers émigrants qui iraient compléter l’œuvre des Zermatt et des Wolston. Cette détermination fut une cause d’extrême joie pour les deux familles.

Le départ de la Licorne était fixé au 27. La durée de cette relâche parut bien courte aux hôtes de James Wolston. Le jour dit, personne ne put croire qu’il fût arrivé, et que le lieutenant Littlestone fit ses préparatifs d’appareillage.

Il fallut pourtant en venir aux derniers adieux, avec cette consolante pensée, d’ailleurs, que dans huit à neuf mois on se retrouverait à Capetown et que tous ensemble prendraient la mer à destination de la Nouvelle-Suisse. Néanmoins, la séparation ne laissa pas d’être pénible. Les baisers de Jenny Montrose et de Suzan Wolston furent mélangés de larmes auxquelles se joignirent celles de Doll. La fillette était très affligée du départ de François, lequel avait le cœur gros, tant il éprouvait de sincère affection pour elle. Son frère et lui, en serrant la main de James Wolston, purent se dirent qu’ils laissaient là un ami véritable.

La Licorne mit en mer le 27 dans la matinée, par un temps assez couvert. Sa traversée ne fut ni courte ni longue. Les vents moyens varièrent du nord-ouest au sud-ouest pendant plusieurs semaines. La corvette eut successivement connaissance de Sainte-Hélène, de l’Ascension, des îles du Cap-Vert à la hauteur des possessions françaises de l’Afrique occidentale. Puis, après avoir passé en vue des Canaries et des Açores, au large des côtes de Portugal et de France, elle donna dans la Manche, contourna l’île de Wight, et, le 14 février 1817, jeta l’ancre à Portsmouth.

Jenny Montrose voulut partir immédiatement pour Londres, ou demeurait sa tante, une belle-sœur de son père. Si le colonel était en service, elle ne l’y trouverait pas, puisque la campagne pour laquelle il avait été rappelé de l’Inde anglaise devait durer plusieurs années. Mais, s’il avait sa retraite, il se serait retiré près de sa belle-sœur, et c’était là qu’il reverrait enfin celle qu’il croyait victime du naufrage de la Dorcas.

Fritz et François offrirent à Jenny de la conduire à Londres où leurs affaires les appelaient aussi, et l’on sait si Fritz avait hâte de se rencontrer avec le colonel Montrose. Jenny accepta de grand cœur. Tous trois partirent le soir même et arrivèrent à Londres dans la matinée du 23.

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Un grand chagrin frappa Jenny Montrose. Ce fut de sa tante qu’elle apprit que le colonel était mort au cours de sa dernière campagne, sans avoir su que sa fille tant pleurée vivait encore! Revenue des lointains parages de l’océan Indien pour embrasser son père, pour ne plus se séparer de lui, pour lui présenter son sauveur, pour lui demander de consentir à leur union et de la bénir, Jenny ne devait plus le revoir.

On comprend ce que dut être sa douleur en présence d’un malheur si imprévu!… En vain sa tante ne cessa-t-elle de lui prodiguer les plus affectueuses consolations… En vain Fritz joignait-il ses larmes aux siennes!… Le coup était trop rude, et jamais il ne lui serait venu à la pensée que si son père n’était pas en Angleterre, lorsqu’elle y arriverait, c’est que la mort le lui aurait ravi!…

Mais aussi quelle désolation et quelle douleur pour Fritz! Il n’attendait que le consentement du colonel Montrose pour épouser Jenny, et le colonel Montrose n’était plus de ce monde…

Quelques jours après, dans un entretien mêlé de larmes et de regrets, Jenny lui tint ce langage:

«Fritz, mon cher Fritz, nous venons d’éprouver le plus grand des malheurs, vous et moi. Si rien n’est changé à vos dispositions…

– Oh! ma chère Jenny!… s’écria Fritz.

– Oui, je sais, répéta Jenny, et mon père eût été heureux de vous appeler son fils… Par ce que je connaissais de son affection pour moi, je ne doute pas qu’il eût voulu nous suivre et partager notre existence dans la nouvelle colonie anglaise… Mais il me faut renoncer à ce bonheur!… Maintenant je suis seule au monde, et je ne dépends plus que de moi-même!… Seule… non!… Vous êtes là, Fritz…

– Jenny, dit le jeune homme avec l’accent de la plus vive tendresse, toute ma vie sera consacrée à votre bonheur…

– Comme la mienne au vôtre, mon cher Fritz. Mais puisque mon père n’est plus là pour nous donner son consentement, puisque je n’ai plus de parents directs, puisque je n’aurai plus d’autre famille que la vôtre…

– La mienne… dont vous faites partie depuis trois ans déjà, ma chère Jenny, depuis le jour où je vous ai retrouvée à la Roche-Fumante…

– Une famille qui m’aime et que j’aime, Fritz!… Eh bien, dans quelques mois, nous l’aurons rejointe, nous serons de retour…

– Mariés… Jenny?…

– Oui… Fritz… si vous le désirez, puisque vous avez le consentement de votre père, et que ma tante ne me refusera pas le sien…

– Jenny, ma chère Jenny, s’écria Fritz, en tombant à ses genoux. Rien ne sera changé à nos projets, et c’est ma femme que je ramènerai à mon père et à ma mère.»

Jenny Montrose ne quitta plus la maison de sa tante, où Fritz et François venaient la voir chaque jour. Entre-temps, toutes les dispositions furent prises pour que la célébration du mariage s’effectuât dans les délais légaux.

D’autre part, il y eut lieu de s’occuper d’affaires d’une certaine importance, affaires qui avaient motivé le voyage des deux frères en Europe.

Et d’abord, il fallut procéder à la vente des objets de prix recueillis sur l’île, le corail fourni par l’îlot de la Baleine, les perles pêchées dans la baie de ce nom, les noix muscades, la vanille en quantité importante. M. Zermatt ne s’était point trompé sur leur valeur marchande, qui se chiffra par une somme considérable, soit huit mille livres.

Et si l’on considère que les bancs de la baie des Perles avaient été effleurés seulement, que le corail se rencontrerait en mainte partie du littoral, que les noix muscades et la vanille promettaient d’abondantes récoltes, sans parler des autres richesses de la Nouvelle-Suisse, on admettra que la colonie fût appelée à un degré de prospérité qui la mettrait au premier rang parmi les possessions d’outre-mer de la Grande-Bretagne.

Suivant les instructions de M. Zermatt, une portion de la somme provenant de ces ventes allait être employée à l’acquisition d’objet destinés à compléter le matériel de Felsenheim et des métairies de la Terre-Promise. Quant au reste – environ les trois quarts – ainsi que les dix mille livres provenant de l’héritage du colonel Montrose, ils furent placés à la banque d’Angleterre, d’où, suivant les futurs besoins, M. Zermatt pourrait en disposer, grâce aux communications qui allaient être établies avec la métropole.

Il ne faut pas oublier de dire que restitution fut faite des divers bijoux et sommes d’argent qui appartenaient aux familles des naufragés du Landlord, et dont, à la suite de quelques recherches, on put retrouver la trace.

Enfin, un mois après l’arrivée de Fritz Zermatt et de Jenny Montrose, leur mariage fut célébré à Londres par le chapelain de la corvette. La Licorne les avait amenés fiancés, elle les ramènerait époux à la Nouvelle-Suisse.

Ces événements eurent un retentissement considérable dans la Grande-Bretagne. On se passionna pour cette famille abandonnée depuis douze ans sur une île inconnue de l’océan Indien, pour les aventures de Jenny et son séjour à la Roche-Fumante. Le récit, qui avait été rédigé par Jean Zermatt, parut dans les journaux de l’Angleterre et de l’étranger. Sous le nom de ROBINSON SUISSE, il était destiné à la célébrité déjà acquise par l’œuvre impérissable de Daniel de Foe.

Il suit de là que, sous la pression de l’opinion publique, si puissante dans le Royaume-Uni, la prise de possession de la Nouvelle-Suisse fut décidée par l’Amirauté. Cette possession, d’ailleurs, présentait des avantages très sérieux. L’île occupait dans l’est de l’océan Indien une position importante, presque à l’entrée des mers de la Sonde, sur les routes de l’extrême Asie. Trois cents lieues au plus la séparaient de la côte occidentale de l’Australie. Cette sixième partie du monde, découverte par les Hollandais en 1605, visitée par Abel Tasman en 1644, puis par le capitaine Cook en 1774, allait devenir l’un des principaux domaines de l’Angleterre dans l’hémisphère méridional, entre la mer des Indes et les mers du Pacifique. L’Amirauté ne pouvait donc que se féliciter d’acquérir une île à proximité de ce continent.

Aussi l’envoi de la Licorne en ces parages fut-il admis. La corvette repartirait dans quelques mois sous le commandement du lieutenant Littlestone, promu capitaine à cette occasion. Fritz et Jenny Zermatt s’y embarqueraient avec François, sans parler de quelques colons, en attendant que des émigrants en plus grand nombre allassent sur d’autres navires à même destination.

Il était également convenu que la corvette relâcherait au Cap et recevrait James, Suzan et Doll Wolston à son bord.

Si le séjour de la Licorne à Portsmouth eut une assez longue durée, c’est que des réparations importantes avaient été indispensables, après cette traversée de Sydney en Europe.

Fritz et François ne restèrent pas tout ce temps à Londres et en Angleterre. Les deux époux et François pensèrent que c’était un devoir pour eux de visiter la Suisse, afin de rapporter à M. et Mme Zermatt des nouvelles de leur pays natal.

Ils se rendirent donc en France, à Paris, et employèrent une huitaine de jours à visiter la capitale. A cette époque, l’Empire avait pris fin en même temps que les longues guerres avec la Grande-Bretagne.

Fritz et François arrivèrent en Suisse, ce pays dont ils avaient à peine gardé le souvenir, l’ayant quitté jeunes encore, et de Genève ils se rendirent dans le canton d’Appenzell.

De leur famille il ne restait plus que quelques parents éloignés, avec lesquels M. et Mme Zermatt n’avaient jamais eu de rapports suivis. Cependant l’arrivée des deux jeunes gens fit sensation dans la République helvétique. On connaissait maintenant l’histoire des naufragés du Landlord, on savait quelle île leur avait offert refuge. Aussi, bien que leurs compatriotes fussent peu enclins aux déplacements, peu portés à courir les chances de l’émigration, plusieurs manifestèrent-ils l’intention de compter parmi ces colons auxquels la Nouvelle-Suisse assurait bon accueil.

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Fritz et François quittèrent leur pays d’origine. S’ils pouvaient espérer qu’ils y reviendraient dans l’avenir, c’était un espoir que M. et Mme Zermatt, déjà âgés, ne réaliseraient jamais sans doute.

Après avoir traversé la France, Fritz, Jenny et François rentrèrent en Angleterre.

Les préparatifs de départ de la Licorne tiraient à leur terme, et la corvette serait prête à mettre à la voile dans les derniers jours de juin.

Il va sans dire que Fritz et François furent reçus avec empressement par les Lords de l’Amirauté. L’Angleterre était reconnaissante à Jean Zermatt d’avoir, de son plein gré, offert au capitaine Littlestone la possession immédiate de son île.

On le sait, à l’époque où la corvette avait quitté la Nouvelle-Suisse, la plus grande partie en était encore inconnue, sauf le district de la Terre-Promise, le littoral du nord, une portion du littoral de l’est jusqu’à la baie de la Licorne. Le capitaine Littlestone devrait donc en compléter le relèvement tant sur les côtes ouest et sud qu’à l’intérieur. Il convient d’ajouter en outre que, dans quelques mois, plusieurs navires se disposaient à transporter, avec des émigrants, le matériel nécessaire aux besoins de la colonisation et à la mise en défense de l’île. Ce serait à dater de cette époque que des communications régulières s’établiraient entre la Grande-Bretagne et ces parages de l’océan Indien.

Le 27 juin, la Licorne, prête à appareiller, n’attendait plus que Fritz, Jenny et François. Le 28, tous trois arrivèrent à Portsmouth, où les avait précédés la pacotille acquise au compte de la famille Zermatt.

Ils furent cordialement accueillis à bord de la corvette par le capitaine Littlestone qu’ils avaient eu l’occasion de rencontrer deux ou trois fois à Londres. Quelle joie à la pensée de revoir à Capetown James et Suzan Wolston, et aussi la gentille Doll que François n’avait pas laissée sans nouvelles et bonnes nouvelles de tout le monde!

Le 29 juin, dès le matin, la Licorne sortit de Portsmouth par belle brise, portant à sa corne le pavillon anglais qu’elle allait arborer sur les rivages de la Nouvelle-Suisse.

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